Ingres d’après une correspondance inédite/LVII

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LVII
28 septembre 1848.
À Armand Cambon.

Mon cher Cambon, c’est dur, à mon âge, d’avouer que je suis dans le cas fâcheux d’avoir méfait avec mes meilleurs amis, touchant une impardonnable négligence à leur écrire et a leur exprimer, d’ailleurs, une amitié, un dévouement et un attachement inaltérables ; et surtout tout cela dans des circonstances douloureuses où ils peuvent trouver mon défaut encore plus blâmable. C’est vrai, j’en conviens ; mais que voulez-vous, mon ami, avec les meilleurs sentiments et les meilleures intentions, je retombe toujours. Aimez-moi néanmoins avec mes défauts que, le premier, je déplore et qui me rendent plus malheureux qu’on ne peut se l’imaginer. — À vous, cher ami, je vous dirai aussi que jamais je n’ai été aussi tourmenté, dans ma pauvre vie, comme je le suis même par ce qui devrait me rendre si heureux, après un nouveau succès dont ma modestie… Je ne l’ai pu supporter ; il m’a jeté dans toute la fureur et la passion du travail dont je suis, depuis, tellement possédé que je travaille comme je ne l’ai jamais fait de ma vie. Et croyez aussi que toute la joie de ce travail et le reste de mon existence et le désir de m’élever encore, si Dieu me prête vie, sera d’en rapporter l’honneur à ma charmante ville natale et à mes concitoyens qui m’honorent de tant d’insignes faveurs.

Et vous, mon cher, vous avez bien travaillé ; votre figure de Liberté est très bien, sagement exécutée et je ne doute pas de son bon effet. Je regrette cependant certains changements dans le caractère qui l’eût fait ressembler de près à votre esquisse. Quelques coups de pinceau et quelques heures feront l’affaire. Tout bien réfléchi dans votre intérêt, je vous engage à venir de suite à Paris, sans délai ni réflexion… Je crois vous en dire assez, le reste sera en causerie à votre arrivée. Cette idée me vient tard, à la vérité ; mais il est encore temps de l’exécuter. Dans trois jours, vous êtes ici et tout est bien.

Mon cher Gilibert !… hélas ! j’y pense, nous y pensons toujours… Amitié impuissante pour un si grand malheur. Voyez-le, je vous prie, mon ami, parlez-lui surtout de notre cœur pour lui. Je vais encore causer avec lui, et qu’il accueille toujours avec bonté les sincères expressions de son ami. Présentez, je vous prie, à M. votre père et à votre mère l’expression de notre souvenir et de nos vœux. Allons, vous reviendrez vers eux avant la fin de l’hiver. Je suis enchanté de la personne et du talent de votre digne ami. Conservez-le, sans doute, car il vous est très attaché et vous en donne les preuves ; ce que vous méritez bien, mon cher Cambon, car je partage aussi l’autre part d’intérêt et d’amitié à vous et à ce qui vous touche.

Je vous embrasse de tout cœur, ce que j’espère faire à Paris. Tout à vous de cœur.