Ingres d’après une correspondance inédite/LII

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LII
Paris, 14 mars 1846.
Ingres à Gilibert.

Tu m’aimes encore avec ma négligence, à tort et à travers, excellent Gilibert ! Voilà ce que c’est qu’un ami généreux et bon, qui rend le bien pour le mal. Le mal ? Non, mais tout le désordre qu’amène une négligence indéfinissable..........

Malgré tout, tu reconnais en moi une vive et constante amitié. Quant au dévouement, en toutes choses de la vie, je me flatte que tu sais bien que, dans l’occasion, je serais l’homme de l’épée et de la bourse. Mais je crois que je fais le fanfaron, sans l’être et le vouloir être.

Au reste, cher ami, ma vie est toujours ici, comme si j’étais sur une mer agitée ; et j’aurais à t’en dire, trois jours de suite. Alors, comme il y a absolue nécessité que tu saches ce qui est de ton côté comme du mien, y a-t-il d’ailleurs assez longtemps que je ne t’ai vu, et ta fille aussi ? Puisque je ne puis aller te trouver, il faut que tu viennes nous voir avec notre chère Pauline. Voilà le beau temps, les jours sont longs, vos chambres sont prêtes ; trois jours de voyage, et vous voilà avec vos bons amis. Ainsi, point de raisons et point de façons. Je t’avouerai qu’au point où nous en sommes par le cœur, tu peux faire à l’Eudamidas et dire, toi le premier : « Je pars et viens te voir chez toi. » Je crois que cela est tout simple, entre nous, et parfaitement convenu. Après tant de temps, c’est une fête, un grand bonheur pour le foyer de l’amitié, que revoir un ami. En voilà donc assez ; dis-nous le jour où tu te mets en route.

J’ai été content du petit tableau qu’enfin notre ami Cambon m’a montré. Je me réserve de t’en parler plus au long, de vive voix. Tu nous fourres toujours de bonnes choses. Ton dinde truffé a été trouvé parfait en tout, et salué de bons vœux pour toi : et de même ce vin blanc qu’Horace aurait chanté et qui me rappelle le fameux vin de Montefiascone, qui tua si voluptueusement cet évêque allemand.

Je ne vais, cette année, que quinze jours à Dampierre, où je fais travailler sur mes tableaux. Cette année est terriblement laborieuse pour moi. Dieu veuille que je n’aie pas de mécomptes, et que je puisse faire tout ce que je projette ! Faites vos paquets. Ma femme vous embrasse tous deux.


À Monsieur Gavé, maître des requêtes, directeur des Beaux-Arts au ministère de l’Intérieur
Paris, 7 mai 1846.

Monsieur le Directeur, lorsque j’ai pris la liberté de recommander M. Desgoffes à votre bienveillance, je savais combien cet artiste était digne d’être apprécié ; et les honorables encouragements que, par vos soins éclairés, il a déjà reçus de M. le Ministre sont une nouvelle preuve du talent distingué, j’oserais dire peut-être le premier de ceux qui se livrent au genre de paysage historique, dont les Poussins sont les sublimes inventeurs : genre sérieux, noble, élevé et, je le dis avec peine, trop peu goûté par le monde. Malgré cela, par son habileté, M. Desgoffes l’a forcé, au Salon de cette année, de s’arrêter devant la plus grande de ses toiles, victoire suffisante pour la modestie de l’artiste, mais qui lest moins devant la réalité de la vie. Aussi, Monsieur, j’ose de nouveau appeler votre sollicitude sur M. Desgoffes ; l’acquisition de ce tableau (une Campagne de Rome exposée dans le grand Salon) par le Ministre serait, à la fois, un acte de justice et un bienfait. Je vous aurais pour ma part, Monsieur, une vive reconnaissance de l’intérêt que vous voudriez bien témoigner à mon ami et élève. Je suis avec la considération la plus distinguée, Monsieur, votre très-humble et très-dévoué serviteur.

J. Ingres, 000
Membre de l’Institut.

M. Sudre, artiste lithographe, vient de demander au Ministre la croix de la Légion d’honneur ; et M. Vilain, mon ancien pensionnaire sculpteur, a fait aussi une demande pour Tachât de sa figure en marbre d’Hébé, qui figure avec honneur au Salon. Auriez-vous la bonté, Monsieur, de vouloir bien vous intéresser aux désirs de ces deux artistes distingués.

(Fonds Paul Bonnefon).