Ingres d’après une correspondance inédite/Introduction

INTRODUCTION

LA JEUNESSE D’INGRES
(De Montauban à Rome, 1780-1818)
I

Le voyageur qui descend vers Montauban par les causses rocailleux du Quercy, ou celui qui monte des plaines verdoyantes de la Gascogne et du Languedoc, observent, sur ce point précis de la carte de France, un phénomène assez particulier. C’est le mélange de deux races différentes, par l’âpre rusticité de l’une et par la seyante urbanité de l’autre. Ces deux pousses diverses se greffent à cette ramification du chêne national, pour y produire un troisième type qui doit au premier sa robustesse de paysan et au second sa finesse de citadin, comme un produit de commune origine et de diverse éducation. La taille plus haute et plus épaisse de l’homme du Nord semble s’y être restreinte à celle de l’homme du midi, en un corps plus ramassé et plus nerveux. La langue même, en descendant des rocailles sonores de ces causses arides vers ces plaines herbeuses et ces guérets féconds, a étouffé aux herbes sourdes et adouci aux sillons gras la rudesse du ton et jusqu’à la terminaison devenue francimande des mots dont les radicales sont restées à ce point latines, que vous croyez entendre parler encore les mercenaires de César. À ce langage plus latin que français, sur cette vaste plaine qui court de France en Italie et depuis Bordeaux jusqu’à Rome, vous retournez la tête pour voir si ne vont pas apparaître encore les antiques Légions. Et, à la place du César de l’ancienne conquête, c’est un autre César des victoires nouvelles que vous avez soudain salué, en la personne d’un autre imperator au front lauré de lutteur indomptable et d’invincible conquérant. Court de jambes, haut de buste, rond de tête, opiniâtre de volonté, inébranlable de caractère, ce Quercynois têtu et ce Gascon madré, vous l’avez reconnu dans le même homme, et vous avez nommé le maître de Montauban et le souverain des Beaux-Arts au XIXe siècle, — Jean-Auguste Dominique Ingres.

Sa ville natale, — qui a célébré en 1908 la constitution centenaire de son département de Tarn-et-Garonne, composé par Napoléon, en 1808, du morcellement des cinq départements limitrophes[1], — n’avait attendu que l’an de grâce et des rois 1780 pour produire à la France des arts ce révolutionnaire devancier des Grands Ancêtres, trop prématuré pour l’être à son heure d’une autre manière que la sienne. C’est-à-dire que Ingres, né sous le règne de Louis XVI, fut, dans les beaux-arts qu’il devait servir 87 ans de sa longue vie, exclusivement à toute autre royauté éphémère, un royaliste par principe et naissance, un républicain par tempérament et conséquence, — nous avons déjà dit un révolutionnaire. Le librettiste passager de sa gloire durable, qui a proclamé pendant les fêtes du centenaire que « Montauban devait enfanter ce héros intellectuel » et que « nulle autre cité ne pouvait le porter dans ses entrailles » en a trop dit, ou bien il n’a dit qu’une vérité chère à son voisin de département, M. de La Palice. Évidemment J.-A.-D. Ingres ne put naître que dans la ville qui lui donna le jour, et il semblerait plus intéressant d’apprendre comment se lit jour à lui-même, ce pauvre enfant né, le 29 août 1780, dans l’obscure ruelle de Mourancy, d’un humble « sculpteur sur plâtre », Joseph Ingrou, et d’Anne Moulet, fille d’un simple perruquier de la Cour des Aydes, au quartier Saint-Jacques. Son église paroissiale nous fait lire cet acte baptismal, 16 jours après :

« L’an dix-sept cent quatre-vingt et le quatorzième jour du mois de septembre, par nous, prêtre, vicaire de cette paroisse, soussigné, ont été suppliées (sic) les cérémonies du baptême à Jean-Auguste-Dominique Ingre (sic), fils de Jean-Marie-Joseph Ingre, sculpteur, et de Anne Moulet, mariés ; né le vingt-neuvième aoust dernier, ondoyé à la maison le lendemain trentième du dit mois d’aoust, par permission de MM. les vicaires généraux. Parrain, M. Auguste-Pierre-Jean-François-Marie de Roare, bachelier : marraine, demoiselle Jeanne-Marie Puylignieux (sic), fille de messire Dominique-Antoine de Puylignieux, chevalier, conseiller du Roy en tous ses conseils, premier président de la souveraine Cour des Aydes et Finances ; le père présent, témoins soussignés avec nous, etc. »[2].

Venu au monde, le premier des cinq enfants qui furent toute la richesse de ce pauvre ménage[3], comment le petit Dominique fut, à 11 ans, le portraitiste de son grand-père, d’une de ses sœurs, de sa mère et de son père, en quatre dessins que le Musée de Montauban nous conserve et que l’artiste, à un âge si tendre, eût pu signer vraisemblablement « l’auteur des auteurs de ses jours » ? Comment, à 12 ans, ce petit prodige raclait déjà, sur le violon paternel, les premiers airs de Méhul que cet autre Joseph apprenait à son Benjamin pour commencer à lui faire gagner sa misérable vie, chez Mgr Anne-François-Victor Le Tonnelier de Breteuil, évêque de Montauban, et au Théâtre de Toulouse ? Comment une première amitié, — autre genre de fortune pour ce pauvre déshérité du sort, dans cette ville de protestants où la Religion claquemure, aujourd’hui encore, les portes qu’a depuis longtemps fermées l’intransigeance catholique des uns et l’orgueilleuse aristocratie des autres, en ce Montauban coupé en deux et séparé par des fossés de sang, depuis les inoubliables dates de la Réforme et de l’Édit de Nantes, — comment une première amitié naquit sur les bancs d’une petite école de même quartier, entre ce petit Ingres qui y venait apprendre les seules Lettres qu’il saurait jamais, et Jean-François Gilibert, de quatre ans plus jeune que son aîné et aussi plus fortuné que lui, en sa belle maison de la Place Trimon ? De là partira, jusqu’à la mort de cet ami fidèle, de 1818 à 1850, la plus intime correspondance à laquelle Ingres, devenu grand, donnera tout son cœur que la célébrité aura laissé à l’homme illustre et toute sa littérature qu’aura pu lui

apprendre, pour son pauvre lot d’écrivain, cette petite école du Carrayrou de Mourancy, à l’entrée de la rue dite aujourd’hui Lasserre.

Tel est le Jean-Dominique Ingres de derrière les fagots, — les fagots dangereux du bûcher de la gloire, — que ses biographes si nombreux ont oublié de nous faire connaître. Peut-être ignorent-ils encore la plus importante portion de cette curieuse correspondance où le maître a raconté la plus sincère vie d’un artiste à ses trois élèves préférés et montalbanais comme lui, Jean Gilibert, Prosper Debia et Armand Cambon. Nous aurons donc l’honneur de les introduire, avec ce livre, dans ces foyers de famille très fermés et d’amitiés très fidèles qui nous ont conservé, d’Ingres, ce qu’il a fait de meilleur en sa longue carrière de maître, tour à tour triomphant et battu, et de lion rugissant d’orgueil sur ses victimes ou de douleur sur ses propres blessures, le peu qui reste d’un grand homme ici-bas, — un paquet de lettres jaunies, où il confesse avec sincérité, comme tout autre homme, sa gloire d’avoir tant œuvré et sa tristesse de n’en laisser que la périssable mémoire.

II

Si, à la manière des Trois Musiciens de Brème rendus célèbres par le conteur allemand, les trois amis de Montauban nous promettent, avec leur correspondance inédite, une monographie d’Ingres dont l’intérêt peut dépasser les pages que MM. Henri Delaborde, Charles Blanc, Jules Momméja et Henry Lapauze ont consacrées au peintre ; il convient, avant d’entendre le maître se raconter lui-même depuis la date de 1818 où commencent ses lettres écrites à Gilibert, de connaître ses premières années de jeunesse par d’autres lettres qui nous en restent et par les souvenirs que ses contemporains nous en ont transmis.

Nous savons qu’à la date de 1792, le jeune Dominique Ingres quitta Montauban pour Toulouse, et l’école des Maristes de sa ville natale où l’indigence des siens lui avait fait à peine apprendre à lire et à écrire, pour celle du musée des religieux Cordeliers que quelques artistes Toulousains inauguraient alors, avec des débris de la Révolution, dans « cette grande et belle ville, comme écrira plus, tard Ingres, presqu’aussi riche en monuments d’art que Rome, à qui elle ressemble ». L’époux parfois volage de la sage ménagère du Carrayrou de Mourancy, où Anne Moulet resterait désormais seule, conduisit donc son fils à Toulouse avec, pour gagne-pain, leurs deux violons qu’ils utilisèrent au Grand-Théâtre, en certains concertos dont celui de Viotti ne fut pas leur moindre succès. Le futur maître de la Source ne faillit-il pas même y noyer irrémissiblement l’avenir qui l’attendait chez les peintres ? L’un d’eux, Joseph Roques, se rencontra heureusement pour repêcher ce petit racleur de rebec et prosterner l’adoration de l’enfant devant les Vierges de Raphaël à qui, depuis, toute sa vie, Ingres devait rester fidèle.

Sans doute, avant d’entrer à l’atelier de Roques, notre jeune rapin fréquenta les cours de Vigan, précédemment directeur de l’Académie Royale de Toulouse, et faillit y contracter les goûts personnels de ce professeur pour la peinture monumentale, d’après la ronde-bosse des Antiques. Il n’évita même ce Charybde de la vieille école que pour se risquer dans le Scylla d’un autre prétendu maître, appelé Joseph Bertrand (et non Briant), paysagiste « du beau feuillé » à la manière mal comprise du Poussin. Ingres, déjà conscient de son tempérament à la fois classique et réaliste, s’évada de ces trois ateliers et de ces trois influences diverses pour aller suivre encore, à Paris, celle de Roques, dans l’atelier de David où l’envoya, vers la fin de 1796, ce petit Joseph qui avait connu ce grand Louis à Rome, dans la compagnie de Vien et de quelques autres amateurs des faux copistes du pur ait grec. On les appelait les artistes Romains, ou les pompiers du Capitole.

Ingres n’était qu’à la moitié de sa seizième année quand, à l’entrée de l’hiver de 1796, en compagnie du fils de son cher maître Roques, dont il n’oublierait jamais les premières leçons, il partit pour Paris et pour ce traditionnel « Tour de France » qu’avaient alors coutume d’entreprendre les pauvres artisans de tous métiers. Pour ce départ, le courageux voyageur ne quitta point sans un serrement de cœur cette artistique et gaie Toulouse, sa seconde Rome, au Capitole aussi glorieux pour lui que celui des grands Césars, d’où l’enfant grandi ne reviendrait plus à sa mère. Mais la jeunesse, si riche d’avenir, a tous les charmes. Nos deux piétons égayèrent, jusqu’à la capitale, leur route dure. Pour s’amuser ou pour gagner le pain qui leur manquait, chemin faisant, n’avaient-ils pas emporté dans leur musette, l’un sa flûte où Roques lutinait et l’autre son violon où Ingres, plus tard maître en peinture, prétendit surtout exceller ? D’une étape à l’autre et d’une auberge à un château, aubades et sérénades leur procurèrent, au hasard des rencontres, le gîte et le couvert. Ils atteignirent ainsi Paris et l’atelier de Louis David où la modeste recommandation de Roques les introduisit timidement.

On sait, par le livre de Delécluze qui l’a esquissé amplement, comment campait, dans une des grandes salles basses du Louvre, ce caravansérail populeux où la révolution des arts continuait celle de la politique, avec le maître du Serment du Jeu de Paume pour président de ces orageuses assises, rentre David qui s’obstinait, en peintre-sénateur de la République et du Consulat, à ne relever pour tout art nouveau que l’ancienne Rome, et ses élèves insoumis dont les plus classiques préféraient être des primitifs et remonter jusqu’aux Grecs, et dont les plus réfractaires se prévalaient des muscadins de leur époque et habillaient à la moderne leur modèles tintamarresques et leurs palais-royalesques personnes, quelle influence convenait-il de subir et quel genre adopter ? De cette foire d’atelier que présentait celui de David, quand Ingres y frappa, les plus sérieux élèves s’étaient déjà retirés, pour aller ouvrir d’autres écoles, sous la rubrique des Quatre G, à laquelle répondaient les noms de quatre maîtres prêts à former eux-mêmes des élèves, Guérin, Gros, Gérard et Girodet. — Restaient, pour représenter là toutes les aspirations mort-nées de la Révolution à terme, Ducis, Hulard et Gautherot, les sans-culotte des Beaux-Arts qui tutoyaient leur maître et voulaient s’en aller tout nus, comme des Apollon, par amour de la Grèce. — Donnant leur préférence aux incroyables, le comte d’Houdetot et le marquis d’Hautpoul transformaient leurs pinceaux d’amateurs en badines de maîtres et prenaient congé de David pour aller batifoler dans les « folies » à la mode, en compagnie du comte de Forbin, leur camarade d’atelier qui, plus tard, deviendrait le ministre des arts dont il n’avait pu rester le sujet. — Dans cette mêlée révolutionnaire aux plus extrêmes et plus désespérants partis, deux types se faisaient remarquer pour leur amour de la Nature supérieure aux Grecs et aux Romains, de la Nature dont ils prenaient les leçons préférables à celles de David et des Primitifs mêmes. L’un était sculpteur et s’appelait Bartolini. L’autre était peintre et se nommait Granet. Amant, comme eux, de la Nature maîtresse de tous les arts et de toutes les écoles qui l’interprètent à leur manière, Ingres, déjà conscient que la sienne serait la probité et ne relèverait que du dessin, fit, de Bartolini surtout, le confident de ses déceptions présentes et de ses luttes prochaines.

On s’est demandé pourquoi Ingres, dont David reconnut et apprécia aussitôt la maîtrise, au point de lui confier les études pour le portrait de Madame Récamier que l’élève dessina et que le maître n’eut qu’à peindre, se vit, en 1799, enlever par le même David, le Prix de Rome qui lut décerné[4] à Granger, de beaucoup inférieur en talent à son camarade d’atelier.

On a allégué l’inimitié de David le Romain pour Flaxman le Grec qui avait fait, à plusieurs reprises, l’éloge d’Ingres. Mais Flaxman connut-il Ingres avant l’année 1801 ? Ne pénétrerait-on pas plus aisément le secret de ce premier échec, si l’on comptait le nombre des ennemis ou des indifférents que valut, dans l’atelier tumultueux de David, la calme théorie de naturalisme que ce nouveau révolutionnaire à sa façon ne craignit pas de formuler, envers et contre tous, — le maître de la maison y compris. L’indomptable lutteur n’obtint pas moins son prix en 1801, pour n’en jouir qu’en 1806. Le Ministère des Beaux-Arts, ruiné par la Révolution, eut ainsi le temps de réparer ses finances, et Ingres celui d’aller prendre au Musée des Petits-Augustins cette manie des documents graphiques qu’il continuera à entasser, sa vie entière, dans un fatras de cahiers qui lui feront perdre, en projets sans nombre d’histoire et de littérature, le temps qui ne pourra suffire à la réalisation des meilleurs. Cinq ans après, de Rome où il était enfin arrivé avec tant de peine, il put lancer ce premier manifeste de sa formule aussi classique que révolutionnaire et aussi modernisante qu’antique, cet Odipe sans casque ni clamyde et tout nu, tel que l’exprimerait, en chef-d’œuvre digne de tous les âges, un dessin sans surprise et une peinture sans fard. Ce fut aussi cette formule d’art aussi discipliné aux lois de la beauté absolue, que ré Ira claire aux conventions d’une école trop composite et trop faiblarde : cette même vieillotte et inféconde académie à qui ce barbare idéal réserverait, au cours de sa longue carrière d’inlassable adversaire, les plus mortelles de ses flèches. Elle les lui rendit bien, en vain. « En considérant le talent que M. Ingres montre dans ses ouvrages, notait M. Lethière, le 16 septembre 1807, dans son rapport sur les travaux de l’Académie de France à Rome, on désirerait qu’il se pénétrât davantage du beau caractère de l’antiquité et du style grand et noble que doivent inspirer les belles productions des grands maîtres des beaux temps de l’école romaine. » À défaut de grand style que l’honorable directeur de l’École de Rome regrettait dans les ouvrages de l’élève Ingres, M. Lethière avait heureusement des tableaux de grande romanité tels que la Mort de Virginie que le Musée du Louvre devait, plus tard, vouer à l’admiration tardive de la postérité. Ingres parut comprendre autrement les Antiques ; et, jusqu’en 1818 où il vécut à Rome, pour son premier séjour dans la ville de ses plus idéales passions, il n eut de temps et de loisirs que pour des œuvres de classique révolutionnaire qui sont devenues des chefs-d’œuvre et qu’il serait trop long de citer ici, tout entières.

III

On sait qu’en attendant son départ pour Rome, Ingres avait peint une série de portraits, sans compter son Bonaparte premier consul (1805) et son Napoléon empereur (1806), dont les commandes officielles furent si peu rétribuées. Mais la magistrale tenue en plaça l’élève à l’égal de son maître, pour les plus remarquables que David présentait à l’unanime admiration de ses contemporains, (entr’autres ceux de Pie VII, de Mme de Tingry, des familles Pécoul et Sériziat, et de David même). Les inoubliables portraits de la famille Rivière (1804), ceux des camarades Couderc et Granet, Gilibert et Bartolini (1805), préludèrent à Paris à ceux que le jeune maître, déjà célèbre en ce genre, allait continuer à Rome en une incomparable série dont Mme de Senonnes (1806) et Mme Devauçay (1807) ne lurent pas les moins remarquables modèles. L’esprit s’étonne devant une telle puissance de labeur qui permit à un seul artiste de produire, entre une infinité d’autres portraits, un nombre déconcertant de tableaux composés ou en esquisse. Leur exécution définitive demandera à ce créateur sans trêve la somme du reste de ses jours qu’il emploiera, dans la suite, à perfectionner ou à peindre ces premières compositions d’une si féconde jeunesse. De ce premier séjour à Rome qu’Ingres ne pouvait plus se résoudre à quitter après son stage de pensionnaire, il faut dater la Vénus Anadyomène (1807), sœur aînée de cette Source qui naquit alors auprès d’elle, pour ne se décider à descendre du chevalet de l’artiste toujours mécontent de son œuvre, que cinquante ans plus tard, quand Ingres sera déjà vieux devant sa création si jeune encore[5]. De cette époque est aussi la Baigneuse, commencée à Rome en 1808 et exposée seulement au Salon de 1855. Il est vrai que, pour avoir été plus précoce, l’Odalisque couchée, qu’Ingres peignit en 1814 et qu’il exposa en 1819, ne le récompensa guère de sa hâte exceptionnelle, avec les quelques misérables cents francs de l’amateur tout d’abord anonyme que ce Salon procura à cette œuvre. Que faire pourtant, entre ce Jupiter et Thétis de 1811, ce Romulus et ce Virgile de 1812, ce Henri IV et cette Chapelle Sixtine de 1814 que l’amateur Marcotte lui commanda enfin, à l’heure où l’infatigable travailleur, perdant son père à Montauban, allait recevoir sa mère à Rome et se croire finalement assez riche pour prendre femme et la faire venir aussi de Guéret, pour ses noces permises par la vente du dernier tableau, le mieux payé des précédents qui ne le furent guère ? Mais ce premier argent, tant mérité, n’allait-il pas faire tourner la tête de son généreux possesseur, qui se résolut à le partager aussitôt en deux, avec son cœur de fiancé lointain pour qui la vie serait peut-être moins cruelle, à la supporter désormais en famille ?

Il ne nous reste aucune lettre d’Ingres amoureux, à cette date, et c’est dommage. Ce fut l’époque où le premier facteur de sa première et désirée fortune fut un camarade d’atelier, le graveur Gatteaux, par qui Ingres connut le riche amateur M. Marcotte. Alors aussi Ingres fréquentait un employé du gouvernement français au département du Tibre, M. Loréal, un compatriote qui se chargea de rapprocher les distances, pour le bonheur de l’ex-pensionnaire de l’Académie de France et d’une Champenoise alors caissière au Grand Café du sieur Dubreuil, à Guéret. Le grand père maternel de Mlle Madeleine Chapelle, fondateur de ce café de province avait été chef de la troupe dramatique Chapelle-Aubry et même, précédemment, violon à la maîtrise de la Chapelle du roi Louis XV, en 1763. En tout cas, si les lettres du « prétendu » nous font défaut, en voici une de la « promise » qui, avant de quitter Guéret pour Home, fait à sa sœur et à sa manière aussi le portrait de celui qui en peint de si beaux. Ce n’est ni du dernier Régence ni du dernier Watteau. La Belle Jardinière n’en sera pas plus laide.

« Guéret, le 30 août 1813.

» Tu dois, ma bonne amie, me trouver bien négligente d’avoir tant tardé à te répondre, mais c’est qu’il y avait de grandes affaires sous jeu et je ne voulais pas écrire avant que cela fût bien décidé ; tu voudrais déjà savoir de quoi il est question. Un moment, ne te presse pas, je vais te le dire.

» Je vous avais donné la commission de me trouver un mari, mais vous pensez à moi quand vous me voyez. Il faut te dire que je commençais à perdre patience, quand je me suis rappelée ce que tu m’écrivis lors de ton mariage, « que vieille fille et vieux froment trouvent toujours leur temps ». Je me suis rassurée quand, aux beaux jours, on m’écrivit de Rome que l’on avait trouvé tout ce qu’il me fallait. Tu peux bien juger du plaisir que l’on m’a fait éprouver et cela me rajeunit de dix ans, de sorte que je n’en parais plus que vingt. Maintenant, parlons raison, si je le puis. C’est un peu difficile, j’en conviens.

» Il est pourtant bien vrai, ma bonne amie, que je vais me marier, toutefois que cela convienne à mon père ; je te charge de lui demander son consentement et sa bénédiction. Je voulais bien aller les lui demander moi-même, mais cela est impossible, ce sera pour l’année prochaine et j’espère bien lui mener son troisième gendre… Ah ! dame, c’est un joli garçon. Je t’ai toujours dit que j’en voulais un bien joli ; je t’enverrais bien son portrait, mais ce sera pour la première lettre.

» À présent, tu voudrais bien savoir qui il est. Je vais de le dire : c’est un peintre. Non un peintre en bâtiment, mais c’est un grand peintre d’histoire, un grand talent. Il se fait de dix à douze mille livres de rente ; tu vois qu’avec cela on ne meurt pas de faim. Il est d’un bon caractère, très doux ; il n’est ni buveur, ni joueur, ni libertin ; il n’a pas de défauts à craindre ; il promet de me rendre bien heureuse, et j’aime à le croire.

» Tu crois que c’est à Guéret que je vais me marier. Pas du tout, ma bonne amie ! C’est à Rome, entends-tu bien, c’est à Rome. Je vais devenir Italienne, je vais demeurer avec mes cousines ; c’est à elles que je devrai mon bonheur.

» Il faut que mon papa ait la complaisance de me faire afficher à la Municipalité et fasse publier mes bans, et ensuite envoie son consentement et mon extrait de baptême avec l’extrait mortuaire de ma mère. Je t’envoie un certificat du maire de Guéret afin de ne pas apporter de retard. Il faut tout adresser à mon cousin Loréal et mettre le tout sous enveloppe avec cette adresse, qui est la sienne : « Monsieur Moissony de Loréal, greffier en chef à la Cour impériale, à Rome, département du Tibre. » Voici les nom et prénoms de mon futur époux : Jean-Auguste-Dominique Ingres. Il a trente-quatre ans Tu vois que c’est bien assorti.

» Je suis bien punie de ne pouvoir aller à Chalon, mais je suis obligée de partir le 14 septembre pour me rendre à Lyon, où l’on vient me chercher, et de là me conduire à Rome. Mon futur est à Rome. Tu vois que nous nous faisons la cour d’un peu loin.

» J’ai cédé ma boutique à Melle Aubry et n’ai plus à m’occuper que des apprêts de mon voyage. Si tu veux que je reçoive ta réponse, il faut la faire de suite. Je ne t’invite pas à la noce ; tu n’y viendrais pas. Nous comptons venir nous fixer à Paris, avec mon cousin Loréal, sa femme et puis ma cousine Joséphine, qui va aussi se marier, et cela le même jour que moi. Elle épouse un architecte ; il y a six ans qu’ils se font la cour ; ils doivent se connaître.

» Adieu, ma bonne amie. Embrasse bien mon père et dis-lui que je serai heureuse. Je le serais bien davantage, si je pouvais avoir le bonheur de vous avoir tous auprès de moi.

» Adieu je vous embrasse tous ; comme je vous aime.

» Magdeleine ».

Cette lettre, que M. Henry Lapauze doit à Mme Lasserre, petite-nièce de Mme Borel, née Chapelle, nous montre, en la sœur de cette dernière à qui elle écrivait si gaiement, un autre genre de charmante et rieuse « fille à Mme Angot », en compagnie de laquelle allait passer peut-être une vie moins triste ce « peintre d’histoire » et non « en bâtiment » qui ne semblait avoir fréquenté, jusqu’à cette heure, que les dieux impassibles. C’était « un joli garçon », disait-elle, qui avait trente-quatre ans. Elle était mieux que lui et n’accusait pas son âge, à elle, se contentant d’ajouter qu’ils étaient bien assortis. Le cousin Loréal, « greffier à la Cour Impériale de Rome, département du Tibre », avait bien fait les choses en négociant ce mariage bleu, entre ses cartons verts d’officier de l’état-civil et les toiles peintes de son compatriote cadurcien, ex pensionnaire de l’Académie de France au département des Beaux-Arts. Dans cette grande Rome, où, pour des cœurs bien nés, la patrie la plus chère était leur petit coin natal de Montauban et de Guéret, nous nous représentons aisément ces deux compatriotes de même voisinage se rapprocher plus sympathiquement, surtout aux abords de cette année 1814, qui allait voir la fin du règne de Murât à Naples, — un autre grand, beau et cordial compatriote quercynois, dont Ingres s’était naturellement épris pour y perdre, sinon aussi une couronne, du moins des œuvres dont il ne reverrait jamais plus ni les toiles ni leur prix [6]. Une femme seule pouvait combler ce vide et réparer peut-être cette ruine avec le charme de son sourire et l’économie de sa sagesse ménagère. Et Magdeleine Chapelle vint, le 4 décembre 1813, unir son nom à celui d’Ingres pour lui rester fidèle, aimante et gaie, jusqu’au 27 juillet 1847 ou la mort seule la sépara de son époux et de son dieu.

Leurs modestes escabeaux de chevalet et de cuisine s’étaient donc joints pour le bonheur de vivre et de souffrir mieux à deux, dans cet humble atelier en deux corps de logis voisin de la Villa Medicis, dont l’ancien pensionnaire ne pouvait se résoudre de s’éloigner. — imitant ainsi l’exemple de Nicolas Poussin et de tant d’autres glorieux ancêtres de la grande maison où ils avaient vécu un temps et où ils auraient voulu mourir. Mme Ingres jeune était, depuis quelques mois à peine, la ménagère avisée du logis de l’artiste, quand la bonne maman Mme Moulet annonça sa visite. La pauvre veuve de Joseph Ingres, mort cette année même 1814, était si seule à Montauban ! Et ce fils, qui lui ressemblait tant par le caractère d’indéconcertable courage et d’infrangible honnêteté, et même par les traits du visage où la hauteur de la lèvre supérieure donnait un tel écartement au nez et une telle sévérité à la physionomie entière que la familiarité ne s’exprima jamais sur cette face, cet Olympien sourcilleux désirait tant faire le portrait de sa paysanne de mère, — Alma Mater, à sa manière ! Cet atelier de Rome, dont nous a laissé un croquis si savoureux l’artiste jouant de son violon, entre son chat fidèle et sa femme fidèle, en avait, pourtant, bien assez, de ces dessins et de ces toiles qui ne se vendaient point. Pour les seules impressions d’Italie, le Musée de Montauban cataloguera 15.000 pièces [7] parmi le nombre de celles qu’Ingres léguera à sa ville natale après sa mort. Mais le portrait d’Anne Moulet sera le plus cher au cœur de ce bon fils qui toujours souvenant, écrira, dans sa vieillesse, en tête d’un cahier, cette note, d’une écriture aussi tremblée qu’émue : « Je perdis mon pauvre et digne père, l’an 1814 » à Montauban, âgé de soixante ans, moi à Rome ; et ma pauvre et digne mère à Montauban, l’an 1817, à cinquante-neuf ans, moi à Rome », La lettre qu’on va lire et que nous devons encore à l’éditeur des Dessins d’Ingres au Musée de Montauban pouvait donc annoncer l’heureuse arrivée d’Anne Moulet à Rome, où elle passerait quelques-uns de ses derniers jours déjà comptés, à apprendre à un fils aimé comment venait de mourir son père et comment ses deux sœurs restaient encore au pauvre foyer, dans l’attente de la dot qui ne se constituait pas et du mari auquel il faudrait peut-être renoncer, faute d’elle.

« À Monsieur Ingres, peintre, poste restante à Rome

 » Montauban, le 5 août 1814.
: » Mon cher et tendre fils,

» J’ai reçu ta lettre du 5 août sous le couvert de M. Boissonnade, notre ami. Je connais ton bon cœur et ta sensibilité, et je ne doute pas de la douleur que tu éprouves de la mort de ton père ; tu la sens comme nous tous, cette perte irréparable ! Il était, dans nos moments de détresse, notre appui et subvenait à nos besoins urgents ; il aurait pu laisser une expectative moins affligeante à ses enfants sans état, mais respectons ses cendres et conservons l’espérance dont il n’a cessé de nous fortifier dans ses derniers moments, que nous retrouverions en toi la reconnaissance de tous les sacrifices qu’il fît pour te procurer le développement de tes dispositions naturelles dans la carrière honorable que tu parcours. Ses assurances ne sont point vaines, puisque tu commences à en donner la preuve à ta bonne mère.

» Oui mon cher fils, je vais me rendre auprès de toi pour y puiser l’entière consolation à nos peines dont tes cadets, par leurs soins et leur attachement, ont adouci l’amertume. Tu ne peux croire combien il m’en coûte pour me séparer d’eux, j’ose à peine croire que j’en aurai le courage. Cependant, l’idée de te revoir, de te presser contre mon cœur ; te voir jouir, au sein de la plus tendre union, d’une félicité parfaite, l’emporte sur tout autre sentiment ; te voir heureux et moi jouir de ce spectacle, est le tableau le plus séduisant que puisse enfanter mon imagination. Je me transporte déjà près de toi et de ma fille Madeleine, dont la lettre amicale et affectueuse m’a fait le plus grand plaisir, partageant avec elle les soins du ménage ; car, quoique mon existence ait été parsemée de plus d’épines que de roses, je me porte encore bien et l’activité que tu m’as connue ne s’est pas encore affaiblie. J’aime le travail et mon bonheur ne sera parfait qu’autant que tu me laisseras la faculté d’exercer mes membres, auxquels l’exercice est nécessaire pour ma santé.

» La pauvre Ménine (grand’mère) n’est plus, depuis quatre ans. Elle avait pour toi le plus vif attachement, et, comme je t’en connaissais aussi beaucoup pour elle, j’ai tardé de te donner cette nouvelle affligeante ; le seul regret qu’elle a témoigné, c’est de sortir de ce bas-monde sans voir son cher fils. Sois tranquille sur son compte, comme sur celui de ton père ; ils sont morts tous deux dans le sein de la religion, et nous leur avons prodigué et fait donner des prières proportionnées à nos moyens.

» Tu me demandes des renseignements sur nos moyens d’existence ; je vais t’en tracer ici l’état ponctuel. Dans la maladie de ton père, il était sans argent comptant ; je l’ai donc aidé de mes faibles ressources. À son inventaire, nous trouvâmes 832 francs de billets ; ils sont pour ainsi dire perdus ou, du moins, avec beaucoup de frais et d’avance, on n’en pourra tirer que 400 par des saisies et par des acomptes d’année en année. L inventaire du mobilier se monte à 976 francs ; je fus donc forcée de vendre les objets de plus de valeur pour couvrir les frais de sépulture, d’apposition et de levée des scellés, de nomination de curateur, etc…, qui s’élevaient à 308 francs. Je dus acquitter ensuite divers mémoires : comme du boulanger, médecin, apothicaire, chirurgien, cordonnier, etc., qui montaient à 417 francs. Je fis, il y a peu de jours, un voyage à Toulouse, pour y vendre quelques effets dont je ne trouvais aucun prix ici, et là on me réclame encore des dettes de mon mari qu’il a fallu acquitter et même une des tiennes à M. Roques, de 78 francs, restant du billet de 150 livres qui t’a été présenté par son fils et auquel tu n’avais donné à compte que trois louis ; je te les porterai. En sorte que, tout compte réglé, nos espérances après le décès de ton père se réalisent presque à rien : il nous reste de lui une partie des meubles, quantité de vieux modèles, des plâtres, gravures, un peu de bibliothèque, celle que tu lui as vue. Tu vois d’après cela, d’après cet exposé, ce que je laisse à tes deux sœurs et à ton jeune frère jumeau qui a 15 ans, avec le peu de meubles précité, les miens et le peu d’argent comptant provenant de la dernière vente faite à Toulouse. Tes deux sœurs savent un peu de musique : la cadette touche le piano et l’aînée la guitare ; mais elles n’ont pu avoir assez de maîtres pour les perfectionner, de manière que ces talents sont infructueux. Elles brodent et cousent très bien, et c’est avec cette seule industrie qu’elles se pourvoient, talent peu lucratif, mais qui suffira, je l’espère, à leurs besoins. Le plus jeune n’a jamais eu de dispositions ; tu sais la manière qu’avait ton père, quand tu étais à l’étude, et celui-ci ne l’encourageait pas à en faire un peintre ; il lui fît choisir l’état de chapelier ; il est à sa dernière année d’apprentissage. On le dit très adroit. Après cela, il se pourvoiera de son mieux ; il faut que je lui assure encore sa nourriture pour un an et son entretien.

» Tes études et croquis et notamment ce que tu me demandes, sont ici ; je les arrangerai comme tu me le prescris et les emporterai avec moi, lors de mon départ pour Aix, qui est fixé du 20 au 25 courant. Ce moment, que je crains autant que je le désire et qui doit m’arracher des bras de mes plus jeunes enfants, n’est adouci que par l’espoir que tu contribueras par la suite, autant que les circonstances le permettront, à alléger leur sort ; ils s’en reposent, au reste, sur ton bon cœur pour leur en donner la preuve dans tes jours de prospérité.

» Ta gloire fait notre félicité, et la nouvelle marque d’encouragement dont t’honore le Gouvernement dans la délivrance de la décoration du lis m’est un sûr garant qu’il n’oublie pas ceux qu’il distingue. Nous partageons bien sincèrement ta joie pour cette nouvelle faveur ; elle ne peut que contribuer à ton avancement, et tout ce qui a trait à ta satisfaction fait notre félicité.

» M. Boissonnade et tous ceux de tes amis qui t’ont connu, en faisant l’éloge de ton bon cœur, et principalement M. Roques, qui t’aime plus que ses enfants, me pressent de me rendre au plus tôt auprès de toi. Crois bien que je mets tout l’empressement que me dictent les sentiments de mon cœur ; il a su apprécier dans tous les temps l’attachement du tien, et ce sera dans le mélange de nos affections mutuelles que nous éprouverons quelques jours de félicité.

» Dans cette flatteuse espérance, je t’embrasse, ainsi que ma chère Madeleine, ma fille, du meilleur de mon cœur, et je suis pour la vie ta bonne et tendre mère,

 » Anne Moulet, Vve Ingres. »

« Tes sœurs et frères font les mêmes vœux, ainsi que nos parents et amis. »

Les plus beaux jours sont aussi les plus courts. Quand la vieille maman eut assez vu, quelques semaines durant, le bonheur parfait de son jeune dieu en ménage, elle repensa à ses filles qui n’étaient rien moins que des déesses, et elle reprit son modeste cabas de voyage pour regagner Montauban. Ne laissait-elle pas au fils et à l’artiste le meilleur souvenir qu’il souhaitait : son portrait ? Ah ! il pouvait en venir, dans ce pauvre atelier, des dames du grand monde, pour demander au nouveau maître de les interpréter au crayon ou à l’huile, à des prix qui le faisaient rougir et le pressaient de s’en aller cacher sa honte à Florence, où la fortune ne le traiterait guère mieux.

— Est-ce ici que demeure le dessinateur de petits portraits ?

— Non : celui qui demeure ici est un peintre !

En attendant que pût répondre ainsi à la fortune enfin vaincue ce pauvre Ingres qu’on payait, alors, de 5 à 25 francs pour chacune de ces 300 mines de plomb qui firent plus tard le lot le plus certain de sa gloire durable [8], le lion malheureux n’avait plus qu’à rentrer dans son gite où lui restait, pour sa consolation, le tout petit portrait fait par lui-même, et pour lui seul, de sa pauvre paysanne de mère. Dans le silence de cet atelier romain, laissé bien vide par le départ de la petite vieille, il la voyait regagnant de ville en ville ce Montauban si lointain et, partant, si aimé, où le triste foyer de la veuve allait se rallumer par les soins des deux filles restées, du moins, fidèles au seuil natal, jusqu’à ce que la mort prochaine souillât dessus. Elle éteignit en même temps la vie de la mère et l’âtre du Carrayrou de Mourancy, où les sœurs orphelines n’auraient plus qu’à attendre les longs retours du frère absent, — Antigones sacrifiées d’un autre Œdipe malheureux. Ceux que la gloire prend à l’aurore dans leurs foyers obscurs, elle risque tant de ne les rendre qu’au soleil déclinant, avec la nuit venue [9] !

Ce fut le cas de Ingres. Il avait heureusement conservé dans sa ville natale trois fidèles amis. Par rang d’âge et de date, nous aurons à les connaître, au cours de cette correspondance édifiante que nous entreprenons de publier aujourd’hui. Ils s’appelèrent Gilibert, Debia et Gambon ; et nous consacrerons à chacun l’hommage de reconnaissance que mérite leur amitié fidèle, quand nous arriverons aux événements qui provoquèrent leurs lettres et celles de leur illustre compatriote.

Le premier des trois, Jean-François Gilibert, né en 1784, nous l’avons déjà vu se lier d’amitié avec le petit Ingres, son aîné de quatre ans, sur les bancs de la petite école de leur quartier commun, où ils apprirent à lire. Puis, des études plus sérieuses les séparèrent, en raison de la différence notoire de leur fortune. Ils se retrouvèrent à Paris pendant qu’ils y préparaient, l’un son Prix de Rome, l’autre son Cours de Droit. Là, l’étudiant, grâce au peintre, connut de futurs maîtres qui allaient s’appeler Bartolini, Dupaty, Vernet, Granger et Gros même, pour qui Gilibert posa une des têtes, dans son tableau célèbre de la Bataille d’Aboukir. En sorte que lorsque, après quatre ans de séjour à Paris, ces deux amis inséparables se quittèrent pour gagner, l’un Rome et l’autre Montauban, l’avocat Gilibert, initié aux Beaux-Arts par de tels maîtres, se promit bien de faire autre chose que de la plaidoirie au cours des longs loisirs de son existence provinciale. La mort de la mère d’Ingres, survenant en 1817, provoqua entre les deux Montalbanais cette correspondance qui ne devait s’arrêter qu’à la mort de Gilibert, en 1850. Et c’est parce qu’elle nous semble à peu près inconnue et parce qu’Ingres y raconte les plus impressionnantes années de sa vie artistique, que nous la publions ici, comme le récit le plus autorisé de ce maître des maîtres dans l’art du dessin au XIX e siècle. Nous ne proposons donc pas, avec ce livre, des pages littéraires, toujours faciles à écrire quand il ne s’agit que d’interpréter avec art les sentiments de son héros. C’est, avec la langue d’un pauvre enfant du peuple qui avait appris à peine à lire et avec les pensées d’un artiste qui finit par s’apprendre à lui-même la langue des seuls génies classiques qu’il aima ; c’est, en cent lettres, avec des éclats de tableaux sublimes et malheureux, avec des éclairs de tempête et d’apothéose par des nuits de misère et des jours de splendeur, ce qu’il a fallu de nerf et d’âme, de discipline et d’enseignement, d’idéalisme et de réalisme, de batailles et de défaites, de victoire finale et de volonté couronnée, pour faire un Ingres, — au travail encore à quatre-vingt-sept ans.

Lisez-le.

B. d’A.

Nous adressons l’expression de notre gratitude personnelle à Mme Pauline Montet, née Gilibert, et à Mme veuve Delmas, née Debia, pour la communication de la correspondance qu’Ingres adressa à leurs pères, ses plus intimes amis, et dont elles nous permettent de faire connaître pour la première fois les textes in-extenso, comme une « Vie de Ingres par Ingres », la plus curieuse et la plus rare que le maître de Montauban ait pu écrire de lui-même.


  1. À la date du 25 juillet 1808, Napoléon adressait la note suivante à Maret, Ministre, secrétaire d’État, pour être transmise à Crétet, Ministre de l’Intérieur :

    « Il est impossible de laisser Montauban dans l’état d’abandon où elle se trouve, et il convient de la créer chef-lieu d’un nouveau département dont le territoire serait pris sur les départements voisins.

    » Le Lot a 389.000 habitants ; on lui ôtera l’arrondissement de Montauban et Moissac, avec 100.000 habitants. La Haute-Garonne a 431000 habitants ; on lui ôtera l’arrondissement de Castelsarrazin, avec près de 100.000 habitants. Le Lot-et-Garonne a 350.000 habitants ; on lui ôtera Valence et 50.000 habitants. La Tarn a 272.000 habitants ; on lui ôtera un arrondissement de 30.000 habitants. On pourra aussi ôter du Gers 12 à 15.000 habitants. Le nouveau département, qui portera le nom de Tarn-et-Garonne, aura donc près de 300.000 habitants.

    Signé : Napoléon. »
  2. Registre de l’église Saint-Jacques.
  3. Les sœurs et frères de Jean-Auguste-Dominique Ingres furent : Jeanne (dite Augustine) Ingres, née en 1787, décédée le 24 juin 1863 ; — Jeanne Anne-Marie Ingres, née en 1791, décédée le 19 février 1870 ; — Thomas Ingres, né en 1799, décédé le 8 août 1821, à l’Hôpital Militaire de Saint Orner ; — Pierre-Victor Ingres, né jumeau du précédent en 1799, décédé le 1 1 de messidor, an 3.

    Les actes de décès des père et mère de Jean-Auguste-Dominique Ingres portent : — pour Jean-Marie-Joseph Ingres, âgé de 60 ans, décédé le 14 mars 1814, « ce matin à 6 heures, rue des Soubirous »; — pour Anne Moulet, âgée de 59 ans, décédée le 14 mars 1817, « à 5 heures % du soir, grande rue Saint-Louis. »

    Du père d Ingres, M. Henry Lapauze a relevé la lettre suivante qu’il insère dans son Catalogue sur Les Dessins de J.-A.-D. Ingres au Musée de Montauban :

    Le citoyen Ingres, peintre, au citoyen Landon.

    Montauban, le 20 prairial, an IX.

    Toujours zélé pour le bien et la satisfaction que procure votre journal, je m’empresserai dans toutes les occasions à augmenter le nombre des abonnés. Je vous offre dans la présente le nombre de quatre, qui sont le citoyen Couderc, ingénieur du département du Lot, faubourg du Moustier, à Montauban (pour 6 mois : 6 fr.) ; le citoyen Delmas-Lamothe, faubourg Ville Bourbon, à Montauban (pour 6 mois : 6 fr.) ; le citoyen Narbonne, logé chez le citoyen Viallet, marchand bijoutier, à Montauban (pour 6 mois : 6 fr.) ; le citoyen Martin, chez le citoyen Bujau oncle, sous le Couvert, à Montauban (pour 6 mois : 6 fr.). Tous les quatre, à compter de l’ouverture des abonnements. Je serais très flatté à mon particulier, citoyen, si vos affaires vous le permettaient, de m’accorder un mot de réponse tendant à votre opinion sur les dispositions que mon fils apporte dans la carrière de la peinture. Pardon de la curiosité d’un père qui se flatte toujours sur le sort de son fils. Comptez sur ma reconnaissance.

    Votre serviteur,

    Ingres,

    Peintre, professeur de dessin au ci-devant collège, à Montauban ; et père de ce jeune artiste qui, l’année dernière, a remporté le second prix de peinture, dont la gravure va être insérée dans votre journal du premier trimestre prochain.
  4. Le sujet du concours pour lequel Ingres obtint, en 1800, le second Grand -Prix de Rome, fut : Antiochus envoie à Scipion l’Africain, des ambassadeurs chargés de lui remettre son fils, qui avait été fait prisonnier sur mer. — Le sujet du concours pour lequel, en 1801, Ingres obtint le Premier Prix, fut : Les ambassadeurs d’Agamemnon devant la tente d’Achille. Une reproduction du premier tableau, envoyée par Ingres à son père, appartient à M. Combes père, à Montauban. L’original du deuxième figure dans la Galerie des Prix de Rome, à l’École des Beaux-Arts.
  5. La Vénus Anadyomène ou Naissance de Vénus, commencée à Rome en 1808, fut terminée à Florence pour M. de Pastoret, comme Ingres l’écrit à Gilibert, à la date du 15 juin 1821. M. de Pastoret, qui venait de commander à Ingres l’Entrée de Charles V à Paris, laissa à l’artiste l’Anadyomène. M. Benjamin Delessert vint la voir et, ayant cru y relever une « faute de dessin dans l’un des genoux », il renonça à l’acquérir. Elle ne fut achevée qu’en 1848, pour M. Reiset, conservateur des Peintures et des Dessins au Musée du Louvre.

    La Source resta plus longtemps encore sur le chevalet d’Ingres. Commencée aussi à Rome, en 1807, elle ne fut terminée qu’à Paris, en 1855, quand le maître avait 75 ans. Ce fut, dit-on, une jeune modèle dont la forme idéale rappela à Ingres cette ancienne peinture et lui fit terminer en poète inspiré cette pure création d’idéale jeunesse, qu’il n’avait commencée qu’en simple prosateur d’un dessin impeccable mais froid.

  6. Depuis le drame de Pizzo et la mort du royal fils de l’ancien aubergiste de Labastide-Murat, il ne reste plus aucun des nombreux tableaux qu’Ingres peignit pour la Cour de Naples. Seule. l’Odalisque couchée, dite la Grande Odalisqueou l’Odalisque Pourtalès (du nom de son acquisiteur, qui la paya quelques cents francs à peine au Salon de 1819), fut préservée du royal pillage auquel donna lieu, dans le palais de Naples, la chute du roi Joachim Murât. La raison en est qu’en 1814 Ingres gardait dans son atelier de Rome ce tableau qu’il terminait pour son royal Mécène. Il est, depuis, passé au Musée du Louvre où on peut le voir, aujourd’hui, à côté de la Baigneuse qui fut peinte à Rome en 1808 pour n’être exposée à Paris qu’en 1855. il n’est pas même jusqu’aux dessins qu’Ingres dut faire pour ces divers tableaux, qui ne fussent perdus. Seuls, ceux qu’il fit vers 1810 pour l’introuvable Dormeuse de Naples, que lui avait achetée Murât, furent utilisés par l’artiste, en 1831), pour l’Odalisque à l’esclave dont les études sont conservées au Musée de Montauban, avec une demi-figure de la reine Caroline et un portrait en pied du jeune Murât, son fils. — Qu’est devenue cette Dormeuse de Naples, entr’autres tableaux peints par Ingres pour la Cour du roi Murât ?
  7. M. Jules Mommeja a catalogué toutes les pièces de donation d’Ingres au Musée de Montauban, en un manuscrit de plusieurs centaines de pages in-8o. Nous fûmes chargé par l’auteur de déposer ce manuscrit, en 1897, à la Direction des Beaux-Arts, rue de Valois. Depuis, M. Momméja a publié une intéressante étude sur Ingres, dans la Collection des grands Artistes (Laurens édit.) Ce petit livre fait honneur à son auteur ; mais c’est le Catalogue général de l’Œuvre d’Ingres à Montauban, dont on serait en droit d’attendre la publication. Il semble qu’il suffira d’en exprimer le désir à la Direction des Beaux-Arts, pour en obtenir sa prompte réalisation. « J’ai exécuté, m’écrivait-il le 8 octobre 1895, l’inventaire complet du Musée de Montauban pour l’Inventaire des richesses artistiques de France que publie le Ministère des Beaux-Arts, à l’instigation de M. Bardoux, ou mieux de l’excellent M. de Chennevière. Mais, comme vous le pensez bien, je ne m’en suis pas tenu à cette importante, mais assez prosaïque besogne. Comme vous l’avez deviné, j’ai réuni les éléments d’un Catalogue général des Œuvres d’Ingres où les dessins ont leur place, avec les lettres et renseignements divers que j’ai pu recueillir. Pour les débuts de l’artiste à Rome, par exemple, cet inventaire équivaut à une véritable autobiographie. Vous avez parfaitement compris mon projet ; inutile d’insister. »
  8. Dans les Souvenirs d’Atelier d’Ernest Hébert à qui nous consacrerons un prochain volume, le maître de la Mal’aria, rapportant une visite qu’en 1840 il fit au maître de la Stratonice, avec ses camarades pensionnaires de la Villa Médicis dont Ingres était devenu le directeur, nous lisons : « En redescendant, nous fîmes nos compliments à Mme Ingres, qui nous attendait dans son salon du premier étage. C’est alors qu’elle nous dit que la Stratonice était commandée par Mgr le duc d’Orléans et payée 9.000 francs, « C’est un beau prix, hein ? Vous autres aussi, vous aurez des bonnes fortunes pareilles si vous travaillez bien. Mon mari n’a pas été toujours aussi largement payé. Quand nous étions à Florence, après sa pension, dans les premiers temps de notre mariage, il faisait des portraits au crayon dans la famille Gonin, qui lui étaient payés 25 francs, et nous étions bien heureux d’avoir cette ressource. Mais, après chaque portrait, M. Ingres déclarait qu’il n’en ferait plus, qu’il était peintre d’histoire et non dessinateur de bourgeois. Cependant il fallait vivre et M. Ingres reprenait son crayon. » Ce tableau de la Stratonice, — pouvons-nous ajouter pour terminer ce récit — avait été commandé par le duc d’Orléans, en 1834, pour servir de pendant au Meurtre du duc de Guise, peint par Paul Delaroche. Au prix convenu de 9.000 francs, le duc, satisfait ajouta le double en recevant ce tableau, en 1840. En 1853, le prince Demidoff acheta la Stratonice 63. 000 francs en vente publique, alors que le duc d’Aumale avait acquis le Meurtre du duc de Guise au prix de 60.000 francs. Désirant posséder aussi la Stratonice, le duc d’Aumale offrit 100.000 francs au prince Demidoff, qui préféra renvoyer ce tableau à la Salle des Ventes, où il fut acquis par le duc d’Aumale pour la somme de 93.000 francs.
  9. Il faut rapporter à cette date une visite que Géricault fit à Ingres et que celui-ci résuma ensuite à M. Schnetz, en disant du peintre de la Méduse, qui n’avait pas été peut-être très communicatif devant les toiles de son collègue :

    — C’est un bâton !

    Depuis cette visite, Ingres ne revit plus Géricault, mort d’ailleurs, à quelque temps de là, de la manière dramatique que l’on sait. Mais l’implacable méridional écrivit, plus tard, dans ses cahiers, cette note qui surprend et que l’impartialité nous permet de citer ici : « Je voudrais qu’on enlevât du Musée du Louvre ce tableau de la Méduse et ces deux grands Dragons, ses acolytes ; que l’on plaçât l’un dans quelque coin du Ministère de la Marine, les deux autres au Ministère de la Guerre, pour qu’ils ne corrompent plus le goût du public qu’il faut accoutumer uniquement à ce qui est beau. Il faut nous délivrer aussi, une bonne fois, des sujets d’exécution, d’auto-du-fé et autres Est-ce là ce que la peinture, la peinture saine et morale, a la mission de représenter ? Est-ce là ce qu’on doit admirer, est-ce à ces horreurs qu’on doit se plaire ? Je ne proscris pas, pour cela, les effets de la pitié ou de la terreur ; mais je les veux tels que les a rendus l’art d’Eschyle, de Sophocle ou d’Euripide. Je ne veux pas de cette Méduse et de ces autres tableaux d’amphithéâtre, qui ne nous montrent de l’homme que le cadavre, qui ne représentent que le laid, le hideux. Non, je n’en veux pas ! L’art ne doit être que le beau et ne nous enseigner que le beau. » Quelle critique Ingres réservera-t-il à son meilleur ami Gilibert, quand celui ci osera aller poser chez Gros pour la Bataille d’Aboukir et peut-être pour les Pestiférés de Jaffa ?