Ingres d’après une correspondance inédite/III

◄  II.
IV.  ►

III
Ingres a Gilibert, Florence, 7 octobre 1820.
Florence, 7 octobre 1820.

Mon très cher ami, nous t’avons laissé le temps de la réflexion. Tes bonnes lettres nous font encore mieux sentir, s’il est possible, combien tu nous prives et nous rends malheureux, en ne venant pas au milieu de tes bons amis.

Bartolini t’écrit et t’en fait ses plaintes. Je ne pourrai jamais assez te dire combien tu as tort et quelle occasion, j’ose dire, tu manques pour venir jouir de ce pays classique que tu ne peux t’empêcher de voir, un jour, et où nous ne serons peut-être plus ; un pays auquel on peut appliquer ce dit-on des Grecs : que l’on mourrait malheureux de n’avoir pas vu le Jupiter Olympien. L’excellent Bartolini, le plus grand sculpteur de ce siècle, qui n’a toujours pour rival que les Anciens, (et ceci est sans adulation, comme tu dois bien le penser), en est enragé et même, tu le désobliges ; car tes conseils, ta sagacité, ton ordre, feraient que ses affaires en iraient mieux. C’est un petit ministère que ses ateliers, sa correspondance et huit ou neuf monuments de marbre qu’il a à faire. Enfin, en t’attendant, il se venge sur nous, nous héberge comme des seigneurs, (car il vit ainsi), et nous comble d’amitié dont les preuves sont au bout des paroles, En vérité, il n’y a rien d’Italien en lui, que son génie et son esprit. Pour le cœur, il est tout Français. Mais il est assez malheureux de n’avoir jamais fait que des ingrats, par toute sorte de charités, de générosités et trop de bontés de cœur. Ajoute à cela qu’il est entouré d’ennemis de toute espèce que lui attire son grand talent qui est, parmi eux, comme une belle et vive lumière au milieu du chaos ; et son esprit juste lui fait mépriser tout ce qui est bourgeois. Enfin, pour éviter des redites, voilà aussi mon histoire ; à cela près cependant qu’il est en train, malgré tout, de faire fortune, c’est-à-dire d’acquérir trois ou quatre mille livres de rente ou, pour autant dire, la liberté ; et que moi, pauvre diable, avec le travail le plus assidu et j’ose dire distingué, je me trouve, à trente-huit ans, n’avoir encore pu mettre de côté qu’à peine mille écus.

Encore faut-il vivre tous les jours ! Mais ma philosophie, ma bonne conscience et l’amour de l’art me soutiennent et me donnent le courage, avec les précieuses qualités d’une excellente femme, de me trouver encore passablement heureux ; et rien ne manquerait à notre bonheur que de t’avoir chez moi, avec ton amitié et tout ce que je possède à toi et pour toi. Ma bonne femme partage à ton égard tous mes sentiments. Il faudrait nous voir tous les deux pleurer de tendresse, à la lecture de tes chères lettres. Il n’est donc pas question que tu nous donnes des raisons, qui n’en sont pas pour nous ; il faut que tu viennes. Tous les temps sont bons. J’ai même pensé, (pardonne à mon indiscrétion), que quelque raison de cœur pouvait te retenir. Un an d’absence, si on t’aime véritablement, ne doit faire qu’augmenter rattachement. Mais nous sommes des égoïstes et nous ne pensons que pour nous, sur cela.

Passons aux affaires. Ta bonne sollicitude pour moi a eu le succès que tu en attendais ; Le Ministre de l’Intérieur vient de me charger de peindre un tableau pour la cathédrale de Montauban, et de m’entendre directement avec le Préfet pour cette affaire. Je lui écris en même temps qu’à toi. Fais-moi le plaisir de le voir et lui exprimer encore, par ta voix d’ami, la joie où je suis et le vif désir que j’ai de faire honneur à la patrie, à mes chers compatriotes et je te prie aussi bien de l’engager à me faire parvenir le plus tôt possible, (vu que je suis extrêmement pressé par le temps), le sujet du tableau, sa juste mesure, le lieu qu’il doit occuper et, aussi bien, comment il sera éclairé. Et même, fais-moi le plaisir de foire toi-même un petit croquis, dans ta lettre, de la chapelle. Si tu ne pouvais le faire toi-même, l’ami Gentillon pourrait très bien le faire. Il me ferait, en cela, un bien grand plaisir, à charge de revanche, payable sitôt reçu, en même monnaie.

Il est bien vrai que rien ne me fait plus de plaisir que cette circonstance qui me met en rapport si touchant avec le pays qui m’a vu naître, et je t’en remercie de tout mon cœur. J’espère aussi que mes compatriotes en ressentent quelque plaisir, malgré ce que tu me dis de leur peu d’inclination pour les arts. Je me flatte, peut-être, mais j’ai la conscience de croire que ma peinture pourrait leur faire quelque sensation ; ce dont ils devraient, je dois l’espérer, me tenir un peu compte pour remédier à la très modique somme de trois mille francs que le Ministre a allouée à cet ouvrage.

Tu vois, mon ami, que toujours, ils affectent, là-bas, de me traiter comme un jeune artiste qui s’essaie dans la carrière : et tout cela parce que ce jeune artiste, qui est un maître, les gêne toujours beaucoup. Tu m’entends. Je laisse donc à tes soins d’ami de voir, puisque c’est le Ministre qui paie d’ailleurs, ce que mes compatriotes pourraient faire pour faire monter le prix au moins à cinq mille. Tout le monde ici croit que cela se pratique toujours ainsi. Je dois dire même que, si la grandeur du tableau passait dix pieds environ, je me verrais forcé d’en appeler au Ministre, parce que mes moyens et mon temps ne me permettent nullement de faire des sacrifices. C’est bien, au contraire, aux autres d’en faire pour moi.

Mais je prêche à un converti et je m’abandonne entièrement à ta prudence, bien persuadé en ceci qu’on est bien heureux de pouvoir remettre ses intérêts dans de si chères mains. J’ai dû parler ainsi à un ami, tel que tu l’es pour moi ; je dois espérer que tu entreras dans mes raisons, sans me croire un homme intéressé. Certes, ce serait la première fois de ma vie.

Adieu donc, mon très cher et je puis dire mon premier et unique ami ! Donne-moi de tes chères nouvelles qui me rendent si heureux. Cette circonstance me les doit assurer encore plus vite. J’ai tends, pour t’envoyer de mes ouvrages, que tu nous affirmes impitoyablement que tu ne veux pas venir, ce qui nous donnera un véritable chagrin. Si tu viens pour notre bonheur, tu les trouveras ici ; ils t’attendent. Avec toute notre tendresse et notre inaltérable amitié, je t’embrasse. Rappelle-moi, je te prie, malgré tout, au souvenir de ton bon père et à ta famille, à laquelle j’adresse tout mon respect, et à l’amitié de notre bon Couderc, de Bardou et de tous ceux qui m’aiment.

L’ami Bartolini ne peut pas t’envoyer aujourd’hui sa lettre, quoique écrite aux trois quarts et demi, vu qu’il a impérieusement modèle. Il te fait mille et mille amitiés jusqu’au prochain courrier. Je dois aussi te prévenir que je ne suis à Florence que jusqu’au 10 du mois prochain. Je n’ai ni le temps ni la place de te parler musique, que tu entends et sens si bien, ni peinture. Viens donc en faire ensemble et me voir peindre un tableau.