Ingres d’après une correspondance inédite/I

INGRES À GILIBERT [1]
I
Rome, 7 juillet 1818.

Mon cher ami, je reçus ta bonne lettre dans le moment où j’apprenais que je n’avais plus de mère. Elle contribua à calmer un peu ce premier désespoir qui déchire le cœur, bien juste tribut que l’on doit aux siens. J’ai fait en bien peu de temps deux pertes bien sensibles, irréparables ; elles ont jeté du noir sur ma vie. Mon pauvre père, il t’aimait bien ! son portrait fait cependant encore ma consolation ; je crois le revoir vivant. Ma pauvre mère s’est refusée, par caractère, au plaisir de vivre longtemps heureuse près de nous. Je t’entretiens bien tristement, mon cher ami ! Pardonne:mais c’est à l’amitié que l’on aime à confier ses peines, parce qu’on est toujours bien reçu et bien entendu. Mais parlons de nous et plus gaiement.

Que tu es bon, mon cher Gilibert, de fermer les yeux sur mon espèce d’ingratitude. J’efface ce nom et dirai inconcevable négligence à prendre la plume, défaut qui fait trop souvent tort à mes affaires et qui m’enlève souvent des amis, sans que mon cœur ait jamais changé pour eux. C’est donc bien à moi, de te demander si tu ne m’as pas oublié. Mais ta lettre me prouve toute la générosité de ton cœur. Pour moi, en retour, je te proteste que tu es pour moi le plus ancien (puisque nous nous sommes connus enfants) et le seul véritable ami; et tels nous serons toujours, j’espère, tant que nous vivrons. Ainsi donc, renouons au plus vite une amitié qui n’a jamais cessé et qui est cimentée, de mon côté, par la plus vive reconnaissance pour tout ce que tu as fait pour moi, et sur quoi tu as toujours gardé un si généreux silence.

Je te remercie de tout ce que tu m’apprends, pour tout ce qui te touche. Je le lis avec un plaisir avide, et je vois que tu es né pour cultiver les arts plutôt que le barreau. Ce n’est pas moi, qui te dirai non. Lorsque l’on est né avec ce sentiment, on s’élève au-dessus des autres hommes ; on est véritablement quelque chose de plus qu’eux. Moi, mon ami, je suis pour les arts, comme tu m’as connu ; l’âge et la réflexion auront, j’espère, assuré mon goût sans en diminuer la chaleur. Mes adorations sont toujours : en peinture, Raphaël et son siècle, les Anciens avant tous, les Grecs divins ; en musique, Gluck, Mozart, Haydn. Ma bibliothèque est composée d’une vingtaine de volumes, chefs-d’œuvre que tu devines bien. Avec cela, la vie a bien des charmes.

Je te dirai aussi, mon cher ami, que j’ai uni mon sort à une excellente épouse, qui fait mon continuel bonheur. Elle m’a apporté une véritable dot en elle-même et notre ménage est, j’ose le dire, cité en exemple. J’éprouve, de ce côté, le bonheur le plus parfait. Mais il faut te dire aussi, qu’elle est Française, une bonne Champenoise. Si ce n’était ainsi, je serais bien à plaindre, mon cher ami ; car, avec mon talent, je n’ai pu encore parvenir à mettre rien de côté et je vis, comme on dit, à la journée. Un tableau pousse l’autre. La chute de la famille Murât, à Naples, m’a ruiné par des tableaux perdus ou vendus sans être payés ; ce qui a causé un dérangement si grand dans mon petit ménage que je ne l’ai pas encore réparé, à cause de dettes que j’ai dû contracter pour vivre dans un malheureux moment où je ne pouvais pas vendre un seul tableau.

Je fus obligé alors d’adopter un genre de dessin, (portraits au crayon), métier que j’ai fait à Rome près de deux ans. J’espère que tu reconnaîtras en cela ma bonne étoile. Depuis deux ans, le comte de Blacas, notre ambassadeur, qui m’a remis le pinceau à la main, me distingue et je peins pour lui. J’ai un assez bon nombre de tableaux à faire pour la France et l’Espagne. Mais, comme je fais de la peinture pour la bien faire, je suis long et, par conséquent, je gagne peu, parce que ces tableaux, étant, pour la plupart, de très petite dimension, veulent être très finis. Et, à la fin, c’est tout au plus si j’y retrouve de quoi vivre.

Il faut donc quitter ce pays dans lequel j’ai trop séjourné et dans lequel les « alliés » artistes nous font une autre espèce de guerre, parce que nous valons mieux qu’eux. Ils sont d’accord contre nous, avec une horde de mauvais artistes, Romains et Italiens, pleins de médiocrité et de mauvaise foi. Mais tout ce que j’aurais à te dire là-dessus est trop long.

M. Bardoux voudra bien satisfaire ta curiosité sur d’autres points. C’est un homme sage, instruit, et que j’ai vu avec grand plaisir. Je le charge de te mettre la puce à l’oreille pour venir nous trouver à Rome, où j’ai encore un an à passer. Après cela j’irai à Florence, bien voir ce pays et toute la Toscane et le reste de l’Italie, et rentrer en France.

Voilà une bonne occasion, mon cher ami, de nous retrouver. Et dans quel beau pays ! Combien il me serait doux de te revoir ! Ce voyage manque à tes talents, à ton instruction, à notre amitié. Oui, mon ami, je t’en conjure, ne rejette pas mes vœux ; nous vivrons ensemble, trop heureux de trouver cette occasion de m’acquitter en partie de ce que tu as si généreusement fait pour moi, lorsque le malheur pesait sur moi. Nous ne sommes pas opulents, il s’en faut, mais le bon pot-au-feu et un bon plat t’attendent ; et il faut que tu viennes et que tu acceptes ce que nous t’offrons du meilleur de notre cœur, sans cela tu seras cause que je ne saurai jamais entièrement quitter l’Italie.

Pense aussi au plaisir de retrouver Bartolini à Florence. Aussi paresseux l’un que l’autre, nous nous sommes perdus aussi très longtemps de vue. Mais il est toujours le même, pour toi et pour moi. Il m’a donné une grande preuve d’amitié dernièrement. J’en réserve le détail à ma prochaine lettre. Tu sauras qu’il est très heureux à Florence ; il a une grande vogue pour les portraits en marbre. Tous les étrangers se font pourtraicturer par lui. Il a toujours le plus beau talent et est le premier, de l’aveu de tous. Je le parlerai aussi de mes progrès et de mes ouvrages, en attendant que tu voies par toi-même.

Je prends, à présent, une autre thèse. J’ai un service à te demander. Je ne connais que ton amitié et ta franchise pour le remplir… Tu en comprends l’importance et toute l’obligation que je t’en aurai.

Adieu, mon cher ami. Notre correspondance est établie ; je te répondrai bien exactement. Pense bien à notre projet de voyage et crois-moi, pour la vie, ton meilleur ami. Mille amitiés à notre ami Gentillon Gouderc et à la Parisienne, son épouse. Je lui désire toute sorte de prospérité, etc.

  1. Les lettres qui seront insérées en petits caractères, dans le cours de cette correspondance inédite, sont extraites des ouvrages de MM. Delaborde, Blanc, Lapauze et Momméja. Nous nous sommes décidé à les comprendre dans ce recueil, en lisant le vœu qu’en exprimait, dans la Revue Bleue du 4 juillet 1908, M. Paul Bonnefon à qui nous devons une nouvelle liasse de lettres publiées dans cette Revue, par ses soins.