Industriels et Inventeurs - Christophe Oberkampf

Industriels et Inventeurs - Christophe Oberkampf
Revue des Deux Mondes2e période, tome 29 (p. 594-626).
INDUSTRIELS ET INVENTEURS

CHRISTOPHE OBERKAMPF

Dans le courant de l’année 1757, le conseil du commerce en France se trouva saisi d’une question dont la solution, toute naturelle qu’elle semble aujourd’hui, devait pourtant faire de nombreux mécontens. Il s’agissait de lever ou de maintenir l’interdiction qui frappait alors dans notre pays la fabrication des toiles peintes. Le goût de ces étoffes s’était promptement répandu et tendait constamment à s’accroître. L’exemple était venu de haut. C’était en plein Versailles que les dames de la cour avaient les premières adopté les tissus prohibés. La petite noblesse et la bourgeoisie s’étaient empressées d’accueillir une mode née en si bon lieu, et quelques grisettes se permettaient à leur tour de la suivre, au grand scandale des fabricans de Rouen, indignés de voir des femmes du peuple abandonner pour des produits étrangers l’honnête siamoise et les autres étoffes indigènes.

Les idées de protection et de restriction étaient toutes-puissantes à cette époque, et, dans l’intérêt des industries privilégiées, on s’était obstiné jusqu’alors à interdire l’impression des toiles à l’intérieur, en même temps qu’on redoublait de rigueur à la frontière pour arrêter l’invasion des produits étrangère. Par suite de ces mesures, plus de 20 millions de francs sortaient annuellement du royaume, au profit des manufactures de la Suisse, de l’Angleterre et de l’Allemagne, et ce chiffre menaçait encore de s’accroître. La contrebande se chargeait, malgré tous les obstacles, d’approvisionner le marché français. Et certes il n’y avait point à s’en prendre à l’indulgence de la loi ; la pénalité draconienne de cette époque ferait frémir le prohibitioniste le plus endurci de nos jours. Écoutez l’abbé Morellet : « Au milieu du XVIIIe siècle, on pendait encore un homme en France pour avoir acheté 22 sous à Genève ce qu’il pouvait vendre 3 livres à Grenoble. » Il faut cependant l’avouer, quand les juges étaient bien disposés, si le coupable était digne de quelque intérêt, on se contentait de l’envoyer aux galères. Cette sombre perspective ne décourageait point les fraudeurs. Galériens et pendus trouvaient des successeurs dans une vie remplie de hasards et de périls, mais où se rencontraient parfois de bonnes aubaines. Toujours recrutée, la contrebande occasionnait de continuelles escarmouches aux frontières, et cette petite guerre sans trêve coûtait la vie ou la liberté à un grand nombre de malheureux qui, sans parler des gens du roi tués dans les rencontres, n’étaient certainement pas tous des coquins. Un relevé exact, emprunté aux registres des fermiers-généraux, donnait pendant l’espace de trente ans, à partir de 1726, un total de seize mille hommes, les uns en fuite ou aux galères, les autres pendus ou morts en faisant le coup de feu. Or l’introduction clandestine des toiles peintes, qui composaient une importation aussi considérable que le tabac et le sel réunis, figurait pour une large part dans la lugubre liste.

Un pareil état de choses ne pouvait durer plus longtemps, et le conseil du commerce se résolut à prendre cette affaire en sérieuse considération ; mais alors se produisit, — comme c’est l’usage dès qu’il est question de toucher aux tarifs, — la formidable coalition des intérêts existans. À peine l’éveil fut-il donné dans les centres manufacturiers, que tous les privilégiés combinèrent leurs efforts pour une action commune. Les villes de fabrique se hâtèrent de faire parvenir leurs doléances au gouvernement sous forme de pétitions, et envoyèrent des délégués à Paris pour soutenir ce qu’elles appelaient leurs droits. Les députés de Lyon, de Tours, de Rouen, d’Amiens, de Reims, de Beauvais, etc., manufacturiers riches et bien posés, assiégèrent les bureaux ministériels, et trouvèrent facilement des appuis à la cour. Ils voulurent aussi agir sur l’opinion publique, et ce fut alors un déluge de mémoires dont les auteurs prétendaient démontrer, par les chiffres aussi bien que par les raisonnemens, que la levée de l’interdiction amènerait infailliblement la ruine de l’industrie et l’anéantissement du commerce[1]. Heureusement l’esprit nouveau commençait à se répandre, et un groupe d’écrivains battait déjà en brèche la vieille économie politique. Les réponses ne manquèrent donc pas.

De tous ceux qui dans le royaume suivaient la polémique engagée entre les fabricans et les économistes, nul assurément n’appelait de vœux plus ardens la levée de la prohibition qu’un pauvre artisan étranger récemment arrivé à Paris. C’était un jeune homme de vingt ans, petit de taille, à l’œil vif, au front largement développé, et qui portait dans la simplicité de ses allures, comme dans le caractère ouvert de sa physionomie, la forte empreinte de son origine germanique. Il vivait obscurément du labeur de ses mains au fond d’un quartier reculé. Un grand projet remplissait déjà cette jeune tête, et ce projet, la décision du conseil du commerce pouvait en faire un rêve stérile ou une réalité. On ne s’étonnera donc point de l’intérêt pris à la lutte par l’ouvrier qui devait illustrer le nom d’Oberkampf. Personne n’ignore avec quel éclat s’est poursuivie la destinée industrielle que nous rencontrons ici à ses débuts. Ce qu’on ne sait qu’imparfaitement toutefois, c’est au prix de quels efforts Oberkampf dota notre pays d’une de ses industries les plus prospères. Il y a des carrières qu’il ne suffit pas d’observer dans leurs grands aspects, et qui gagnent à être étudiées dans les plus humbles incidens qui les ont remplies. L’étude essayée ici d’après des documens intimes prouvera, on l’espère du moins, la vérité de cette assertion : mais il faut, pour la mieux faire ressortir, ne pas prendre la destinée d Oberkampf à l’époque seulement de son arrivée à Paris ; il faut remonter de quelques pas en arrière. Ainsi se déroulera dans toute son unité austère une existence non moins riche en exemples de forte initiative que celle de Stephenson, devenu pour l’ouvrier anglais une sorte de héros populaire.


I

Christophe-Philippe Oberkampf était né, le 11 juin 1738, à Wissembach, dans le margraviat d’Anspach. Ce petit territoire fait partie du royaume de Wurtemberg. Sa famille était luthérienne. Son père, Philippe-Jacob, était un ouvrier habile, qui, dès sa jeunesse, avait fait bien des pérégrinations à travers les villes allemandes, et, chemin faisant, avait appris à imprimer la réserve, c’est-à-dire à teindre des toiles en fond bleu dont le dessin était conservé en blanc. Il quitta Wissembach en 1744, et alla s’établir avec sa jeune famille à Kloster-Heilbronn, où il était appelé dans une manufacture de teinture et d’impression d’étoffes de laine. C’est là qu’il réussit à trouver un procédé pour une nouvelle couleur. Le bruit de sa découverte se répandit sur les bords du Rhin, et le pauvre Philippe-Jacob reçut enfin des offres avantageuses d’une maison de Bâle. Ce nouveau déplacement eut lieu vers la fin de 1749. La famille fit à pied le voyage, et le petit Christophe, qui venait à peine d’atteindre sa onzième année, mais qui avait été élevé dans la mâle simplicité des mœurs populaires, parcourut allègrement le trajet, tout fier de porter, lui aussi, son mince bagage au bout d’un bâton.

Par une louable prévoyance, le père avait eu soin de stipuler dans son contrat d’engagement que l’apprentissage de son fils aîné serait complet. Une clause spéciale portait que le dessin et la gravure lui seraient enseignés. L’enfant, qui avait l’esprit vif et le cœur droit, suivit docilement l’impulsion paternelle. Il entra par la fonction la plus humble dans sa vie de labeur, qui devait être si féconde et si belle : il commença par être tireur. Le tireur est à l’ouvrier imprimeur ce que l’écuyer était au chevalier, moins que cela, ce que le manœuvre est au maçon : il applique la couleur sur la planche. Cet échelon infime fut bientôt franchi. Les ouvriers de l’atelier de Bâle, que charmait la curiosité pénétrante du petit garçon, se firent un plaisir de l’initier aux procédés de la besogne qui leur était familière. Pendant les trois années de l’engagement de son père, Christophe poursuivit son apprentissage sans un moment de lassitude ou de découragement. Dessin, gravure, teinture, impression, il fit face à tout avec une constance au-dessus de son âge.

A l’expiration de son engagement, Philippe-Jacob fit encore deux étapes industrielles, d’abord à Lœrrach, à deux lieues de Bâle, ensuite à Schafisheim, près de Lenzbourg. C’est de cette dernière halte qu’il partit en 1755 pour se fixer dans la ville d’Aarau. Il y établit une petite manufacture de toiles peintes, et le gouvernement local, désireux d’encourager une industrie utile aux intérêts généraux du pays, s’empressa de conférer au nouveau-venu le droit de bourgeoisie. Qu’on ne prenne pas ceci pour une mince faveur ; les cantons suisses étaient alors beaucoup moins prodigues du droit de bourgeoisie que les monarchies de titres nobiliaires, de blasons et de parchemins.

Le jeune fils du bourgeois d’Aarau était déjà consommé dans le métier. Il ne s’y faisait pas une opération, quelque secondaire qu’elle fût, dont il ne connût à fond la pratique. Aussi se trouva-t-il bientôt à l’étroit dans l’établissement paternel. Il aspirait à une scène plus vaste, où son activité pourrait se déployer en toute liberté. Ce ne fut pas néanmoins sans un violent combat intérieur qu’il prit la résolution de partir pour aller chercher sa voie à travers le monde. Après bien des hésitations, il déclara son projet à son père. Naturellement le brave homme rejeta loin de lui l’idée de se séparer d’un enfant dans lequel il se complaisait à voir son successeur ; mais ayant obtenu un demi-assentiment de sa mère, Christophe se rendit furtivement à Mulhouse, où il entra, en qualité de graveur, dans la célèbre manufacture de Samuel Rœchlin et Henri Dollfus, connue sous le nom de cour de Lorraine. Il y travailla pendant six mois. Au bout de ce temps, il revint dans sa famille. Philippe-Jacob voulait revoir son fils, et promettait au fugitif de ne plus mettre d’obstacle à ses projets d’établissement en pays étranger. Il tint parole. Dans le courant du mois d’octobre 1758, Christophe passa la frontière et arriva enfin à Paris, la bourse presque vide, mais le cœur plein d’espérance.

À son départ, il n’avait point l’intention de faire un long séjour en France : tout d’abord ses visées s’étaient portées vers l’Espagne ; mais ce qu’il apprit de l’état des arts industriels dans la Péninsule le détourna de donner suite à ce projet. Oberkampf, dont l’ambition ne s’aventurait point hors du réel et du possible, comprit qu’il n’y avait rien à faire pour lui au-delà des Pyrénées. Il résolut de rester à Paris, En France, s’il pressentait bien des difficultés, du moins il voyait des chances de réussite. L’industrie, puissamment encouragée par Colbert, s’y était rapidement développée ; elle constituait enfin l’une des forces vives de la nation, et cette force, pour s’accroître encore, n’avait besoin que d’être délivrée des entraves d’une réglementation surannée. À peine arrivé, le jeune homme se mit en quête de travail. Par une de ces bizarres exceptions qui fourmillaient dans la législation incohérente du temps, le clos de Saint-Germain, des-Prés et l’emplacement de l’Arsenal échappaient à la loi commune en matière de toiles peintes. Une tolérance inexplicable permettait la vente des indiennes de Neufchàtel sur le premier de ces terrains, et sur le second un étranger nommé Cotin avait pu organiser un de ces ateliers d’impression si rigoureusement interdits partout ailleurs. Cet établissement, dont l’existence était subordonnée au bon plaisir de l’autorité, était connu d’Oberkampf, le patron ayant récemment envoyé en Suisse un agent chargé de recruter des ouvriers. Christophe se présenta avec confiance : dessinateur, graveur, coloriste ou imprimeur, il pouvait être tout cela au gré du fabricant. Celui-ci accueillit avec joie un pareil auxiliaire, et l’activité de l’atelier ne tarda point à se ressentir de la présence d’un ouvrier dont les connaissances étaient de beaucoup supérieures à celles de son chef, et qui apportait au travail une ardeur juvénile et une rare assiduité.

C’est au fond de cette vie obscure qu’étaient arrivés jusqu’à Oberkampf les échos de la polémique engagée entre les économistes et les manufacturiers. Toutes ses espérances furent mises en éveil, et il comprit que, sous la pression de l’opinion publique, le conseil du commerce finirait par rendre une décision favorable à la liberté du travail et aux intérêts du royaume. Il se prépara donc à profiter de l’éventualité qui pouvait surgir d’un moment à l’autre. Que lui manquait-il pour réussir ? Il était intelligent, il avait la connaissance complète de son métier, et avec cela l’ardeur de la jeunesse. Une seule chose lui faisait défaut, l’argent, cet indispensable outil du chef d’industrie. Étranger et ne connaissant que bien imparfaitement la langue du pays où il venait chercher fortune, il ne pouvait arriver au crédit dont il avait besoin qu’en amassant par son économie une première mise de fonds, si mince qu’elle fût ; c’est ce qu’il sut faire avec cette fermeté de résolution particulière aux hommes de trempe vigoureuse, qui, se sentant faits pour diriger les autres, commencent par se dominer eux-mêmes. Il élagua rigoureusement de sa vie toute espèce de superflu[2], et lorsqu’en 1759 un édit du roi Louis XV, donnant gain de cause à l’intérêt des consommateurs, révoqua les règlemens antérieurs et autorisa la fabrication des toiles peintes, Oberkampf, dont le salaire était pourtant bien modeste, se trouvait en possession de vingt-cinq louis conquis sou à sou, en quinze mois, sur les besoins de chaque jour : mince épargne qui devait s’accroître comme le chétif grain de sénevé dont parle l’Évangile.

Le chef de l’atelier de l’Arsenal se débattait depuis longtemps au milieu d’inextricables embarras d’argent. Si sa situation n’avait pas été désespérée ; il eût été certainement sauvé par l’activité d’Oberkampf ; mais son crédit était perdu, et pour faire face aux échéances qui se succédaient, il en était réduit aux expédiens. La gêne augmentait de jour en jour, les ouvriers quittèrent leur poste. Oberkampf resta seul, obstiné à son œuvre, et quoiqu’il ne reçût même plus le salaire promis, il tint à honneur de remplir son engagement jusqu’au bout. Ce concours dévoué fut inutile, et le pauvre fabricant marron, juste au moment où son industrie allait devenir légale, fut obligé de suspendre ses paiemens. Oberkampf, à qui cet événement rendait sa liberté, quitta l’Arsenal pour s’installer rue de Seine-Saint-Marcel, dans un atelier où sa coopération était impatiemment attendue. Un de ses compatriotes, nommé Tavannes, suisse du roi au contrôle-général des finances, avait eu vent des favorables dispositions du conseil du commerce. Convaincu du succès réservé aux premiers établissemens qui allaient se créer, il s’était empressé de réaliser un petit capital, et il était venu proposer une association à ce jeune ouvrier de l’Arsenal, dont il connaissait l’intelligence et la probité. Celui-ci avait accepté l’offre ; mais, voulant attendre l’expiration de son engagement, il s’était fait remplacer provisoirement auprès de son associé par son jeune frère, Fritz, qu’il fit venir à Paris. Grâce à ce concours, l’atelier avait pu fonctionner dès l’apparition de l’édit. En arrivant dans l’établissement de Tavannes, Oberkampf, avec ce bon sens qui est le génie de l’industrie, s’aperçut que le quartier-général était mal placé. Pourquoi s’emprisonner dans un faubourg du vieux Paris où l’espace devait manquer au succès futur ? Ne valait-il pas mieux s’établir dans la campagne ? Là, on aurait plus de facilité pour s’étendre et la main-d’œuvre à meilleur marché. Tavannes donna son assentiment à cette manière de voir, et il se chargea d’explorer, en compagnie de Fritz, les environs de Paris. Après quelques excursions, ils avertirent Oberkampf qu’ils croyaient avoir trouvé un emplacement favorable. Comme c’était à lui qu’il appartenait d’en décider, un dimanche matin les trois compagnons se mirent en route, et arrivèrent en quelques heures à l’endroit indiqué.

A 4 ou 5 kilomètres de Versailles, entre une double chaîne de coteaux, boisés jusqu’au sommet, sur un point où l’étroite vallée s’élargit un peu, le village de Jouy en Josas occupe le pied d’une colline dont il gravit discrètement la première pente. Les prairies alternent avec les cultures, et partout les peupliers d’Italie profilent leur élégante silhouette. La Bièvre glisse sans bruit dans la vallée. C’est aujourd’hui un frais et riant paysage ; mais Jouy ne se composait alors que d’un petit nombre de maisons groupées autour de l’église et de quelques toits clair-semés dans des terres marécageuses. Le site plut tout d’abord à Oberkampf ; peut-être lui rappelait-il des souvenirs d’enfance. S’étant assuré que l’eau nécessaire à son industrie ne manquait point, et que l’établissement pourrait s’étendre sur des terrains dont la valeur n’était pas grande, sa détermination fut aussitôt arrêtée. Conseil pris, chose faite ; c’est la devise des hommes qui connaissent le prix du temps. Ayant aperçu une maisonnette placée au bord de la rivière et à laquelle attenait un lopin de pré, il y entra, suivi de ses compagnons, pour s’aboucher avec le propriétaire. Après de longs pourparlers, on finit par tomber d’accord, et la maisonnette, avec quelques perches de prairie pour l'étendage des toiles, fut louée à un prix modique pour neuf ans.

Quelque temps après, aidé par son frère et par deux imprimeurs suisses, Oberkampf fit lui-même le déménagement du chétif maté riel de l’atelier. Un menuisier mécanicien fut appelé à Jouy pour compléter l’outillage, et l’installation fut achevée dès les premiers mois de l’année 1760 ; mais quelle installation ! La maison était si petite, qu’il n’y eut pas moyen d’y loger la chaudière pour les couleurs ; il fallut l’établir à l’extérieur, sous le ciel, sans plus de façons que s’il se fût agi de la marmite ébréchée d’un campement de bohémiens. L’étroite enceinte put contenir le reste du matériel. Quant à y placer quelques meubles, il ne fallait point y songer. Tout ce qu’on put faire, ce fut de convertir le dessous de la table à imprimer en une vaste armoire à l’usage de la communauté. Cette table eut encore une autre destination : le soir, un matelas succédait aux instrumens de travail, et elle servit ainsi de lit pendant quelques mois au futur millionnaire ; les autres compagnons avaient leur gîte dans le village. Telle fut l’humble origine de cette manufacture de Jouy, destinée à devenir le plus vaste établissement de l’industrie française.

Ce fut le 1er mai 1760 qu’Oberkampf imprima lui-même la première pièce de toile. Son frère et les deux ouvriers suisses se mirent à l’œuvre avec l’ardeur de la jeunesse. Il ne pouvait être question de division du travail pour un personnel aussi restreint. Chacun se multipliait sous l’intelligente direction de Christophe, et passait d’une opération à l’autre, selon le besoin du moment. En moins de deux mois, une quantité assez considérable d’indiennes se trouva prête à être livrée à la vente. Malheureusement la partie commerciale n’était pas placée en des mains aussi expérimentées que la partie technique. Tavannes, qui, en sa qualité de bailleur de fonds, s’était réservé le maniement des affaires, ne put parvenir à se débrouiller des premières difficultés. Quand les règlemens souscrits pour le paiement des toiles blanches vinrent à échéance, il ne se trouva point en mesure d’y faire face. Il eut toutefois le bon esprit de dévoiler en temps utile la situation à son associé. Celui-ci, que les soins de la fabrication avaient jusque-là complètement absorbé, n’hésita pas un instant. Bien qu’il eût été stipulé qu’il participerait aux bénéfices sans encourir aucune responsabilité dans les pertes, il donna d’abord ses économies de l’Arsenal, les vingt-cinq louis dont nous avons parlé ; puis il se rendit à Versailles pour mettre au courant des choses M. Parent, premier commis au contrôle-général des finances. M. Parent, qui s’intéressait à Tavannes, était allé plusieurs fois dans le naissant établissement de Jouy, et de ces visites il avait emporté un profond sentiment d’estime pour le jeune chef de l’atelier. Il promit d’obvier aux embarras de la situation. Son emploi lui avait donné de nombreuses relations dans le commerce parisien. Il proposa l’affaire à un négociant en soieries, qui, à la double condition qu’il entrerait dans la société et que sa maison de Paris centraliserait la vente des produits de Jouy, se chargea de faire honneur aux échéances de Tavannes. Le danger avait été conjuré par cet esprit de décision qui était un des traits du caractère d’Oberkampf.

Dans le petit atelier, on suppléait à l’exiguïté des ressources par l’ardeur au travail. Pendant la première année, on imprima trois mille six cents pièces. Le négociant parisien qui avait pris en main la direction des affaires savait que ce n’était pas là le quart de ce qu’il aurait pu vendre : c’était un homme de beaucoup d’adresse et de peu de scrupules. Flairant un grand succès, il parvint à effrayer Tavannes, et il finit par l’évincer en le désintéressant moyennant la somme de 6, 200 livres ; puis, tout en prodiguant à Oberkampf de grands témoignages de considération, il obtint du candide jeune homme, ouvrier consommé, mais encore bien neuf en affaires, sa renonciation à une partie des avantages primitivement stipulés en sa faveur. Un frelon malfaisant s’était introduit dans la ruche. Heureusement il arrive parfois que ces hommes si fins trouvent sur leur chemin une pierre d’achoppement. Tavannes disparu, M. Parent proposa de mettre en tiers dans l’association un de ses amis, qui apportait dans l’affaire un capital de 50,000 livres. Oberkampf accepta avec joie, et l’autre ne put refuser.

Ce nouveau personnage, qui devait être pendant vingt-sept ans le fidèle associé d’Oberkampf, et qui resta son ami dévoué quand leurs intérêts furent séparés, était M. Sarrasin Demaraise, avocat au parlement de Grenoble et ancien lieutenant particulier de la maîtrise des eaux et forêts dans le Dauphiné, son pays natal. M. Demaraise était venu résider depuis quelques années à Paris. C’était un galant homme, qui possédait quelque fortune, et avait d’excellentes relations dans la bourgeoisie. Ses connaissances en jurisprudence étaient étendues ; mais, par un contraste qui se produit fréquemment entre les aspirations et les aptitudes, un goût décidé l’entraînait vers les choses du commerce et de l’industrie, tout un ordre d’idées pour lequel il n’était que médiocrement doué. D’un commun accord, la comptabilité fut transférée dans la maison qu’habitait le nouvel associé, rue Saint-Méry, et la manufacture de Jouy eut désormais une succursale à Paris. À peine M. Demaraise se fut-il rais au courant de la situation qu’il vit clairement que l’ennemi, quoique déguisé, était au cœur de la place. Il fit part de ses intentions à Oberkampf, et ayant obtenu son assentiment, il entama un procès pour chasser le renard qui s’était adjugé la part du lion. Fort de sa science du droit, mise au service d’une cause juste, M. Demaraise pourchassa vaillamment l’adversaire dans les noirs sentiers de la procédure. Toutefois Oberkampf n’était pas dans une aussi tranquille disposition d’esprit. L’issue toujours douteuse d’un procès le préoccupait au milieu de son labeur, et à cette anxiété se joignaient encore les tracasseries suscitées par la malveillance contre sa colonie d’étrangers et d’hérétiques. Ces préoccupations diverses avaient même altéré sa santé, lorsque, pendant le printemps de 1762, un débordement de la rivière envahit le pré et submergea les toiles qui y étaient étendues. Oberkampf se jeta à l’eau pour les retirer. Le lendemain, une maladie aiguë le clouait sur son lit. Il y resta six mois malgré les soins que lui prodigua M. Demaraise. La force de l’âge et la vigueur du tempérament ayant pris enfin le dessus, il partit pour la Suisse, où l’air qu’on respire au foyer paternel devait hâter sa convalescence.

Pendant ce temps le procès allait son train. M. Parent, qui était l’ami des deux adversaires, offrit son intervention. Par égard pour le médiateur, M. Demaraise, quoique à regret, consentit à un compromis, et fit part à Oberkampf de ce dénoûment inattendu. Celui-ci, très satisfait de se voir délivré de ce débat judiciaire auquel il ne comprenait pas grand’chose, se hâta de retournera son poste, et dès le 1er janvier 1764 la maison fut constituée sous la raison sociale Sarrasin Demaraise, Oberkampf et C°.

Les affaires allaient s’engager d’une façon grande et sérieuse. L’industrie des toiles peintes, encore jeune en Europe, n’était cependant pas une nouveauté dans le monde. Il est constant que l’Inde pratiquait l’impression sur toile de temps immémorial ; mais, dans les étoffes de l’Orient, le trait du dessin était seul imprimé ; le coloriage s’opérait à la main. de la le nom fort juste de toiles peintes qu’on leur avait donné. Ce procédé de fabrication, plus voisin de l’art que de l’industrie, était approprié aux conditions économiques du pays qui produit ces filigranes aussi délicatement ouvragés que la toile de l’araignée et ces châles de Cachemire dont le tissage merveilleux absorbe une partie considérable de l’existence d’un homme. Là, au sein des splendeurs d’une nature exubérante, les générations d’ouvriers se succèdent mornes et résignées comme les troupeaux en marche vers l’abattoir. À la patience du mouton unissant l’adresse du singe, ces pauvres gens trouvent dans leur labeur la poignée de riz qui les empêché de mourir de faim. En Europe, il n’en pouvait être ainsi. Pour pouvoir transplanter cette industrie orientale, il avait fallu la modifier et trouver les moyens d’activer la production, afin d’accorder à la main-d’œuvre une rémunération suffisante. On fit donc pour l’application des couleurs ce que dans l’Inde on ne faisait que pour le trait du dessin, et les toiles peintes se métamorphosèrent en toiles imprimées ; mais les progrès furent bien lents. La chimie n’existait point encore à l’état de science positive. Les procédés de teinture, quoique donnant de beaux résultats pour certaines couleurs, ne reposaient que sur une expérimentation étrangère à toute connaissance théorique. D’un autre côté, la mécanique n’étant guère plus avancée que la chimie, l’art de l’impression é tait encore dans l’enfance. On n’imprimait alors qu’au bloc, et, dans l’impossibilité reconnue de fixer en une seule fois toutes les nuances, on avait décomposé l’opération. La première impression traçait les contours du dessin. On donnait le nom de moule à cette planche, en raison de son importance ; puis venaient les rentreurs, imprimeurs de seconde main, qui, ainsi que l’indique leur nom, rentraient dans le premier cadre, et appliquaient successivement la deuxième, la troisième ou la quatrième couleur. Ce n’est point ici le lieu d’entrer dans de longs détails sur les opérations accessoires. auxquelles donnait lieu l’impression des toiles. Il faut dire toutefois un mot d’une catégorie d’ouvrières qui formaient comme le lien entre la nouvelle industrie et les antiques procédés de l’Inde : c’étaient les pinceauteuses, chargées de colorier à la main certaines parties des indiennes déjà avancées en fabrication, où elles ajoutaient diverses nuances que la planche ne pouvait reproduire, notamment le bleu d’indigo. Elles se servaient uniquement pour ce délicat labeur d’une mèche de cheveux.

Dans une industrie où les moyens mécaniques étaient encore si peu développés, l’habileté de chaque travailleur était chose essentielle pour arriver à un bon résultat. Aussi Oberkampf mit-il tous ses soins à former un noyau d’ouvriers d’élite, dessinateurs, graveurs, teinturiers, imprimeurs, coloristes, etc. En outre, pendant le voyage qu’il venait de faire en Suisse, il avait pris des arrangemens en vue de cet important objet. La maison paternelle, accrue par l’accession d’un gendre, J. Widmer, était chargée, lorsqu’un bon ouvrier témoignerait le désir de venir en France, de le diriger sur Jouy, en lui fournissant les avances nécessaires pour ses frais de voyage. Par cette voie arrivèrent, sur la fin de 1764, deux graveurs et un dessinateur. Celui-ci était de Zurich, et se nommait Ludwig Rohrdorf. Avec Hafner, imprimeur, qui avait travaillé à l’Arsenal auprès de Christophe, et Bossert, habile graveur, son camarade d’Aarau, le dessinateur zurichois devint le coopérateur zélé en même temps que l’ami du maître. Ces trois jeunes gens formèrent son état-major. Il vivait avec eux dans une amicale familiarité. On les voyait prendre debout, sur la même table d’imprimerie, leurs repas, qu’on apportait du village à huit sous par tête. Un trait particulier du caractère d’Oberkampf, c’est que la prospérité ne changea rien à ces fraternelles habitudes. Quand sa belle maison d’habitation fut construite, il y installa ses compagnons de travail, et ils restèrent ses commensaux comme par le passé.

Le succès s’annonçait par des signes certains ; bien qu’on eût commencé à s’agrandir autour de la maisonnette, même avant l’accession de M. Demaraise, la fabrication était toujours restée au-dessous des exigences de la demande. Il fallait donc à tout prix multiplier les moyens de production, et la création d’un vaste établissement avait été décidée. On acheta plusieurs arpens de pré ; à cause de la nature marécageuse du sol, on fut obligé de bâtir sur pilotis, et la première pierre fut posée par Oberkampf le 7 novembre 1764. La construction fut poussée aussi activement que possible, car la progression des inventaires ne permettait pas de retard : les bénéfices, qui en 1763 n’avaient été que de 7 ou 8,000 livres, s’élevaient l’année suivante à un chiffre voisin de 86,000. En 1769, ils dépassaient un demi-million, et si l’on excepte l’époque où la crise révolutionnaire atteignit son maximum d’intensité, la somme annuelle des bénéfices alla toujours en augmentant jusqu’à l’année 1805, où elle atteignit le chiffre de 1,668,000 francs. Il est vrai qu’alors neuf ou dix membres de la famille avaient été successivement intéressés dans la maison.

Pendant la construction des nouveaux bâtimens, on redressa le lit de la rivière dans son parcours à travers la manufacture, et on le revêtit entièrement de planches de chêne recouvertes à l’extérieur d’une imperméable couche d’argile. Les toiles les plus délicates purent ainsi séjourner dans la Bièvre comme dans une vaste baignoire, à l’abri de toute infiltration qui eût pu détériorer l’étoffe ou agir sur les couleurs. L’usine fut construite en deux ans, mais la maison d’habitation ne fut achevée que dans les premiers mois de 1767. Dès lors on vit la fabrication prendre à Jouy un énorme développement. Oberkampf avait compris que l’industrie devait s’attacher à donner satisfaction aux besoins des masses, que là était le succès légitime et certain. Aussi, tout en produisant de magnifiques étoffes où la beauté du dessin, unie aux richesses de la couleur, l’emportait déjà sur les tissus de l’Orient, la manufacture de Jouy jeta dans la consommation d’énormes quantités d’indiennes à bon marché. Ces indiennes étaient connues sous le nom de mignonettes, appellation facilement explicable par le genre du dessin qui était toujours un semis de petites fleurs, dont on variait les couleurs et la disposition suivant le goût particulier à chaque province. Imprimées en bon teint comme tout ce qui sortait des ateliers d’Oberkampf, les mignonnettes conquirent bientôt la faveur populaire, et la marque de Jouy prima sans contestation sur le marché intérieur toutes les marques rivales. Ge résultat était bien l’œuvre personnelle d’Oberkampf, et l’on se tromperait en l’attribuant à la nouveauté même de l’industrie, puisqu’un grand nombre des établissemens créés à l’apparition de l’édit royal de 1759 n’avaient eu qu’une existence éphémère.

Cette époque des premiers progrès eut cependant ses mauvais jours. Petites tracasseries, mauvaises chicanes des voisins, calomnies, plaintes à l’autorité, la malveillance n’avait négligé aucune de ces tristes armes contre la colonie naissante. On était même parvenu à alarmer les susceptibilités religieuses du curé de Jouy, qui avait tout d’abord toléré ces étrangers nourris dans une communion dissidente. De son côté, le seigneur de Jouy, M. le marquis de Beuvron, n’avait pas vu d’un bon œil la création d’une manufacture qui allait apporter le bruit et le mouvement de l’industrie dans cette vallée, dont les paisibles horizons formaient un cadre si harmonieux au château trônant sur la colline. Il faut pourtant rendre justice à ce gentilhomme ; lorsqu’il vit l’étranger opposer aux difficultés une indomptable énergie, sans se départir, au milieu de la lutte, de son imperturbable sérénité, ses dispositions se modifièrent sensiblement. L’aversion faisant place à la sympathie, il suivit avec intérêt les progrès de la manufacture. Il advint aussi que par suite de l’extension de l’établissement M. de Beuvron fit au fabricant des ventes considérables de terrains, et comme l’acquéreur, tout en se montrant fort large sur le prix, ne lésina jamais au sujet des épingles que la galanterie du marquis réservait dans les contrats à la marquise, M. de Beuvron n’eut plus que de l’amitié pour un voisin dont les solides qualités étaient encore relevées par tant de savoir-vivre.

La source de travail ouverte par Oberkampf grossit d’année en année, et répandit l’aisance jusque dans les villages environnans. Autour de la manufacture, les habitations semblèrent surgir du sol. Les terres marécageuses furent desséchées et livrées à la culture ; la population tripla. M. de Beuvron fut pris d’une admiration sincère pour l’homme qui avait accompli cette métamorphose, et il porta l’expression de son enthousiasme jusqu’à la cour de Versailles, sans toutefois réussir à vaincre l’indifférence dédaigneuse de Louis XV, comme on en jugera par l’anecdote suivante. Oberkampf aimait les chevaux, et ce goût était partagé par ses trois compagnons. Jusqu’à l’époque de son mariage, sa maison resta établie sur un pied fort modeste ; toutefois l’écurie renfermait quatre ou cinq beaux chevaux de selle. Un jour qu’Oberkampf était allé faire un temps de galop avec l’un de ses contre-maîtres, le son des trompes et les aboiemens d’une meute firent tout à coup dresser l’oreille à leurs chevaux, La voix de la fanfare se rapprocha, et bientôt ils virent passer devant eux, comme un tourbillon, une troupe brillante de seigneurs et de valets : c’était la chasse royale. Excités par ce mouvement, cet éclat et ce bruit, ils laissèrent, sans songer à mal, leurs chevaux suivre le cortège ; mais, quoiqu’ils se tinssent à une distance respectueuse, le roi les aperçut et demanda quels étaient ces cavaliers si bien montés. Dès qu’on lui eut appris que c’était le manufacturier de Jouy, il se contenta de dire sèchement : « M. Oberkampf ferait mieux de rester à sa manufacture que de se mêler à mes chasses. » Ces paroles furent rapportées à Oberkampf. En homme de sens, il ne montra ni trouble ni dépit. « Le roi a raison, répondit-il, et nous profiterons de son conseil. »

Il existe un axiome en industrie, c’est qu’il faut avancer toujours, si l’on ne veut reculer. Le directeur de Jouy était pénétré de l’esprit de progrès, et on le voit continuellement à la recherche des perfectionnemens, soit qu’il fallût les créer, soit qu’on eût à les introduire de l’étranger. Ainsi c’est en 1770 que l’impression à la planche de cuivre fit sa première apparition en France. Ce fut une conquête faite par Fritz Oberkampf dans un voyage en Suisse. Dès cette époque, on substitua quelques moyens mécaniques aux procédés manuels, toujours lents et quelquefois défectueux. Jusqu’alors par exemple, on dégorgeait les toiles au sortir de la teinture en les battant au fléau sur un radeau fixé dans la rivière. Ce procédé primitif fut remplacé par une machine ayant pour moteur une roue hydraulique. La pièce principale était une énorme palette à claire-voie, qui donnait passage à la nappe d’eau tombant sur les étoffes pendant l’opération. La palette battait les pièces de toile pliées en botte sur une plate-forme qui allait et venait lentement. Dans la suite, cette machine fut modifiée. Deux battoirs agissaient alternativement sur une plate-forme circulaire tournant sur elle-même.

Telle était la situation de la manufacture en 1774, lorsqu’en présence d’une prospérité croissante, Oberkampf voulut associer une autre destinée à la sienne. Depuis longtemps il était en relations avec une famille protestante de Sancerre ; son choix s’y fixa sur une jeune fille que ses qualités d’esprit et de cœur rendaient digne d’être sa compagne. Le mariage d’Oberkampf et de Mlle Marie Petineau fut célébré à Paris en 1774. La maison de Jouy fut dès lors établie sur un grand pied. Mme Oberkampf était bonne musicienne. Les contremaîtres suisses aimaient d’instinct la musique, et le village n’offrait aucune ressource sous ce rapport ; mais il y avait à Versailles la chapelle du roi, composée d’artistes d’élite, dont plusieurs étaient Allemands. Oberkampf les invita à venir à la manufacture tous les dimanches de la belle saison. Dans ces joyeuses et familières réunions, on buvait largement à l’Allemagne et à la France. Au choc des verres succédaient bientôt les sons des instrumens, et les artistes étrangers exécutaient les œuvres des maîtres de leur pays avec autant de conscience et plus d’entrain que s’ils eussent joué devant la cour de Versailles. Dans cet honnête salon bourgeois ouvert à deux battans à la musique, on n’était point exclusif, et, sans la moindre prétention à l’esprit, on savait s’intéresser aux choses de l’intelligence et au mouvement des idées. La poésie elle-même y fit une solennelle apparition. Une honorable famille de Versailles présenta un jour à Jouy Ducis, qui, devant un cercle nombreux, donna lecture, avant la représentation, de sa tragédie d'Œdipe chez Admète. Le poète obtint un grand succès, et certes il était digne de toutes les sympathies par la noblesse de son caractère et par l’élévation de son esprit ; mais aussi quel facile auditoire ! Cœurs purs à qui il suffisait d’un nombre donné de tirades vertueuses et de sages maximes pour se déclarer émus et charmés !

De 1776 à 1782, il y a peu de faits importans à noter dans cette paisible existence. Quant à la manufacture, elle est de plus en plus en faveur. Les enfans de France avaient été plusieurs fois conduits dans les ateliers, et le jeune comte d’Artois s’était même essayé à manœuvrer la planche de l’imprimeur. Les châteaux de Bellevue, de Saint-Cloud, de Trianon, de Montreuil, avaient un ameublement de perses de Jouy. Un cruel malheur vint tout à coup jeter le deuil dans l’âme d’Oberkampf. Sa femme lui fut enlevée presque subitement par la petite vérole, dont elle avait contracté le germe en soignant un de ses enfans atteint de cette redoutable maladie. L’enfant avait été sauvé, mais la mort avait frappé la mère. Contre une pareille affliction, il n’y avait pour Oberkampf qu’une seule diversion possible, un redoublement d’activité. Les produits de Jouy étaient déjà connus avantageusement sur le marché extérieur ; mais on le voit, depuis cette époque, donner une rapide extension à ses relations commerciales avec l’étranger, et il a bientôt des correspondans à Copenhague, dans les principales villes d’Espagne et d’Italie, à Trieste, à Constantinople, à Salonique et jusqu’aux colonies. Quant aux places de Londres et d’Amsterdam, il y faisait des affaires considérables, et sa signature y valait celle des meilleurs banquiers. Pour alimenter ces nouveaux débouchés, la production s’accroissait incessamment à Jouy, et avec elle le bien-être s’étendait aux villages voisins.

Louis XVI voulut récompenser les services rendus par un étranger à l’industrie française. Après avoir, par lettres patentes en date du 19 juin 1783, conféré à l’établissement de Jouy le titre de manufacture royale, il accorda spontanément, dans le mois de mars 1787, des lettres de noblesse à l’ouvrier naturalisé et hérétique par-dessus le marché[3]. Deux ans plus tard commençait la révolution française. Oberkampf n’était pas et n’a jamais été un homme politique. Sincèrement dévoué à sa pairie adoptive, il avait beaucoup d’affection et de reconnaissance pour le roi ; toutefois ses parchemins étaient de trop fraîche date pour avoir quelque influence sur ses opinions. La liberté et l’égalité ne pouvaient effrayer ce fils de ses œ uvres. Nous trouvons dans des lettres intimes datées de 1789 la preuve de son adhésion aux idées nouvelles. Depuis deux ans, il s’était remarié ; il avait épousé Mlle Massieu, fille d’un de ses correspondans de Normandie, et il avait recouvré dans cette seconde union tout le bonheur dont il avait si cruellement ressenti la perte. On trouve dans quelques lettres écrites à sa femme pendant un séjour de celle-ci dans sa famille les passages suivans :


« Jouy, 21 mai 1789.

«… J’ai eu à dîner hier MM. les députés du tiers de Caen ; aujourd’hui j’aurai ceux de Carcassonne. La semaine dernière, j’ai eu ceux du clergé de Villefranche en Beaujolais, parce que le curé de cette ville est mon ami depuis vingt-trois ans et celui du curé de Jouy. Je vais avoir ceux du Dauphiné. Tout cela se passerait mieux, si tu présidais ici… »

« Jouy, le 12 juin.

« Je vais souvent aux états-généraux, depuis neuf heures jusqu’à deux, pour entendre nos orateurs. Le nombre de ceux qui sont remarquables est très grand. Je trouve cela infiniment plus intéressant que les plus beaux opéras, et je les entends avec beaucoup de plaisir. Il y a tous les jours deux mille spectateurs, et il faut être là de bonne heure pour avoir de bonnes places… »

« Jouy, le 9 juillet.

«… Hier à cinq heures du soir est venu à Jouy un ordre pour recevoir cinq cents hommes de troupes : on a payé tout de suite au boulanger le pain qu’il devait fournir ; mais, Dieu merci ! à minuit est arrivé un contre-ordre. Tous les villages des environs de Paris et de Versailles sont remplis de soldats. Cela donne beaucoup d’inquiétude à l’assemblée nationale… »


Ces courts extraits suffisent pour faire voir que son cœur était ouvert aux espérances des amis de la liberté, et aussi aux craintes que leur inspirait la conduite ambiguë de la cour. Et comme il était de ceux qui traduisent leurs sentimens en actions, il versa la somme de 50,000 livres à la souscription nationale ouverte à cette époque : « Il importe à mes intérêts, écrivait-il à M. Demaraise, que je paie le montant de ma soumission à la municipalité de Jouy, où est mon domicile réel. Sans cette raison, j’aurais déjà fait faire ma soumission à l’assemblée nationale même, car je crois devoir plus qu’un autre, puisque je dois toute ma fortune à la France. » On voit quels étaient ses sentimens pour le pays. À son tour, le pays allait montrer, par l’organe d’un des corps récemment institués, le haut prix qu’il attachait au mérite et aux services de ce citoyen d’adoption. L’organisation des conseils-généraux des départemens date de 1790. Dès ses premières séances, le conseil-général de Seine-et-Oise voulut rendre un éclatant hommage à Oberkampf. Il ne s’agissait de rien moins que de lui élever de son vivant une statue sur la place de Jouy. Cette proposition, chaudement appuyée, eût été adoptée sans l’intervention du principal intéressé, qui dut multiplier les démarches et les prières pour échapper à un honneur inusité. Oberkampf était alors devenu, nous ne dirons pas seul maître, puisqu’il l’avait toujours été, mais seul propriétaire de la manufacture. Son association avec M. Demaraise était arrivée à son terme à la fin de 1789. Elle ne fut pas renouvelée. L’inventaire, clos au 31 décembre, défalcation faite des créances douteuses, s’était élevé à près de 9 millions de livres. La liquidation se fit dans un parfait accord, et la séparation des intérêts, chose rare, laissa intacte l’amitié qui avait toujours uni les deux associés et leurs familles.

On peut marquer ici dans l’existence de la manufacture de Jouy la fin de ce qu’on pourrait appeler la période d’ancien régime. Elle se signale par un continuel développement de prospérité dû à l’énergique direction d’un homme, à sa sagacité commerciale, à son admirable esprit de bienveillance et d’équité. Les progrès techniques, bien qu’on les ait toujours poursuivis, n’ont consisté encore qu’en des perfectionnemens de détail ou des emprunts faits à l’étranger. La révolution va modifier puissamment les conditions du travail et de la consommation. Pour satisfaire à l’accroissement des besoins de la vie générale, la science entre dans le domaine de l’utile et renouvelle l’industrie. La manufacture de Jouy a participé à ce grand mouvement, et nous aurons à signaler dans la seconde période de l’existence de ce grand établissement des inventions qui, en transformant les procédés de fabrication, l’ont, du vivant de son fondateur, maintenu toujours au premier rang.


II

La fête de la fédération, célébrée au Champ-de-Mars le 14 juillet 1790, jour anniversaire de la prise de la Bastille, fut comme le symbole de l’unité de la France régénérée. Elle avait exalté les cœurs à Jouy, et l’idée vint tout naturellement de faire servir l’industrie à en propager la mémoire. On commanda un grand dessin, qui fut gravé sur cuivre et imprimé en camaïeu pour tentures. Le sujet eût suffi pour appeler la vogue ; mais au mérite de l’A-propos se joignait l’attrait de la nouveauté industrielle, car la Fédération fut un des premiers essais de ce genre de toile peinte que Jouy devait porter à un haut degré de perfection. Les grands sujets vont dès lors se succédant d’année en année jusqu’en 1815. Citons au hasard la Fête flamande, le Lion amoureux, Tancrède et Herminie, le Loup et l’Agneau, le Meunier, son Fils et l’Ane, Psyché et l’Amour, les Colombes, Don Quichotte, le Paysage suisse. Les dessins étaient dus au crayon d’artistes distingués, tels que Huet, Hippolyte Lebas, Heim, Demarne, etc. Cette fabrication n’est peut-être point passée entièrement à l’état de souvenir, et dans quelques vieilles maisons de province l’on pourrait retrouver fanées, mais toujours solides, plusieurs de ces anciennes tentures. Outre les peintres, d’un talent reconnu, auxquels on avait recours pour les sujets historiquev, Oberkampf s’était attaché des ouvriers qui étaient de véritables artistes. Aussi, qu’il s’agît d’arabesques ou de grands ramages, le goût était toujours uni aux caprices de la fantaisie. Quant aux dessins à fleurs, la flore exotique ajoutait ses splendeurs aux richesses de la flore indigène, et l’on cherchait aussi des inspirations dans les œuvres des maîtres du genre, van Spaendonck et Redouté. Les graveurs étaient eux-mêmes des hommes de choix, et l’art contribuait ainsi puissamment à accroître le succès que la fabrication de Jouy devait à la bonne qualité de ses étoffes et à la solidité des couleurs.

Oberkampf voulut remédier d’une manière absolue au défaut d’espace dont les effets se manifestaient périodiquement. Vainement les constructions avaient-elles été multipliées dans le vaste enclos, les prévisions se trouvaient sans cesse dépassées par les développemens de la fabrication. Il en était de l’établissement comme de ces robustes adolescens de grande venue dont on a beau renouveler les vêtemens, et qui semblent toujours s’y trouver à l’étroit. Cette fois les constructions furent conçues de manière à suffire à toutes les exigences de la production. Le plan avait été étudié, sur les indications d’Oberkampf, par un architecte de Paris. L’édifice, construit sur pilotis, fut commencé en 1791 et s’éleva avec rapidité. Deux ou trois bâtimens accessoires complétèrent la nouvelle manufacture. Le rez-de-chaussée contenait les presses d’impression à la planche de cuivre et l’imprimerie au bloc. Ce dernier atelier remplissait une salle immense, éclairée par quatre-vingt-huit fenêtres, renfermant cent trente-deux tables, et, fixés au plancher, des appareils de petits rouleaux destinés à faire sécher la toile à mesure que s’opérait l’impression. Chaque imprimeur ayant au bout de sa table un tireur, on avait ainsi un total de deux cent soixante-quatre travailleurs qui fonctionnaient avec une pleine liberté de mouvemens, car on avait ménagé au milieu de la salle une large voie pour les besoins du service. Aux étages supérieurs se trouvaient les bureaux et les divers ateliers des dessinateurs, des graveurs sur bois et sur cuivre, des rentreurs et des rentreuses, l’imprimerie des châles et le dépôt des moules, que l’on conservait par milliers, car certains dessins obtenaient, comme les bons livres, l’honneur de plusieurs éditions. Il y avait une salle où travaillaient trois cents pinceauteuses, assises par escouades devant des tables symétriquement disposées. Le grenier occupait toute l’étendue du bâtiment ; il servait de séchoir pour les toiles teintes en fonds unis. Ces étoffes, aux couleurs variées, débordaient par les ouvertures comme un flot mouvant de banderoles ; aussi les ouvriers, dans leur langage pittoresque, donnèrent-ils à ce grenier le nom de l’étendard. Avec l’activité qui régnait dans la manufacturé, le pacifique étendard de Jouy, dominant la vallée, offrait à l’œil toutes les nuances d’un kaléidoscope.

A cette époque, Oberkampf, ayant perdu l’un après l’autre sa sœur et son beau-frère, fit venir leurs enfans auprès de lui. Samuel Widmer fut chargé d’aller prendre ses frères. Le 4 décembre 1792, à l’exception des deux sœurs déjà mariées, et qui restèrent en Suisse, la jeune famille arriva à Jouy. Pour ces six jeunes gens[4], Oberkampf eut la sollicitude d’un père. Après avoir pourvu à leur éducation, il leur donna successivement un intérêt dans sa maison, et leur fournit ainsi le moyen d’arriver à la fortune par leurs propres efforts.

Une chose digne de remarque, c’est que, malgré l’agitation des esprits qu’emportait la tourmente politique, malgré la dépréciation des assignats, jamais la fabrication n’avait été aussi active à Jouy que dans le courant de cette année 1792. Pendant les huit premiers mois, l’achat des toiles à Lorient, dans le Beaujolais et dans la Normandie s’éleva à la somme de 2 millions 200,000 francs. Si l’on fait entrer en ligne de compte les sels et les acides, les matières tinctoriales, gaude, garance, indigo, bois de teinture, la main-d’œuvre et les frais généraux, tout ce qui entrait enfin dans la production de la manufacture, on arrive à un chiffre d’affaires vraiment énorme. L’inventaire dépassa les plus beaux résultats des paisibles années de l’ancien régime. Ce fut le sourire d’adieu de la fortune à l’approche de la tempête révolutionnaire. Vers la fin de l’année, la confiance s’évanouit, et le commerce tomba brusquement dans une stagnation absolue, La vie était ailleurs. L’exaltation politique s’étendit aux campagnes, et les plus minces bourgades eurent leur société populaire, à l’imitation des clubs de Paris. Jouy eut aussi la sienne, qui ouvrit ses séances dans l’église, transformée en temple de la Raison. Heureusement l’autorité municipale était concentrée entre les mains d’Oberkampf. Lors des élections communales qui eurent lieu sous l’assemblée législative, il avait été appelé unanimement aux fonctions de maire, et on lui avait donné un de ses commis pour adjoint, pour secrétaire un de ses beaux-frères. Le commandement de la garde nationale avait été déféré à Samuel Widmer. Ainsi constituée, l’autorité municipale put maintenir l’ordre dans la petite commune. On laissa, sans les troubler, quelques têtes volcaniques jeter feu et flamme aux séances de la société populaire ; mais la sécurité des personnes fut énergiquement protégée[5].

Deux faits étranges caractérisent assez bien l’attitude d’Oberkampf au milieu de l’orage révolutionnaire. Le 19 février 1794, il était requis par un certain Brunet, au nom d’une commission dont le rôle n’était pas spécifié, de se rendre le lendemain, « à onze heures du matin, au comité des banquiers et agens de change, à la ci-devant maison de Toulouse, rue de La Vrillière, pour affaire qui intéressait le salut public, et qui exigeait exactitude au rendez-vous. » La note suivante d’Oberkampf, écrite de sa main à la suite de cette pièce, indique quelle fut sa conduite. « La présente a été apportée à Jouy par un gendarme le 2 ventôse an II. Je suis parti tout de suite. On m’a dit que le salut de la patrie exigeait un crédit en pays étranger. On m’a présenté soixante billets solidaires, formant ensemble la somme de 50 millions, souscrits par quarante-deux négocians ou banquiers, où il ne manquait que ma signature, que j’ai donnée sans hésiter. » La note n’en dit pas davantage. Quelle était cette commission dont le nom était laissé en blanc ? Agissait-elle au nom du gouvernement, ainsi que peuvent le faire supposer le ton impératif de la missive et la qualité du messager ? A quel objet devait s’appliquer ce crédit de 50 millions ? Ces questions sont restées sans réponse. Tout ce que nous savons, c’est qu’Oberkampf n’entendit plus parler des billets souscrits. Selon toute probabilité, la négociation de ces valeurs solidaires ne put s’effectuer en temps utile, et les titres durent être anéantis ; mais ce qui nous frappe le plus dans cette affaire bizarre, ce n’est ni la forme insolite de l’emprunt, ni la convocation à bref délai, ni la communication faite à brûle-pourpoint, ni la disparition des titres, mais bien le calme d’esprit que révèle la note d’Oberkampf. Rien n’y montre qu’il ait obéi à la peur, comme on serait peut-être tenté de le supposer en songeant qu’un refus pouvait être l’équivalent d’un arrêt de mort. S’il eût cédé à cette pression, la colère percerait en quelque endroit ; les mots de violence et d’extorsion seraient tout naturellement venus au bout de sa plume. Loin de là ; il raconte le fait du ton le plus simple. On a invoqué le salut de la patrie, on lui a demandé sa signature, et il l’a donnée sans hésitation.

Deux mois après, le 22 avril, une estafette apportait un nouveau message à ta manufacture. Cette fois c’était bel et bien une communication du comité de salut public ; mais il n’y avait dans la teneur de cette pièce rien que de rassurant. L’original a passé sous nos yeux. Les membres du comité de salut public requéraient tout simplement le citoyen Oberkampf « pour être employé à continuer, avec sa femme et ses enfans, ses opérations, qui ont été reconnues utiles à la république. » Cette réquisition, quoique fort rassurante, produisit un certain étonnement à Jouy, car on n’y avait pas discontinué les travaux, les ouvriers n’avaient point été congédiés, et si les ateliers offraient des vides, ce n’était que par suite du départ des volontaires, que l’enthousiasme patriotique avait poussés à la frontière ; mais un fait qui ne fut connu dans la famille qu’à la suite du 9 thermidor fournit une explication plausible de la réquisition du comité. Un misérable avait dénoncé Oberkampf auprès du comité de sûreté générale, comme entaché de modérantisme, de royalisme, et suspect d’accaparement. C’était plus qu’il n’en fallait pour le conduire au tribunal révolutionnaire, où l’issue du jugement n’eût pas été douteuse. Heureusement il se trouva dans le comité de sûreté générale un homme qui détourna le coup : ce fut Amar. Bien qu’engagé aussi avant que ses collègues dans le drame sanglant de la terreur, il n’écouta dans cette circonstance que l’inspiration de la justice et de l’humanité. L’accusé lui était personnellement inconnu, mais, sur sa seule réputation, il parla courageusement pour lui, et la dénonciation fut écartée. La réquisition du comité de salut public était la conséquence de l’intervention d’Amar et comme une espèce de sauvegarde destinée à rassurer la famille. On ne s’expliquerait pas sans cela qu’il y fût fait mention de Mme Oberkampf et de ses enfans, qui n’avaient pas à s’occuper des travaux de la manufacture.

Si l’on avait su à Jouy le danger auquel Oberkampf venait d’échapper, une visite reçue quelque temps après, et dont l’effet fut grand dans le village, eût certainement produit une impression plus vive encore. Le 7 messidor an II (25 juin 1794), une voiture entra dans la cour de la manufacture. Avant qu’elle fût entièrement arrê tée, un homme de haute taille en sortit lestement, et présenta la main, avec une respectueuse galanterie, à une jeune femme d’une mise élégante et d’une éclatante beauté. Pendant ce temps, un domestique avait mis pied à terre. Entrant presque dans la voiture, il en retira avec toute sorte de précautions un troisième personnage qu’il porta dans ses bras jusqu’au salon, où il l’installa commodément sur une ottomane. Les visiteurs furent d’abord reçus par Mme Oberkampf, et bientôt après par le chef de l’établissement, qui vint accompagné de son neveu, Samuel Widmer, et des principaux employés. Malgré cet accueil empressé, un observateur eût facilement démêlé une impression générale de gêne et d’inquiétude en présence de ces hôtes inattendus. On n’en sera point surpris quand on saura que l’homme assis sur l’ottomane n’était autre que George Couthon, l’un des trois hommes dont l’influence dominait au sein du comité de salut public. Le vertueux, le sensible Couthon, ainsi que se plaisaient à l’appeler ses amis Robespierre et Saint-Just, n’avait pas plus qu’eux reculé devant les mesures désespérées. Il avait sa part de solidarité dans cette abominable loi des suspects, qui avait fait pulluler la vile engeance des délateurs, et qui couvrait la France d’échafauds.

N’eût été sa terrible notoriété politique, l’aspect de l’homme n’avait rien d’effrayant. Assis, il paraissait de taille moyenne ; mais le buste seul était vivant, les jambes pendaient inertes, frappées d’une paralysie complète. Ses traits étaient réguliers, et sa pâle figure, empreinte d’un grand calme, ne manquait ni de charme ni même de dignité. On sait que les jacobins, ou du moins les principaux d’entre eux, avaient soigneusement conservé des habitudes de décence extérieure qui formaient un frappant contraste avec le débraillé cynique de vêtemens, de langage et d’allures, affecté dans d’autres groupes de montagnards. Couthon portait la coiffure de l’ancien régime, la poudre et les ailes de pigeon, et tout dans sa mise était d’une correction qui allait jusqu’à la recherche. Ses manières étaient en harmonie avec son costume, très froides et très polies.

Tel était le personnage qui venait visiter la manufacture en compagnie du citoyen Châteauneuf Randon, l’un des émissaires du comité de sûreté générale dans les départemens, et d’une jeune et belle personne que ses opinions exaltées avaient mise en relations avec les hommes du jour. Après un court entretien, Oberkampf annonça aux visiteurs que son neveu Samuel Widmer aurait l’honneur de les accompagner dans les salles du nouvel établissement, dont l’installation venait d’être terminée. Sur un signe de son oncle, le jeune commandant de la garde nationale de Jouy prit dans ses bras ce paralytique qui était une puissance, et, comme une nourrice ferait d’un marmot, le promena d’atelier en atelier, en appelant son attention sur les opérations les plus intéressantes. On regagna ensuite la maison, où le déjeuner fut immédiatement servi. Le repas était modeste, conformément à l’austérité républicaine, qui était à l’ordre du jour, et, ce qu’on ne pourrait trouver malséant en un temps de disette, le pain était passablement bis. Couthon, s’en étant aperçu, donna à voix basse un ordre à son officieux. Celui-ci sortit et rapporta bientôt une petite corbeille qu’il venait de retirer de la caisse de la voiture : elle contenait, soigneusement enveloppés dans une serviette, quelques petits pains à la croûte dorée, blancs à l’intérieur comme du coton. Ces produits sentaient un peu l’aristocratie, et n’auraient pas trouvé grâce aux yeux de quelques partisans intraitables du brouet noir ; mais le civisme du représentant était au-dessus du soupçon, et son état continuel de souffrance eût pu justifier cette petite délicatesse. C’était d’ailleurs un autre motif qui l’avait probablement engagé à se prémunir à tout événement. Il devait, en venant à Jouy, s’attendre à une invitation, et, pendant ces temps de disette, l’usage s’était répandu d’apporter son pain quand on était invité à dîner. Couthon offrit obligeamment et sans le moindre embarras ses petits pains aux convives. Le repas ne fut troublé par aucun fâcheux incident. La conversation s’engagea sur l’industrie des toiles peintes. On parla ensuite des prodiges d’héroïsme accomplis par les armées de la république dans la lutte que la France soutenait victorieusement contre l’Europe ; mais la politique intérieure ne fut pas même effleurée. Les visiteurs, comprenant d’instinct qu’ils n’étaient pas en accord de sentimens avec leurs hôtes, eurent le bon goût de ne pas dire un mot qui pût les froisser. Il y eut même une chose dont on ne s’aperçut qu’après coup, lorsque les membres de la famille purent mettre en commun leurs impressions et préciser leurs souvenirs : de part et d’autre, on s’en tint au langage de la vieille politesse, et il ne vint à personne l’idée d’employer le tutoiement civique. Après le repas, la conversation se prolongea au salon pendant un quart d’heure, et Couthon donna le signal du départ en remerciant les maîtres de la maison de leur bienveillante hospitalité.

À la suite du 9 thermidor, le village rentra dans sa vie de paix et de travail. La manufacture y avait entretenu une aisance relative. Pendant les quatre années que dura la crise commerciale, Oberkampf, qui voyait dans ses ouvriers, non pas seulement des instrumens de fortune, mais bien des coopérateurs envers lesquels il avait des devoirs à remplir, resta obstinément à l’œuvre, luttant contre les difficultés de la situation, et cela au prix des plus grands sacrifices. La dépréciation des assignats peut donner une idée de la perturbation des affaires. Ils s’étaient soutenus au pair pendant quelques mois lors de la première émission en 1790 ; puis la débâcle avait commencé pour ne plus s’arrêter, si bien qu’on était obligé, au commencement de 1795, de payer le louis d’or de 24 livres 1, 200 francs en papier du gouvernement. Tant qu’il y avait eu possibilité de se procurer du numéraire, le salaire des ouvriers avait été acquitté en argent. Quand les écus rentrèrent sous terre, force fut de faire la paie en papier, et quoique cette situation fût fort triste au fond, elle avait aussi son côté comique. La succursale de Paris expédiait à Jouy des ballots d’assignats en feuilles, et trois femmes, les ciseaux à la main, comme la plus sombre des Parques, étaient occupées toute la journée à diviser cette monnaie fantastique. La dernière paie en assignats fut celle du mois d’avril 1796. Le chiffre s’élevait à 5 ou 6 millions ; il est vrai que pour acheter une douzaine d’œufs il fallait avoir un portefeuille assez bien garni. À la reprise des affaires, le capital d’Oberkampf se trouvait diminué de 1,600,000 fr. ; mais le nom touchant de patron que donnent les ouvriers au chef d’industrie avait été pleinement justifié. Le travail maintenu avait préservé le village de la ruine, et dans les ménages où, par suite de la rigueur des temps, cette grande ressource eût été insuffisante, le chrétien avait remplacé le patron ; la charité avait écarté la misère.

L’ancienne prospérité avait enfin reparu à Jouy lorsque s’y produisit, au mois de septembre 1797, une de ces inventions qui, en transformant les procédés d’une industrie, lui donnent un accroissement inespéré : nous voulons parler de l’impression au rouleau. L’honneur principal de l’invention revient à Samuel Widmer ; toutefois une bonne part appartient à Oberkampf pour les encouragemens et les conseils qu’il mit au service de l’idée de son neveu. Celui-ci avait grandement profité de la solide éducation dont il était redevable à l’affection de Son oncle. Il avait surtout étudié à fond la chimie et la mécanique. Lorsque, après avoir suivi assidûment les cours des maîtres les plus célèbres, il était entré dans la fabrique, son premier soin avait été d’organiser un laboratoire de chimie, contigu au vaste atelier de teinture. En outre, dans un bâtiment qui servait de buanderie pour le blanchiment des toiles écrues, il avait fait établir un appareil destiné à la fabrication du chlore, et c’est dans la manufacture qu’avait été faite la première application en grand de la méthode de blanchiment récemment découverte par Berthollet. C’est vers cette époque, en plein 1793, que Widmer avait eu la pensée de substituer pour l’impression le cylindre à la planche. L’idée était heureuse, mais de difficile exécution. Un essai de ce genre pour l'impression en relief des étoffes de laine avait été déjà tenté en 1755 par Bonvalet d’Amiens. Widmer s’était mis à l’œuvre, et, après beaucoup d’essais infructueux, il avait enfin réussi à donner un corps à sa pensée. La machine fut construite à Chaillot, et l’apparition du cylindre à Jouy eut lieu en 1797. Ce fut un progrè s immense, une révolution dans la fabrication. La machine imprimait facilement cinq mille mètres d’étoffe par jour, ce qui équivalait au produit du travail de quarante-deux imprimeurs au bloc, et l’impression était plus belle. Un tel progrès ne pouvait arriver plus à propos, car la ville de Mulhouse allait bientôt être réunie à la France. L’apparition sur le marché des grands fabricans de Mulhouse entraîna la chute de plusieurs établissemens, mais elle n’eut d’autre effet à Jouy que d’y stimuler l’esprit de progrès. Widmer s’efforça de compléter sa première invention par la création d’un nouvel appareil. Les cylindres étaient beaucoup plus difficiles à graver que les planches ; pour certains dessins, ils présentaient même des obstacles presque insurmontables. Après trois ans de recherches et de labeurs, Widmer parvint à faire pour la gravure ce qu’il avait fait pour l’impression. La machine à graver les cylindres fonctionna en 1800 ; elle accomplissait en une semaine le travail qu’un ouvrier habile aurait à peine fait en six mois. La rénovation de l’outillage et les progrès introduits dans la teinture par l’application des procédés chimiques accrurent l’excellence des produits, tout en permettant de les livrer à meilleur marché, et Jouy conserva sans contestation sa vieille suprématie.

Sous l’empire, la manufacture de Jouy vit son importance s’accroître encore. Quant au caractère d’Oberkampf, il ne se démentît pas. Le libre fabricant avait refusé d’entrer au sénat ; mais cette répugnance à prendre un rôle sur la scène politique ne pouvait être attribuée à une égoïste indifférence pour les intérêts publics, car, le premier consul l’ayant nommé membre du conseil-général du département de Seine-et-Oise, il accepta sans hésiter ces fonctions plus modestes, dans lesquelles il voyait la possibilité d’être utile à ses concitoyens. Cette fermeté de raison, cette sereine droiture de caractère, la simplicité et la dignité de ses mœurs, la générosité de son cœur lui avaient acquis l’affection des savans les plus illustres de son temps. Berthollet, Chaptal, Monge, Laplace, Lagrange honoraient le grand manufacturier de leur amitié, et portaient un vif intérêt à la prospérité de cet établissement de Jouy qu’ils considéraient comme une des gloires nationales. Chaptal, qui, tout ministre de l’intérieur qu’il était, n’en poursuivait pas avec moins de zèle ses expériences de teinture pour naturaliser en France la brillante couleur connue sous le nom de rouge d’Andrinople, arrivait souvent à la manufacture, les poches pleines d’échantillons, et Widmer répétait en grand ses essais. À cette époque de l’histoire de Jouy se rattache encore le souvenir d’une des plus nobles illustrations scientifiques de notre siècle. Gay-Lussac, qui n’avait alors que vingt-quatre ans, mais qui déjà était à l’aurore de la célébrité, vint une fois par semaine, pendant l’automne de 1802 et le printemps suivant, faire un cours de physique et de chimie devant l’état-major de la fabrique.

Il était dit que, sous tous les régimes, la manufacture créée par Oberkampf attirerait l’attention des hommes appelés à gouverner la France. Le vendredi 20 juin 1806, entre deux et trois heures du soir, un gendarme des chasses entrait au galop dans Jouy et s’arrêtait devant la maison d’Oberkampf ; il ne dit que quelques mots, mais ces mots, répétés de bouche en bouche, arrivèrent comme une tramée de poudre jusqu’aux extrémités du village : l’empereur venait visiter la manufacture. La population tout entière fut en un instant sur pied ; quelques minutes après, Napoléon arrivait, accompagné de l’impératrice Joséphine. Oberkampf, entouré de sa famille et d’un cercle de commis et d’ouvriers, attendait sur le seuil. L’empereur échangea d’abord quelques paroles avec le grand manufacturier, puis, en homme accoutumé à aller droit au but, il voulut voir tout de suite la machine à imprimer. Le cortège se dirigea aussitôt vers l’imprimerie en cuivre, située au rez-de-chaussée du grand bâtiment. La machine était au repos. Dès que les visiteurs se furent placés pour la voir fonctionner, au signal donné elle se mit en mouvement, et la toile blanche, glissant sous le cylindre, sortit imprimée, avec une vitesse de 7 mètres 1/2 par minute. On opéra ensuite un changement à vue du dessin par la substitution instantanée d’un nouveau cylindre au précédent. L’empereur témoigna à plusieurs reprises sa satisfaction de la rapidité de cette manœuvre, puis il alla de salle en salle et d’étage en étage, examinant rapidement chaque opération et faisant sur l’industrie des toiles peintes un feu roulant de questions auxquelles le chef de la maison et ses principaux auxiliaires avaient à peine le temps de répondre. Les gens du village attendaient la sortie du souverain ; quant aux ouvriers, dont le nombre s’élevait alors à près de quatorze cents, les uns se pressaient aux fenêtres, les autres formaient déjà la haie sur le passage du cortège. C’était le moment favorable. L’empereur détacha de sa poitrine la croix de la Légion d’honneur et la remit à Oberkampf, en déclarant à haute voix que personne n’était plus digne de la porter. On devine avec quel enthousiasme furent accueillies ces paroles. L’honneur qui venait d’être fait par le chef de l’état au manufacturier de Jouy produisit une vive sensation dans le monde commercial, et l’effet ne fut pas moins puissant en Suisse et en Allemagne qu’en France. Les lettres de félicitations arrivèrent de toutes parts. L’industrie tout entière se sentait glorifiée en la personne de son plus digne représentant.

C’est pendant cette même année 1806 qu’eut lieu la quatrième exposition de l’industrie. Pour la première fois, Jouy envoya ses produits, et la médaille d’or fut décernée à Oberkampf. Pendant les années suivantes, les progrès techniques continuèrent toujours. Parmi ces progrès, dus en grande partie à Samuel Widmer, nous citerons comme les plus remarquables l’impression d’un vert solide d’une seule application et la substitution de la vapeur d’eau au système de chauffage employé pour la teinture. Jusqu’alors, on n’avait pu obtenir l’impression d’un vert solide qu’au moyen de deux applications successives du bleu d’indigo sur le jaune, ou du jaune sur le bleu d’indigo. Le problème était à l’étude dans les laboratoires des chimistes anglais, la Société royale de Londres ayant offert un prix de 2,000 livres sterling à l’inventeur d’un procédé direct pour l’application de cette couleur. La réforme du système de chauffage de la teinture ne fit pas moins de sensation dans l’industrie que la découverte d’un vert solide. À l’avantage d’économiser le combustible, la nouvelle méthode joignait une grande facilité pour gouverner la chaleur du bain. Aussi se propagea-t-elle rapidement dans les manufactures importantes, et surtout dans les fabriques de draps. Cette amélioration fut adoptée à l’hôpital Saint-Louis de Paris pour le chauffage des bains. Deux administrateurs se rendirent à Jouy. À la suite de leur rapport en faveur des avantages du nouveau système, le soin d’établir l’appareil fut confié au savant Darcet.

Tous ces progrès reçurent une solennelle consécration à la distribution des prix décennaux aux sciences et aux arts, qui eut lieu en 1810. L’institution de ce grand concours remontait à un décret impérial daté d’Aix-la-Chapelle ; mais ce ne fut qu’après une assez longue période qu’un autre décret, daté des Tuileries le 28 novembre 1809, statua sur la composition des prix et détermina les règles à suivre pour le jugement du concours. Le jury, « prenant en considération les moyens et les inventions aussi bien que les résultats, » conclut en faveur d’Oberkampf. Le rapport n’oublia pas de donner « un témoignage honorable » à Samuel Widmer. Puis vint la commission chargée de prononcer sur le grand prix de première classe destiné au fondateur de l’établissement le plus utile à l’industrie, et dont faisaient partie Prony, Périer, Chaptal, Berthollet, Gay-Lussac. Le rapport de cette commission, adopté par la classe des sciences de l’Institut de France dans sa séance du 20 avril 1810, mentionnait d’une manière particulière la machine à imprimer, la machine à graver sur les cylindres, la découverte d’un vert solide d’une seule application, et l’appareil pour le chauffage de la teinture par la vapeur d’eau. Le grand prix décennal de première classe fut décerné à Oberkampf.

Dans une seconde visite à la manufacture en 1810, Napoléon avait manifesté le désir de voir à Saint-Cloud celui qu’il appelait familièrement tantôt le patriarche, tantôt le seigneur de Jouy. Un dimanche matin, Oberkampf se rendit donc à la résidence impériale. Samuel Widmer, qui depuis quelque temps projetait un voyage en Angleterre, voulut profiter de l’occasion et accompagna son oncle. On était en plein blocus continental, et il ne fallait rien moins qu’un passeport signé de la main de l’empereur pour toucher le territoire anglais. Oberkampf fut reçu avec une bienveillance toute particulière. Informé que Samuel Widmer avait une faveur à lui demander, l’empereur le fit appeler aussitôt. Il ne put qu’approuver un voyage dont le but était l’exploration des principales manufactures de l’Angleterre et de l’Ecosse, et il promit à Widmer un passeport pour lui et pour un de ses frères qui devait l’accompagner. Widmer se retira, heureux du succès de sa démarche, et la pièce promise lui arriva deux ou trois jours après. Oberkampf a laissé sur sa visite à Saint-Cloud une note qu’il faut se borner à citer textuellement, car elle est empreinte d’une naïve candeur qui est ici un trait de caractère.


« Je suis resté avec lui plus d’une heure, dit Oberkampf. Il m’a fait un très grand nombre de questions, dont je ne rapporte ici que les principales. — Comment avez-vous commencé votre établissement ? N’est-ce pas que c’est le premier million qui est le plus difficile à gagner ?

« Je lui ai dit qu’on avait beaucoup trop exagéré ma fortune dans les journaux, et qu’elle avait été bien écornée par la perte de quinze cents balles de coton en Espagne. Il m’a répondu qu’on lui avait assuré que j’avais partagé dix millions avec un associé vingt ans auparavant. — Combien avez-vous d’enfans ? combien leur donnez-vous de dot ? Avez-vous un fils ? S’occupe-t-il de vos affaires ou mangera-t-il son bien, comme cela arrive d’ordinaire ? — Il m’a dit avoir fait le nouveau tarif des douanes, afin d’empêcher la contrebande. Je lui ai fait observer qu’il avait trop imposé les cotons. Il m’a répondu qu’il ne prenait que le prix des contrebandiers, — que toutes les puissances étaient obérées, et que lui seul avait de l’argent, — que la Hollande paiera 50 millions et empêchera les Anglais de faire la contrebande, que l’ancien gouvernement avait tolérée ; — qu’il fera brûler toutes les marchandises fabriquées qu’on a saisies et poursuivre les contrebandiers partout ; — qu’il avait donné 3 millions pour planter la plaine de Rome en coton, et que cela vaudrait mieux qu’un papier — Pouvez-vous travailler à aussi bon marché que les Anglais ? Pour combien vendez-vous en Italie ? Quel terme donnez-vous ? etc. »


Telles étaient les questions, et Oberkampf ne donne pas les réponses, qui auraient ici peu d’intérêt. Quant à l’empereur, il dit quelque part dans le Mémorial de Sainte-Hélène, en parlant de son tarif de douanes : « J’ai consulté Oberkampf, » C’était la vérité ; mais il l’avait consulté à la façon de ceux qui suivent toujours leurs idées, c’est-à-dire après coup.

Jusqu’à la chute de l’empire, rien ne troubla la paix féconde de Jouy ; ce qui ne veut pas dire que la vie d’Oberkampf, quelque honorée, quelque heureuse qu’elle fût, ait été exempte des douleurs qui sont la loi commune de notre passage sur la terre. La mort avait plusieurs fois visité sa maison, lui prenant tantôt des enfans en bas ge, tantôt les amis de sa jeunesse. En 1810, il perdit le dernier survivant de ses premiers compagnons d’œuvre. Ludwig Rohrdorf mourut le 25 septembre, à l’âge de soixante-neuf ans. C’était un honnête homme, bon et généreux comme devait l’être l’ami du maître dont il avait été, pendant près de cinquante ans, tout à la fois le commensal et le collaborateur. Il avait 150,000 francs d’économies placés dans la maison, et pour seuls héritiers un neveu et une nièce qui habitaient Zurich. Ceux-ci, informés de l’événement, au lieu d’accourir, selon la coutume, se contentèrent d’écrire à Oberkampf que, ne pouvant remettre leurs intérêts en des mains plus sûres que les siennes, ils le priaient de liquider la succession et de leur faire passer la part qui revenait à chacun. Quand on songe aux défiances et aux précautions que font naître les héritages, cette anecdote ressemble à un chant d’églogue.

Oberkampf était un de ces vaillans hommes que ne fatigue pas le poids du jour, et qui ne prennent leur retraite que lorsque la mort vient les relever de leur tâche. Vers la fin de la même année, il vit aboutir le projet conçu depuis longtemps de compléter son industrie, c’est-à-dire de prendre le coton en balle et de lui faire subir dans ses ateliers toutes les opérations, épluchage, filature, tissage, etc., jusqu’à sa finale métamorphose en toile peinte. Dans cette pensée, il avait, dès 1804, acheté près d’Essonne l’usine à tan de Chantemerle ; mais ce ne fut que deux ans après que fut construit l’établissement de filature. La mise en activité de la nouvelle manufacture eut lieu dans les derniers mois de 1810, sous l’habile direction de M. Louis Féray, qui avait épousé l’aînée des filles d’Oberkampf. Déjà important à son origine, cet établissement d’Essonne devait un jour s’élever au premier rang, grâce à l’esprit d’initiative de l’un des hommes les plus considérables de l’industrie française, M. Ernest Féray, petit-fils du directeur de Jouy. Dans le voisinage d’Essonne, sur le territoire de Corbeil, il y avait encore une autre usine appelée l’Indienne, et qui était une succursale de Jouy pour l’impression des toiles communes. Oberkampf l’avait autrefois achetée pour y installer son frère, qui avait manifesté le désir d’être aussi chef de maison. Lorsque Fritz, qui était philosophe, avait voulu se retirer des affaires, le frère aîné avait été là pour se charger de la propriété au prix de 150,000 francs. Oberkampf, qui, malgré son âge avancé, avait conservé l’activité de la jeunesse, faisait de fréquentes apparitions dans ces deux établissemens.

Nous avons indiqué les faits principaux de la rénovation technique opérée dans la seconde époque de la manufacture. Jusqu’au dernier moment, on peut suivre cette évolution. Ainsi nous voyons en 1813 fonctionner une machiné qui imprime deux couleurs à la fois ; elle fut construite sur les dessins rapportés d’Angleterre par les deux frères Samuel et Gottlieb Widmer. Le premier cylindre, gravé en creux, traçait les contours du dessin ; le second, gravé en relief et agissant conjointement avec le premier, remplaçait ce qu’on appelait la rentrure dans l’impression à la main. Les événemens de 1814 purent seuls interrompre ce mouvement d’inventions et la prospérité de la grande manufacture. L’invasion étrangère fit ce que n’avait point fait la terreur. Pour la première fois, les ateliers furent fermés à Jouy ; le chômage dura depuis le 17 février jusqu’au 1er mai. Les choses commençaient à reprendre leur équilibre lorsque le funeste retour de l’île d’Elbe, suivi du désastre de Waterloo, vint tout remettre en question. La vallée de Jouy, à cause de sa proximité de Paris, fut condamnée à voir une seconde fois les uniformes étrangers. Il y eut dans les environs deux ou trois fermes incendiées. On craignit même que quelque détachement ennemi ne mît le feu à la manufacture. Cette appréhension troubla pendant quelques jours le cœur du patriarche, qui, au terme de son voyage, était menacé de voir l’œuvre de tant d’années disparaître avant lui. Ses angoisses n’avaient leur source dans aucun sentiment personnel : sa fortune était faite depuis longtemps, et le sort de tous les siens assuré ; mais il s’agissait de l’existence de trois ou quatre cents familles dont la destinée était liée à l’établissement. « Ce spectacle me tue, répétait-il tristement ; s’ils brûlent la manufacture, que deviendront tous ces pauvres ouvriers ? » Le travail avait cessé, mais la manufacture resta ouverte, car elle était devenue un lieu d’asile. Bon nombre de pauvres gens, ne se croyant pas en sûreté chez eux, avaient déménagé leur chétif mobilier, et campaient dans les vastes salles comme dans un caravansérail.

La paix se fit, et tout rentra peu à peu dans l’ordre accoutumé ; mais les secousses, qui pour la jeunesse passent presque inaperçues, ont facilement raison des vieillards., Oberkampf, dont l’esprit était si sagace, pouvait pressentir la force et la prospérité que la paix et la liberté allaient rendre à la France ; mais il ne lui fut point donné de voir ce joyeux avènement. Le coup était porté ; la santé du vieillard s’altéra rapidement, et une fièvre pernicieuse se déclara. Oberkampf pouvait mourir tranquille. Pendant les dernières années de sa vie, il avait vu ses enfans entrer dans des familles qui comptaient parmi les plus considérables et les plus respectées de la bourgeoisie. Il laissait pour diriger son, établissement, conjointement avec son fils, un homme dont il avait depuis longtemps apprécié la capacité, son neveu Samuel Widmer. Aussi sa fin fut-elle douce. Entouré des plus saintes et des plus tendres affections, il rendit son âme à Dieu le 4 octobre 1815, ayant dépassé de quelques mois sa soixante-dix-septième année.

La manufacture ne disparut pas immédiatement avec le fondateur ; mais la mort de Samuel Widmer, survenue en 1821, fut le signal de la décadence. M. Émile Oberkampf voulut se donner un associé pour combler le vide fait par cette perte. Le nouveau-venu était un fabricant de Rouen. Quelques mois suffirent à l’héritier d’un demi-siècle de gloire industrielle pour s’apercevoir de la divergence d’idées introduite dans la maison. Très intelligent, mais ami du repos, que lui conseillait d’ailleurs la délicatesse de sa santé, il céda en 1822 tous ses droits sur l’établissement paternel à son associé, et se retira des affaires pour vivre dans ses terres.

La prospérité de Jouy semble attachée au nom d’Oberkampf. Ce nom disparu, l’ombre envahit peu à peu la grande manufacture. Vainement le nouveau possesseur, après un premier essai personnel, mit-il l’affaire en société par actions ; rien ne put donner une impulsion nouvelle à l’établissement dont l’âme avait disparu, et, cédant la place aux florissantes manufactures de l’Alsace, la société de Jouy opéra sa liquidation. Cet événement, cruellement ressenti dans la localité, qui voyait ainsi tarir la source de travail ouverte depuis si longtemps, ne pouvait être à cette époque, au point de vue de la production générale, qu’un fait insignifiant au milieu du mouvement d’expansion de l’industrie des toiles peintes. La vie qui avait animé l’établissement d’Oberkampf s’était répandue dans toute la France. Rouen jetait dans la consommation des masses d’indiennes de qualité commune, et l’Alsace accroissait toujours la fabrication des toiles fines et des mousselines imprimées. Chose singulière, cet art de l’impression sur étoffes, une des industries où le goût français est le plus vivement empreint, nous en devons la naturalisation chez nous à un étranger, et quant aux progrès accomplis depuis, ils sont surtout dus à une ville, la dernière venue dans la grande famille nationale. Mulhouse est la reine de la toile peinte comme Lyon est la reine de la soie. De puissantes maisons y ont accru à chaque génération leur célébrité héréditaire : qui ne connaît le nom des Dollfus et des Kœchlin ? À Mulhouse fourmille une légion de dessinateurs et de graveurs, véritable école d’art dont les essaims se répandent jusqu’en Russie, car leur habileté est bien connue à l’étranger. Toutes les améliorations dans l’outillage ont été poursuivies sans relâche. La perrotine, qui imprime trois couleurs à la fois, la machine à imprimer et à rentrer plusieurs couleurs, qui est due à M. U. Troublé, les machines anglaises, tout a été expérimenté. Une machine de M. André Kœchlin, imprimant huit couleurs, figurait à l’exposition universelle de 1855. L’esprit d’invention s’est aussi porté sur quelques opérations accessoires telles que le grillage et lessorage. On sait que les fils de coton sont recouverts d’un duvet qui, après le tissage, se montre à la surface de l’étoffe. Le grillage détruit ces filamens qui nuiraient à la netteté de l’impression. On flambait autrefois les toiles en les faisant passer rapidement sur des plaques de fonte chauffées. Maintenant on les flambé au gaz par l’ingénieux appareil de Samuel Hall. Quant à l’essorage, il est opéré, soit par la presse-cylindre, soit par lhydro-extracteur de Pentzold, et l’eau est promptement chassée par une application de la force centrifuge. La mécanique à transformé le matériel ; mais au-dessus de cette rénovation de l’outillage il faut mettre les progrès chimiques, réalisés pour ainsi dire sur la gamme entière des couleurs, depuis la nuance la plus délicate jusqu’à la teinte la plus foncée[6]. Nulle industrie n’est plus redevable que celle des toiles peintes aux investigations de la science. Il suffit à cet égard de rappeler, les beaux « travaux de M. Chevreul sur le rôle joué par les agens chimiques et par la vapeur dans les opérations dont l’objet est de fixer les matières colorantes sur les tissus. Cette influence de nos savans est parfaitement appréciée en Angleterre. Un économiste anglais dit d’une manière catégorique : « C’est à l’Académie des Sciences que les Français doivent la supériorité qu’ils ont dans les arts, et surtout dans la teinture. »

Aujourd’hui on se joue de difficultés regardées comme insurmontables du temps d’Oberkampf ; Sur des étoffes plus légères assurément que celles auxquelles la riante imagination de l’antiquité donnait le gracieux nom d'air tissu, Mulhouse prodigue et fixe avec une admirable perfection tous les caprices de la ligne et tout l’harmonieux éclat de la couleur. La fabrication des toiles peintes, dont l’origine remonte chez nous à un siècle à peine, est une des branches les plus vigoureuses et les plus florissantes de l’industrie nationale, et c’est surtout à la supériorité de l’impression que nos étoffes de coton doivent de soutenir honorablement la lutte sur le marché extérieur contre la puissante production de l’Angleterre. Dans ce vivant épanouissement du présent, Jouy n’est plus qu’un souvenir. Des trente-six bâtimens que contenait le vaste enclos, il n’existe plus que le grand établissement, devenu une fabrique de caoutchouc, et la maison d’habitation Tout le reste a été démoli en 1847.

Outre la maison d’habitation, la famille avait conservé toutes les terres achetées par son chef dans les environs. Ce fut un bonheur pour les pauvres du village. Par une suprême bénédiction due à sa noble vie, les enfans d’Oberkampf étaient dignes de lui, et, comme la meilleure part de son héritage, il leur avait transmis un reflet de l’active bonté de son âme. Ils furent donc tous unis dans la pensée de constituer une dotation aux pauvres de Jouy. M. Émile Oberkampf, Mme Féray d’Essonne et Mmes Mallet (les deux jeunes sœurs avaient épousé les deux frères) achetèrent le capital d’une rente de 3,000 francs ; quelques riches habitans du pays ajoutèrent leur offrande, et depuis, pendant les six mois rigoureux de l’année, des distributions journalières d’alimens, de vêtemens et d’autres objets de première nécessité furent faites aux familles indigentes. On se rappelle peut-être au début de ce récit, la petite habitation prise à loyer par Oberkampf, pour y installer sa naissante industrie ? Cette propriété, connue sous le nom de la Maison du Pont de pierre, ayant été mise en vente en 1834, Mme Jules Mallet s’empressa d’en faire l’acquisition. Elle pensa que la meilleure manière de consacrer l’humble théâtre du début de son père, c’était de lui assurer une destination utile au prochain. Les paroles du divin Maître étaient vivantes dans son âme : « Laissez venir à moi les petits enfans. » Agrandie et réparée, la maison devint une salle d’asile où les pauvres enfans du village furent entourés de tous les soins qui leur auraient manqué chez eux. La vraie charité ne fait pas les choses à moitié. Comme, en dehors du groupe principal qui entoure l’église, les habitations vont s’éparpillant dans la vallée à une assez grande distance, un petit omnibus va prendre le matin les enfans éloignés et les ramène le soir chez eux, afin que l’hospitalité de la salle d’asile ne soit achetée par aucune fatigue. Il n’y a donc point à s’étonner que la mémoire d’Oberkampf soit restée en grand honneur à Jouy. La principale rue du village porte ce nom, devenu, malgré sa physionomie étrangère, une des gloires de l’industrie française et l’illustration de la localité. On a marqué la place où le fabricant reçut la décoration des mains de l’empereur. Les vieillards qu’on interroge ne tarissent pas sur les splendeurs de Jouy au temps de la manufacture. Il y a enfin dans ce village assez ignoré des environs de Paris, avec moins de poésie dans l’expression, mais avec autant de vérité dans le sentiment, quelque chose du culte des illustres bourgades helléniques pour le demi-dieu étranger, colonisateur et importateur des arts utiles, que le peuple vénérait comme le fondateur et le père de la cité.


Urbain Fages.
  1. Un incident assez curieux de cette polémique, c’est que les six corps des marchands de Paris jugèrent à propos d’intervenir dans le débat. Ils voyaient, eux aussi, dans l’autorisation accordée la subversion totale de leurs manufactures, l’oisiveté, la dernière misère, l’émigration, la mendicité et le brigandage de leurs ouvriers, etc. Ils étaient dévorés de mortelles inquiétudes, dans l’attente de la décision de cette grande affaire. Ils arrosaient le pied du trône de leurs larmes, etc. » Quels étaient donc ces hommes qui, à propos de toiles peintes, éclataient ainsi en sanglots de rhétorique et faisaient un appel si désespéré à l’autorité royale en faveur de leurs manufactures ? Voici la liste des six corps des marchands de Paris : les orfèvres, — les épiciers-apothicaires, — les pelletiers, — les bonnetiers, — les drapiers, — les merciers, auxquels on avait adjoint les marchands de vin et les libraires. Exemple curieux du puissant instinct qui pousse des privilégiés à venir au secours d’autres privilégiés en péril, parce qu’ils sentent que, la digue une fois rompue sur un point, la brèche ira toujours s’élargissant, et que le flot montant de la liberté finira par emporter tout entier l’édifice du monopole !
  2. Quant aux dépenses nécessaires, pour montrer l’ordre qu’il y avait introduit, il suffira de dire qu’il prenait ses repas, à dix-huit sous par jour, chez une pauvre femme du faubourg Saint-Marceau, qui hébergeait quelques ouvriers du voisinage. Bien que la valeur de l’argent fût alors plus forte qu’aujourd’hui, le chiffre est significatif. Plus tard Oberkampf, dont la bonhomie native ne s’altéra jamais dans la prospérité, se plaisait à raconter les petites misères de son noviciat. Il en parlait gaiement et sans prétention. Seulement il oubliait d’ajouter qu’il s’était efficacement souvenu de sa pauvre hôtesse du faubourg Saint-Marceau, eu la mettant pour le reste de sa vie a l’abri du besoin.
  3. Voici le règlement d’armoiries dressé à cette occasion par Antoine-Marie d’Hozier de Sérigny, chevalier juge d’armes de la noblesse de France. Les armoiries d’Oberkampf étaient « un écu d’azur à une colonne d’argent, sur laquelle est un coq de même, la tête contournée, et un chef cousu de gueules, chargé de trois annelets d’or ; ledit écu timbré d’un casque de profil, orné de ses lambrequins d’or, d’azur, d’argent et de gueules. »
  4. C’est à l’un des neveux d’Oberkampf que je dois la plus grande partie des renseignemens qui servent de base à cette étude. Avec une parfaite obligeance, M. Gottlieb Widmer a bien voulu me confier sept ou huit volumineux cahiers où tous les événemens grands et petits de l’histoire manufacturière de Jouy sont notés année par année, avec les pièces justificatives.
  5. Ce qui frappe surtout dans les documens relatifs à cette époque, c’est le grand nombre de contributions financières auxquelles l’établissement de Jouy doit pourvoir. Le livre de caisse contient à ce sujet quelques chiffres dont l’intérêt ne sera pas méconnu. Voici le relevé des sommes qui y figurent pour les contributions extraordinaires :
    livres
    1789. Décembre Don patriotique 50,000
    1792. Juillet Souscription patriotique pour l’envoi de dix volontaires à l’armée du Nord 2,300
    1793. 24 mars Bourse des volontaires, habillement et équipement 5,123
    - Emprunt forcé en septembre, octobre et novembre 25,000
    - Emprunt national volontaire en décembre 65,640
    1794. Juin Souscription du cavalier jacobin, monté, armé et équipé 3,192
    — Août Contribution de guerre 16,480
    Total 167,735 livres


    Parmi ces sept articles, il n’y en a que deux ou trois qui présentent un caractère obligatoire, et ce n’est pas ceux dont le chiffre est le plus élevé. On voit avec quel empressement cet étranger naturalisé apportait, comme on disait alors, son offrande sur l’autel de la patrie.

  6. Sans essayer le dénombrement des progrès dont s’est enrichie la teinture, on peut citer la préparation des couleurs d’application au moyen des sels d’étain, l’enlevage blanc sur mordans d’alumine et de fer, les enlevages colorés, l’emploi du nitrate de fer pour le noir d’application, l’usage de l’acétate et du sulfate d’indigo pour les verts de Saxe ou pistache, les perfectionnemens apportés au genre lapis, l’emploi du jaune de chrome, etc., enfin l’appropriation à l’impression des étoffes de coton de divers moyens exclusivement appliqués jusque-là à la laine et à la soie. Ces progrès ont eu un double résultat, variété dans les produits et abaissement du prix de revient, et par suite développement de la consommation.