Industrie et Commerce de la Bretagne


INDUSTRIE
ET COMMERCE
DE LA BRETAGNE.

§ ier.
Cause du peu d’importance de l’industrie en Bretagne. — Ouvriers du xvie siècle. — Caractère de l’ouvrier breton. — L’horloger de Paimpol.

L’industrie de la Basse-Bretagne est peu de chose ; elle se borne à peu près à la production d’objets de consommation locale. À part deux ou trois grandes exploitations, entreprises par des étrangers, et auxquelles les Bretons ne prêtent que leurs bras, l’industrie propre du pays se réduit à quelques poteries grossières, à quelques tanneries, à quelques pauvres papeteries à marteaux, semées çà et là dans les vallées, et qui se transforment chaque année en moulins à blé. Ajoutez à cela la fabrication des toiles, dont nous parlerons plus tard, et vous aurez une idée générale de l’industrie du pays.

Quant aux métiers, ils sont pauvrement exercés par des ouvriers isolés, et, à de bien rares exceptions près, on ne trouve ni grands ateliers, ni usines importantes dans lesquelles ceux-ci puissent s’instruire des procédés nouveaux et des perfectionnemens apportés à leurs professions. Il en résulte que les états manuels sont généralement exercés sans habileté.

Mais parmi toutes les causes qui ont arrêté en Bretagne l’élan de l’industrie ouvrière, il en est une plus puissante et qui tient à un préjugé tout-à-fait local : nous voulons parler de l’espèce de mépris qui, dans nos campagnes, frappe l’ouvrier et le place dans une situation presque honteuse. Il nous serait difficile d’expliquer l’origine de ce dédain pour l’homme de métier ; mais elle est fort ancienne. Dans le moyen-âge, beaucoup de nos gentilshommes se trouvèrent trop pauvres pour se maintenir dans une noble oisiveté ; il fut décidé qu’ils pourraient conduire la charrue sans déroger, mais non exercer des métiers, parce qu’il était indigne d’hommes nobles de se livrer à de vils travaux. Peut-être le mépris pour les professions mécaniques vient-il de ce que beaucoup d’entre elles furent primitivement exercées, en Bretagne, par des étrangers, des Bohêmes et des Juifs, que l’on désigne sous le nom détesté de caqueux. Quoi qu’il en soit, ce mépris s’enracina fortement, et il s’est maintenu partout jusqu’à nos jours.

Cependant, il faut le reconnaître, ce préjugé ne fut pas toujours un obstacle à l’avancement des arts manuels en Bretagne. La preuve en est dans les mille clochers, les mille cloîtres, les mille chapelles qui étalent, sur le sol breton, leurs prodigieuses sculptures, leurs opulentes dentelles de granit. Mais l’époque où ces édifices furent bâtis explique les merveilles de leur construction. Tous s’élevèrent au commencement du xvie siècle, au moment où la Bretagne entrait dans une de ces inspirations poétiques, plus rares encore chez les nations que chez les individus, et auxquelles on doit les chefs-d’œuvre. Ce siècle fut dans l’Armorique un siècle de virilité pour le géant populaire. Tourmenté depuis long-temps d’une ardeur comprimée, il se mit à transporter des rochers et à remuer des montagnes, pour essayer ses forces et employer son effervescence. Un besoin de mouvement, une crise d’imagination saisit subitement les masses, qui, par une réaction puissante qu’avait amenée la francisation de la noblesse, tendaient à se nationaliser davantage. Les croyances encore vivantes favorisèrent cet élan et lui donnèrent une direction religieuse. Alors les ouvriers, sortis momentanément de l’abjection dans laquelle ils croupissaient, conçurent une pensée de réhabilitation. Des confréries de picoteurs, de menuisiers, de forgerons, de couvreurs, de maçons, etc., se formèrent de toutes parts ; quinze mille ouvriers parcoururent la Bretagne, leurs outils sur l’épaule et le chapelet à la main, mêlant des cantiques populaires au son du bigniou qui marchait à leur tête. Ce fut comme une sainte croisade de travailleurs auxquels l’exaltation donnait des forces, une adresse et une patience que l’on attendrait vainement de l’habileté moderne. Alors s’élevèrent, au bruit des hymnes et des prières répétées en commun, ces églises miraculeuses qui dominent les villages du Finistère ; alors le granit, pétri comme de l’argile, se déroula en arabesques flamboyantes ; le chêne, découpé à l’emporte-pièce, tapissa les chœurs mystérieux ; alors, sous chaque assise, sous chaque poutre, contre chaque angle, le long de chaque corniche, on vit naître ces myriades de saints, de dragons, de démons et de grotesques ; et dans ces vastes compositions, mélanges de pensées terribles ou ridicules, saintes ou obscènes, tout fut admirablement exécuté, parce que chaque ouvrier trouva nécessairement à rendre l’expression de son individualité. Chacun eut son ouvrage de goût à accomplir ; chacun put, après l’achèvement, voir à découvert sa part de travail, s’admirer et se complaire dans son œuvre. Puis, l’honneur de l’ouvrage entier retombait sur tous ; car, à cette époque, l’architecte n’était pas, comme maintenant, un homme isolé, vivant dans une autre sphère, auquel revenaient toute la gloire et tout le profit : l’architecte n’était qu’un maître maçon, le premier entre les autres, mangeant à leur table, heurtant son verre aux verres de ses ouvriers, et prenant leurs conseils. D’ailleurs, une cause plus puissante que toutes celles que nous indiquons surexcitait les facultés de l’ouvrier breton : il cherchait une réhabilitation. En élevant des églises, il faisait à la fois une œuvre glorieuse et méritoire, il acquérait une importance qu’il n’avait jamais eue auparavant. Son travail le purifiait. Il devenait le logeur du bon Dieu, et, à ce titre, il appelait sur lui quelque chose du respect et de l’admiration qu’inspirait son ouvrage. Aussi lui permettait-on de dresser un autel dans une des plus belles églises de Bretagne (le Folgoat), et d’y graver sur la pierre, comme un gentilhomme, son écusson roturier, composé de la truelle, de la règle et de l’équerre. Certes, le métier dut alors lui paraître beau et attrayant. L’ouvrier avait une mission. La foi vint illuminer son ignorance. Il se sentit prêtre à sa manière, et toutes ses aspirations pieuses, toutes ses prières, se traduisirent sur le Kersauton en caractères indélébiles. Cette vigueur de volonté dura tant que la crise populaire qui ébranlait le pays eut son cours, et les grands travaux entrepris avec l’or de la reine Anne se multiplièrent. Mais lorsque Louis xii eut perdu sa Brette moult regrettée, et que la réaction nationale se fut ralentie, les grands ouvrages cessèrent tout à coup. Rendus à leur obscurité et au dédain public, les ouvriers sentirent leur enthousiasme leur mourir au cœur. Ils se dispersèrent tristement dans les villages, s’y établirent, et se résignant aux vulgaires labeurs qui s’offraient seuls désormais pour les faire vivre, ils oublièrent, comme un rêve de jeunesse, les jours d’exaltation et d’espérance auxquels ils avaient assisté.

À ces causes matérielles, qui expliquent la décadence des arts manuels en Bretagne, il faut enjoindre d’autres plus intimes et non moins puissantes. Beaucoup d’obstacles, venant de lui-même, s’opposent à l’avancement industriel de l’ouvrier breton. Au premier rang, il faut placer sa répugnance pour les déplacemens. Ailleurs, le compagnonage, cette franc-maçonnerie du prolétaire, facilite à l’ouvrier les voyages et lui en fait même une obligation. Chaque compagnon doit faire son tour de France, et, dans cette instructive pérégrination, se trouvant en contact avec un grand nombre de méthodes nouvelles, il dépouille nécessairement une partie de ses préjugés ; il s’inspire dans les grands ateliers d’industrie, comme l’artiste dans les galeries de Rome ou de Florence ; il s’initie à mille procédés ingénieux ; il étudie la manière des maîtres, l’imite et l’égale parfois. Peut-être même n’arrivera-t-on à une vaste éducation industrielle qu’au moyen de ces voyages de travailleurs à travers les nations civilisées. Ce sera une belle époque que celle où l’on pourra voir, au lieu de ces tristes groupes de conscrits allant livrer leur chair aux boucheries nationales, de joyeuses bandes d’ouvriers traverser les villages, portant dans un mouchoir noué à leur bâton toute leur fortune et toutes leurs espérances, en répétant gaiement leur chanson de métier. Et plus tard ces pélerins travailleurs reviendront, rapportant, au lieu de reliques saintes destinées à guérir les maladies de l’ame et du corps, quelque invention utile, toute puissante pour guérir la plus terrible de toutes les maladies humaines, la misère !… Ils reviendront en rapportant surtout l’oubli des haines nationales, car le prolétaire étranger aura frappé dans leurs mains, il aura sué et chanté, ri et souffert avec eux. Alors aussi, sans doute, un égoïsme intelligent et aveugle ne présidera plus aux rapports des républiques entre elles ; la liberté, proclamée pour tous, aura poussé du pied les barrières commerciales, et les gouvernemens auront cessé, dans leur profonde politique, de placer un cordon de douaniers entre l’homme affamé et la boutique du boulanger.

Mais en attendant que ces utopies dorées se réalisent, il reste encore bien de vieilles empreintes à effacer dans les mœurs. En Bretagne surtout, la rénovation ne pourra avoir lieu qu’au moyen d’une transformation presque complète du caractère de l’habitant ; car, outre les habitudes casanières de l’ouvrier armoricain, qui nuisent tant à ses progrès, il faut reconnaître qu’il n’a point cette activité industrieuse, remuante, du Normand, par exemple. Sa nature ne le porte point aux combinaisons mercantiles, à cette ambitieuse et incessante recherche du bien-être, si propre à hâter l’instruction industrielle. Il ne court après la fortune ni ne l’attend : c’est la seule superstition populaire à laquelle il soit demeuré étranger. Le pain noir de chaque jour, l’ivresse du dimanche et un lit de paille pour mourir vers soixante ans, voilà son existence, son avenir, et il l’accepte comme définitif. Il traite sa misère ainsi qu’une maladie héréditaire et incurable. Ajoutez que son imagination vient à chaque instant à la traverse de son industrie ; que ses croyances entravent les velléités d’émancipation qui pourraient lui naître ; que ses préjugés, son caractère, ses poétiques inclinations, brisent sans cesse l’édifice naissant de sa fortune. Position, intérêt, il sacrifiera tout à une tradition pieuse, à un mouvement du cœur. Nous pouvons citer à l’appui de l’opinion que nous émettons un fait qui s’est passé, il y a quelques mois, presque sous nos yeux. Quoique ce soit un événement exceptionnel, il donnera une juste idée de la prépondérance des facultés poétiques sur la faculté industrielle, dans l’ouvrier breton.

Paimpol est une ville du département des Côtes-du-Nord, un peu moins grande que la moitié d’une rue de Paris ; mais son port lui donne une certaine importance. Elle en a eu beaucoup surtout pendant les guerres de l’empire : c’était, ainsi que Roscoff, Camazet, Le Conquet, un lieu de relâche pour les corsaires bretons. On y voyait alors cinquante tavernes et trois horlogers ; et ce n’était point trop, car les corsaires avaient besoin des uns et des autres. Le dernier mousse réservait toujours, sur sa première part de prise, de quoi acheter une montre à breloques, qu’il ne montait jamais, mais qu’il suspendait coquettement à son cou, avec un filin goudronné. Malheureusement pour les horlogers de Paimpol, la paix vint et ruina leur industrie. Quelque temps encore les relâches des caboteurs (rendues plus fréquentes par l’activité momentanée du commerce, dans les premières années de la restauration) leur procurèrent quelques profits ; mais cette ressource diminua et leur manqua bientôt presque entièrement.

Parmi ceux que frappa le plus cruellement ce désastre, se trouva un jeune homme nommé Pierre. Il avait choisi fort jeune la profession d’horloger à une époque où cette industrie prospérait à Paimpol, croyant y faire fortune. Mais à mesure qu’il avait avancé en âge, ses espérances s’étaient affaiblies. Enfin, le maître chez lequel il travaillait lui déclara un jour qu’il n’avait plus d’ouvrage à lui donner, et Pierre se trouva sur le pavé de Paimpol, sans emploi et sans ressources.

Pierre était timide, peu remuant. La nécessité de quitter son pays, de chercher ailleurs du travail, était déjà pour lui bien pénible ; mais ce qui la rendait insupportable, c’était la pensée de se séparer d’Yvonne Habasque avec laquelle il avait grandi et qu’il aimait depuis sa première communion. Yvonne était une jeune couturière de Paimpol qui travaillait tous les jours pendant douze heures à sa fenêtre, près d’un vieux pot de cuisine ébréché dans lequel elle avait planté une giroflée jaune ; qui se confessait régulièrement tous les mois, et dont la voix douce ne chantait jamais que des sônes mélancoliques ou des noëls pieux. Elle vivait avec sa mère, qui gagnait péniblement sa vie à porter de l’eau et à laver pour les bourgeois. Tous les soirs Pierre venait causer avec la mère et la fille, et le dimanche, en été, il les conduisait, après vêpres, dans les champs pour ramasser des mûres et des noisettes ; l’hiver, il leur faisait, tout haut, une lecture dans un Guide du chrétien. Ils menaient une vie pure, charmante, sans ennuis, sans regrets et sans impatience ; une vie de foi et d’amour comme on en voit encore décrite dans les livres, mais comme on n’en trouve plus guère par le monde.

Les deux jeunes gens savaient qu’ils devaient se marier un jour, quoiqu’ils ne se le fussent jamais dit. C’était un de ces engagemens tacites que l’on contracte par des habitudes plutôt que par des paroles, mais qui n’en sont pas moins sacrés. Aussi, lorsque Pierre vint annoncer à Yvonne qu’il était renvoyé de chez son patron, et qu’il lui fallait quitter Paimpol, la pauvre fille resta frappée de stupéfaction et de douleur. Pendant quelque temps les deux enfans ne surent que pleurer ensemble, sans songer à autre chose qu’à l’affreuse pensée de se quitter. Avec la nonchalance habituelle à tous les caractères faibles qui fuient moins la souffrance que l’action, ils restèrent sous la couronne d’épines, songeant aux blessures qu’elle leur faisait au front, et non aux moyens de s’en délivrer. Par bonheur, la mère d’Yvonne Habasque était une femme pratique qui avait mis son cœur à l’abri sous la rude écorce de son bon sens et qui ne se désolait qu’en dernier ressort. Après avoir laissé quelque temps les deux enfans pleurer, elle vint jeter brusquement sa parole positive au milieu de leurs plaintes, et les avertir qu’il était nécessaire de prendre une résolution. Enfin, après beaucoup de débats et de projets, il fut convenu que Pierre partirait au plus tôt pour trouver du travail, et qu’il reviendrait dès qu’il gagnerait assez pour se charger d’une femme. Trois années étaient jugées nécessaires pour atteindre ce résultat.

Deux jours après cette résolution, l’horloger se mit effectivement en route pour Rennes. Il y eut beaucoup de larmes versées au moment de la séparation, mais la tristesse des deux jeunes gens conserva quelque chose de doux et de serein. En se séparant, ils gardèrent dans leurs cœurs une sève d’espérance qui devait les nourrir. Yvonne avait confiance en Dieu, et Pierre dans son courage ; tous deux étaient sûrs de se revoir bientôt. Mais Pierre ne fut point heureux. Il parcourut une partie de la France, ne trouvant à se placer que momentanément, vivant au jour le jour, pauvre et découragé. Trois années s’écoulèrent sans qu’il pût songer à revenir en Bretagne : enfin, après une série d’évènemens qu’il serait inutile de rapporter, il passa en Irlande, arriva à Dublin avec un Anglais dont il avait fait la connaissance, et entra, comme ouvrier, chez l’horloger Smith, à des conditions avantageuses.

Maître Smith était un homme de cinquante ans, d’un extérieur froid, avare de paroles et de mouvemens. Jeune, il avait été simple ouvrier, avait beaucoup souffert et s’était habitué à cette impassibilité de bronze, derrière laquelle il cachait sa nature sensible. Long-temps froissée, son ame s’était retirée en elle-même et ne se montrait plus que dans de rares occasions. Maître Smith passait généralement pour sévère et bizarre, mais sa probité était renommée. Une fortune assez considérable avait été la récompense de cette probité et d’une économie laborieuse ; depuis plusieurs années il était veuf et vivait avec sa fille unique, miss Fanny.

Pierre s’habitua bien vite au tranquille intérieur de l’horloger irlandais. C’était une douce et bonne créature auquel il fallait peu de place et peu de bruit pour être heureux. Maître Smith, qui n’avait eu jusqu’alors que des ouvriers grossiers ou vicieux, s’attacha au jeune Français, dont l’assiduité silencieuse et la bienveillance timide le charmèrent. Une maladie assez grave dont il fut atteint, et pendant laquelle Pierre lui donna des marques d’un intérêt reconnaissant, acheva de le lui rendre cher ; le jeune Breton finit par acquérir dans la maison la position d’un associé plutôt que celle d’un ouvrier.

Une seule chose jetait de la gêne dans les rapports qui existaient entre la famille Smith et Pierre ; c’était la difficulté de s’entendre. Le Breton s’exprimait en anglais avec beaucoup de peine, et sa timidité augmentait encore l’embarras qu’il éprouvait à parler. Il en était résulté dans la maison une habitude de silence presque continuel. Pierre, Smith et sa fille s’entendaient le plus souvent par le geste ou le regard, et ce mode singulier de communiquer leurs pensées avait imprimé à celles-ci quelque chose de plus vague, mais en même temps de plus intime, de plus expressif, de plus affectueux. Aussi Pierre s’était-il habitué aux formes caressantes de miss Fanny, sans y voir autre chose qu’une sorte de télégraphie rendue nécessaire par la différence des langues. Lorsque, assise au comptoir, sa tête blonde appuyée sur son bras nu, que recouvrait à moitié une mitaine noire, elle oubliait ses regards sur le jeune ouvrier, Pierre ne voyait, dans cette attention rêveuse et tendre, qu’un encouragement amical ; lorsqu’elle lui demandait quelque chose par un geste, en prononçant son nom avec cet accent profond et musical qu’une voix de femme ne sait donner qu’à un seul nom entre tous, Pierre ne voyait là que l’expression d’une bienveillance qui cachait le commandement sous la douceur de l’accent. D’ailleurs il éprouva long-temps auprès de miss Fanny une sorte de crainte respectueuse dont toutes ces marques de bonté ne pouvaient le guérir. Miss Fanny, qui devina sa timidité, n’en devint que plus pressante dans ses avances ; elle finit enfin par l’enhardir et par le placer à son égard sur un pied d’égalité fraternelle.

Il s’établit par suite entre les deux jeunes gens une intimité tendre, qui se transforma bientôt, chez la jeune fille, en un amour secret. Pierre la vit devenir triste, inégale, souffrante, sans deviner la cause de ce changement. Deux ou trois fois il crut l’entrevoir ; mais il repoussa aussitôt ce soupçon, en rougissant, comme une suggestion de l’orgueil. Enfin, un jour pourtant, ému d’une profonde pitié pour miss Fanny, dont la douleur avait redoublé depuis quelque temps, il osa lui demander ce qu’elle avait. Sans lui répondre, la jeune fille fondit en larmes et se sauva dans le parloir, placé derrière la boutique ; Pierre l’y suivit et l’y trouva à genoux devant une chaise, le visage caché dans ses deux mains et sanglotant amèrement. Tout troublé, il s’approcha en l’appelant, voulut écarter ses mains, et lui répéta mille noms tendres que la pitié lui inspirait ;

— Confiez-moi votre peine, dit-il enfin ; ne savez-vous pas que je vous aime ?

— Vous m’aimez ! s’écria Fanny en jetant un cri de joie…

Et elle laissa son front tomber sur l’épaule du jeune homme, qu’elle entoura de ses bras. Elle venait de prendre pour un aveu d’amour ce qui n’avait été qu’une expression d’amitié fraternelle.

Pierre, éperdu, se trouva engagé sans le vouloir, sans l’avoir prévu. L’émotion, la surprise, la timidité, la difficulté de s’exprimer, lui ôtèrent toute présence d’esprit. Il ne put que rendre machinalement à miss Fanny ses étreintes. Maître Smith entra en ce moment, sa fille s’élança vers lui et se jeta dans ses bras ; il comprit ce qui s’était passé, et tendant les mains au jeune ouvrier, qui demeurait les yeux baissés, et dans un embarras mortel :

You have then at last understood yourself ? dit-il en souriant. It is well, children, what day the wedding[1] ?

Pierre balbutia quelques mots entrecoupés ; Smith mit son trouble sur le compte de l’étonnement, de la joie, et n’y prit pas garde. Le jeune Breton se retira désespéré.

Pendant plusieurs jours, il se crut le jouet d’un rêve : mais tout se préparait pour son mariage, Fanny travaillait déjà à son trousseau. Elle était redevenue gaie et chanteuse. Pierre comprit qu’il ne pouvait plus reculer, il se résigna. Ce n’était point un de ces fermes caractères qui ne sentent jamais les angles d’un obstacle, et qui le heurtent jusqu’à ce qu’ils l’aient brisé. Pierre était craintif, faible, et, comme la plupart des hommes, incapable de protester contre les évènemens accomplis. Qui sait d’ailleurs si l’espèce de violence qui lui était faite n’éveillait pas en lui quelque sensation chatouilleuse ? À son insu peut-être, il se laissait prendre à la pensée de devenir riche, indépendant, honoré. Il se voyait, lui jusqu’alors pauvre ouvrier loué à l’heure, travaillant enfin pour son compte, marchant dans sa volonté et dans son indépendance. Puis, la douce figure de miss Fanny passait au fond de ces vagues tableaux de bien-être, avec ses longues boucles de cheveux blonds, et son sourire caressant ; la figure de miss Fanny, si bonne, si charmante, qui l’aimait tant, et qui était une dame ! Le moyen de ne pas se laisser aller, par instans, à de consolantes pensées ? le moyen de ne pas se résigner à dormir dans ce nid d’amour que l’on sentait d’avance si doux et si abrité ?

Mais ces rêveries de bonheur, Pierre ne s’y abandonna pas long-temps. Sa conscience l’avertit qu’au fond de cette prétendue résignation il y avait une lâcheté. Depuis qu’il devait épouser Fanny, le souvenir d’Yvonne lui revenait sans cesse. Il se la représentait à sa fenêtre étroite, près de son pot de giroflée jaune, travaillant d’un air joyeux et confiant en attendant son retour, et cette pensée lui faisait couler les larmes des yeux. Une circonstance vulgaire en apparence, la mort d’une jeune fille qui habitait près de maître Smith et qui se noya parce que son fiancé l’avait abandonnée, l’émut singulièrement, et éveilla dans son ame des remords cuisans. Tout ce qu’il y avait en lui d’honnête, de religieux, tous ses souvenirs d’enfance et de Bretagne se ranimèrent en même temps dans son ame pour l’accuser. Il devint sombre et malade. Maître Smith crut que sa tristesse n’était autre chose qu’une impatience d’amant, et les préparatifs du mariage furent hâtés. Mais la préoccupation douloureuse du jeune ouvrier ne fit que s’en accroître. Chaque jour les voix qui lui parlaient d’Yvonne, de ses anciennes promesses, se faisaient entendre plus menaçantes et l’accusaient plus hautement. Son chagrin était devenu du désespoir. Il se voyait infâme sur la terre et damné dans le ciel pour avoir trompé la jeune fille de Paimpol. Enfin, une nuit qu’il était couché dans sa mansarde, et que, dévoré par la fièvre, il s’était assoupi un instant, voilà que tout à coup un son de cloche le réveille : il prête l’oreille… ô prodige ! il reconnaît ce son ! C’est l’accent frais et lointain des cloches de Paimpol ! le même qui se faisait entendre le jour de sa première communion, le jour où il vit Yvonne pour la première fois ! Mais maintenant ces cloches ne tintent plus joyeusement comme alors ; c’est un glas funèbre qu’elles font entendre ; elles sonnent une agonie ! Pierre, éperdu, se soulève dans son lit ; il écoute encore : le bruit des cloches s’affaiblit, s’éteint dans l’espace ; il se fait un silence !… — Tout à coup, du milieu de la nuit, une voix s’élève plaintive et connue. C’est la même voix qu’il a tant de fois entendue le soir, à une fenêtre de la rue de l’Église ; et la voix chantait le sône de la Fiancée, si célèbre au pays de Tréguier.

« Ma mère, oh ! dites-moi pourquoi l’on parle bas dans la maison ; ma mère, oh ! dites-moi pourquoi les domestiques sont en deuil ; ma mère, oh ! dites-moi pourquoi vous avez les yeux rouges ?

— « Mon fils, on parle bas parce que vous êtes malade ; mon fils, le noir convient à tout le monde ; mon fils, j’ai les yeux rouges parce que j’ai pleuré sur vous. »

Pierre écoutait fasciné, perdu dans sa vision. Il lui sembla qu’il était à Paimpol, qu’il revenait de cueillir des fleurs d’aubépine au bord de la mer et qu’il entendait Yvonne chanter à sa croisée. Et par une habitude machinale et involontaire, par souvenir, il se mit à chanter à demi-voix le second couplet de la chanson.

« Ma mère, oh ! dites-moi pourquoi j’ai le cœur douloureux aujourd’hui ; ma mère, oh ! dites-moi pourquoi les chiens hurlent si tristement ; ma mère, oh ! dites-moi pourquoi le soleil ressemble dans le ciel au visage d’une veuve.

— « Mon fils, le cœur est douloureux quand il se brise quelque affection ; mon fils, les chiens hurlent quand ils sentent la mort ; mon fils, le soleil est pâle pour les enterremens. »

Un frémissement d’effroi parcourut le corps du jeune Breton : il reprit néanmoins en tremblant :

« Ma mère, oh ! dites-moi pourquoi les cloches sonnent ; ma mère, oh ! dites-moi pourquoi j’entends le bruit des marteaux dans la maison voisine ; ma mère, oh ! dites moi pourquoi les prêtres chantent dans la rue ? »

La voix reprit aussitôt :

— « Mon fils, c’est que les cloches sonnent pour le repos d’une âme ; mon fils, c’est que l’on cloue une châsse dans la maison voisine ; mon fils, c’est que les prêtres portent en terre votre fiancée. »

Ici le chant s’éteignit, les cloches tintèrent encore un instant au loin, puis tout se tut. Pierre était resté à genoux près de la fenêtre, presque évanoui.

Il n’en pouvait douter, ce qu’il venait d’entendre était un avertissement ainsi que Dieu en envoyait souvent à ceux de la Bretagne. C’était un intersigne ! Il ne pouvait résister à cet appel sans commettre un sacrilége. Une voix était venue de son pays pour lui rappeler ses promesses et lui dire d’y retourner. En vain le souvenir de Fanny, la noce déjà préparée, se dressèrent devant lui comme des obstacles invincibles ; il entendait toujours le retentissement de ces cloches et de cette voix ; ces cloches et cette voix l’appelaient ; il fallait partir.

Après une nuit de délire, de larmes et de combats intérieurs, il écrivit à maître Smith une longue lettre dans laquelle il lui racontait sincèrement toute son histoire. Il lui disait comment une erreur l’avait rendu le fiancé de miss Fanny, lui parlait de l’avertissement qu’il avait reçu de Dieu et lui annonçait sa résolution de quitter Dublin. Il envoya sa lettre et attendit avec anxiété la réponse.

Le soir, il reçut un paquet renfermant une somme plus forte que celle que lui devait l’horloger, avec un billet qui contenait seulement ces mots :

You might be speaking sooner. Your silentness has made us all unhappy for a long time ; but it must be so. There is a letter for a fellow-member from Edinburg. A workman shall be gaining at home sufficiently to live with a woman[2].

Une lettre de recommandation pour un horloger d’Édimbourg était effectivement jointe au paquet.

Pierre partit le jour même. Il arriva à Paimpol où il trouva Yvonne pauvre, malade et bien changée. Sa mère était morte depuis quelque temps, et, en rapprochant les époques, le jeune ouvrier trouva qu’elle avait dû rendre le dernier soupir au jour et à l’heure où il avait entendu les cloches sonner et une voix chanter sous ses fenêtres le sône de la Fiancée. Le mariage se fit sans bruit, et les deux jeunes époux partirent aussitôt pour l’Écosse.

Avec la lettre de maître Smith, Pierre trouva à se placer à Édimbourg, et ses affaires prospérèrent. Il gagnait beaucoup et dépensait peu. Aussi, au bout de quelques années, put-il acheter un petit fonds d’horlogerie, qu’il exploita pour son propre compte.

Mais tout réussissait vainement au gré du jeune ménage, Yvonne devenait chaque jour plus triste, plus pâle, plus frêle. Souvent Pierre la trouvait assise, les mains croisées sur les genoux, dans un affaissement désespéré et avec deux longues larmes qui glissaient le long de ses joues creusées. Alors il lui demandait ce qui la faisait malheureuse, qui causait ses pleurs, cette pâleur, ce dépérissement… et la jeune femme lui répondait qu’elle ne pouvait le dire, qu’elle ne savait d’où lui venait sa peine ; mais qu’elle avait peur, qu’elle était triste, qu’elle ne pouvait plus rire à rien dans le monde. En l’entendant, Pierre se désolait, il faisait mille tentatives pour la réintéresser à la vie ; mais tout était inutile. Le cœur d’Yvonne recelait une de ces tristesses prophétiques qui saisissent presque toujours les jeunes femmes chez lesquelles couve un germe de mort : douleurs étranges, qui prennent au milieu de tous les enivremens, qui ne viennent point de notre ame, mais de nos nerfs ; qui nous gagnent comme une maladie, et qui semblent être l’instinct mystérieux de notre corps, pressentant l’approche de sa dissolution.

Yvonne était née trop faible pour une fille du peuple. L’enfance rude et abandonnée à laquelle l’avait condamnée le hasard de sa naissance avait épuisé la vie en elle. Toute petite, elle avait plié sous la pauvreté, et quand, plus tard, l’aisance vint, quand on voulut la relever, il se trouva qu’elle était brisée et qu’elle ne pouvait plus vivre. Pierre la vit s’affaiblir et s’éteindre. Il put suivre sur ses traits le progrès du mal et calculer sa mort à heure fixe, car la vie semblait fuir d’elle visiblement et goutte à goutte, comme une liqueur précieuse d’un vase fêlé. Bientôt elle comprit que son heure était venue et elle n’en éprouva point de désespoir. Elle croyait à son ame, à Dieu, au paradis, et ne voyait dans sa mort qu’un voyage qu’elle allait faire la première. D’ailleurs ses jours avaient été calmes, purs, remplis. Elle avait épuisé l’existence et ne pouvait que gagner à changer de monde : sa vie l’encourageait à mourir. Une seule pensée attristait ses derniers instans. Elle allait reposer loin de la tombe de ses pères ; ses os ne seraient pas ensevelis dans la terre bénite de la Bretagne ! Et que deviendrait sa pauvre ame si elle revenait la nuit ? Il lui faudrait errer avec des ames étrangères ; elle ne pourrait voir de loin sa petite ville endormie au clair de lune, entendre l’horloge de sa paroisse, écouter le vent gémir dans les grandes halles que, jeune fille, elle fuyait avec tant d’effroi, lorsque le bigniou invitait à la danse, et qu’elle se sentait prête à céder à cet appel du démon ! À ces souvenirs, un regret cuisant s’emparait de la mourante. Elle tournait sa tête vers le mur pour que Pierre ne la vît pas, et elle pleurait doucement jusqu’à ce que ses yeux se fussent fermés et qu’un songe lui eût fait voir le cimetière de Paimpol, sa chère et dernière espérance. Cependant elle gardait le silence, car elle ne voulait pas affliger Pierre avant l’heure ; mais quand le moment solennel fut venu, quand la jeune femme sentit que son ame lui tremblait sur les lèvres et qu’elle allait mourir, elle appela Pierre à son chevet :

— Pierre, lui dit-elle, jure-moi que tu feras ce que je vais te demander.

— Je te le jure, dit le jeune homme en pleurant.

— Je vais mourir, promets-moi de ramener mon corps en Bretagne, et de m’enterrer au cimetière de Paimpol, près de ma mère.

— Je te le promets, répondit encore Pierre, étouffé par les sanglots.

— Merci, Pierre, murmura Yvonne ; et, comme si elle n’eût attendu que cette promesse, elle étendit ses deux mains vers son mari, sourit et mourut.

La douleur de Pierre fut profonde ; mais il ne s’y abandonna pas lâchement. Il avait son serment à accomplir. Cette ame faible était devenue forte par la religion et l’amour. Il renonça à son commerce, vendit tout ce qu’il possédait, acheta de sa fortune entière le droit d’emporter le corps de sa femme, et l’embarqua avec lui pour la Bretagne. Sept ans auparavant, un navire l’avait transporté, s’appuyant sur le bras d’une fiancée et le cœur gonflé de bonheur ; aujourd’hui, le même navire le remportait au pays d’où il était venu, assis près d’un cercueil où il avait cloué bonheur et fiancée !

La traversée se fit sans accidens. Le huitième jour, les côtes de Bretagne apparurent. Déjà l’archipel de Bréhat se montrait au loin, tout argenté par les brisans ; le cœur de l’horloger se serra, et il sentit des larmes l’étouffer. Cette terre où il était né, où il avait aimé, où il avait été heureux, il ne revenait plus y chercher que la place d’un cercueil ! Personne ne l’y attendait, qu’un fossoyeur pour creuser la fosse et un prêtre pour la bénir !

Cependant la nuit se fit et le temps devint sombre. Le capitaine de la goëlette que montait Pierre parut craindre un orage ; ses appréhensions ne tardèrent pas à se réaliser. Un grain s’éleva du large qui chassa le navire vers la terre. En vain l’équipage réunit toutes ses forces pour vaincre l’effort de la lame qui battait en côte ; le frêle bâtiment, balayé par l’ouragan, courait sur les flots avec ses voiles désorientées et en lambeaux, comme un oiseau marin blessé à l’aile et que la vague emporte.

Bientôt la terre se montra de plus près ; le navire allait entrer dans les brisans. On entendait à quelques pas le bruissement rauque et caillouteux du ressac qui rugissait parmi les écueils. La goëlette, comme si elle eût été épouvantée elle-même, résistait par momens à la houle, changeait de direction et tourbillonnait dans la tourmente, incertaine et effarée. Tout à coup une voix s’éleva dans l’orage :

— Nous sommes perdus ; nous avons un cadavre à bord !

Ce mot sembla agir comme une commotion électrique sur tout l’équipage. La croyance superstitieuse, commune à tous les marins, que la présence d’un mort dans un navire compromet sa sûreté, revint au souvenir de tous.

— Qu’on jette à la mer le cadavre ! crièrent-ils d’une seule voix.

Et ils s’élancèrent vers la chambre, saisirent le cercueil et le transportèrent sur le pont. Mais Pierre, averti par le tumulte, vint se jeter au milieu d’eux. Il voulut parler, on ne l’écouta point ; il voulut défendre son bien, on le repoussa.

— À la mer le mort ! hurlaient les matelots.

Ils soulevèrent la châsse.

— Non pas sans moi ! cria à son tour Pierre.

Et se jetant sur le cercueil, il l’embrassa à deux mains, sans que l’on pût l’en détacher. Les marins s’arrêtèrent, n’osant commettre un assassinat. Dans ce moment, une secousse terrible fit craquer toutes les membrures du navire, et le mât brisé s’abattit. La goëlette venait d’être précipitée entre deux rochers, qui la retinrent comme les deux bras d’un étau. Elle y resta toute la nuit sans que les coups de mer pussent l’en arracher.

Quand le jour vint, l’orage s’était un peu apaisé, et des barques de Bréhat recueillirent l’équipage. Pierre et son cercueil furent également sauvés.

L’ami dont nous tenons tous les détails de ce récit avait vu l’horloger breton conduire lui-même à son trou de terre le corps de la jeune femme. Après avoir élevé à Yvonne, avec ce qui lui restait d’argent, une tombe en granit rose, que l’on peut voir encore, Pierre est reparti pour chercher du travail, pauvre et simple ouvrier comme naguère. Seulement cette fois il est parti en laissant dans le cimetière de Paimpol douze années de sa vie passée et les espérances de sa vie à venir !

§ ii.
L’ouvrier breton de nos jours. — Les tisserands. — Les pêcheurs. — Jahoua le menuisier.

En Bretagne, les ouvriers ne jouissent pas du grossier bien-être auquel atteignent les cultivateurs. Ceux-ci du moins ne connaissent jamais la faim. Leurs enfans grandissent autour d’eux bien nourris, sains, forts, et bronzés à l’air des campagnes. Si l’hiver vient sans que la mère ait pu leur économiser un vêtement, ils ont une bonne fascine de landes pour se réchauffer au foyer, une bonne couette de balle fraîche pour dormir douillettement. Puis le soleil brille sur leurs têtes, les oiseaux chantent sur leurs toits de paille, la campagne leur appartient avec tous ses plaisirs. L’hiver, ils ont les lacets tendus dans les prés, les boules de neige et les contes de veillées ; aux premières feuilles du printemps, viennent les hannetons dorés et les papillons ; les nids dans les épines blanches, les houlettes de fleurs de lait et les chapelets de marguerites ; en été, les mûres le long des fossés, les lucets dans les fourrés des montagnes, les grandes courses dans la vallée et les bains pris sous la roue du moulin ; en automne, enfin, les batteries, la récolte des pommes et la chasse au hérisson dans les vergers. Chaque saison leur apporte ainsi ses amusemens. Ils connaissent mille jeux ignorés de l’enfant des villes. Aussi aspirent-ils la vie par tous les pores ; ils rayonnent la joie autour d’eux ; ils la communiquent à la maison entière, car là où les enfans sont heureux, la famille est tranquille, là où les enfans ne souffrent pas, les pères sont patiens et attendent l’avenir. L’ouvrier, lui, n’a point cette encourageante consolation. Pauvre et triste, il est sûr que chaque année le froid et la faim viendront le visiter. Logé dans les venelles fétides de quelque petite ville ou dans les sales bouges d’un village boueux, il ne respire point, ainsi que le paysan, cet air des vallées, tout chargé de mielleuses senteurs et de frais murmures, qui coule dans la poitrine comme un élixir céleste, qui rend fort et joyeux. Ses enfans maigrissent, chétifs et pâles, sous les murs humides de sa tannière.

Tout ce qui les entoure est sale, triste, dégradant. Ils s’étiolent dans le milieu corrosif qui les enveloppe. Par une sorte de confraternité mystérieuse, la corruption physique devient pour eux le germe de la corruption morale. Tout les pousse à la méchanceté par la laideur, à la dureté par la souffrance ; et, une fois grands, ils ne deviendront pas, comme les fils du laboureur, une richesse pour leur père ; ils deviendront des ennemis, des concurrens ; leur père les craindra. Un jour il leur dira :

— Vous êtes forts et jeunes, je suis vieux et faible, votre concurrence est trop redoutable pour moi ; allez ailleurs.

Et si ce sont des fils pieux, ils partiront, ils diront adieu à leur mère, à leur village, et ils iront chercher dans un autre coin une place qui leur permette de vivre comme a vécu leur père ! — Ne nous arrêtons point trop sur ces tableaux ! Quand on sonde de pareilles plaies, on en éprouve un ressentiment douloureux, et quand on se dit : — Moi aussi je pouvais naître le fils d’un ouvrier breton, — on se sent froid au cœur.

Mais, parmi tous les ouvriers de la Bretagne, il n’en est point dont les misères puissent être comparées à celles du tisserand du Finistère. La fabrication des toiles a eu autrefois une grande importance dans ce département, qui en exportait à l’étranger pour plusieurs millions. La guerre, les fautes de l’administration et des traités de commerce, comme savent en faire nos ministres depuis Richelieu, ont ruiné à jamais cette industrie. Les fortunes considérables amassées par les anciens fabricans se sont dispersées ; et aujourd’hui les tisserands sont descendus à un degré d’indigence dont les canuts de Lyon ne donnent qu’une faible idée. Cependant cette industrie s’est conservée dans les familles ; une sorte de préjugé superstitieux défend de l’abandonner. Des communes entières, livrées exclusivement à la fabrication des toiles, languissent dans une pauvreté toujours croissante, sans vouloir y renoncer. Rien n’est changé depuis quatre siècles dans les habitudes du tisserand de l’Armorique. Assis devant le même métier, bizarrement sculpté, que lui ont légué ses ancêtres, il fait courir, de la même manière, dans la trame, la navette grossière qu’il a taillée lui-même avec son couteau, tandis que, près de lui, sa femme prépare le fil sur le vieux dévidoir vermoulu de la famille. C’est avec ces moyens imparfaits, avec tous les désavantages de l’isolement et de la misère, qu’il continue à lutter contre les machines perfectionnées, la division de la main-d’œuvre et les vastes capitaux des grandes fabriques de Landerneau, de Rennes, de Quintin, et d’ailleurs. En vain le prix des toiles s’abaisse de plus en plus depuis trente ans, en vain la consommation diminue de jour en jour, il s’obstine et reste immobile à sa place, comme une sentinelle perdue du passé. À chaque diminution de gain il dit :

— J’aurai faim quelques heures de plus chaque jour.

On croirait qu’un charme fatal le lie indissolublement à son métier ; que le bruit monotone du dévidoir a pour lui un langage secret qui l’appelle et l’attire. Proposez-lui de quitter cette industrie à l’agonie, de cultiver le riche sol qu’il foule et qu’il laisse stérile, il secouera sa tête chevelue avec un triste sourire, et il vous répondra :

— Dans notre famille nous avons toujours été fabricans de toiles.

Montrez-lui sa misère et ses enfans courant dans le village avec une simple chemise pour vêtement, il ajoutera avec une indicible expression d’espérance :

— Dans notre famille nous avons été riches autrefois !

Cherchez enfin à lui faire comprendre que les temps sont changés, que toute chance de fortune est passée, que ses souffrances ne feront que s’accroître ; il soupirera profondément et vous dira encore :

— C’est le bon Dieu qui conduit le pauvre monde.

Après cela n’insistez plus, vous êtes au bout de ses raisonnemens, vous l’avez acculé à la Providence. Si vous ajoutez quelques objections, il ne répondra plus.

Cependant il ne vous a pas tout dit. Cet homme a une idée fixe qui le soutient. Il fait un rêve dont il attend l’accomplissement, comme les Juifs attendent la venue du Messie. Il loge avec une chimère qui pare sa misérable demeure. La nuit, quand ses yeux se sont fermés, il parle à cette chimère, il l’écoute, il la voit. Il compte, tout bas, les pièces de toile qui lui sont commandées, le nombre de louis d’or qu’on lui donnera chez les négocians de Morlaix : il croit entendre vaguement le bruit des quatre métiers abandonnés qui obstruent sa maison ; il croit y voir, comme au temps de ses pères, quatre ouvriers travaillant sous ses ordres pour les galiotes de Lisbonne et de Cadix. Alors, épanoui d’une orgueilleuse joie, il pense à ce qu’il fera de ses profits. Il rêve au bel habit de drap noir qu’il achètera, et aux couverts d’argent qu’il veut substituer à ses cuillers de bois ; car là est la dernière expression des rêves ambitieux de tout ouvrier breton. Les couverts d’argent sont pour lui ce qu’est l’équipage pour le petit industriel ; c’est le terme de ses plus vastes désirs. Aussi, arrivé là, le tisserand s’endort-il dans son enivrement. — Et le lendemain le froid et la faim le réveillent, comme de coutume, au soleil naissant, et il reprend les travaux et les cruelles réalités de chaque jour !

À cette peinture d’une existence misérable, nous pourrions joindre celle d’une existence plus pauvre encore peut-être, et soumise à des privations plus dures, celle du pêcheur. Mais le pêcheur du moins jouit de l’attrait d’une profession hasardeuse. Sa vie a des surprises et des retours inattendus. La misère ne lui donne pas ses tortures, jour par jour et par portions égales, avec cette abrutissante uniformité qui est le pire de tous les maux. Il a des alternatives d’aisance et de disette. Il joue une partie contre la mer, ses filets sont les dés, sa vie l’enjeu. S’il gagne, joie et abondance dans sa cabane ! s’il perd, les larmes et la faim ! Mais, en tous cas, il commence toujours son travail avec le bénéfice de l’incertitude ; et puis, ses journées s’écoulent loin de l’aspect de sa famille indigente ; il les passe au milieu des poésies de la mer et du ciel, dans la lutte contre les vagues, ou bercé mollement par la lame assouplie. Il n’a sur la terre ferme qu’un abri de quelques heures et un ancrage pour sa barque ; tout le reste est sur les flots. Sa baie est à lui, c’est là qu’il vit, qu’il a ses habitudes et ses connaissances. Rien, dans cette plaine bleue et mouvante, sur laquelle il flotte, ne lui rappelle sa misère ; il ne la voit que de loin, de même que le clocher de sa paroisse. Souvent plusieurs jours se passent sans qu’il revienne vers son pauvre foyer. Il a ses îles de repos, où le soir il étend ses filets au soleil couchant et où il dort, dans le creux d’un rocher, sur un lit de jonc marin. Aucune voix importune, aucun cri d’enfant affamé ne vient l’y poursuivre. Il sommeille au roulement des vagues, en se rappelant les belles histoires de pêcheurs qu’il a entendues, tout enfant, à la veillée. Il rêve qu’il prend dans ses filets un poisson d’or dont les yeux sont deux perles, ou qu’il aborde à un rocher inconnu, d’où l’on voit pendre les pierres précieuses comme une longue chevelure de goëmont. Les années s’écoulent ainsi, et quand la vieillesse arrive, le pêcheur laisse à ses fils sa chaloupe trouée, et il vient tranquillement, près des femmes et des enfans, manger le pain que les plus forts sont allés gagner sur la mer. Heureux si quelque orage n’emporte pas un jour chaloupe et matelots, car alors le vieillard n’a plus de ressources sur la terre. Alors, on le verra prendre sur son épaule tremblante le bissac de mendiant ; il ira frapper de porte en porte avec son bâton blanc ; et, récitant d’un ton plaintif des prières sur le seuil des métairies, il attendra que la plus âgée des filles de la maison vienne jeter dans son chapeau un morceau de pain noir avec lequel il fera le signe de la croix après l’avoir baisé ; et il continuera ainsi jusqu’à ce qu’un jour d’hiver, quelque pâtre en allant au champ, le rencontre au pied de quelque meule de paille, courbé en deux, les lèvres violettes, les mains raidies, et vienne dire :

— Le vieux pêcheur est mort de froid cette nuit !

Alors si la commune où il est né est riche et pieuse, elle lui fournira une châsse, et quelque vieille femme charitable fera peut-être dire une messe basse pour le repos de son ame.

Mais je n’ai parlé jusqu’à présent que des souffrances matérielles des ouvriers de notre province, parce que ce sont les seules pour le plus grand nombre ; cependant, là aussi, il est quelques privilégiés d’intelligence qui se creusent douloureusement le cœur avec la pensée. Génies mal nés qui se sont trompés de logement en venant au monde, et qui, conservant, malgré tout, leur instinct de gloire, pleurent la couronne d’épines qu’ils portent, non parce qu’elle déchire, mais parce qu’elle ne brille pas. Grâce à Dieu, ces artistes de naissance sont rares, et l’on n’a pas souvent à souffrir de l’horrible spectacle de ces ames forcées à se mutiler elles-mêmes pour tenir dans l’étroite place que leur donne le monde. Encore faut-il chercher long-temps avant de les reconnaître, car elles cachent leurs cicatrices et demeurent silencieuses. Ni plaintes, ni cris, ni imprécations, ni mépris amer. Le Breton est comme ces anciens Germains qui ne laissaient voir à leurs ennemis ni leur sang ni leurs larmes. Quand viennent les frissons de désespoir, il a d’ailleurs de sûrs moyens de les combattre. Si c’est une ame à belle trempe que n’a pas ébréchée la douleur, il marche à l’église, donne sa démission de la gloire terrestre et se fait candidat du paradis ; si, au contraire, c’est un homme dont les forces sont affaissées dans la lutte, et qui ne peut plus lever les yeux aussi haut que le ciel, il court au cabaret, boit et tue ce qui peut lui rester d’inquiètes pensées. Ainsi deux consolateurs sont toujours là pour lui : Dieu ou l’eau-de-vie. — Ailleurs, dans d’autres provinces plus civilisées, le peuple se montre plus éclairé : il n’a gardé que l’eau-de-vie.

En 1820, je me rendais à Commana, pauvre bourgade des montagnes, où je devais trouver un ami qui était venu exercer la médecine dans ce pays désolé. J’arrivais de Penmarc’h, encore tout étourdi des hurlemens de l’Océan, tout pensif du souvenir de cette ville morte, dont j’avais vu les ruines se dessiner sous un linceul de bruyères en fleur parsemé de pâles roses marines[3] ; j’avais traversé de longs sentiers, des deux côtés desquels ne s’élevait plus une pierre, et le paysan qui me conduisait m’avait dit : — Ceci s’appelle la rue des Orfèvres ; cette autre, la rue des Forgerons ; cette troisième, la rue des Sculpteurs. Et j’avais regardé avec épouvante ce vaste désert où ne bruissaient plus que le vent et la mer, et qui avait été une cité opulente, abritant à son ombre sept cents joyeux navires ! Je n’étais pas encore remis de l’étonnement rêveur dans lequel m’avait jeté cet aspect ; mais à Commana je devais être arraché à mes méditations et trouver l’occasion d’oublier les ruines que je quittais devant des ruines bien autrement touchantes : celles d’un beau génie se détruisant dans l’obscurité et la misère.

Mon ami m’attendait, et nous passâmes une douce soirée. Comme moi, il avait habité loin de son pays assez de temps pour avoir appris à l’aimer. Nous parlâmes de la Bretagne, et c’est un riche sujet d’entretien quand on est Breton, qu’on se comprend, et qu’on est assis sous une tonnelle de clématites, d’où l’on entend les cris des pâtres de l’Arrez qui vous arrivent avec le parfum du blé noir et les sauvages modulations des flûtes de sureau. Tout en causant, Frantz me parla avec un vif intérêt d’un menuisier de campagne qui demeurait sur le coteau voisin, et qu’il me cita comme doué de dispositions merveilleuses pour la mécanique. Nous convînmes de l’aller voir le lendemain.

En effet, dès que le jour parut, nous nous acheminâmes vers la demeure de Jahoua. Le soleil dorait les montagnes à l’orient ; les bruyères se déroulaient au loin tachetées de moutons noirs ; tout ce qui nous entourait était stérile. Pas un arbre, pas une haie, pas un coin de verdure. Quelques sillons de sarrazin en fleur jetaient seuls, aux pieds des landes, leur frange neigeuse ; et cependant le soleil qui se levait, les nuages rosés qui se roulaient sur le bleu de l’horizon, le vent du matin qui soupirait dans les fougères, donnaient à cette campagne je ne sais quelle beauté agreste. Il y avait là de l’air, un plein ciel, quelques merles qui sifflaient dans les joncs de la vallée. On sentait passer dans l’air ce souffle fort et vivifiant des campagnes, ce souffle qui fait chanter les oiseaux et épanouir les fleurs. Aussi nous avancions-nous causeurs et joyeux, tout imprégnés de la délicieuse fraîcheur du matin.

En arrivant sur le coteau, Frantz me fit voir de loin la maison singulière dans laquelle logeait le menuisier. Ce n’était autre chose qu’un vieux colombier recouvert d’un toit de chaume, et dans lequel des fenêtres irrégulières avaient été percées. Mon ami m’apprit que la femme de Jahoua, qui était noble, avait reçu en héritage cette ruine avec le demi-journal de landes qui l’entourait, et que son mari l’avait transformée en maison d’habitation, ainsi que je le voyais.

Lorsque nous arrivâmes, le menuisier travaillait devant la porte. Frantz lui souhaita le bonjour, et lia conversation. Pendant qu’il causait, je m’approchai de l’établi pour examiner l’ouvrage de Jahoua. C’était un bahut de chêne fort grossièrement exécuté, et qui était loin de révéler, de la part de l’ouvrier, l’habileté que je lui avais supposée. J’en exprimai mon étonnement à Frantz, en français, ignorant que Jahoua comprît cette langue ; mais, à son sourire, je vis qu’il m’avait entendu.

— Je fais mieux que cela quelquefois, me dit-il ; mais il faut que l’outil aille vite, pour qu’il ait fini avant que mes cinq enfans ne crient la faim ! J’ai encore employé deux jours pour faire ce bahut, et l’on n’a pas beaucoup de blé noir pour quatre francs.

— Seriez-vous si peu payé pour ce travail ?

— Celui qui paie trouve toujours que le travail est cher, me répondit-il avec cette prétention sentencieuse si commune chez le paysan breton.

— Il ne faut pas juger Jahoua sur ceci, reprit mon ami. Jahoua, quand il le veut, travaille comme les saints, vite et bien. C’est à lui que nous devons presque tous les christs de l’arrondissement.

— Vous sculptez des christs ? lui demandai-je.

— Quand je ne trouve pas de bahut à faire.

— Mais c’est un travail qui doit vous rapporter davantage ?

— Bien peu. Je sculpte à la journée, ou bien on me paie les christs à la taille : cinq francs du pied. Encore il y a des curés qui veulent la lance et la couronne d’épines par-dessus le marché.

Dans ce moment, un son timbré retentit dans la maison de Jahoua, et se répéta sept fois. Je me détournai avec étonnement.

— C’est mon horloge, me dit le menuisier.

— Vous avez une horloge ?

— Qu’il a faite lui-même, en regardant la vieille pendule de ma cuisine, ajouta Frantz. Entrons, et vous allez la voir.

Jahoua tira son chapeau, avec cette politesse hospitalière que l’on trouve chez le plus rustre de nos villageois, et se rangea, en nous faisant voir la porte d’un geste invitant. Nous entrâmes.

La femme du menuisier était assise près du berceau de son dernier né, occupée à filer. Dès qu’elle nous aperçut, elle se leva et nous souhaita la bienvenue à la manière des femmes bretonnes, en retirant sa quenouille et déposant son fuseau. Frantz se mit à causer avec elle, à l’interroger sur ses enfans, pendant que Jahoua me conduisait vers une sorte de cercueil en bois, collé le long du mur, vis-à-vis de la porte. C’était sa pendule. Il m’ouvrit la longue boîte de peuplier, et je jetai un cri de stupéfaction en apercevant l’intérieur de cette incroyable machine.

Dépourvu des ressources nécessaires pour exécuter le travail qu’il avait entrepris, le menuisier s’était servi de tout ce qu’il avait pu approprier de quelque manière à son œuvre. Le fer, le cuivre, la pierre, avaient été tour à tour employés par lui. Il n’existait point, dans toute la machine, une pièce de la même espèce, ni faite l’une pour l’autre. On voyait que chacune d’elles n’avait été raccordée qu’à force d’adresse avec sa voisine, et l’on y reconnaissait encore la trace d’une destination primitive toute différente. Le cadran était une large ardoise, sur laquelle une pointe de compas avait tracé le chiffre des heures et quelques arabesques d’assez bon goût. Le timbre dont le son avait éveillé mon attention, n’était autre chose qu’un fragment de bassine de fonte sur lequel venait frapper une tige de fer à bouton cuivré, débris enlevé à une vieille pelle de quelque foyer bourgeois. Le reste n’était ni moins fruste ni moins étrange. J’étais immobile et en admiration devant ce travail, lorsque l’on vint appeler Jahoua. Il sortit un moment.

— Eh bien ! me dit Frantz qui s’était approché, que pensez-vous de cet ouvrage ?

— Cela peut faire une détestable pendule ; mais, certes, c’est une création admirable. On s’effraie à penser tout ce qu’il a fallu d’imagination, de calcul et d’adresse, pour achever un pareil travail. Cet homme aurait fait un grand mécanicien.

— Je ne sais trop ce que Jahoua n’aurait pas été, s’il fût né ailleurs, dit Frantz ; tout ce que vous voyez ici est son ouvrage. C’est lui qui a fait les meubles, réparé les murs, élevé le toit. Il travaille également bien le bois, la pierre et les métaux. Une invention lui coûte moins qu’une imitation. Cet homme a une faculté particulière pour simplifier tous les instrumens de la vie usuelle. Vous voyez la serrure de cette armoire ? il n’y entre pas une parcelle de fer, et elle n’en est pas moins sûre. En voici la clé, qui ne se compose d’autre chose que d’une cheville et d’un clou. Vous êtes habitué aux foyers fumeux des chaumières bretonnes : voyez celui-ci.

Je me détournai vers l’âtre. Ce n’était point, comme je l’avais vu partout jusqu’alors dans nos campagnes, un grand parallélogramme surmonté d’un vaste tuyau donnant passage à une colonne d’air glacial qui refoule la fumée vers l’intérieur ; Jahoua avait fixé au fond de l’âtre un débris de ces immenses cuves en terre cuite, destinées à couler les lessives, et donnant ainsi au foyer une forme hémisphérique, favorable à la concentration de la chaleur et à sa réflexion. Il en avait fait une véritable cheminée à la Rumford.

— Il avait donc vu des foyers modernes ? dis-je à Frantz.

— Jamais, me répondit-il. Il n’en existe pas un seul, que je sache, dans tout le canton, et Jahoua n’a jamais quitté les environs de son village. Du reste, je vous l’ai dit, Jahoua n’imite guère ; il crée ou perfectionne. Vous verrez chez moi un tourne-broche de son invention qui sonne pour avertir de le remonter. Il a fabriqué, pour un de nos agriculteurs, un hache-racines et un pile-landes avec lesquels un enfant de douze ans fait l’ouvrage de trois hommes. Lui-même, il ne pourrait vous dire de combien de découvertes de ce genre il est l’auteur. Dès qu’on aperçoit dans le pays un ustensile inusité et plus commode, une mécanique simple et ingénieuse, on peut dire avec certitude : — C’est Jahoua qui a fait cela. Si ses essais continuels ne le ruinaient, il vivrait à l’aise pour le pays, c’est-à-dire qu’il pourrait manger du lard une fois par semaine et du pain une fois par jour. Mais quand ses crises de méditations créatrices lui prennent, il néglige son travail ordinaire, mécontente ses pratiques, et les perd. Du reste, Jahoua n’est pas un ouvrier ordinaire. Il a étudié trois ans pour être prêtre, et a reçu les premiers élémens d’une instruction classique. Il a même retenu quelques bribes de latin, qu’il aime parfois à semer dans la conversation avec une coquetterie pédantesque qui n’est pas exempte d’orgueil. C’est une intelligence excentrique et maladive qui ne prend jamais le grand chemin, et que tourmente sans cesse une fièvre d’inspiration. L’esprit de Jahoua fait la chasse aux découvertes, comme les braconniers tyroliens font la chasse aux chevreuils, sans trêve, sans repos, sans découragement, avec une passion furieuse et incessante. C’est un monomane dont la folie a un but utile. Sa fougue d’imagination se révèle dans ses combinaisons mécaniques, aussi bien que dans ses conceptions d’artiste. Les mathématiques et la poésie vivent en communauté dans son cerveau. Malheureusement, les moyens d’exécution lui font faute. Jahoua était né pour commander à des ouvriers, et non pour être ouvrier lui-même ; c’était la main intelligente appelée à conduire l’outil, et non le manche destiné à y être soudé. Aussi est-ce un homme profondément malheureux. Il ne vous le dira pas, il ne se l’est peut-être jamais dit à lui-même ; mais observez-le bien, suivez les attitudes de son ame, vous découvrirez, par instans, des mouvemens gênés et douloureux qui indiquent une blessure cachée, mais profonde.

Comme Frantz achevait de parler, Jahoua entra avec un prêtre. Au premier coup d’œil, je le reconnus pour un de ces curés bons vivans, que l’on trouve en Bretagne comme ailleurs, quoique plus rarement, espèces de fonctionnaires publics tonsurés, qui font les affaires du bon Dieu comme le percepteur fait celles du gouvernement. En nous apercevant, il tira son tricorne, s’avança vers nous avec un gros rire jovial, et lia conversation avec Frantz, qu’il connaissait. Nous sûmes de lui qu’il était venu voir une statue de Vierge que Jahoua sculptait pour son église. Il se plaignait beaucoup de la négligence du menuisier, qui le faisait attendre depuis six mois.

— Il faut pardonner quelque chose à Jahoua, lui dis-je ; ce n’est pas un homme ordinaire.

— C’est vrai, me répondit le curé en baissant la voix ; le pauvre diable est aux trois quarts fou.

Cependant le menuisier était allé prendre au fond de sa maison son ouvrage, et l’avait apporté près du seuil, afin qu’on pût le voir plus distinctement. Là, il enleva les toiles qui l’enveloppaient, et nous aperçûmes une Vierge presque achevée.

Mon premier mouvement fut un mouvement de surprise. L’idée de la vierge Marie s’était tellement liée, dans mon esprit, à certaines formes raphaëlesques, que je ne la reconnus pas dans l’œuvre de Jahoua. Je m’attendais à voir, comme d’habitude, une jeune femme aux yeux baissés, tenant entre ses bras un enfant nu et riant. Cependant, cette première impression de désappointement une fois passée, je me mis à examiner en détail l’œuvre du menuisier, et, en me dégageant insensiblement de mes souvenirs, sa pensée commença à se révéler à moi. La mère de Dieu était assise dans une posture affaissée. Son fils dormait, attaché à son sein, de telle sorte que son visage se trouvait complètement caché. Les traits de la Vierge portaient l’empreinte d’une inquiétude douloureuse et épouvantée. Un mouvement convulsif de ses bras ramenait l’enfant vers son cœur, comme si elle eût voulu le cacher ou le dérober à quelque danger. Son visage, sur lequel brillait, à travers l’inquiétude, je ne sais quelle bonté simple et forte ; son mouvement vrai, mais lourd, toute son attitude lui imprimait un caractère breton, que complétait son costume de femme kernewote. Je regardai long-temps cette conception puissante et neuve, et à mesure que je l’étudiais, la pensée de Jahoua m’apparaissait distincte et lumineuse. Jusqu’alors, je n’avais vu que la mère de Jésus ; ici j’avais sous les yeux la mère du Christ. C’était bien Marie, Marie oppressée sous le poids de cet enfant qu’elle allaite, et qui est un Dieu ; Marie confondue devant le grand mystère auquel elle est mêlée, ayant peur d’elle-même et de son fils, parce qu’elle sent qu’elle est hors des voies humaines, et que quelque chose d’inoui l’attend ; Marie, enfin, redevenue femme un instant par l’oubli de sa divine mission, regardant avec épouvante dans l’avenir la grande croix qui se dresse pour la rédemption des hommes, et sentant l’instinct de mère qui se réveille dans son cœur et fait frissonner sa chair. Ce n’était plus là cette Vierge que j’avais vue si souvent représentée dans le calme céleste de sa divinisation et de sa maternité ; c’était la Vierge sous son enveloppe souffrante et mortelle, c’était le symbole de la femme dans la vie.

J’étais tout concentré dans la contemplation de l’œuvre du menuisier, lorsque le curé, qui jusqu’alors s’était entretenu à quelques pas avec mon ami, s’approcha et vint se placer à côté de moi.

— Eh bien ! dit-il, comment a-t-il fait cela ?

Je ne lui répondis rien. Il se mit à regarder en penchant la tête.

— Qu’est-ce donc, Jahoua ? s’écria-t-il tout à coup. Tu as fait à notre sainte Vierge l’air tout affolé ! Pourquoi, mon mignon, lui as-tu donné cette mine pleureuse ?

— Faites excuse, monsieur le recteur, répondit Jahoua ; mais à l’âge qu’a l’enfant Jésus, la sainte Vierge a peur d’Hérode, et fuit le massacre des innocens.

Je n’avais pas songé à cette explication, qui donnait au groupe, outre son mérite d’expression, un mérite de convenance et de vérité historique. Cependant elle ne sembla pas persuader le curé.

— C’est égal, dit-il, il valait mieux la faire rire et jouer avec son fils, comme on voit dans toutes les gravures. Il ne fallait pas oublier que la Vierge était une mère.

— Oui, mater dolorosa, murmura Jahoua avec un indéfinissable sourire.

— Et l’enfant Jésus ? reprit le curé, on ne sait pas de quoi il a l’air, caché comme il est. Pourquoi ne pas montrer sa figure ?

— Parce que je ne savais quelle figure faire au fils du bon Dieu !

Le prêtre haussa les épaules ; puis, se détournant encore vers la statue du menuisier :

— N’importe, ajouta-t-il, le barbouilleur nous vient le mois prochain ; la peinture changera tout cela. Nous donnerons de belles couleurs à la Vierge, et nous la ferons rire, malgré le massacre des innocens.

Il rit beaucoup lui-même de ce rapprochement qu’il parut regarder comme une plaisanterie fort spirituelle. Il recommanda bien à Jahoua d’achever au plus tôt, et il prit enfin congé de nous.

Nous causâmes encore quelque temps avec Jahoua, qui nous montra plusieurs ouvrages ébauchés. Nous allions partir, lorsque mes yeux, en scrutant tous les recoins de la maison, s’arrêtèrent sur un grand nombre de madriers qui m’avaient frappé dès mon entrée, et qui paraissaient appartenir à quelque travail de charpente commencé.

— Qu’est-ce que cela ? demandai-je à Jahoua.

Il rougit un peu et me répondit :

— C’est le commencement d’un moulin.

— Vous fabriquez donc aussi des moulins ?

— Il voulait en faire un pour son compte, dit Frantz en riant. Jahoua a une idée fixe, c’est de transformer son colombier en moulin-à-vent. Il n’y en a que deux dans la commune, et ils sont loin de suffire aux besoins. Jahoua pense avec raison que s’il pouvait en construire un, il y trouverait une source de profits. Malheureusement, le temps ou l’argent lui a manqué jusqu’à présent, car voilà bien long-temps qu’il a commencé son moulin.

— Sept ans, monsieur, dit Jahoua ; il y a sept ans.

— Mais êtes-vous avancé dans votre travail ?

La figure du menuisier prit une expression de tristesse sombre, et il me répondit en balbutiant :

— L’an dernier j’avais fini. Il ne me manquait plus que les meules, mais l’hiver a été dur ; il n’y avait pas d’ouvrage, et le bois est rare par ici. La femme a brûlé une partie des pièces du moulin pour chauffer les petits qui avaient froid. Il a fallu recommencer.

— Et vous n’avez pas perdu courage ?

— Pourquoi ? quand je serais encore sept ans, qu’importe, si j’ai mon moulin ? La route a beau être longue de Commana à Quimper, un enfant finit par la faire, à force de mettre ses petits pieds l’un devant l’autre.

Je regardai avec admiration cet homme de bronze qui avait marché pendant sept ans sans interruption et sans repos vers son espérance, y concentrant toute son ame, y confiant tout son avenir, et qui, rejeté loin du but au moment d’y atteindre, recommençait le chemin, les cheveux grisonnans et les pieds meurtris, sans faire entendre une plainte ni un cri de colère. Tant de volonté et de patience me semblait une merveille.

— Et n’avez-vous jamais songé à quitter le village ? lui dis-je ; vous auriez pu aller à la ville, et avec votre génie inventif vous seriez devenu riche en peu de temps.

Il secoua la tête :

— La fortune ne se trouve pas où on la cherche, monsieur ; elle est où Dieu l’a mise. Le laouenanic rencontre aussi bien un grain de blé dans les champs que dans la cour d’un château.

— Mais ne sentez-vous pas quelquefois du regret de n’être qu’un pauvre menuisier de village ? Est-ce que ça ne vous déchire pas le cœur quand on ne vous comprend pas, quand vous avez fait quelque chose de beau comme votre Vierge, et qu’on vient, ainsi que tout à l’heure, vous dire que c’est mal ?

Jahoua haussa les épaules avec un sourire triste et doux.

— Ceux qui paient ont le droit de parler, monsieur, dit-il.

J’étais véritablement attendri.

Jusqu’alors je ne m’étais figuré le génie méconnu que dans une lutte furieuse contre le monde ; je me l’étais représenté sous l’image du lion succombant aux morsures du moucheron, avec un dernier rugissement de rage ; et voilà que tout à coup je voyais surgir devant moi un grand homme en guenilles, escomptant sa gloire à vingt sous par jour et laissant souffleter son génie sans qu’un soupir tombât de ses lèvres, sans qu’une ride de dédain plissât son large front, sans qu’une bouffée de colère montât de son cœur à son regard ! Je voyais devant moi un Michel-Ange villageois forcé de brûler le Saint-Pierre de Rome auquel il avait travaillé sept ans, dont on barbouillait les statues pour les faire sourire ; et il était calme, il était bienveillant, il n’avait point pensé que le monde était injuste envers lui, et il n’eût pas compris mon admiration si je la lui avais exprimée ! Je restais confondu.

Cependant nous étions sortis, et à quelques pas du seuil nous nous détournâmes pour regarder extérieurement la demeure du menuisier. Jahoua, qui s’était arrêté avec nous devant son colombier, le contemplait avec une joie forte et silencieuse. Ses yeux semblaient suivre dans l’air l’aile blanche du moulin que créaient ses rêves.

Nos regards se rencontrèrent, et il vit que je l’avais compris.

— Oui, monsieur, me dit-il en riant, j’aurai là un jour quatre grands bras qui besogneront pour moi, des bras de chêne et de toile qui ne se fatigueront pas. Alors je pourrai travailler à mon idée, dans mon moulin ; je pourrai penser à mon aise sans entendre les pratiques crier. Un meunier, voyez-vous, n’a pas beaucoup à faire. Tant qu’il entend son aile chanter sur l’axe, comme une cigale, il n’a pas à s’inquiéter, le vent du bon Dieu lui boulange son pain. Si jamais vous revenez au pays, monsieur, et que vous voyiez de loin une aile tourner au-dessus de ce toit de paille, dites sans crainte qu’il y a là un homme qui s’appelle Jahoua et qui ne demande plus rien au bon Dieu.

Après avoir prononcé ces mots avec une sorte d’élégance agreste et une sensibilité qui m’émut, le menuisier se découvrit, nous souhaita le bonjour, et un instant après il était rentré dans son colombier.

— Eh bien ! me dit mon ami lorsque nous eûmes fait quelques pas dehors, que pensez-vous de cet homme ?

— C’est un grand génie qui aura dépensé toute son intelligence à faire une mauvaise pendule et un moulin, répondis-je.

— S’il fait jamais ce moulin, me dit Frantz.

— Et pourquoi non ?

— Cet homme a un anévrisme dont il ne se doute pas ; dans dix-huit mois il sera mort, et le moulin ne sera pas achevé.

Je m’arrêtai brusquement, en jetant un cri, et je détournai malgré moi vers le colombier de Jahoua un regard effaré.

Le pauvre ouvrier était encore près de sa porte, regardant en l’air, vers le toit de sa demeure, et trois petits enfans jouaient sur le seuil.

Je sentis une larme qui me coulait sur la paupière, je détournai la tête, et je repris en silence le chemin du village.

§ iii.
Aptitude des ouvriers bretons. — L’usine de M. Frimot. — La digue de Roscoff. — Keinec. — Nécessité de grands établissemens industriels en Bretagne.

En parlant de Jahoua, je n’ai point prétendu donner une personnification de l’ouvrier breton : quoique le caractère celtique s’accusât énergiquement dans cet homme, les facultés supérieures dont il était doué en avaient fait une exception. Mais il ne faudrait point prendre non plus les réflexions que j’ai précédemment émises sur l’infériorité industrielle de la Bretagne, pour un brevet d’incapacité infligé à ses ouvriers. Ce qui leur manque, ce n’est ni l’aptitude, ni la volonté ; ce sont les moyens et l’occasion. Je crois même que peu de races sont aussi propres aux travaux de la forte industrie, car peu de races possèdent à un aussi haut degré la vigueur, la patience, l’esprit de combinaison, et surtout cette espèce de raideur musculaire et d’insensibilité physique qui rend le travailleur infatigable à la peine. Aussi, toutes les fois qu’une circonstance est venue aider à la manifestation des dispositions manufacturières de l’esprit breton, on les a vues se faire jour de la manière la plus éclatante.

Il y a quelques années qu’un ingénieur distingué, M. Frimot, établit à Landerneau une fabrique de machines à vapeur. C’était une entreprise d’autant plus hardie, que tous les instrumens d’exécution, y compris les ouvriers, étaient à créer. M. Frimot tentait, d’ailleurs, la résolution d’un problème entièrement neuf, en fait d’application de la vapeur. Les machines qu’il voulait faire exécuter étaient l’essai d’un système personnel ; les mécaniques d’exploitation elles-mêmes avaient toutes été inventées par lui, car M. Frimot était un de ces hommes qui s’approprient toutes les idées en les timbrant à leur cachet, un Jahoua qui avait sur celui de Commana l’avantage de sortir de l’École polytechnique. On conçoit quelles étaient les difficultés pour faire ainsi sortir du néant tout un nouveau monde industriel ! Mais M. Frimot ne s’en effraya pas ; il appela autour de lui tout ce qu’il trouva de taillandiers de village, de serruriers de carrefour, d’armuriers de bourgades. Le port de Brest lui fournit quelques forgerons non pas habiles, mais habitués aux grands fourneaux et aux grands soufflets des vastes usines. Ce fut avec ces ouvriers vulgaires qu’il commença. Pendant les premiers mois, il y eut de quoi devenir fou de colère et de désespoir. Les cent bras de l’usine allaient comme une machine détraquée, sans ordre, sans intelligence ; la pensée de l’inventeur, mal comprise ou maladroitement exécutée, n’entrait dans les tenailles du forgeron que pour en sortir parodiée et ridicule ; sa création, mise vingt fois sur l’enclume, forgée, faussée, déformée en tous sens, en sortait enfin monstrueusement traduite, véritable caricature du plan harmonieux qu’il avait tracé. M. Frimot fit recommencer l’œuvre, sans étonnement et sans impatience. Cette fois le travail prit une marche plus habile ; les marteaux avaient appris leur métier pendant le premier essai ; l’ouvrier breton s’était aguerri dans cette lutte contre le fer, la houille et le feu ; il avait deviné les moyens de les maîtriser, d’en faire des esclaves utiles. Cette fois la matière obéit à l’intelligence, les métaux se pétrirent et se contournèrent docilement sous l’action de sa volonté ; une première machine s’éleva et entra en action. Ce fut un jour véritablement solennel que celui où cette machine s’agita sous l’effort de la vapeur, et où le premier coup de piston fit retentir l’édifice. Ils étaient là, tous ces ouvriers sortis quelques mois auparavant de leurs hameaux, et qui n’avaient jamais vu semblable merveille ; ils étaient là, le cou tendu, les yeux fixes et presque épouvantés devant leur propre ouvrage ; ils regardaient cet être étrange de fer et de cuivre dont ils avaient laborieusement limé les membres pendant six mois, qu’ils avaient fabriqué et monté pièce à pièce, et qui maintenant, animé d’une sorte de vie intérieure, lançait sa grande voix dans l’espace, et agitait ses bras de géant. Pendant plusieurs jours, ils ne purent passer devant la machine, sans détourner la tête avec une surprise d’enfant, qui n’était pas exempte d’une superstitieuse inquiétude ; mais peu à peu ils s’habituèrent à sa présence ; ses rauques sifflemens devinrent pour eux comme une voix amie et accoutumée ; ils ne purent plus travailler sans l’entendre ; ils l’avaient baptisée du nom de Jeannette, et quand elle était arrêtée, ils disaient d’un air triste : — Jeannette dort aujourd’hui ; et les marteaux tombaient plus languissamment sur l’enclume, et il semblait à tous qu’il manquait quelque chose à l’atelier.

Plus tard, l’établissement s’agrandit ; de nouvelles machines furent exécutées, et le nombre des travailleurs augmenta ; mais M. Frimot continua à les prendre parmi les ouvriers du pays. Nous avons été témoin de l’entrée dans les ateliers de plusieurs de ces campagnards, et c’était en vérité chose plaisante que de voir leur admiration inquiète, au milieu de tous ces bras de fer qui s’agitaient autour d’eux. Ils regardaient comme des enfans étonnés ces machines élégantes ; ils tournaient autour avec une sorte de précaution respectueuse ; ils n’osaient approcher de peur de les gêner ; ils leur auraient volontiers tiré le chapeau par politesse, car c’était pour eux plus que du fer et de l’acier : c’étaient des espèces d’ouvriers mystérieux et intelligens, tels qu’ils n’en avaient encore jamais rencontré dans la vie. Mais cette naïve ignorance durait peu ; le nouveau venu se formait vite au feu de la grande forge. Un mois après leur arrivée, on voyait tous ces campagnards niais et peureux se jouer au milieu des étincelles et de la fumée, comme de vrais cyclopes habitués à vivre dans les flammes ; se lancer l’un à l’autre, fringans et rieurs, les gueuses de fer rougi, et jeter à pleine poitrine les cantiques ou les guerz bretons, au milieu des monotones battemens du piston et des sourds rugissemens de la chaudière bouillante.

Malheureusement, ces essais qui avaient constaté si brillamment l’aptitude des Bretons pour les arts mécaniques, furent ruineux pour celui qui les faisait. Cette étude expérimentale, faite par le maître et les ouvriers, avait été entreprise sur une échelle trop vaste pour les ressources matérielles de M. Frimot, et il fut forcé d’arrêter cet élan industriel qu’une fortune particulière ne pouvait entretenir.

Mais il avait pu apprécier l’ouvrier breton, et il savait désormais ce que l’on en pouvait attendre. Il eut encore, avant de quitter la Bretagne, une nouvelle occasion de s’en assurer. Ce fut dans la construction d’une digue près de Roscoff, digue destinée à enlever un coin de grève à la mer. C’était encore un travail entièrement neuf à exécuter. Les ouvriers ne s’en inquiétèrent point. Une population entière accourut pour prendre part à cette œuvre de géans, et ce fut pour M.   Frimot lui-même une véritable merveille que l’audace, l’intelligence, la force, avec lesquelles ils accomplirent cette œuvre difficile. Deux mois leur suffirent pour l’achever. À les voir lutter avec tant de gaieté et de courage contre la mer terrible qui grondait autour d’eux, on eût dit qu’ils prenaient un plaisir d’enfant à la combattre. Au milieu de ces rocs qu’ils ébranlaient de leurs leviers, couverts comme ils l’étaient de vase salée et arrosés par l’écume de la houle sous laquelle ils travaillaient en chantant, on les eût pris pour de jeunes lions marins folâtrant sous les griffes de leur mère. Les quartiers de rochers détachés de la côte venaient avec une sorte d’instinct prendre leur place et se ranger l’un contre l’autre à la digue.

Je n’oublierai jamais le spectacle dont je fus témoin à cette occasion, un soir que j’arrivais à Roscoff. J’ignorais la construction de cette digue, et je marchais, les regards fixés vers la mer où le soleil venait de descendre dans toute sa gloire. J’étais absorbé par cet admirable tableau, lorsqu’en baissant machinalement les yeux sur la grève qui commençait à se noyer dans l’ombre, je crus être le jouet d’une hallucination effrayante. Sur le sable blanc du rivage, on voyait cinquante rochers de granit, poussés par des mains invisibles, s’avancer d’un mouvement uniforme et solennel. Un murmure confus montait de la rive sur la montagne, mêlé à je ne sais quel frottement écailleux et strident. Je demeurai immobile et presque épouvanté : je crus un instant voir une armée de ces monstres fabuleux des légendes bretonnes qui avaient quitté leurs cavernes, et qui se traînaient lourdement vers la mer. Heureusement, les voix des hommes et les clochettes des chevaux qui revenaient de la digue, m’arrachèrent bientôt à ma fantastique vision. Le lendemain, je vis les travaux au grand jour ; je n’eus plus peur, mais j’admirai.

Je ne terminerai pas, puisque je suis en train de citer des anecdotes, sans dire un mot d’un charpentier de Morlaix, nommé Keinec, et que je me rappelle avoir vu dans mon enfance. Cet homme, qui avait été employé quelque temps au port de Brest, n’avait jamais pu apprendre à lire ni à écrire. À l’âge de soixante ans, il se mit en tête de construire un navire, seul, sans plan, et sans calcul écrit. Il projeta de mémoire cette immense machine, en combina toutes les parties, et l’exécuta au grand étonnement des négocians du port qui avaient d’avance condamné l’œuvre du charpentier. Depuis ce premier essai, douze navires de différente grandeur furent construits par lui, avec le même succès, ce qui lui faisait dire dans ses jours de gaieté qu’il avait autant de ses enfans sur l’eau que notre seigneur Jésus-Christ avait eu d’apôtres. Je me souviens encore d’avoir vu lancer, au passage Cornic, le dernier brick qu’il ait construit ; Keinec avait alors quatre-vingts ans accomplis. Lorsque l’immense machine s’élança dans la mer, au milieu des acclamations, et reparut, rasant avec grace le rivage, le vieux charpentier était sur le pont, appuyé contre le bénitier que l’on avait apporté pour le baptême du navire ; il découvrit ses cheveux blancs, fit le signe de la croix et baissa la tête. — Vive Dieu ! qu’avez-vous, père Keinec ? lui cria le capitaine en lui frappant sur l’épaule ; est-ce que vous pleurez ? — C’est mon dernier fils que j’envoie sur la mer, monsieur, dit le vieillard avec une triste douceur ; puis il regarda longuement son navire, serra la main du marin, et descendit à terre. Un mois après il était enterré au cimetière de Plouian, et ses fils plantèrent sur sa tombe une croix surmontée d’un vaisseau à la voile.

Je pourrais ajouter une foule de preuves de l’aptitude de l’ouvrier breton ; mais, il faut le reconnaître, cette imagination si féconde chez lui, et qui se montre en toute occasion, est le plus souvent sans grand résultat, faute d’éducation professionnelle et de moyens d’exécution. Son adresse ingénieuse ne s’exerce que dans une sphère étroite, et ne dépasse point les bornes d’une industrie personnelle et isolée. Tant que de grands centres de fabrication n’existeront point dans cette province, les arts manuels n’y feront aucun progrès ; et ces grands centres, il faut qu’ils soient créés par des étrangers. Le Breton n’ira point chercher l’éducation industrielle pour la transporter dans son pays ; il l’attendra sans empressement et sans appel, tranquillement accroupi dans sa misère ; mais si elle vient vers lui, il saura l’accueillir et en profiter. Quoique la Bretagne, par sa position écartée, ne soit jamais appelée à la production manufacturière aussi impérieusement que les provinces centrales, on peut la regarder comme éminemment propre, par sa nature et par le caractère de ses habitans, à toutes les fortes industries qui s’appuient sur l’agriculture. Il est possible aussi que des richesses minéralogiques encore ignorées couvent dans son sein, et la découverte de bassins houillers susceptibles d’exploitation suffirait pour changer entièrement la face du pays. Mais quel que soit l’avenir qui l’attende, la Bretagne ne pourra sortir de son néant sous le rapport manufacturier, que par la création de grandes usines, soutenues par des capitaux suffisans. Alors seulement cesseront les industries morcelées et mal entendues qui l’épuisent au lieu de l’enrichir ; alors commencera l’émancipation de ses ouvriers, ensevelis jusqu’à présent dans une ignorance indifférente et fatale.

§ iv.
Commerce des anciens Bretons. — Commerce des chevaux. — Michel-le-Normand et Bervic-le-Breton.

Il y eut un temps où les Celtes armoricains faisaient le commerce de la moitié du monde. Depuis que les noms de Tyr et de Carthage n’étaient plus que deux grandes épitaphes écrites sur des cités mortes, les Celtes de la Petite-Bretagne dominaient l’Océan germanique et sarmatique, la mer de Cronie et la mer Atlantique, tandis que Marseille s’était emparée de la mer intérieure, et régnait, sans partage, sur ce magnifique lac de deux cents lieues. Partout, sur l’Océan, on rencontrait les hauts navires des Venettes, et il était facile de les reconnaître, car les galères d’Italie n’étaient près d’eux que de frêles chaloupes. Ils voguaient sans rames, avec leurs voiles de peau souple, teintes en azur comme les flots, et leurs ancres rattachées à la poupe avec de grosses chaînes. C’étaient eux qui transportaient les laines des Cantabres, l’étain, l’argent et le fer de la Lusitanie, les fourrures de la Scandie et le vin des Îles Fortunées.

Plus tard, Brutus, lieutenant de César, détruisit leur marine dans la bataille navale qui eut lieu entre Carnac et Diarorigum ; mais vers le vie siècle nous la voyons encore reparaître, quoique moins puissante. Elle noue de nouvelles relations avec les peuples du nord de l’Europe, malgré les flottes normandes et les pirates flamands. Jusqu’au xive siècle, son importance se soutint, et c’est alors seulement que les guerres continuelles avec l’Angleterre commencent à ruiner son commerce. Mais il est bientôt protégé par la création d’une marine militaire, et jusqu’en 91 il continua à prospérer. Au moment de la révolution il était encore immense. Malgré la ruine de la compagnie des Indes établie à Lorient, les navires bretons et étrangers remplissaient nos ports. Les lourdes galiotes hollandaises venaient nous demander nos papiers, les felouques espagnoles enlevaient nos beurres et nos toiles, et nos bricks apportaient aux Norwégiens, aux Russes et aux Danois, la cire et le miel recueillis dans nos montagnes ; aux Catalans et aux Portugais, les poissons pêchés sur nos baies. Alors les petites villes du littoral étaient pleines de ces commerçans en bonnet de laine et en sabots qui mangeaient dans l’étain, et dont les coffres-forts regorgeaient de doublons d’Espagne ; race précieuse et perdue, véritables fourmis qui amassaient grain à grain leur amas de blé, et qui, doués de l’esprit médiocre et patient, indispensable pour tout négoce, acquirent, avec de petits moyens, de grandes fortunes que leurs fils trop habiles n’ont pas su conserver. Mais la révolution de 91 interrompit le cours de ces prospérités commerciales. Aujourd’hui il n’en existe plus nulle trace dans les petits ports de l’Armorique que la vase encombre chaque jour, et où l’on voit les navires inachevés pourrir sur les cales de construction.

Ainsi, la Basse-Bretagne a vu le temps détruire successivement toutes les relations avantageuses qu’elle avait avec l’étranger. Il ne lui est rien resté de ses anciennes sources de richesses, pas même une guerre avec l’Anglais pour occuper ses corsaires ! Aussi sa marine est-elle anéantie pour long-temps, sinon sans retour. Tout se borne désormais à un commerce intérieur sans importance. Nous en excepterons toutefois celui des chevaux, qui, bien que restreint depuis une dizaine d’années, occasione cependant encore un mouvement de capitaux assez considérable.

On trouve en Basse-Bretagne deux races de chevaux bien distinctes. La première, qui ne fournit que des chevaux de trait lourds, peu élevés, mais robustes, est fort commune dans les plaines, principalement dans le Léonnais et les vallées de Tréguier. La seconde, plus élégante, ne se rencontre guère que dans les montagnes. C’est une race grêle, légère, au poil noir, à l’œil fauve, à peu près semblable à celle qui peuple les pampas de l’Amérique du Sud, et dont se servent les gauchos pour leurs étranges expéditions à travers les déserts. On y reconnaît, au premier coup d’œil, la trace du type arabe, mais avec un germe de dégénérescence sauvage, avec moins de grâce et de fierté. Du reste, à partir du cheval nain de l’île de la Terreur (Ouessant) jusqu’au beau coursier de guerre des pointes de la Coquille (Conquet), cette race subit de grandes variations de taille, de forme et de vigueur, selon les cantons qu’elle habite. Le Morbihan ne fournit presque partout que des chevaux de charbonniers, au poil long et hérissé, dont on méconnaîtrait l’origine sans le regard acéré que dardent leurs yeux perçans, sous leurs crinières rousses. Outre ces deux races, il en est une troisième, produit bâtard et honteux que l’on doit aux soins toujours si éclairés du gouvernement. Elle résulte du croisement des jumens armoricaines et des énormes étalons entretenus dans nos haras. On peut la reconnaître à sa grosse tête bretonne emmanchée d’un long cou normand et soutenue par de maigres jambes anglaises. C’est une race de juste-milieu entre toutes les races existantes, également impropre au trait et à la selle, et dont la présence dans les foires excite un long rire. Du reste, ces chevaux, qui ne sont pas le produit de la nature, mais du haras, ces chevaux administratifs, créés par ordre, qui n’ont été trouvés bons, jusqu’à présent, qu’à gagner à leurs maîtres les primes accordées par l’état, sont en assez petit nombre. La routine et le grossier bon sens de nos paysans rendront probablement inutiles les ingénieuses combinaisons de nos hommes d’état, et nos chevaux resteront excellens, malgré leurs efforts pour les améliorer.

Ce n’est pas que notre race chevaline ne puisse subir des modifications, mais pour cela il faut changer les élémens qui la font ce qu’elle est, c’est-à-dire le climat et la nourriture. Ainsi les deux tiers des chevaux de la Normandie ne sont autre chose que des chevaux bretons achetés dans notre pays lorsqu’ils n’avaient que trois ans et refaits dans les pâturages du Cottentin. Vingt-cinq mille chevaux sortent chaque année des trois départemens armoricains pour suivre les maquignons qui les vendent plus tard comme chevaux normands. J’ai déjà dit que ce commerce était le seul de quelque importance qu’eût conservé la Bretagne. À l’approche des grandes foires, on voit nos routes couvertes de cavaliers en blouse bleue, portant, suspendu au poignet, un lourd bâton garni de cuir, et derrière eux une valise à moitié cachée sous une limousine. À leurs yeux bleus, à leur voix mielleuse, à la politesse avec laquelle ils vous tirent leur chapeau de paille, il est facile de reconnaître les Normands. Les autres, maigres, soucieux et sombres, cheminent lentement, et leur feutre écourté ne quitte jamais le serre-tête de toile qui cache leur chevelure grise : ce sont les Poitevins, race soupçonneuse et morose, dont la probité querelleuse est pire peut-être que la rouerie joyeuse et sociable des Normands.

Mais c’est dans les foires même qu’il faut observer les acheteurs et les marchands en présence, étudier leurs diverses natures et voir l’adresse façonnée des maquignons aux prises avec la ruse patiente de nos paysans. De tout temps la Bretagne a été une terre promise pour les Normands : depuis qu’ils ne l’exploitent plus les armes à la main, ils l’exploitent par le commerce. Les acheteurs de chevaux ont remplacé les soldats de Rollon. Les Bretons ne l’ignorent pas : instruits par une expérience achetée à leurs dépens, ils sont dans un état de défiance permanent contre les maquignons, et leur taciturnité naturelle s’en augmente d’autant. Souvent, pour exciter la confiance et pour faire croire qu’il sera facile de les surprendre, ils feignent l’ivresse ; mais le plus ordinairement ils se retranchent dans une stupidité apparente dont rien ne peut rendre la plaisante vérité. Ce jour-là il n’y a plus un seul paysan qui sache le français, et les acheteurs inexpérimentés, trompés par cette ruse, laissent échapper une réflexion, l’expression d’un désir, qui le guide et le rend plus ou moins tenace dans ses prétentions ; mais les vieux maquignons ne se laissent point prendre à cette comédie. Quelquefois au contraire ils en tirent parti, en affectant eux-mêmes une ignorance complète de la langue celtique. Alors c’est une scène à voir que cette lutte de fourberie bretonne et normande, que ces deux hypocrisies se combattant avec les mêmes armes. Le paysan immobile écoute avec une attention religieuse, hébétée, les remarques du maquignon, qui, l’air indifférent et dédaigneux, regarde le cheval comme s’il ne s’en souciait nullement, lui trouve mille défauts qu’il se fait remarquer à lui-même assez haut pour être entendu du vendeur, et finit par proposer la moitié de la valeur réelle de l’animal. Remarquez que le plus fréquemment le résultat de cette fourberie laborieuse entre deux acteurs d’égale force est de vendre le cheval à son prix, c’est-à-dire d’atteindre avec beaucoup de peine le but auquel on aurait pu arriver de prime-abord causant réciproquement de franchise.

Je m’étais rendu par curiosité à la célèbre foire de la Martyre, dans le Finistère. Les plus beaux chevaux du pays s’y trouvaient réunis au nombre d’environ dix mille. L’immense champ de foire ne présentait qu’une mer mouvante de têtes d’hommes et d’animaux, d’où s’élevaient des juremens, des cris, des hennissemens, dont le mélange formait une inexplicable rumeur que l’on entendait de loin comme le bruissement des vagues. Je voulus parcourir la foire ; mais, pressés l’un contre l’autre, les chevaux ne laissaient aucun passage. C’était entre leurs pieds, par-dessous leurs ventres quelquefois, qu’il fallait avancer, et, dans cette mêlée d’hommes et de chevaux, ce n’était qu’avec le poing et le pen-bas que l’on pouvait faire sa trouée. De quelque côté que l’on se tournât, on se trouvait face à face avec ces têtes velues, ornées de rubans et de plumets, qui vous envoyaient au visage une brûlante haleine, avec un hennissement sauvage. À chaque pas, une lourde calce venait se poser sur vos pieds meurtris. Par instans, on entendait une longue clameur s’élever ; on voyait des chevaux se dresser debout, furieux et les crins hérissés. Alors une impulsion immense était imprimée à la foule entière, et, entraîné malgré soi dans cette marée, on roulait au milieu des hommes et des chevaux dont les flots vivans vous emportaient au loin.

J’avais à peine fait quelques pas que je me trouvai mêlé à une de ces bourrasques passagères. Après m’en être tiré avec beaucoup de peine, je rebroussai chemin, tout effrayé, et je me réfugiai dans l’auberge, décidé à tout voir du seuil. J’y étais depuis quelque temps, promenant mes regards sur cette foule confuse et variée dans laquelle on voyait s’agiter pêle-mêle les habits de toile blanche des Bretons ; les blouses bleues des Normands et les vestes brunes des Poitevins ; je me plaisais à suivre les chevaux qui quittaient à chaque instant le champ de foire pour aller s’essayer sur la lande voisine, lorsqu’en regardant plus près de moi, mes yeux s’arrêtèrent sur une magnifique jument, placée à peu de distance de la porte de l’auberge, et dont la beauté me frappa. Elle appartenait à la forte race que nourrit le Léonnais, et tout en elle respirait cette vigueur calme et sûre d’elle-même qui semble être le cachet de tout ce qui naît sur le sol de la Bretagne. Je ne pus m’empêcher d’exprimer mon admiration au tavernier, qui se trouvait à mes côtés.

— C’est un bel animal ! monsieur, me répondit-il ; aussi M. Michel a dit qu’il l’aurait à tout prix.

— Qu’est-ce que M. Michel ?

— C’est le maquignon avec lequel vous causiez ce matin.

Je me rappelai, en effet, avoir déjeûné avec un homme frais et blond que j’avais remarqué à son accent normand et à la politesse avec laquelle il s’emparait des meilleurs morceaux à table.

— Et qu’attend donc M. Michel pour faire son marché ? demandai-je à l’aubergiste.

— Que la foire soit plus avancée.

— Mais si la jument est achetée par un autre ?

— Oh ! il a l’œil dessus, monsieur. Michel comprend son affaire, voyez-vous ; mais le vieux Bervic est encore plus malin ; c’est un homme qui vendrait le paradis au bon Dieu. Ce sera un marché curieux à voir.

Ces mots de l’aubergiste piquèrent ma curiosité ; je résolus d’être témoin du marché de la belle jument. J’attendis long-temps. Ce ne fut qu’au moment où la foire commençait à s’éclaircir, et lorsque les paysans qui appartenaient aux communes les plus éloignées s’étaient déjà retirés, que je vis Michel s’avancer vers l’auberge. Il causait avec un paysan qu’à l’éperon soudé à son soulier gauche, et à son fouet croisé en bandouillère, je reconnus tout de suite pour un entremetteur. En passant devant la jument, Michel s’arrêta et dit à son compagnon :

— Tiens, je n’avais pas vu celle-ci ! — Il la regarda quelque temps en sifflant. — C’est dommage, dit-il, qu’elle ait la tête bretonne. Ces têtes !… ça a l’air d’une mesure d’avoine au bout d’un cou de cheval… Avec ça, la plus belle bête perd son prix. Je donnerais cinq cents francs de la jument grise…

— Chut ! lui dit l’entremetteur, le paysan vous entend.

— Qu’est-ce que ça me fait ? Je te dis que je donnerais cinq cents francs de la jument, si on voulait lui changer la tête ; mais comme elle est, je n’en donnerai pas la moitié.

Pendant toute cette conversation, qui avait lieu à deux pas du vieux paysan breton à qui l’aubergiste avait donné le nom de Bervic, celui-ci était demeuré immobile et ne semblait avoir rien entendu. Ce ne fut qu’au moment où le maquignon s’approcha davantage et se mit à tâter le cheval, qu’il parut l’apercevoir.

— Vous vouloir acheter mon cheval ? dit-il à Michel en souriant.

Michel le regarda avec surprise. — Ah ! tu parles français, toi ? dit-il. C’est bien heureux. Eh bien ! voyons ; combien veux-tu de ta bête ?

Le paysan ne répondit pas, et se mit à refaire tranquillement une des tresses de la crinière.

Peguemen ar quezecq[4] ? répéta l’entremetteur.

Même silence.

— Ah çà ! quelle langue entend-il donc cet animal-là ? cria le Normand.

Bervic se détourna comme s’il avait deviné qu’on lui parlait ; il parut inquiet, et regarda alternativement Michel et son compagnon.

Petra a lavar an aoutrou[5] ? demanda-t-il à ce dernier.

L’entremetteur le lui répéta en breton. Bervic pencha la tête pour écouter, mais parut n’avoir saisi que quelques mots.

Me a zo houzard[6], dit-il en haussant les épaules.

— Il est sourd ? dit Michel, qui entendait le breton aussi bien que son interprète. Que le diable emporte la brute ! on ne pourra pas lui faire entendre un seul mot.

Le paysan sourit au maquignon, et lui répéta, dans son mauvais français : — Moi suis sourd… sourd.

— Eh ! je le vois bien, sauvage, répondit Michel.

Il s’approcha de l’oreille de Bervic, et lui cria en faisant un porte-voix de ses deux mains : — Combien ta jument ?

— Mille francs, répondit Bervic en breton.

L’entremetteur répéta le prix au Normand. Celui-ci haussa les épaules, et, par habitude, comme si le vendeur eût dû l’entendre, il s’écria : — Excusez, mille francs ! ta jument fait des écus de cent sous, à ce qu’il paraît ! Mille francs pour un cheval qui a une tête comme ça !… tu veux te gausser de moi, vieux farceur.

Bervic paraissait suivre avec attention les gestes du maquignon, et, comme s’il eût deviné qu’il se récriait : — Beau cheval, dit-il, beau cheval… Et il montrait sa jument avec complaisance ; il détaillait ses perfections, en parlant tantôt français, tantôt breton. À chaque éloge Michel opposait une critique ; mais Bervic n’entendait rien, et continuait toujours.

— Décidément il est sourd comme une cruche, dit le Normand à l’entremetteur.

— Il paraît, répondit celui-ci.

Michel baissa néanmoins la voix. — Tu vas lui proposer trois cents francs, dit-il ; coûte que coûte, il faut que j’aie la bête.

Il s’approcha ensuite du paysan, et leva la main ; Bervic étendit la sienne.

— Trois cents francs, dit le Normand en frappant dans la main du paysan.

L’entremetteur lui répéta la somme en breton ; mais il se récria à son tour. Il recommença l’énumération de toutes les qualités de sa jument. Michel se mit à l’examiner de nouveau avant de proposer un prix plus élevé.

— Elle n’est pas poussive, au moins ? dit-il.

La question fut traduite et criée au paysan, qui jura, par Jésus et la Vierge, que la bête n’était pas poussive.

— Ni morveuse ?

Nouvelle affirmation.

— Ni fourbue ?

Affirmation plus énergique que jamais. Le père Bervic assura également que sa jument ne mordait ni ne ruait ; et il fit voir sa bouche, souleva ses pieds, la fit marcher et trotter. Pendant tout ce temps, de nouvelles propositions lui avaient été faites par Michel, et à chaque écu que celui-ci ajoutait à son prix proposé, ou que l’autre retranchait à son prix demandé, tous deux se frappaient dans la main pour confirmer leur proposition et la signer en quelque sorte. Ils étaient d’accord, sauf quelques pièces de six francs, lorsque Michel dit tout à coup : — Comment ta bête porte-t-elle ?

L’entremetteur allait répéter la question, lorsque Bervic détourna la tête du cheval, et la montrant au maquignon : — Bons yeux, lui dit-il.

Le maquignon se mit à examiner les yeux, dont il avait oublié de s’occuper. Le paysan diminua ensuite son prix de quelques francs. Ils étaient près de conclure, lorsque l’idée de faire monter le cheval revint au maquignon. Il dit à l’entremetteur de l’essayer, et celui-ci étendait déjà la main pour saisir la crinière ; mais Bervic ne lui en donna pas le temps. Il se mit à courir en tenant et faisant trotter sa jument en lesse. Michel le suivit pour observer la marche de l’animal. Quand il l’eut rejoint, il lui proposa un écu de plus. Le paysan parut hésiter un instant ; puis enfin il se décida. Le marché fut conclu, et des arrhes données par Michel. Tous trois s’acheminèrent ensuite vers l’auberge, pour ratifier le traité en buvant selon l’usage. Comme ils entraient, le tavernier lança sur Michel et sur Bervic un regard curieux. — Eh bien ! qui a trompé l’autre ? dit-il en riant.

— Le Breton est enfoncé, s’écria Michel ; j’ai la bête pour cent cinquante-deux écus.

— Pour cent cinquante-cinq, dit vivement Bervic ; vous avez dit cent cinquante-cinq.

Le maquignon fit un saut en arrière, et demeura stupéfait. — Eh bien ! eh bien ! dit-il, tu n’es donc plus sourd, toi ?

— On n’a pas besoin d’être sourd pour boire un coup de vin, répondit le paysan avec un sourire où la raillerie se voilait sous je ne sais quelle bonhomie grotesque.

Michel se frappa la tête de ses deux mains. — Ah ! le scélérat m’aura trompé… s’écria-t-il en se retournant vers la jument.

— L’avez-vous montée ? lui demanda l’aubergiste d’un air goguenard.

— Non. Pourquoi ?

— C’est que la bête a une mauvaise habitude ; elle ne peut souffrir ni cavalier ni harnais, et l’on n’a jamais pu en rien faire.

Le Normand se détourna vers Bervic, qui était tranquillement appuyé sur son pen-bas.

— Je ne prendrai pas ton cheval, vieux coquin ! s’écria-t-il furieux.

— On ne peut pas forcer le monde, répondit paisiblement Bervic ; mais alors les arrhes seront à moi. Quarante francs font du bien à un pauvre chrétien.

Michel écumait de rage. Il levait sa cravache pour couper la figure du paysan ; l’aubergiste le tira par le bras.

— Ne frappez pas, monsieur Michel, lui dit-il à demi-voix ; le vieux a été le meilleur lutteur de Cornouailles : c’est un corps de fer. Croyez-moi, prenez la bête ; elle a belle apparence, et puisqu’on a pu vous la vendre, vous pourrez bien la vendre à un autre.

Michel résista d’abord ; mais il finit par se laisser persuader, et après force malédictions, il paya la somme promise. Bervic la recompta trois fois, l’éplucha écu par écu, se plaignit de ce que trois pièces étaient mal marquées, et empocha le tout avec de grands soupirs et de fort mauvaise grâce. On eût dit que c’était lui qui se trouvait lésé. Cependant Michel était entré dans l’auberge en maugréant ; le paysan l’y suivit, et vint se placer vis-à-vis de lui.

— Eh bien ! que veux-tu encore, voleur ?

— C’est l’usage que celui qui achète paie un coup à boire, dit le père Bervic d’un air câlin.

À ce dernier trait, nous partîmes tous d’un éclat de rire, et le Normand sortit furieux. Bervic attendit encore quelque temps, et se retira enfin en grognant.

Comme il partait, le tavernier nous le montra du doigt en secouant la tête avec une admiration profonde. — Voilà un homme ! dit-il ; il volerait un huissier, si c’était possible. Il a l’air d’un christ de carrefour ; mais c’est un démon baptisé. Cette fois encore, voyez-vous, le Normand a été battu. La doublure de grosse toile a usé le drap fin.

§ v.
Races commerçantes de la Bretagne. — Le Roscovite. — Le Pillawer.

Malgré ce que nous avons dit de l’adresse des paysans bretons, il faut reconnaître que leur caractère les rend généralement peu propres au négoce. Le manque d’activité est à cet égard un obstacle invincible. Cependant, parmi les races variées que présentent les communes de l’Armorique, il s’en trouve quelques-unes plus heureusement organisées pour le commerce.

La Bretagne fut d’abord partagée entre un certain nombre de familles douées de goûts et d’aptitudes diverses. Elles se multiplièrent et formèrent autant de tribus séparées qui, plus tard, prirent le nom de paroisses. Chacune de ces paroisses, isolée de ses voisines par ses habitudes, son costume, ses entraînemens, conserva nécessairement son caractère natif. Les mariages ne purent l’altérer, car ils ne se contractèrent que très rarement hors de la communauté, et maintenant même encore on voit peu d’alliances de communes à communes. De là les différences singulières que l’on remarque en Bretagne entre des communes limitrophes ; de là ces tribus uniquement agricoles qu’un simple ruisseau sépare de tribus uniquement industrielles ; de là, ces quelques races actives, commerçantes, émancipées, que l’on trouve au milieu de races stationnaires et superstitieuses.

Parmi les populations qui forment ainsi un contraste frappant avec les habitudes casanières de la plupart des Bretons, on peut citer principalement les Roscovites, quelques peuples de l’Arrez, des pays de Vannes, et les Bretons de Bréhat, au pays de Tréguier.

Roscoff est une petite colonie maritime placée sur l’Océan, et qui, lorsqu’on vient de la mer, paraît accrochée au bas du promontoire, comme une coquille marine. D’après sa position, on devrait s’attendre à voir tous les habitans de la commune consacrés au service de mer ; cependant il n’en est rien. Roscoff ne fournit pas plus de marins que les autres points du Finistère, et presque toute sa population s’occupe de la culture des terres, qui sont dans ces parages d’une incroyable fertilité. Les légumes les plus délicats y poussent en plein champ, et les Roscovites en font un commerce immense dans toute la Bretagne. Quelque route que vous parcouriez, vous les rencontrez assis sur le brancard de leurs charrettes légères, rapidement emportés par un petit cheval du pays, et chantant joyeusement une ballade bretonne. Leur costume se compose d’une toile blanche et fine sur laquelle se dessine élégamment une large ceinture de serge rouge. Mais le plus souvent ils se débarrassent de leur habit pour la route, et alors on aperçoit le grand gilet vert à manches bleu-de-ciel qui leur presse étroitement la taille. Leurs cheveux noirs tombent sur leur cou avec une négligence pittoresque, et leur chemise sans collet est fermée par une épinglette de cuivre qu’ornent des grains de verre colorié. C’est avec ce vêtement leste et gracieux qu’ils parcourent les routes de Bretagne sous le soleil, la neige et la pluie. Aucun temps, aucun chemin, aucune fatigue ne les arrête. Plusieurs vont vendre leurs produits à cinquante lieues, et je me rappelle en avoir fréquemment rencontré dans les rues de Rennes, offrant leurs asperges et leurs choux-fleurs avec la même aisance qu’aux marchés de Brest et de Morlaix. En 1830, l’un d’eux s’imagina d’aller à Paris avec sa petite charrette, son unique cheval et ses plus beaux légumes. Il partit, effectua heureusement son voyage de cent quatre-vingts lieues, et au bout de trois semaines il était de retour, et il racontait à ses voisins émerveillés qu’il avait vu la maison du roi et le roi lui-même se promenant avec un parapluie et donnant des poignées de main aux passans. C’était, assurait-il, un gros homme qui n’avait pas l’air fier du tout et qui ressemblait au sonneur de cloches de Roscoff. Ce Cook bas-breton a fait depuis deux nouveaux voyages à Paris, mais il ne lui a plus été permis de voir les Tuileries, parce qu’on n’y laissait plus entrer en veste, et monsieur le roi ne donnait plus de poignées de main dans les rues.

Du reste, ce n’est pas seulement par sa hardiesse entreprenante que le Roscovite se distingue ; c’est encore plus par sa souplesse caressante et son tact commercial. Son caractère n’a rien de la raideur que l’on reproche avec raison à ses compatriotes. Tenace, mais sans rudesse, il y a en lui une sorte d’élasticité qui le garantit dans tous les chocs. Il rebondit contre tous les obstacles, sans s’y blesser, et les surmonte plus légèrement qu’il ne les brise. Aussi ne se décourage-t-il point facilement. Gai et entreprenant, lorsqu’il voit une porte se fermer devant lui, il se contente de dire : — Allons plus loin. — Et il continue sa route en chantant. Il faut ajouter que nul ne sait comme lui apprécier un acheteur et juger son côté vulnérable. Nul ne sait mieux se montrer insolent ou poli, brusque ou caressant, selon l’occasion. Soyez timide, et vous le trouverez arrogant, effronté ; il vous imposera sa marchandise, il vous embarrassera, il vous forcera à acheter, par honte et malgré vous. Mais s’il n’espère point vous déconcerter, ce sera à force de prévenances et de bienveillance attentive qu’il vous obligera à accepter ses conditions. Il vous sourira, il vous appellera son cher pauvre chrétien : il vous caressera successivement avec les plus douces expressions du vocabulaire breton ; et, pendant que vous vous débattrez sous ce réseau de câlineries, la marchandise aura passé dans vos mains, et le marché sera conclu avant que vous croyiez même avoir proposé un prix.

Grâce à cette adresse, le Roscovite réussit généralement dans son commerce, et il pourrait prétendre à une certaine fortune, s’il était aussi habile à conserver qu’à acquérir. Mais, comme il arrive presque toujours, il a les défauts de ses qualités. S’il est actif, entreprenant, en revanche il est dissipateur et sensuel. S’il s’efforce de gagner beaucoup, c’est pour dépenser davantage. Il y a dans ce caractère quelque chose de l’épicurisme grossier du matelot, et aussi quelque chose de sa philosophie pratique. J’adressai un jour des reproches à un Roscovite de ma connaissance sur son peu d’économie. Je l’engageai à se préparer une aisance qui pût rendre sa vieillesse douce. C’était dans un cabaret de village, où j’avais rencontré le joyeux viveur, que je lui faisais mon cours de morale. Il m’écouta avec calme, et lorsque j’eus fini : — « Amasser pour quand je serai vieux, monsieur ! dit-il en secouant la tête : ce serait comme si je gardais des noisettes pour quand je n’aurai plus de dents ! » Il poussa un long éclat de rire en prononçant ces mots, et avala le petit verre de vin-de-feu qu’il tenait à la main.

J’ai parlé des peuplades de l’Arrez comme se distinguant par leur aptitude commerciale ; les habitans de ces communes sont, pour la plupart, des marchands de fil, de miel, de suif, de toile, de papier, qui parcourent le département en faisant le courtage pour les négocians de Morlaix et de Landerneau, ou vendant au détail comme colporteurs. Rien ne les distingue des autres Bretons, si ce n’est peut-être une finesse plus aiguisée par les transactions et une instruction plus avancée. Mais, outre ces courtiers-colporteurs, les montagnes fournissent une espèce particulière de commerçans qui méritent une mention spéciale ; nous voulons parler des marchands de chiffons appelés dans le pays pillawer.

Le pillawer n’est autre chose qu’un chiffonnier nomade. C’est une sorte de bohémien modifié, mais qui ne se fait pas suivre par sa famille ; il la laisse dans une des tanières des montagnes, tandis que lui parcourt la contrée pour recueillir les guenilles qu’il doit vendre ensuite aux papeteries. Il va de ferme en ferme, de cabane en cabane, en faisant retentir, sur un ton lugubre, son cri de pillawer qui avertit les femmes au fond de leurs maisons. Il n’est point de toit de paille perdu dans les feuilles qu’il ne sache trouver, pas de bouge infect au seuil duquel il ne fasse retentir son appel monotone. C’est même aux demeures les plus humbles qu’il vient de préférence, car il sait que là il trouvera plus sûrement ce qu’il cherche. Aussi, n’en passe-t-il aucune. Il flaire de loin la misère, la suit à la trace et la saisit au gîte, avec un instinct qui semble naturel en lui. C’est un spectre familier qui vient frapper aux portes les plus misérables et jeter à ceux qui sont là une sorte d’avertissement de leur pauvreté. Aussi, on le hait et on le fuit comme un visiteur importun. Aux riches, sa présence paraît presque une injure. S’il ose s’adresser à une ferme opulente :

— Passez plus loin, dit le maître, les haillons ne sont pas ici.

— Je reviendrai plus tard, dit le pillawer avec une sorte de sombre ironie.

Il fouette son cheval, sûr de rencontrer, à quelques pas, ce qu’il demande ; car la misère n’est point si difficile à trouver. Mais là même où on l’arrête pour lui vendre quelques guenilles souillées, c’est avec une sorte de mépris soupçonneux qu’il est reçu. On lui permet rarement de s’avancer jusqu’au foyer. La marchandise lui est apportée sur le seuil, et c’est là qu’on traite avec lui. On se défie avec raison de sa probité douteuse. Les plus pauvres craignent sa rapace adresse, car, comme le dit la chanson, c’est un homme sans foi et sans paroisse.

Voici un chant populaire des montagnes sur le pillawer ; il fera sans doute mieux connaître cet être singulier. Les chants populaires ont cela de merveilleux qu’ils racontent et n’analysent pas. Le poète populaire a l’immense avantage de décrire la chose avec son enveloppe ; il dit ce qui est et non ce qu’il pense ; il n’est pas auteur, et nous, nous le sommes toujours trop, même à notre insu.


CHANT DU PILLAWER.

Il part, le pillawer, il descend la montagne ; il va visiter les pauvres du pays. Il a dit adieu à sa femme et à ses enfans ; il ne les reverra que dans un mois, dans un mois s’il vit encore.

Car la vie du pillawer est rude ; il va par les routes, sous la pluie qui tombe, et il n’a pour s’abriter que les fossés du chemin. Il mange un morceau de pain noir, pendant que ses deux chevaux broutent dans les douves, et il boit à la mare où chantent les grenouilles.

Il va, il va, le pillawer ; il va comme le juif errant. Personne ne l’aime. Il ne trouve ni parens, ni amis dans le bas pays, et l’on ferme sa porte quand on le voit ; car le pillawer passe pour un homme sans foi.

Dimanches et fêtes il est par les chemins. Il n’entend jamais la messe ni les offices ; il ne va point prier sur la fosse de ses parens ; il ne se confesse pas à son curé ; aussi disent-ils dans le bas pays que le pillawer n’a ni foi, ni paroisse.

Sa paroisse est là-bas, près de son toit de genêt ; mais il n’y retourne que pour quelques jours. Il est étranger dans le village où il a été baptisé. Quand il arrive, les petits enfans ne crient pas son nom, les chiens n’aboient pas d’un air de connaissance.

Il ne sait pas ce qui se passe dans sa propre famille. Il revient au bout d’un mois, et quand il s’arrête sur la porte, il n’ose entrer, car il ne sait ce que Dieu lui a mis chez lui : une châsse ou un berceau !

Et quand son fils aîné aura douze ans, le pillawer lui dira un jour : — Viens apprendre ton métier, mon fils. Et l’enfant ira meurtrir ses petits pieds dans les chemins, et il dira bien des fois à son père qu’il a froid et qu’il est fatigué.

Mais son père lui dira, en lui montrant le soleil : — Voilà la cheminée du bon Dieu. Prie qu’il la rende chaude pour le petit pillawer ; et il ajoutera, en lui montrant l’herbe verte : — Voilà le lit des pauvres gens ; prie Dieu qu’il le rende doux pour un enfant des montagnes.

Va, pauvre pillawer ; le chemin du monde est dur sous tes pieds ; mais Jésus-Christ ne juge pas comme les hommes, et si tu es honnête et bon chrétien, tes douleurs te seront payées, et tu te réveilleras dans la gloire.

Tu vois les haillons couverts de boue que portent tes maigres chevaux ; eh bien ! un jour, l’eau de la rivière les lavera ; ils seront confondus sous les marteaux de la papeterie, et les hommes en feront un papier plus blanc que la plus belle toile de lin.

Ainsi de toi, pillawer. Quand tu auras laissé ton pauvre corps couvert de guenilles au fond de quelque fossé, ton ame s’en échappera, blanche et belle, et les anges la porteront dans le paradis.

§ vi.
Le matelot breton. — Remèdes contre les rhumes. — Marcof capitaine du Jean-Louis.

La destruction du commerce extérieur de la Bretagne en a fait disparaître un des types les plus curieux, celui du matelot. Le véritable matelot breton est mort avec la marine de l’empire. À peine si on rencontre encore, çà et là, par hasard, mêlé à nos équipages de ligne, quelques-uns de ces vrais marins conservés dans leur cosse, comme ils le disent, qui ont le mal de terre dans les ports, et qui ne respirent à l’aise qu’entre le ciel et l’eau.

On a dit que le nouveau système des équipages de ligne avait fait disparaître cette vaillante race de marsouins ; mais, dans ce cas, comme souvent, on a pris l’effet pour la cause. C’est parce que la destruction du commerce maritime a diminué d’une manière effrayante le nombre des marins classés, qu’il a fallu recourir au recrutement pour équiper nos flottes. Outre les inconvéniens de tout genre qui sont nés de cette innovation, on peut dire qu’elle a tué à jamais tout ce qu’il y avait de poétique dans l’homme de mer. L’aspect même du marin a changé. On ne trouve plus, dans les rues de Brest ni de Lorient, ces beaux matelots avec les escarpins enrubannés, le pantalon large, l’habit à boutons pressés, le petit chapeau à long poil, moitié lissés, moitié rebroussés, les boucles d’oreille d’or, et les deux tirebouchons classiques pendant jusqu’à la cravate. Et quelle démarche ! Comme ses deux bras formaient bien le grapin ; comme ses membres avaient horreur de la ligne droite ; comme tout son corps semblait s’être faussé et arrondi au roulis du navire ! Voilà l’homme chez qui il fallait chercher des mœurs, des superstitions, des passions spéciales. Mais aujourd’hui nos vaisseaux sont devenus tout simplement des casernes flottantes où des conscrits attendent leur congé en faisant l’exercice et maudissant leurs caporaux. Plus rien de cette fleur maritime, de ce parfum de sel et de goudron que l’on respirait autrefois en mettant le pied sur un navire du roi. Le langage même s’est perdu. Maintenant, vous avez des marins qui parlent comme des passementiers de la rue Saint-Denis, des marins qui ont un uniforme et des bretelles, qui font des économies pour la fin de la campagne, et qui boivent près d’un soldat sans lui casser la bouteille sur la figure. Je vous le répète, il n’y a plus de marins en France. Si les matelots du Vengeur et de la Belle-Poule pouvaient voir leurs successeurs, ils avaleraient leurs chiques, de honte et de colère.

On a beaucoup parlé des mœurs des marins depuis quelque temps, et plusieurs écrivains doivent à leurs essais en ce genre la célébrité dont ils jouissent ; mais, parmi toutes ces études maritimes, il n’en est aucune, selon nous, qui ait complètement fait connaître les matelots bretons. L’un, qui les connaissait et avait vécu avec eux, n’a peint que leurs habitudes et leurs jaquettes bleues ; il s’est plus occupé de reproduire leur langage que d’étudier leurs passions et leur ame. Comme Callot, il s’est contenté des formes extérieures, et ses tableaux, d’une vérité plaisante, mais toute matérielle, manquent toujours de profondeur. On sent toujours l’homme de mer qui raconte ; jamais le philosophe qui regarde. L’autre, plus élégant dans la forme, a été moins sincère. Dominé par une réminiscence byronienne, il a développé un système encore plus qu’il n’a décrit la vie maritime. Il a essayé une anatomie métaphysique du cœur humain, en plaçant seulement son amphithéâtre dans un entrepont. Son type matelot n’a, du reste, aucun rapport avec le type breton. Le marin qu’il a peint, c’est le marin parisien ; c’est un Robert Macaire en vareuse, fanfaron, théâtral et phraseur ; une sorte de forban artistement féroce et sachant enjoliver l’horreur. Ce type n’est pas faux comme on l’a prétendu, mais il est rare, exceptionnel et totalement perdu. On en retrouverait encore quelques traits peut-être dans le matelot provençal mais fort affaiblis. Quant à Cooper, quoiqu’il ait peint les marins de sa nation et non les nôtres, il est encore, même pour nous, celui qui a révélé le plus profondément l’homme de mer. Il a glissé sur la forme pour arriver à l’analyse morale. Il a déshabillé ses matelots de leurs paletots goudronnés, pour nous faire voir leur cœur à travers leur poitrine ; et cette sorte de spiritualisation, il ne l’a point bornée à l’homme ; il l’a étendue jusqu’à la chose. Il a su faire d’un vaisseau un être vivant auquel on s’intéresse pour lui-même. Il a trouvé l’ame du navire comme celle du marin. Quant à la vérité, il ne faut certes pas chercher ses matelots dans la marine américaine de nos jours. La marine américaine n’est, aujourd’hui, qu’un ramas de déserteurs, de renégats et de pirates, qui, repoussés par toutes les nations, ont trouvé droit d’asile sous le pavillon de l’Union. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Les premiers marins de l’Amérique du Nord furent les descendans de ces rigides puritains qui allèrent chercher sous les forêts du Nouveau-Monde une place libre pour poser leurs genoux et adorer Dieu à leur manière. Ce sont ceux-là que Cooper a voulu peindre. Du reste, aux lecteurs qui veulent la vérité absolue en toute chose, je dirai de n’ouvrir ni le Pilote, ni le Corsaire Rouge, ni l’Écumeur de Mer. Ils ne l’y trouveront pas. La vérité absolue n’existe point dans les arts, car les arts ne sont autre chose que l’expression de ce qui émeut dans les objets. Avec la vérité absolue on ne fait point de tableaux, mais des figures de géométrie.

Maintenant, j’ajouterai que, de tous les types de matelots créés par les trois auteurs dont je viens de parler, aucun ne me semble se rapprocher autant du marin breton, que ceux de Cooper. Si vous voulez retrouver des Tom Coffin, allez à Concarneau, à Locmariaker, à Bréhat ; là encore vous rencontrerez quelques vieux contre-maîtres en retraite, incarnations décrépites de notre marine à l’agonie, et qui vous rappelleront ce caractère à la fois pieux et guerrier. Seulement, Cooper ne vous a point tout dit ; dans sa poétique personnification de Tom Coffin, il a fait abstraction de l’enveloppe. Il a retourné l’homme de mer comme un gant, pour vous montrer seulement son ame. Cette belle figure du matelot de l’Ariel, il faut que vous la barbouilliez un peu de goudron et de jus de tabac ; il faut que vous fassiez sortir de sa bouche autant de jurons que de maximes philosophiques, et que vous y fassiez couler le grog comme dans le bondon d’une barrique vide. Alors, vous aurez le matelot breton, sauf quelques teintes, sauf ces légers linéamens de visage qui n’empêchent pas la ressemblance.

Quoique plus gai et plus insouciant que ses frères de la terre ferme, le matelot armoricain a conservé une forte trace de la gravité originelle. En mettant le pied sur le pont d’un navire, si vous entendez éclater des rires, se croiser des quolibets ; si tout cause, chante, siffle et se moque, soyez sûr que vous avez devant les yeux un équipage provençal. Si au contraire vous trouvez le gaillard d’avant silencieux, et si vous y voyez les hommes de quart se promener, les bras sur la poitrine et la tête renfoncée dans les épaules, comme des ours blancs dans leurs cages, vous pouvez affirmer que vous êtes au milieu d’un équipage breton. Ce n’est que dans l’orgie, lorsque le vin-de-feu leur dévore les entrailles, que ces hommes de fer s’émeuvent, et que les passions, habituellement engourdies, entrent en fusion au fond de leurs cœurs et débordent au dehors. Alors, rien ne leur fait obstacle. Ce sont des bêtes féroces qui ont brisé leur muselière ; ne cherchez pas à les combattre, mais songez à vous en garer ; attendez que les tigres aient digéré et dormi. Avec l’ivresse, toute cette fureur tombera ; cette lave rentrera dans le cratère, s’y figera, et, au lieu de bêtes sauvages, vous ne trouverez plus que des bœufs paisibles, tendant la tête au joug.

Ces paroxismes bachiques auxquels il faut laisser cours, naissent d’une manière certaine à la fin de chaque voyage. Ils sont, sans doute, le résultat des longues privations auxquelles les équipages sont soumis pendant toute la campagne. Du reste, à cet égard encore, les vieilles traditions se perdent chaque jour. Il y a eu un temps où les matelots, pris de la fièvre de terre, désertaient en masse de leur navire, et tombaient dans la ville, comme sur le gaillard d’un vaisseau pris à l’abordage. Alors il fallait fermer les boutiques et rester chez soi, car les rues étaient en état de siége et les bourgeois proscrits. Le temps se passait à boire, à casser des bouteilles, à éreinter des filles, à défoncer des comptoirs d’auberges, à assommer des patrouilles de pousse-cailloux, et enfin, au bout de trois jours, quand les bourses étaient à sec, chaque matelot retournait au navire, l’habit en lambeaux et l’œil poché, recevoir les vingt-cinq coups de corde obligés. C’étaient là les beaux jours de la marine française. Alors, comme le disent les anciens, on avait de l’agrément ; mais aujourd’hui, tout ce joyeux et dramatique désordre a fait place à une discipline de caserne. Les orgies d’arrivées elles-mêmes, ont été organisées réglementairement. Les matelots viennent demander gravement, à tour de rôle, et le chapeau à la main, la permission d’aller s’enivrer à terre ; les canotiers sont commandés de corvée pour les conduire et les ramener du cabaret. Ils s’y enivrent sans bruit, et, quand ils ont tout bu, ils font cirer leurs souliers, achètent un bouquet de violettes, et reviennent à bord comme des écoliers dont les vacances sont finies ; et tout cela se fait sans révolte, sans bataille, sans frénésie, avec une sorte d’innocence pastorale. Une orgie n’a plus rien d’aventureux ; on n’y va plus comme à un combat, mais comme à une faction ; c’est triste et bête.

Mais quelque favorable que puisse paraître au progrès moral cette sévère discipline qui émousse de plus en plus la brutalité du marin breton, il faut reconnaître qu’elle éteint en même temps, chez lui, cette farouche et infatigable énergie qui en faisait le premier marin du monde. À mesure qu’il revêt nos mœurs plus douces, il dépouille sa personnalité puissante. Il ne regarde plus les continens comme d’ennuyeux vaisseaux continuellement à l’ancre ; il ne croit plus que sa vie à lui est sur la mer, qu’il est né pour elle, et qu’il ne peut dormir qu’à son tangage. En détruisant la nature artificielle qu’il s’était faite, nous l’avons ramené à nos goûts, à nos plaisirs. Nous l’avons rendu plus homme, mais nous l’avons fait moins marin. C’est là d’ailleurs une de ces transformations inévitables dans l’évolution sociale que nous accomplissons. En élevant la valeur morale de chaque être, nous l’immatérialisons, nous en faisons une intelligence plus haute, mais une machine moins solide. Heureusement que l’industrie viendra parer à cet inconvénient, en substituant les mécaniques de bois et de fer aux mécaniques de chair humaine qui, jusqu’à présent, ont tout fait dans l’œuvre humanitaire.

Quoi qu’il en soit, il faut l’avouer, d’ici à bien long-temps, le vrai matelot du moins conservera quelques traces d’originalité, à cause de sa position isolée et exceptionnelle. Moins frotté aux masses, il gardera plus facilement ses préjugés et son caractère. Il faudra encore bien des années, par exemple, avant que vous puissiez lui persuader que le fouet donné à un mousse, au pied du grand mât, n’est pas un moyen infaillible d’obtenir du vent, que la présence d’un prêtre à bord ne rend pas la navigation plus dangereuse, qu’il n’existe pas de matelots voués au diable qui peuvent faire sombrer un navire à volonté, que les ames des noyés ne courent pas sur les vagues, la nuit, en demandant des prières. On ne réussit guère, d’ailleurs, à les guérir d’une erreur, que pour les voir tomber dans une erreur nouvelle.

En voici un exemple qui nous a été raconté par un chirurgien de marine de nos amis.

Un soir qu’il se promenait, en fumant, sur le gaillard d’arrière, ses yeux tombèrent sur un gabier fort connu à bord par son importance pédantesque et sa sympathie pour les innovations. Il était assis sur l’affût d’une caronade, sérieusement occupé à faire, avec son couteau, un large trou dans la semelle d’une paire de souliers neufs. Un mousse s’approcha de lui, en regardant avec étonnement ce qu’il faisait.

— Pourquoi diable que vous ouvrez une écoutille à votre soulier, maître Marzin ? lui demanda-t-il en riant.

Marzin haussa les épaules avec le mépris obligé pour tout ce que dit un mousse.

— T’es trop bête pour comprendre, lui répondit-il.

— Mais encore ?

Marzin approcha son œil de la semelle, et l’appliqua au trou qu’il venait de faire, comme au verre d’une longue-vue.

— C’est ça, dit-il.

Puis se tournant vers l’enfant :

— Avec ça, vois-tu, moussaillon, je ne serai jamais enrhumé.

— Pourquoi pas ?

— Parce que le major a dit que ce qui enrhumait les hommes, c’était qu’ils avaient les pieds mouillés, et avec ça j’aurai toujours les pieds secs.

Le mousse resta la bouche ouverte. Évidemment il n’avait pas compris. Cependant il fut quelques momens avant de reprendre timidement :

— On dit pourtant, gabier, que quand on a des trous dans ses souliers, ça vous mouille les pieds.

— Oui, les bêtes comme toi disent ça. Tiens, regarde, ajouta Marzin avec une complaisance qui rendit le mousse tout fier ; une supposition qu’il n’y aurait pas de dallot ici sur le pont : quand il tomberait une lame à bord, ous qu’elle irait ?

— Elle resterait à bord, c’est clair, dit le mousse.

— Eh bien ! caïman, tu ne vois pas que c’est la même chose ? Quand j’embarque de l’eau dans mes souliers, l’eau reste là ; quand j’aurai un dallot à la semelle, l’eau f… le camp, et j’aurai le pied sèche. Est-ce clair ?

— C’est tout de même vrai, dit l’enfant avec admiration ; je vas faire comme vous, maître Marzin.

Le mousse s’assit près du gabier et se mit à percer ses souliers à son exemple. Quelques jours après la moitié de l’équipage avait fait des trous à ses semelles, pour éviter les rhumes, et il fallut un ordre positif du commandant pour arrêter cette singulière folie.

J’ai parlé de la gravité habituelle du matelot breton : cette gravité ne le rend ni moins original ni moins plaisant que les matelots des autres provinces ; seulement son comique est plus dans l’attitude que dans le mouvement, plus dans le silence que dans la parole. C’est un comique taciturne et sentencieux qui pousse au rire par le sérieux même. Avare de paroles, il concentre sa pensée dans une formule pittoresque. C’est une espèce de Spartiate qui a en horreur les phrases et qui n’aime à se faire comprendre que par l’action. Ce laconisme épigrammatique et incisif dans les circonstances vulgaires devient quelquefois, dans des cas plus graves, terrible par sa concision. Je puis en citer un exemple entre mille ; il complétera ce qui nous reste à dire du marin breton.

C’était sous le directoire. Les nombreux corsaires armoricains qui couvraient alors la Manche, avaient tous profité d’un vent favorable pour mettre en mer, et il ne restait au port de Concarneau que le lougre de Marcof que l’on achevait d’armer. Marcof était un corsaire de l’île de Batz, qui s’était déjà distingué en plusieurs occasions par son audace. C’était lui qui, ayant fait prisonnier un capitaine des îles anglaises, et le voyant dépérir d’ennui, trouva plaisant d’aller faire une descente à Guernesey, à travers les stations, d’y enlever la famille entière du capitaine, et de la lui amener pour le distraire. Malheureusement un naufrage récent lui avait enlevé le beau cotre qu’il commandait, et, en attendant mieux, il avait pris le commandement du petit lougre le Jean-Louis, avec lequel il devait mettre à la voile dans quelques jours. Il était alors occupé à former un équipage, et se trouvait dans une des tavernes du port avec quelques matelots qu’il venait d’enrôler. On avait déjà beaucoup bu, et fait les plus beaux rêves sur les exploits prochains du Jean-Louis, lorsqu’on vint avertir Marcof qu’il y avait en vue un bâtiment étranger pris par le calme. Il sortit aussitôt avec ses hommes. Le bâtiment commençait à se dessiner dans le brouillard ; bientôt la brume s’écarta comme un rideau que l’on soulève, et tous les doutes furent dissipés ; le port, le gréement, l’absence du pavillon, tout prouvait que c’était un anglais ; la distance peu considérable permettait aussi de le reconnaître pour un brick de commerce sans défense. Il suffisait donc de l’aborder pour le prendre. La tentation était trop forte ; Marcof n’y put résister. Il courut à son lougre dont l’armement était presque achevé, jeta une planche entre le quai et le corsaire, et fit crier dans le porte-voix que Marcof demandait trente hommes de bonne volonté pour faire une prise. Tout ce qu’il y avait dans les tavernes de matelots sans emploi accourut ; quelques vieux marins retirés se joignirent à eux, et, au bout d’une heure, le Jean-Louis quittait le port avec son équipage complet, et se dirigeait vers le brick. La foule se précipita vers le rivage pour voir ce qui allait se passer.

Tous les yeux suivirent avec anxiété le petit navire de Marcof, qui s’avançait lentement à force de rames. Enfin la distance entre lui et le brick anglais devint moins considérable. Un coup de pierrier partit du lougre, et le pavillon tricolore fut hissé à son mât. Le brick resta . immobile. Un second et un troisième coup suivirent, et quelques épares du navire étranger tombèrent, coupés par les boulets ; mais il ne fit aucun mouvement. Cependant le corsaire approchait ; il n’était plus qu’à une portée de mousquet du brick : Marcof prit le porte-voix et le héla ; point de réponse. Sur le pont on ne voyait qu’un seul homme qui se promenait tranquillement, les mains derrière le dos.

— Il paraît que c’est un équipage de sourds et muets, dit Marcof ; nous allons voir si, en leur mettant un canon de pistolet dans l’oreille, en guise de porte-voix, ils entendront mieux.

Le lougre était bord à bord ; un grand mouvement se fit sur le pont du brick ; une douzaine d’hommes s’élancèrent le long de ses flancs qui dominaient le corsaire de plusieurs pieds. Dans ce moment, un cri : feu ! se fit entendre, et vingt coups de fusil partirent en même temps. Les douze Bretons retombèrent blessés ou morts : le reste de l’équipage du Jean-Louis s’arrêta étonné ; mais l’hésitation ne dura qu’un instant. Marcof jeta son cri en montant à l’abordage, et, malgré les balles, il fut bientôt sur le brick avec les plus déterminés de ses hommes. Là les attendait une réception qu’ils n’avaient pas prévue. Une compagnie de troupes anglaises en uniforme était rangée sur le pont, et faisait sans interruption un feu de peloton. Les matelots bretons reculèrent à cette vue ; mais les soldats s’avancèrent à leur tour, la baïonnette au bout du fusil, et une lutte terrible s’engagea sur les bastingages ; les morts anglais et bretons tombaient pêle-mêle à la mer ou dans le lougre qui flottait au-dessous du brick. Trois fois les vingt matelots repoussèrent les habits rouges jusqu’au gaillard d’arrière, trois fois ils furent obligés de céder. Enfin Marcof, ne voyant plus autour de lui que huit hommes debout, se décida à abandonner le navire ennemi. Il parvint à regagner le Jean-Louis. Il y était à peine que la brise s’éleva ; aussitôt les coups de feu cessèrent ; le navire anglais, déployant ses voiles, se détacha du corsaire et cingla lentement vers la pleine mer. Marcof vira de bord en grinçant des dents, et mit la barre sur Concarneau.

La foule réunie sur le rivage avait suivi le combat avec un intérêt mêlé d’épouvante ; mais l’éloignement empêchait d’apprécier les résultats de l’engagement. Ce fut seulement au moment où le lougre parut sous la jetée que l’on put comprendre combien l’action avait été meurtrière. Le pont du Jean-Louis était entièrement couvert de morts et de blessés ; Marcof, debout à la barre, les pieds dans le sang jusqu’à la cheville, donnait ses ordres à six matelots, les seuls qui fussent en état de manœuvrer. Un cri d’horreur s’éleva dans la foule à l’instant où le lougre rasa l’entrée du môle. Marcof leva la tête et salua de la main un officier de marine de sa connaissance qui se trouvait sur la jetée ; celui-ci se pencha sur le parapet.

— Au nom de Dieu ! qu’avez-vous fait de tout votre équipage, capitaine ? cria-t-il au corsaire.

Marcof lui montra le pont où les cadavres étaient étendus.

— Quoi ! tous morts ? répéta l’officier.

Le corsaire haussa les épaules avec une impassibilité philosophique :

On ne fait pas des omelettes sans casser des œufs, lieutenant, dit-il.

Et il se mit à battre le briquet pour allumer sa pipe.

On sut quelques jours après que le navire anglais qu’avait attaqué le marin breton, était un brick du commerce qui transportait cent dix hommes de troupes à Jersey. Vingt avaient succombé dans le combat contre l’équipage du Jean-Louis.


Émile Souvestre.
  1. Vous vous êtes donc entendus à la fin ? C’est bien, enfans ; à quand la noce ?
  2. Vous auriez dû parler plus tôt. Votre silence nous a tous rendus malheureux pour long-temps ; mais cela doit être ainsi. Voici une lettre pour un confrère d’Édimbourg : un ouvrier gagnera chez lui assez pour vivre avec une femme.
  3. Les roses pimprenelles.
  4. Combien la jument ?
  5. Que dit le monsieur ?
  6. Je suis sourd.