Indiana (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 29

Indiana (illustré, Hetzel 1852)
IndianaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 74-76).
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XXIX.

À la barrière, la voiture s’arrêta ; un domestique, que madame Delmare reconnut pour l’avoir vu autrefois au service de Raymon, vint à la portière demander où il fallait descendre madame. Indiana jeta machinalement le nom de l’hôtel et de la rue où elle était descendue la veille. En arrivant elle se laissa tomber sur une chaise et y resta jusqu’au lendemain matin, sans songer à se mettre au lit, sans vouloir faire un mouvement, désireuse de mourir, mais trop brisée, trop inerte pour avoir la force de se tuer. Elle pensait qu’il était impossible de vivre après de telles douleurs, et que la mort viendrait bien d’elle-même la chercher. Elle resta donc ainsi tout le jour suivant, sans prendre aucun aliment, sans répondre au peu d’offres de service qui lui furent faites.

Je ne sache pas qu’il soit rien de plus horrible que le séjour d’un hôtel garni à Paris, surtout lorsque, comme celui-là, il est situé dans une rue étroite et sombre, et qu’un jour terne et humide rampe comme à regret sur les plafonds enfumés et sur les vitres dépolies. Et puis, il y a dans l’aspect de ces meubles étrangers à vos habitudes, et sur lesquels votre regard désœuvré cherche en vain un souvenir et une sympathie, quelque chose qui glace et qui repousse. Tous ces objets qui n’appartiennent pour ainsi dire à personne, à force d’appartenir à tous ceux qui passent ; ce local où nul n’a laissé de trace de son passage qu’un nom inconnu, quelquefois abandonné sur une carte dans le cadre de la glace ; cet asile mercenaire qui abrita tant de pauvres voyageurs, tant d’étrangers isolés, qui ne fut hospitalier à aucun d’eux ; qui vit passer indifféremment tant d’agitations humaines et qui n’en sait rien raconter ; ce bruit de rue, discord et incessant, qui ne vous permet pas même de dormir pour échapper au chagrin ou à l’ennui : ce sont là des sujets de dégoût et d’humeur pour celui même qui n’apporte point en ce lieu l’horrible situation d’esprit de madame Delmare. Pauvre provincial qui avez quitté vos champs, votre ciel, votre verdure, votre maison et votre famille, pour venir vous enfermer dans ce cachot de l’esprit et du cœur, voyez Paris, ce beau Paris, que vous aviez rêvé si merveilleux ! voyez-le s’étendre là-bas, noir de boue et de pluie, bruyant, infect et rapide comme un torrent de fange ! Voilà cette orgie perpétuelle, toujours brillante et parfumée, qu’on vous avait promise ; voilà ces plaisirs enivrants, ces surprises saisissantes, ces trésors de la vue, de l’ouïe et du goût qui devaient se disputer vos sens bornés et vos facultés impuissantes à les savourer tous à la fois ! Voyez là-bas courir, toujours pressé, toujours soucieux, le Parisien affable, prévenant, hospitalier, qu’on vous avait dépeint ! Fatigué avant d’avoir parcouru cette mouvante population et ce dédale inextricable, vous vous rejetez, accablé d’effroi, dans le riant local d’un hôtel garni, où, après vous avoir installé à la hâte, l’unique domestique d’une maison souvent immense vous laisse seul mourir en paix, si la fatigue ou le chagrin vous ôte la force de vaquer aux mille besoins de la vie. Mais être femme et se trouver là repoussée de tous, à trois mille lieues de toute affection humaine : se trouver là manquant d’argent, ce qui est bien pis que d’être abandonné dans l’immensité d’un désert sans eau ; n’avoir pas, dans tout le cours de sa vie, un souvenir de bonheur qui ne soit empoisonné ou tari, dans tout l’avenir un espoir d’existence possible, pour se distraire de l’insipidité de la situation présente, c’est le dernier degré de la misère et de l’abandon. Aussi madame Delmare, n’essayant pas de lutter contre une destinée remplie, contre une vie brisée et anéantie, se laissa ronger par la faim, par la fièvre et par la douleur, sans proférer une plainte, sans verser une larme, sans tenter un effort pour mourir une heure plus tôt, pour souffrir une heure de moins.

On la trouva par terre, le lendemain du second jour, roidie par le froid, les dents serrées, les lèvres bleues, les yeux éteints ; cependant elle n’était pas morte. La maîtresse du logis examina l’intérieur du secrétaire, et le voyant si peu garni, délibéra si elle n’enverrait pas à l’hôpital cette inconnue qui n’avait certainement pas de quoi acquitter les frais d’une maladie longue et dispendieuse. Cependant, comme c’était une femme remplie d’humanité, elle la fit mettre au lit, et envoya chercher un médecin, afin de savoir de lui si la maladie durerait plus de deux jours. Il s’en présenta un qu’on n’avait pas été chercher.

Indiana, en ouvrant les yeux, le trouva à son chevet. Je n’ai pas besoin de vous dire son nom.

« Ah ! c’est toi ! c’est toi ! s’écria-t-elle en se jetant mourante dans son sein. Tu es mon bon ange, toi ! Mais tu viens trop tard, je ne puis plus rien pour toi que mourir en te bénissant.

— Vous ne mourrez point, mon amie, répondit Ralph avec émotion ; la vie peut encore vous sourire. Les lois qui s’opposaient à votre bonheur n’enchaîneront plus désormais votre affection. J’eusse voulu détruire l’invincible charme jeté sur vous par un homme que je n’aime ni n’estime ; mais cela n’est point en mon pouvoir, et je suis las de vous voir souffrir. Votre existence a été affreuse jusqu’ici ; elle ne peut pas le devenir davantage. D’ailleurs, si mes tristes prévisions se réalisent, si le bonheur que vous avez rêvé doit être de courte durée, du moins vous l’aurez connu quelque temps, du moins vous ne mourrez pas sans l’avoir goûté. Je sacrifie donc toutes mes répugnances. La destinée qui vous jette isolée entre mes bras m’impose envers vous les devoirs de tuteur et de père. Je viens vous annoncer que vous êtes libre, et que vous pouvez unir votre sort à celui de M. de Ramière. Delmare n’est plus. »

Des larmes coulaient lentement sur les joues de Ralph tandis qu’il parlait. Indiana se redressa brusquement sur son lit, et tordant ses mains avec désespoir :

« Mon époux est mort ! s’écria-t-elle ; c’est moi qui l’ai tué ! Et vous me parlez d’avenir et de bonheur, comme s’il en était encore pour le cœur qui se déteste et se méprise ! Mais sachez bien que Dieu est juste, et que je suis maudite ! M. de Ramière est marié. »

Elle retomba épuisée dans les bras de son cousin. Ils ne purent reprendre cet entretien que plusieurs heures après.

« Que votre conscience justement troublée se rassure, lui dit Ralph d’un ton solennel, mais doux et triste. Delmare était frappé à mort quand vous l’avez abandonné ; il ne s’est point éveillé du sommeil où vous l’avez laissé, il n’a point su votre fuite, il est mort sans vous maudire et sans vous pleurer. Vers le matin, en sortant de l’assoupissement où j’étais tombé, auprès de son lit, je trouvai sa figure violette, son sommeil lourd et brûlant : il était déjà frappé d’apoplexie. Je courus à votre chambre, je fus surpris de ne vous y pas trouver ; mais je n’avais pas le temps de chercher les motifs de votre absence ; je ne m’en suis sérieusement alarmé qu’après la mort de Delmare. Tous les secours de l’art furent inutiles, le mal fit d’effrayants progrès ; une heure après il expira dans mes bras sans retrouver l’usage de ses sens. Cependant, au dernier moment, son âme appesantie et glacée sembla faire un effort pour se ranimer : il chercha ma main qu’il prit pour la vôtre : car les siennes étaient déjà raides et insensibles ; il s’efforça de la serrer, et il mourut en bégayant votre nom.

— J’ai recueilli ses dernières paroles, dit Indiana d’un air sombre ; au moment où je le quittais pour toujours, il me parla dans son sommeil : « Cet homme te perdra, » m’a-t-il dit. Ces paroles sont là, ajouta-t-elle en portant une main à son cœur et l’autre à son cerveau.

— Quand j’eus la force de distraire mes yeux et ma pensée de ce cadavre, poursuivit Ralph, je songeai à vous ; à vous, Indiana, qui désormais étiez libre et qui ne pouviez pleurer votre maître que par bonté de cœur ou par religion. J’étais le seul à qui la mort enlevât quelque chose, car j’étais son ami, et, s’il n’était pas toujours sociable, du moins n’avais-je pas de rival dans son cœur. Je craignis pour vous l’effet d’une trop prompte nouvelle, et j’allai vous attendre à l’entrée de la case, pensant que vous ne tarderiez pas à revenir de votre promenade matinale. J’attendis longtemps. Je ne vous dirai pas mes angoisses, mes recherches, ma terreur, lorsque je trouvai le cadavre d’Ophélia, tout sanglant et tout brisé par les rochers ; les vagues l’avaient jeté sur la grève. Hélas ! je cherchai longtemps, croyant y découvrir bientôt le vôtre ; car je pensais que vous vous étiez donné la mort, et pendant trois jours j’ai cru qu’il ne me resterait plus rien à aimer sur la terre. Il est inutile de vous parler de mes douleurs, vous avez dû les prévoir en m’abandonnant.

« Cependant le bruit se répandit bientôt dans la colonie que vous aviez pris la fuite. Un bâtiment qui entrait dans la rade s’était croisé avec le brick l’Eugène dans le canal de Mozambique ; l’équipage avait abordé votre navire. Un passager vous avait reconnue, et en moins de trois jours toute l’île fut informée de votre départ.

« Je vous fais grâce des bruits absurdes et outrageants qui résultèrent de la rencontre de ces deux circonstances dans la même nuit, votre fuite et la mort de votre mari. Je ne fus pas épargné dans les charitables inductions qu’on se plut à en tirer ; mais je ne m’en occupai point. J’avais encore un devoir à remplir sur la terre, celui de m’assurer de votre existence et de vous porter des secours s’il était nécessaire. Je suis parti peu de temps après vous ; mais la traversée a été horrible, et je ne suis en France que depuis huit jours. Ma première pensée a été de courir chez M. de Ramière pour m’informer de vous. Mais le hasard m’a fait rencontrer son domestique Carle, qui venait de vous conduire ici. Je n’ai pas fait d’autre question que celle de votre domicile, et je suis venu avec la conviction que je ne vous y trouverais pas seule.

— Seule, seule ! indignement abandonnée ! s’écria madame Delmare. Mais ne parlons pas de cet homme, n’en parlons jamais. Je ne veux plus l’aimer, car je le méprise ; mais il ne faut pas me dire que je l’ai aimé, c’est me rappeler ma honte et mon crime ; c’est jeter un reproche terrible sur mes derniers instants. Ah ! sois mon ange consolateur, toi qui viens dans toutes les crises de ma déplorable vie me tendre une main amie. Accomplis avec miséricorde ta dernière mission auprès de moi ; dis-moi des paroles de tendresse et de pardon, afin que je meure tranquille, et que j’espère le pardon du juge qui m’attend là-haut. »

Elle espérait mourir ; mais le chagrin rive la chaîne de notre vie au lieu de la briser. Elle ne fut même pas dangereusement malade, elle n’en avait plus la force ; seulement elle tomba dans un état de langueur et d’apathie qui ressemblait à l’imbécillité.

Ralph essaya de la distraire ; il l’éloigna de tout ce qui pouvait lui rappeler Raymon. Il l’emmena en Touraine ; il l’environna de toutes les aises de la vie ; il consacrait tous ses instants à lui en procurer quelques-uns de supportables ; et, quand il n’y réussissait point, quand il avait épuisé toutes les ressources de son art et de son affection sans avoir pu faire briller un faible rayon de plaisir sur ce visage morne et flétri, il déplorait l’impuissance de sa parole, et se reprochait amèrement l’inhabileté de sa tendresse.

Un jour il la trouva plus anéantie, plus accablée que jamais. Il n’osa point lui parler, et s’assit auprès d’elle d’un air triste. Indiana se tournant alors vers lui et lui pressant la main tendrement :

« Je te fais bien du mal, pauvre Ralph ! lui dit-elle, et il faut que tu aies bien de la patience pour supporter le spectacle d’une infortune égoïste et lâche comme la mienne ! Ta rude tâche est depuis longtemps remplie. L’exigence la plus insensée ne pourrait pas demander à l’amitié plus que tu n’as fait pour moi. Maintenant abandonne-moi au mal qui me ronge ; ne gâte pas ta vie pure et sainte par le contact d’une vie maudite ; essaie de trouver ailleurs le bonheur qui ne peut pas naître auprès de moi.

— Je renonce en effet à vous guérir, Indiana, répondit-il ; mais je ne vous abandonnerai jamais, même quand vous me diriez que je vous suis importun ; car vous avez encore besoin de soins matériels, et si vous ne voulez pas que je sois votre ami, je serai au moins votre laquais. Cependant, écoutez-moi ; j’ai un expédient à vous proposer que j’ai réservé pour la dernière période du mal, mais qui certes est infaillible.

— Je ne connais qu’un remède au chagrin, répondit-elle, c’est l’oubli ; car j’ai eu le temps de me convaincre que la raison est impuissante. Espérons donc tout du temps. Si ma volonté pouvait obéir à la reconnaissance que tu m’inspires, dès à présent je serais riante et calme comme aux jours de notre enfance ; crois bien, ami, que je ne me plais pas à nourrir mon mal et à envenimer ma blessure ; ne sais-je pas que toutes mes souffrances retombent sur ton cœur ? Hélas ! je voudrais oublier, guérir ! mais je ne suis qu’une faible femme. Ralph, sois patient et ne me crois pas ingrate. »

Elle fondit en larmes. Sir Ralph prit sa main :

« Écoute, ma chère Indiana, lui dit-il, l’oubli n’est pas en notre pouvoir ; je ne t’accuse pas ! je puis souffrir patiemment, mais te voir souffrir est au-dessus de mes forces. D’ailleurs, pourquoi lutter ainsi, faibles créatures que nous sommes, contre une destinée de fer ? C’est bien assez traîner ce boulet ; le Dieu que nous adorons, toi et moi, n’a pas destiné l’homme à tant de misères sans lui donner l’instinct de s’y soustraire ; et ce qui fait, à mon avis, la principale supériorité de l’homme sur la brute, c’est de comprendre où est le remède à tous ses maux. Ce remède, c’est le suicide ; c’est celui que je te propose, que je te conseille.

— J’y ai souvent songé, répondit Indiana après un court silence. Jadis de violentes tentations m’y convièrent ; mais un scrupule religieux m’arrêta. Depuis, mes idées s’élevèrent dans la solitude. Le malheur, en s’attachant à moi, m’enseigna peu à peu une autre religion que la religion enseignée par les hommes. Quand tu es venu à mon secours, j’étais déterminée à me laisser mourir de faim ; mais tu m’as prié de vivre, et je n’avais pas le droit de te refuser ce sacrifice. Maintenant, ce qui m’arrête, c’est ton existence, c’est ton avenir. Que feras-tu seul sur la terre, pauvre Ralph, sans famille, sans passions, sans affections ? Depuis les affreuses plaies qui m’ont frappée au cœur, je ne te suis plus bonne à rien ; mais je guérirai peut-être. Oui, Ralph, j’y ferai tous mes efforts, je te le jure ; patiente encore un peu ; bientôt, peut-être, pourrai-je sourire… Je veux redevenir paisible et gaie pour te consacrer cette vie que tu as tant disputée au malheur.

— Non, mon amie, non, reprit Ralph, je ne veux point d’un tel sacrifice, je ne l’accepterai jamais. En quoi mon existence est-elle donc plus précieuse que la vôtre ? pourquoi faut-il que vous vous imposiez un avenir odieux pour m’en donner un agréable ? Pensez-vous qu’il me fût possible d’en jouir en sentant que votre cœur ne le partage point ? Non, je ne suis point égoïste jusque-là. N’essayons pas, croyez-moi, un héroïsme impossible ; c’est orgueil et présomption que d’espérer abjurer ainsi tout amour de soi-même. Regardons enfin notre situation d’un œil calme, et disposons des jours qui nous restent comme d’un bien commun que l’un de nous n’a pas le droit d’accaparer aux dépens de l’autre. Depuis longtemps, depuis ma naissance pourrais-je dire, la vie me fatigue et me pèse ; maintenant je ne me sens plus la force de la porter sans aigreur et sans impiété. Partons ensemble, Indiana, retournons à Dieu qui nous avait exilés sur cette terre d’épreuves, dans cette vallée de larmes, mais qui sans doute ne refusera pas de nous ouvrir son sein quand, fatigués et meurtris, nous irons lui demander sa clémence et sa pitié. Je crois en Dieu, Indiana, et c’est moi qui, le premier, vous ai enseigné à y croire. Ayez donc confiance en moi ; un cœur droit ne peut pas tromper celui qui l’interroge avec candeur. Je sens que nous avons assez souffert l’un et l’autre ici-bas pour être lavés de nos fautes. Le baptême du malheur a bien assez purifié nos âmes ; rendons-les à celui qui nous les a données. »

Cette pensée occupa Ralph et Indiana pendant plusieurs jours, au bout desquels il fut décidé qu’ils se donneraient la mort ensemble. Il ne fut plus question que de choisir le genre de suicide.

« C’est une affaire de quelque importance, dit Ralph ; mais j’y avais déjà songé et voici ce que j’ai à vous proposer. L’action que nous allons commettre n’étant pas le résultat d’une crise d’égarement momentané, mais le but raisonné d’une détermination prise dans un sentiment de piété calme et réfléchie, il importe que nous y apportions le recueillement d’un catholique devant les sacrements de son église. Pour nous, l’univers est le temple où nous adorons Dieu. C’est au sein d’une nature grande et vierge qu’on retrouve le sentiment de sa puissance, pure de toute profanation humaine. Retournons donc au désert, afin de pouvoir prier. Ici, dans cette contrée pullulante d’hommes et de vices, au sein de cette civilisation qui renie Dieu ou le mutile, je sens que je serais gêné, distrait et attristé. Je voudrais mourir joyeux, le front serein, les yeux levés au ciel. Mais où le trouver ici ? Je vais donc vous dire le lieu où le suicide m’est apparu sous son aspect le plus noble et le plus solennel. C’est au bord d’un précipice, à l’île Bourbon ; c’est au haut de cette cascade qui s’élance diaphane et surmontée d’un prisme éclatant dans le ravin solitaire de Bernica. C’est là que nous avons passé les plus douces heures de notre enfance ; c’est la qu’ensuite j’ai pleuré les chagrins les plus amers de ma vie ; c’est là que j’ai appris à prier, à espérer ; c’est là que je voudrais, par une belle nuit de nos climats, m’ensevelir sous ces eaux pures, et descendre dans la tombe fraîche et fleurie qu’offre la profondeur du gouffre verdoyant. Si vous n’avez pas de prédilection pour un autre endroit de la terre, accordez-moi la satisfaction d’accomplir notre double sacrifice aux lieux qui furent témoins des jeux de notre enfance et des douleurs de notre jeunesse.

— J’y consens, répondit madame Delmare en mettant sa main dans celle de Ralph en signe de pacte. J’ai toujours été attirée vers le bord des eaux par une sympathie invincible, par le souvenir de ma pauvre Noun. Mourir comme elle me sera doux ; ce sera l’expiation de sa mort que j’ai causée.

— Et puis, dit Ralph, un nouveau voyage en mer, fait cette fois dans d’autres sentiments que ceux qui nous ont troublés jusqu’ici, est la meilleure préparation que nous puissions imaginer pour nous recueillir, pour nous détacher des affections terrestres, pour nous élever purs de tout alliage aux pieds de l’Être par excellence. Isolés du monde entier, toujours prêts à quitter joyeusement la vie, nous verrons d’un œil ravi la tempête soulever les éléments, et déployer devant nous ses magnifiques spectacles. Viens, Indiana ; partons, secouons la poussière de cette terre ingrate, Mourir ici, sous les yeux de Raymon, ce serait en apparence une vengeance étroite et lâche. Laissons à Dieu le soin de châtier cet homme ; allons plutôt lui demander d’ouvrir les trésors de sa miséricorde à ce cœur ingrat et stérile. »

Ils partirent. La goélette la Nahandove les porta, rapide et légère comme un oiseau, dans leur patrie deux fois abandonnée. Jamais traversée ne fut si heureuse et si prompte. Il semblait qu’un vent favorable fut chargé de conduire au port ces deux infortunés si longtemps ballottés sur les écueils de la vie. Durant ces trois mois, Indiana recueillit le fruit de sa docilité aux conseils de Ralph. L’air de la mer, si tonique et si pénétrant, raffermit sa santé chétive ; le calme rentra dans son cœur fatigué. La certitude d’en avoir bientôt fini avec ses maux produisit sur elle l’effet des promesses du médecin sur un malade crédule. Oublieuse de sa vie passée, elle ouvrit son âme aux émotions profondes de l’espérance religieuse. Ses pensées s’imprégnèrent toutes d’un charme mystérieux, d’un parfum céleste. Jamais la mer et les cieux ne lui avaient paru si beaux. Il lui sembla les voir pour la première fois, tant elle y découvrit de splendeurs et de richesses. Son front redevint serein, et on eût dit qu’un rayon de la Divinité avait pasé dans ses yeux bleus doucement mélancoliques.

Un changement non moins extraordinaire s’opéra dans l’âme et dans l’extérieur de Ralph ; les mêmes causes produisirent à peu près les mêmes effets. Son âme, longtemps roidie contre la douleur, s’amollit à la chaleur vivifiante de l’espérance. Le ciel descendit aussi dans ce cœur amer et froissé. Ses paroles prirent l’empreinte de ses sentiments, et, pour la première fois, Indiana connut son véritable caractère. L’intimité sainte et filiale qui les rapprocha ôta à l’un sa timidité pénible, à l’autre ses préventions injustes. Chaque jour enleva à Ralph une disgrâce de sa nature, à Indiana une erreur de son jugement. En même temps, le souvenir poignant de Raymon s’émoussa, pâlit, et tomba pièce à pièce devant les vertus ignorées, devant la sublime candeur de Ralph. À mesure qu’Indiana voyait l’un grandir et s’élever, l’autre s’abaissait dans son opinion. Enfin, à force de comparer ces deux hommes, tout vestige de son amour aveugle et fatal s’éteignit dans son âme.