Indiana (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 10

Indiana (illustré, Hetzel 1852)
IndianaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 26-28).
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X.

Pour lui, ce n’était point par fanfaronnade ni par dépit d’amour-propre qu’il ambitionnait plus que jamais l’amour et le pardon de madame Delmare. Il croyait que c’était chose impossible, et nul autre amour de femme, nul autre bonheur sur la terre ne lui semblait valoir celui-là. Il était fait ainsi. Un insatiable besoin d’événements et d’émotions dévorait sa vie. Il aimait la société avec ses lois et ses entraves, parce qu’elle lui offrait des aliments de combats et de résistance ; et s’il avait horreur du bouleversement et de la licence, c’est parce qu’ils promettaient des jouissances tièdes et faciles.

Ne croyez pourtant pas qu’il ait été insensible à la perte de Noun. Dans le premier moment il se fit horreur à lui-même, et chargea des pistolets dans l’intention bien réelle de se brûler la cervelle ; mais un sentiment louable l’arrêta. Que deviendrait sa mère ?… sa mère âgée, débile !… cette pauvre femme dont la vie avait été si agitée et si douloureuse, qui ne vivait plus que pour lui, son unique bien, son seul espoir ! Fallait-il briser son cœur, abréger le peu de jours qui lui restaient ? Non, sans doute. La meilleure manière de réparer son crime, c’était de se consacrer désormais uniquement à sa mère, et c’est dans cette intention qu’il retourna auprès d’elle à Paris, et mit tous ses soins à lui faire oublier l’espèce d’abandon où il l’avait laissée durant une grande partie de l’hiver.

Raymon avait une incroyable puissance sur tout ce qui l’entourait ; car, à tout prendre, c’était, avec ses fautes et ses écarts de jeunesse, un homme supérieur dans la société. Nous ne vous avons pas dit sur quoi était basée sa réputation d’esprit et de talent, parce que cela était hors des événements que nous avions à vous conter ; mais il est temps de vous apprendre que ce Raymon, dont vous venez de suivre les faiblesses et de blâmer peut-être la légèreté, est un des hommes qui ont eu sur vos pensées le plus d’empire ou d’influence, quelle que soit aujourd’hui votre opinion. Vous avez dévoré ses brochures politiques, et souvent vous avez été entraîné, en lisant les journaux du temps, par le charme irrésistible de son style, et les grâces de sa logique courtoise et mondaine.

Je vous parle d’un temps déjà bien loin de nous, aujourd’hui que l’on ne compte plus par siècles, ni même par règnes, mais par ministères. Je vous parle de l’année Martignac, de cette époque de repos et de doute, jetée au milieu de notre ère politique, non comme un traité de paix, mais comme une convention d’armistice, de ces quinze mois du règne des doctrines qui influèrent si singulièrement sur les principes et sur les mœurs, et qui peut-être ont préparé l’étrange issue de notre dernière révolution.

C’est dans ce temps qu’on vit fleurir de jeunes talents, malheureux d’être nés dans des jours de transition et de transaction ; car ils payèrent leur tribut aux dispositions conciliatrices et fléchissantes de l’époque. Jamais, que je sache, on ne vit pousser si loin la science des mots et l’ignorance ou la dissimulation des choses. Ce fut le règne des restrictions, et je ne saurais dire quelles sortes de gens en usèrent le plus, des jésuites à robes courtes ou des avocats en longues robes. La modération politique était passée dans les mœurs comme la politesse des manières, et il en fut de cette première espèce de courtoisie comme de la seconde : elle servit de masque aux antipathies, et leur apprit à combattre sans scandale et sans bruit. Il faut dire pourtant, à la décharge des jeunes hommes de cette époque, qu’ils furent souvent remorqués comme de légères embarcations par les gros navires, sans trop savoir où on les conduisait, joyeux et fiers qu’ils étaient de fendre les flots et d’enfler leurs voiles nouvelles.

Placé par sa naissance et sa fortune parmi les partisans de la royauté absolue, Raymon sacrifia aux idées jeunes de son temps en s’attachant religieusement à la Charte : du moins ce fut là ce qu’il crut faire et ce qu’il s’efforça de prouver. Mais les conventions tombées en désuétude sont sujettes à interprétation, et il en était déjà de la Charte de Louis xviii comme de l’Évangile de Jésus-Christ ; ce n’était plus qu’un texte sur lequel chacun s’exerçait à l’éloquence, sans qu’un discours tirât plus à conséquence qu’un sermon. Époque de luxe et d’indolence, où, sur le bord d’un abîme sans fond, la civilisation s’endormait, avide de jouir de ses derniers plaisirs.

Raymon s’était donc placé sur cette espèce de ligne mitoyenne entre l’abus du pouvoir et celui de la licence, terrain mouvant où les gens de bien cherchaient encore, mais en vain, un abri contre la tourmente qui se préparait. À lui, comme à bien d’autres cerveaux sans expérience, le rôle de publiciste consciencieux semblait possible encore. Erreur dans un temps où l’on ne feignait de déférer à la voix de la raison que pour l’étouffer plus sûrement de part et d’autre. Homme sans passions politiques, Raymon croyait être sans intérêt, et il se trompait lui-même ; car la société, organisée comme elle l’était alors, lui était favorable et avantageuse ; elle ne pouvait pas être dérangée sans que la somme de son bien-être fût diminuée, et c’est un merveilleux enseignement à la modération que cette parfaite quiétude de situation qui se communique à la pensée. Quel homme est assez ingrat envers la Providence pour lui reprocher le malheur des autres, si pour lui elle n’a eu que des sourires et des bienfaits ? Comment eût-on pu persuader à ces jeunes appuis de la monarchie constitutionnelle que la constitution était déjà vieille, qu’elle pesait sur le corps social et le fatiguait, lorsqu’ils la trouvaient légère pour eux-mêmes et n’en recueillaient que les avantages ? Qui croit à la misère qu’il ne connaît pas ?

Rien n’est si facile et si commun que de se duper soi-même quand on ne manque pas d’esprit et quand on connaît bien toutes les finesses de la langue. C’est une reine prostituée qui descend et s’élève à tous les rôles, qui se déguise, se pare, se dissimule et s’efface ; c’est une plaideuse qui a réponse à tout, qui a toujours tout prévu, et qui prend mille formes pour avoir raison. Le plus honnête des hommes est celui qui pense et qui agit le mieux, mais le plus puissant est celui qui sait le mieux écrire et parler.

Dispensé par sa fortune d’écrire pour de l’argent, Raymon écrivait par goût et (disait-il de bonne foi) par devoir. Cette rare faculté qu’il possédait de réfuter par le talent la vérité positive, en avait fait un homme précieux au ministère, qu’il servait bien plus par ses résistances impartiales que ne le faisaient ses créatures par leur dévouement aveugle ; précieux encore plus à ce monde élégant et jeune qui voulait bien abjurer les ridicules de ses anciens privilèges, mais qui voulait aussi conserver le bénéfice de ses avantages présents.

C’étaient des hommes d’un grand talent en effet que ceux qui retenaient encore la société près de crouler dans l’abîme, et qui, suspendus eux-mêmes entre deux écueils, luttaient avec calme et aisance contre la rude vérité qui allait les engloutir. Réussir de la sorte à se faire une conviction contre toute espèce de vraisemblance et à la faire prévaloir quelque temps parmi les hommes sans conviction aucune, c’est l’art qui confond le plus et qui surpasse toutes les facultés d’un esprit rude et grossier qui n’a pas étudié les vérités de rechange.

Raymon ne fut donc pas plus tôt rentré dans ce monde, son élément et sa patrie, qu’il en ressentit les influences vitales et excitantes. Les petits intérêts d’amour qui l’avaient préoccupé s’effacèrent un instant devant des intérêts plus larges et plus brillants. Il y porta la même hardiesse, les mêmes ardeurs ; et quand il se vit recherché plus que jamais par ce que Paris avait de plus distingué, il sentit que plus que jamais il aimait la vie. Était-il coupable d’oublier un secret remords pour recueillir la récompense méritée des services rendus à son pays ! Il sentait dans son cœur jeune, dans sa tête active, dans tout son être vivace et robuste, la vie déborder par tous les pores, la destinée le faisant heureux malgré lui ; et alors il demandait pardon à une ombre irritée, qui venait quelquefois gémir dans ses rêves, d’avoir cherché dans l’attachement des vivants un appui contre les terreurs de la tombe.

Il n’eut pas plus tôt repris à la vie, qu’il sentit, comme par le passé, le besoin de mêler des pensées d’amour et des projets d’aventures à ses méditations politiques, à ses rêves d’ambition et de philosophie. Je dis ambition, non pas celle des honneurs et de l’argent, dont il n’avait que faire, mais celle de la réputation et de la popularité aristocratique.

Il avait d’abord désespéré de revoir jamais madame Delmare après le tragique dénoûment de sa double intrigue. Mais tout en mesurant l’étendue de sa perte, tout en couvant par la pensée le trésor qui lui échappait, l’espoir lui vint de le ressaisir, et en même temps la volonté et la confiance. Il calcula les obstacles qu’il rencontrerait, et comprit que les plus difficiles à vaincre au commencement viendraient d’Indiana elle-même ; il fallait donc faire protéger l’attaque par le mari. Ce n’était pas une idée neuve, mais elle était sûre ; les maris jaloux sont particulièrement propres à ce genre de service.

Quinze jours après que cette idée fut conçue, Raymon était sur la route de Lagny, où on l’attendait à déjeuner. Vous n’exigez pas que je vous dise matériellement par quels services adroitement rendus il avait trouvé le moyen de se rendre agréable à M. Delmare ; j’aime mieux, puisque je suis en train de vous révéler les traits des personnages de cette histoire, vous esquisser vite ceux du colonel.

Savez-vous ce qu’en province on appelle un honnête homme ? C’est celui qui n’empiète pas sur le champ de son voisin, qui n’exige pas de ses débiteurs un sou de plus qu’ils ne lui doivent, qui ôte son chapeau à tout individu qui le salue ; c’est celui qui ne viole pas les filles sur la voie publique, qui ne met le feu à la grange de personne, qui ne détrousse pas les passants au coin de son parc. Pourvu qu’il respecte religieusement la vie et la bourse de ses concitoyens, on ne lui demande pas compte d’autre chose. Il peut battre sa femme, maltraiter ses gens, ruiner ses enfants, cela ne regarde personne. La société ne condamne que les actes qui lui sont nuisibles ; la vie privée n’est pas de son ressort.

Telle était la morale de M. Delmare. Il n’avait jamais étudié d’autre Contrat social que celui-ci : Chacun chez soi. Il traitait toutes les délicatesses du cœur de puérilités féminines et de subtilités sentimentales. Homme sans esprit, sans tact et sans éducation, il jouissait d’une considération plus solide que celle qu’on obtient par les talents et la bonté. Il avait de larges épaules, un vigoureux poignet ; il maniait parfaitement le sabre et l’épée, et avec cela il possédait une susceptibilité ombrageuse. Comme il ne comprenait pas toujours la plaisanterie, il était sans cesse préoccupé de l’idée qu’on se moquait de lui. Incapable d’y répondre d’une manière convenable, il n’avait qu’un moyen de se défendre : c’était d’imposer silence par des menaces. Ses épigrammes favorites roulaient toujours sur des coups de bâton à donner et des affaires d’honneur à vider ; moyennant quoi la province accompagnait toujours son nom de l’épithète de brave, parce que la bravoure militaire est apparemment d’avoir de larges épaules, de grandes moustaches, de jurer fort et de mettre l’épée à la main pour la moindre affaire.

Dieu me préserve de croire que la vie des camps abrutisse tous les hommes ! mais vous me permettrez de penser qu’il faut un grand fonds de savoir-vivre pour résister à ces habitudes de domination passives et brutales. Si vous avez servi, vous connaissez parfaitement ce que les soldats appellent culotte de peau, et vous avouerez que le nombre en est grand parmi les débris des vieilles cohortes impériales. Ces hommes qui, réunis et poussés par une main puissante, accomplirent de si magiques exploits, grandissaient comme des géants dans la fumée des batailles ; mais, retombés dans la vie civile, les héros n’étaient plus que des soldats, hardis et grossiers compagnons qui raisonnaient comme des machines ; heureux quand ils n’agissaient pas dans la société comme dans un pays conquis ! Ce fut la faute du siècle plutôt que la leur. Esprits naïfs, ils ajoutèrent foi aux adulations de la gloire, et se laissèrent persuader q’ils étaient de grands patriotes parce qu’ils défendaient leur patrie, les uns malgré eux, les autres pour de l’argent et des honneurs. Encore comment la défendirent-ils, ces milliers d’hommes qui embrassèrent aveuglément l’erreur d’un seul, et qui, après avoir sauvé la France, la perdirent si misérablement ? Et puis, si le dévouement des soldats pour le capitaine vous semble grand et noble, soit ; à moi aussi ; mais j’appelle cela de la fidélité, non du patriotisme ; je félicite les vainqueurs de l’Espagne et ne les remercie pas. Quant à l’honneur du nom français, je ne comprends nullement cette manière de l’établir chez nos voisins, et j’ai peine à croire que les généraux de l’empereur en fussent bien pénétrés à cette triste époque de notre gloire ; mais je sais qu’il est défendu de parler impartialement de ces choses ; je me tais, la postérité les jugera.

M. Delmare avait toutes les qualités et tous les défauts de ces hommes. Candide jusqu’à l’enfantillage sur certaines délicatesses du point d’honneur, il savait fort bien conduire ses intérêts à la meilleure fin possible sans s’inquiéter du bien ou du mal qui pouvait en résulter pour autrui. Toute sa conscience, c’était la loi ; toute sa morale, c’était son droit. C’était une de ces probités sèches et rigides qui n’empruntent rien de peur de ne pas rendre, et qui ne prêtent pas davantage, de peur de ne pas recouvrer. C’était l’honnête homme qui ne prend et ne donne rien ; qui aimerait mieux mourir que de dérober un fagot dans les forêts du roi, mais qui vous tuerait sans façon pour un fétu ramassé dans la sienne. Utile à lui seul, il n’était nuisible à personne. Il ne se mêlait de rien autour de lui, de peur d’être forcé de rendre un service. Mais quand il se croyait engagé par honneur à le rendre, nul n’y mettait un zèle plus actif et une franchise plus chevaleresque. À la fois confiant comme un enfant, soupçonneux comme un despote, il croyait à un faux serment et se déliait d’une promesse sincère. Comme dans l’état militaire, tout pour lui consistait dans la forme. L’opinion le gouvernait à tel point, que le bon sens et la raison n’entraient pour rien dans ses décisions, et quand il avait dit : Cela se fait, il croyait avoir posé un argument sans réplique.

C’était donc la nature la plus antipathique à celle de sa femme, le cœur le moins fait pour la comprendre, l’esprit le plus incapable de l’apprécier. Et pourtant il est certain que l’esclavage avait engendré dans ce cœur de femme une sorte d’aversion vertueuse et muette qui n’était pas toujours juste. Madame Delmare doutait trop du cœur de son mari ; il n’était que dur, et elle le jugeait cruel. Il y avait plus de rudesse que de colère dans ses emportements, plus de grossièreté que d’insolence dans ses manières. La nature ne l’avait pas fait méchant ; il avait des instants de pitié qui l’amenaient au repentir, et dans le repentir il était presque sensible. C’était la vie des camps qui avait érigé chez lui la brutalité en principe. Avec une femme moins polie et moins douce, il eût été craintif comme un loup apprivoisé ; mais cette femme était rebutée de son sort ; elle ne se donnait pas la peine de chercher à le rendre meilleur.