Indiana (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 06

Indiana (illustré, Hetzel 1852)
IndianaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 14-18).
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VI.

Raymon ne s’était pas attendu à ce salon silencieux, parsemé de figures rares et discrètes. Impossible de placer une parole qui ne fût entendue dans tous les coins de l’appartement. Les douairières qui jouaient aux cartes semblaient n’être là que pour gêner les propos des jeunes gens, et, sur leurs traits rigides Raymon croyait lire la secrète satisfaction de la vieillesse, qui se venge en réprimant les plaisirs des autres. Il avait compté sur une entrevue plus facile, sur un entretien plus tendre que celui du bal, et c’était le contraire. Cette difficulté imprévue donna plus d’intensité à ses désirs, plus de feu à ses regards, plus d’animation et de vie aux interpellations détournées qu’il adressait à madame Delmare. La pauvre enfant était tout à fait novice à ce genre d’attaque. Elle n’avait pas de défense possible, parce qu’on ne lui demandait rien ; mais elle était forcée d’écouter l’offre d’un cœur ardent, d’apprendre combien elle était aimée, et de se laisser entourer par tous les dangers de la séduction sans faire de résistance. Son embarras croissait avec la hardiesse de Raymon. Madame de Carvajal, qui avait des prétentions fondées à l’esprit, et à qui l’on avait vanté celui de M. de Ramière, quitta le jeu pour engager avec lui une élégante discussion sur l’amour, où elle fit entrer beaucoup de passion espagnole et de métaphysique allemande. Raymon accepta le défi avec empressement, et, sous le prétexte de répondre à la tante, il dit à la nièce tout ce qu’elle eût refusé d’entendre. La pauvre jeune femme, dénuée de protection, exposée de tous côtés à une attaque si vive et si habile, ne put trouver la force de se mêler à cet entretien épineux. En vain la tante, jalouse de la faire briller, l’appela en témoignages de certaines subtilités de sentiment théorique ; elle avoua en rougissant qu’elle ne savait rien de tout cela, et Raymon, ivre de joie en voyant ses joues se colorer et son sein se gonfler, jura qu’il le lui apprendrait.

Indiana dormit encore moins cette nuit-là que les précédentes ; nous l’avons dit, elle n’avait pas encore aimé, et son cœur était depuis longtemps mûr pour un sentiment que n’avait pu lui inspirer aucun des hommes qu’elle avait rencontrés. Élevée par un père bizarre et violent, elle n’avait jamais connu le bonheur que donne l’affection d’autrui. M. de Carvajal, enivré de passions politiques, bourrelé de regrets ambitieux, était devenu aux colonies le planteur le plus rude et le voisin le plus fâcheux ; sa fille avait cruellement souffert de son humeur chagrine. Mais en voyant le continuel tableau des maux de la servitude, en supportant les ennuis de l’isolement et de la dépendance, elle avait acquis une patience extérieure à toute épreuve, une indulgence et une bonté adorables avec ses inférieurs, mais aussi une volonté de fer, une force de résistance incalculable contre tout ce qui tendait à l’opprimer. En épousant Delmare, elle ne fit que changer de maître ; en venant habiter le Lagny, que changer de prison et de solitude. Elle n’aima pas son mari, par la seule raison peut-être qu’on lui faisait un devoir de l’aimer, et que résister mentalement à toute espèce de contrainte morale était devenu chez elle une seconde nature, un principe de conduite, une loi de conscience. On n’avait point cherché à lui en prescrire d’autre que celle de l’obéissance aveugle.

Élevée au désert, négligée de son père, vivant au milieu des esclaves, pour qui elle n’avait d’autre secours, d’autre consolation que sa compassion et ses larmes, elle s’était habituée à dire : « Un jour viendra où tout sera changé dans ma vie, où je ferai du bien aux autres ; un jour où l’on m’aimera, où je donnerai tout mon cœur à celui qui me donnera le sien ; en attendant, souffrons ; taisons-nous, et gardons notre amour pour récompense à qui me délivrera. » Ce libérateur, ce messie n’était pas venu ; Indiana l’attendait encore. Elle n’osait plus, il est vrai, s’avouer toute sa pensée. Elle avait compris sous les charmilles taillées du Lagny que la pensée même devait avoir là plus d’entraves que sous les palmistes sauvages de l’île Bourbon ; et lorsqu’elle se surprenait à dire encore par l’habitude : « Un jour viendra… un homme viendra… », elle refoulait ce vœu téméraire au fond de son âme, et se disait : « Il faudra donc mourir ! »

Aussi elle se mourait. Un mal inconnu dévorait sa jeunesse. Elle était sans force et sans sommeil. Les médecins lui cherchaient en vain une désorganisation apparente, il n’en existait pas ; toutes ses facultés s’apauvrissaient également, tous ses organes se lésaient avec lenteur ; son cœur brûlait à petit feu, ses yeux s’éteignaient, son sang ne circulait plus que par crise et par fièvre ; encore quelque temps, et la pauvre captive allait mourir. Mais quelle que fût sa résignation ou son découragement, le besoin restait le même. Ce cœur silencieux et brisé appelait toujours à son insu un cœur jeune et généreux pour le ranimer. L’être qu’elle avait le plus aimé jusque-là, c’était Noun, la compagne enjouée et courageuse de ses ennuis ; et l’homme qui lui avait témoigné le plus de prédilection, c’était son flegmatique cousin sir Ralph. Quels aliments pour la dévorante activité de ses pensées, qu’une pauvre fille ignorante et délaissée comme elle, et un Anglais passionné seulement pour la chasse du renard !

Madame Delmare était vraiment malheureuse, et la première fois qu’elle sentit dans son atmosphère glacée pénétrer le souffle embrasé d’un homme jeune et ardent, la première fois qu’une parole tendre et caressante enivra son oreille, et qu’une bouche frémissante vint comme un fer rouge marquer sa main, elle ne pensa ni aux devoirs qu’on lui avait imposés, ni à la prudence qu’on lui avait recommandée, ni à l’avenir qu’on lui avait prédit ; elle ne se rappela que le passé odieux, ses longues souffrances, ses maîtres despotiques. Elle ne pensa pas non plus que cet homme pouvait être menteur ou frivole. Elle le vit comme elle le désirait, comme elle l’avait rêvé, et Raymon eût pu la tromper s’il n’eût pas été sincère.

Mais comment ne l’eût-il pas été auprès d’une femme si belle et si aimante ! Quelle autre s’était jamais montrée à lui avec autant de candeur et d’innocence ? Chez qui avait-il trouvé à placer un avenir si riant et si sûr ? N’était-elle pas née pour l’aimer, cette femme esclave qui n’attendait qu’un signe pour briser sa chaîne, qu’un mot pour le suivre ? Le ciel, sans doute, l’avait formée pour Raymon, cette triste enfant de l’île Bourbon, que personne n’avait aimée, et qui sans lui devait mourir.

Néanmoins un sentiment d’effroi succéda, dans le cœur de madame Delmare, à ce bonheur fiévreux qui venait de l’envahir. Elle songea à son époux si ombrageux, si clairvoyant, si vindicatif, et elle eut peur, non pour elle qui était aguerrie aux menaces, mais pour l’homme qui allait entreprendre une guerre à mort avec son tyran. Elle connaissait si peu la société qu’elle se faisait de la vie un roman tragique ; timide créature qui n’osait aimer, dans la crainte d’exposer son amant à périr, elle ne songeait nullement au danger de se perdre.

Ce fut donc là le secret de sa résistance, le motif de sa vertu. Elle prit le lendemain la résolution d’éviter M. de Ramière. Il y avait, le soir même, bal chez un des premiers banquiers de Paris. Madame de Carvajal, qui aimait le monde comme une vieille femme sans affections, voulait y conduire Indiana ; mais Raymon devait y être, et Indiana se promit de n’y pas aller. Pour éviter les persécutions de sa tante, madame Delmare, qui ne savait résister que de fait, feignit d’accepter la proposition ; elle laissa préparer sa toilette, et elle attendit que madame de Carvajal eût fait la sienne ; alors elle passa une robe de chambre, s’installa au coin du feu, et l’attendit de pied ferme. Quand la vieille Espagnole, raide et parée comme un portrait de Van Dyck, vint pour la prendre, Indiana déclara qu’elle se trouvait malade et ne se sentait pas la force de sortir. En vain la tante insista pour qu’elle fît un effort.

« Je le voudrais de tout mon cœur, répondit-elle ; vous voyez que je ne puis me soutenir. Je ne vous serais qu’embarrassante aujourd’hui. Allez au bal sans moi, ma bonne tante, je me réjouirai de votre plaisir.

— Aller sans toi ! dit madame de Carvajal qui mourait d’envie de n’avoir pas fait une toilette inutile, et qui reculait devant l’effroi d’une soirée solitaire. Mais qu’irai-je faire dans le monde, moi, vieille femme, que l’on ne recherche que pour t’approcher ? Que deviendrai-je sans les beaux yeux de ma nièce pour me faire valoir ?

— Votre esprit y suppléera, ma bonne tante, » dit Indiana.

La marquise de Carvajal, qui ne demandait qu’à se laisser persuader, partit enfin. Alors Indiana cacha sa tête dans ses deux mains et se mit à pleurer ; car elle avait fait un grand sacrifice, et croyait avoir déjà ruiné le riant édifice de la veille.

Mais il n’en pouvait être ainsi pour Raymon. La première chose qu’il vit au bal, ce fut l’orgueilleuse aigrette de la vieille marquise. En vain il chercha autour d’elle la robe blanche et les cheveux noirs d’Indiana. Il approcha ; il entendit qu’elle disait à demi-voix à une autre femme :

« Ma nièce est malade, ou plutôt, ajouta-t-elle pour autoriser sa présence au bal, c’est un caprice de jeune femme. Elle a voulu rester seule, un livre à la main dans le salon, comme une belle sentimentale.

— Me fuirait-elle ? » pensa Raymon.

Aussitôt il quitte le bal. Il arrive chez la marquise, passe sans rien dire au concierge, et demande madame Delmare au premier domestique qu’il trouve à demi endormi dans l’antichambre.

« Madame Delmare est malade.

— Je le sais. Je viens chercher de ses nouvelles de la part de madame de Carvajal.

— Je vais prévenir madame…

— C’est inutile ; madame Delmare me recevra. »

Et Raymon entre sans se faire annoncer. Tous les autres domestiques étaient couchés. Un triste silence régnait dans ces appartements déserts. Une seule lampe couverte de son chapiteau de taffetas vert éclairait faiblement le grand salon. Indiana avait le dos tourné à la porte ; cachée tout entière dans un large fauteuil, elle regardait tristement brûler les tisons, comme le soir où Raymon était entré au Lagny par-dessus les murs ; plus triste maintenant, car à une souffrance vague, à des désirs sans but, avaient succédé une joie fugitive, un rayon de bonheur perdu.

Raymon, chaussé pour le bal, approcha sans bruit sur le tapis sourd et moelleux. Il la vit pleurer, et lorsqu’elle tourna la tête, elle le trouva à ses pieds, s’emparant avec force de ses mains qu’elle s’efforçait en vain de lui retirer. Alors, j’en conviens, elle vit avec une ineffable joie échouer son plan de résistance. Elle sentit qu’elle aimait avec passion cet homme qui ne s’inquiétait point des obstacles, et qui venait lui donner du bonheur malgré elle. Elle bénit le ciel qui rejetait son sacrifice, et, au lieu de gronder Raymon, elle faillit le remercier.

Pour lui, il savait déjà qu’il était aimé. Il n’avait pas besoin de voir la joie qui brillait au travers de ses larmes pour comprendre qu’il était le maître et qu’il pouvait oser. Il ne lui donna pas le temps de l’interroger, et changeant de rôle avec elle, sans lui expliquer sa présence inattendue, sans chercher à se rendre moins coupable qu’il ne l’était :


Pourquoi pleurez-vous ? (Page 16.)

« Indiana, lui dit-il, vous pleurez… Pourquoi pleurez-vous ?… Je veux le savoir. »

Elle tressaillit de s’entendre appeler par son nom ; mais il y eut encore du bonheur dans la surprise que lui causa cette audace.

« Pourquoi le demandez-vous ? lui dit-elle, je ne dois pas vous le dire…

— Eh bien ! moi je le sais, Indiana. Je sais toute votre histoire, toute votre vie. Rien de ce qui vous concerne ne m’est étranger, parce que rien de ce qui vous concerne ne m’est indifférent. J’ai voulu tout connaître de vous, et je n’ai rien appris que ne m’eût révélé un instant passé chez vous, lorsqu’on m’apporta tout sanglant, tout brisé à vos pieds, et que votre mari s’irrita de vous voir, si belle et si bonne, me faire un appui de vos bras moelleux, un baume de votre douce haleine. Lui, jaloux ! oh ! je le conçois bien ; à sa place je le serais, Indiana ; ou plutôt, à sa place je me tuerais ; car, être votre époux, Madame, vous posséder, vous tenir dans ses bras, et ne pas vous mériter, n’avoir pas votre cœur, c’est être le plus misérable ou le plus lâche des hommes.

— Ô ciel ! taisez-vous, s’écria-t-elle en lui fermant la bouche avec ses mains, taisez-vous, car vous me rendez coupable. Pourquoi me parlez-vous de lui ? pourquoi voulez-vous m’enseigner à le maudire ?… S’il vous entendait !… Mais je n’ai pas dit de mal de lui ; ce n’est pas moi qui vous autorise à ce crime ! moi, je ne le hais pas, je l’estime, je l’aime !…

— Dites que vous le craignez horriblement ; car le despote a brisé votre âme, et la peur s’est assise à votre chevet depuis que vous êtes devenue la proie de cet homme. Vous, Indiana, profanée à ce rustre dont la main de fer a courbé votre tête et flétri votre vie ! Pauvre enfant ! si jeune et si belle, avoir déjà tant souffert !… car ce n’est pas moi que vous tromperiez, Indiana ; moi qui vous regarde avec d’autres yeux que ceux de la foule, je sais tous les secrets de votre destinée, et vous ne pouvez pas espérer vous cacher de moi. Que ceux qui vous regardent parce que vous êtes belle disent en remarquant votre pâleur et votre mélancolie : « Elle est malade… » à la bonne heure ; mais moi qui vous suis avec mon cœur, moi dont l’âme tout entière vous entoure de sollicitude et d’amour, je connais bien votre mal. Je sais bien que si le ciel l’eût voulu, s’il vous eût donnée à moi, à moi malheureux qui devrais me briser la tête d’être venu si tard, vous ne seriez pas malade. Indiana, moi, j’en jure sur ma vie, je vous aurais tant aimée que vous m’auriez aimé aussi, et que vous auriez béni votre chaîne. Je vous aurais portée dans mes bras pour empêcher vos pieds de se blesser ; je les aurais réchauffés de mon haleine. Je vous aurais appuyée contre mon cœur pour vous préserver de souffrir. J’aurais donné tout mon sang pour réparer le vôtre, et si vous aviez perdu le sommeil avec moi, j’aurais passé la nuit à vous dire de douces paroles, à vous sourire pour vous rendre le courage, tout en pleurant de vous voir souffrir. Quand le sommeil serait venu se glisser sur vos paupières de soie, je les aurais effleurées de mes lèvres pour les clore plus doucement, et, à genoux près de votre lit, j’aurais veillé sur vous. J’aurais forcé l’air à vous caresser légèrement, les songes dorés à vous jeter des fleurs. J’aurais baisé sans bruit les tresses de vos cheveux, j’aurais compté avec volupté les palpitations de votre sein, et, à votre réveil, Indiana, vous m’eussiez trouvé là, à vos pieds, vous gardant en maître jaloux, vous servant en esclave, épiant votre premier sourire, m’emparant de votre première pensée, de votre premier regard, de votre premier baiser…



Aime-moi donc encore. (Page 19.)

— Assez, assez, dit Indiana tout éperdue, toute palpitante ; vous me faites mal. »

Et pourtant, si l’on mourait de bonheur, Indiana serait morte en ce moment.

« Ne me parlez pas ainsi, lui dit-elle, à moi qui ne dois pas être heureuse ; ne me montrez pas le ciel sur la terre, à moi qui suis marquée pour mourir.

— Pour mourir ! s’écria Raymon avec force en la saisissant dans ses bras ; toi, mourir ! Indiana ! mourir avant d’avoir vécu, avant d’avoir aimé !… Non, tu ne mourras pas ; ce n’est pas moi qui te laisserai mourir ; car ma vie maintenant est liée à la tienne. Tu es la femme que j’avais rêvée, la pureté que j’adorais, la chimère qui m’avait toujours fui, l’étoile brillante qui luisait devant moi pour me dire : « Marche encore dans cette vie de misère, et le ciel t’enverra un de ses anges pour t’accompagner. » De tout temps tu m’étais destinée, ton âme était fiancée à la mienne, Indiana ! Les hommes et leurs lois de fer ont disposé de toi ; ils m’ont arraché la compagne que Dieu m’eût choisie, si Dieu n’oubliait parfois ses promesses. Mais que nous importent les hommes et les lois, si je t’aime encore aux bras d’un autre, si tu peux encore m’aimer, maudit et malheureux comme je suis de t’avoir perdue ! Vois-tu, Indiana, tu m’appartiens, tu es la moitié de mon âme, qui cherchait depuis longtemps à rejoindre l’autre. Quand tu rêvais d’un ami à l’île Bourbon, c’était de moi que tu rêvais ; quand au nom d’époux un doux frisson de crainte et d’espoir passait dans ton âme, c’est que je devais être ton époux. Ne me reconnais-tu pas ? ne te semble-t-il pas qu’il y a vingt ans que nous ne nous sommes vus ! Ne t’ai-je pas reconnu, ange, lorsque tu étanchais mon sang avec ton voile, lorsque tu plaçais ta main sur mon cœur éteint pour y ramener la chaleur et la vie ! Ah ! je m’en souveins bien, moi. Quand j’ouvris les yeux, je me dis : « La voilà ! c’est ainsi qu’elle était dans tous mes rêves, blanche, mélancolique et bienfaisante. C’est mon bien, à moi, c’est elle qui doit m’abreuver de félicités inconnues. » Et déjà la vie physique que je venais de retrouver était ton ouvrage. Car ce ne sont pas des circonstances vulgaires qui nous ont réunis, vois-tu ; ce n’est ni le hasard ni le caprice, c’est la fatalité, c’est la mort, qui m’ont ouvert les portes de cette vie nouvelle. C’est ton mari, c’est ton maître qui, obéissant à son destin, m’a apporté tout sanglant dans sa main, et qui m’a jeté à tes pieds en te disant : « Voilà pour vous. » Et maintenant rien ne peut nous désunir…

— Lui, peut nous désunir ! interrompit vivement madame Delmare, qui, s’abandonnant aux transports de son amant, l’écoutait avec délices. Hélas ! hélas ! vous ne le connaissez pas ; c’est un homme qui ne pratique pas le pardon, un homme qu’on ne trompe pas. Raymon, il vous tuera !… »

Elle se cacha dans son sein en pleurant. Raymon l’étreignant avec passion :

« Qu’il vienne, s’écria-t-il, qu’il vienne m’arracher cet instant de bonheur ! Je le défie ! Reste là, Indiana, reste contre mon cœur, c’est là ton refuge et ton abri. Aime-moi, et je serai invulnérable. Tu sais bien qu’il n’est pas au pouvoir de cet homme de me tuer ; j’ai déjà été sans défense exposé à ses coups. Mais toi, mon bon ange, tu planais sur moi, et tes ailes m’ont protégé. Va, ne crains rien ; nous saurons bien détourner sa colère ; et maintenant je n’ai pas même peur pour toi, car je serai là. Moi aussi, quand ce maître voudra t’opprimer, je te protégerai contre lui. Je t’arracherai, s’il le faut, à sa loi cruelle. Veux-tu que je le tue ? Dis-moi que tu m’aimes, et je serai son meurtrier si tu le condamnes à mourir…

— Vous me faites frémir ; taisez-vous ! Si vous voulez tuer quelqu’un, tuez-moi ; car j’ai vécu tout un jour, et je ne désire plus rien…

— Meurs donc, mais que ce soit de bonheur, » s’écria Raymon en imprimant ses lèvres sur celles d’Indiana.

Mais c’était un trop rude orage pour une plante si faible ; elle pâlit, et, portant la main à son cœur, elle perdit connaissance.

D’abord Raymon crut que ses caresses rappelleraient le sang dans ses veines glacées ; mais il couvrit en vain ses mains de baisers, il l’appela en vain des plus doux noms. Ce n’était pas un évanouissement volontaire comme on en voit tant. Madame Delmare, sérieusement malade depuis longtemps, était sujette à des spasmes nerveux qui duraient des heures entières. Raymon, desespéré, fut réduit à appeler du secours. Il sonne ; une femme de chambre paraît ; mais le flacon qu’elle apportait s’échappe de ses mains et un cri de sa poitrine, en reconnaissant Raymon. Celui-ci, retrouvant aussitôt toute sa présence d’esprit, s’approche de son oreille :

« Silence, Noun ! je savais que tu étais ici, j’y venais pour toi ; je ne m’attendais pas à y trouver ta maîtresse, que je croyais au bal. En pénétrant ici, je l’ai effrayée, elle s’est évanouie ; sois prudente, je me retire. »

Raymon s’enfuit, laissant chacune de ces deux femmes dépositaire d’un secret qui devait porter le désespoir dans l’âme de l’autre.