J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 1-2).


INDIANA

NOTICE

J’ai écrit Indiana durant l’automne de 1831. C’est mon premier roman ; je l’ai fait sans aucun plan, sans aucune théorie d’art ou de philosophie dans l’esprit. J’étais dans l’âge où l’on écrit avec ses instincts et où la réflexion ne nous sert qu’à nous confirmer dans nos tendances naturelles. On voulut y voir un plaidoyer bien prémédité contre le mariage. Je n’en cherchais pas si long, et je fus étonné au dernier point de toutes les belles choses que la critique trouva à dire sur mes intentions subversives. La critique a beaucoup trop d’esprit, c’est ce qui la fera mourir. Elle ne juge jamais naïvement ce qui a été fait naïvement. Elle cherche, comme disent les bonnes gens, midi à quatorze heures, et a dû faire beaucoup de mal aux artistes qui se sont préoccupés de ses arrêts plus que de raison.

Sous tous les régimes et dans tous les temps, il y a eu d’ailleurs une race de critiques qui, au mépris de leur propre talent, se sont imaginé devoir faire le métier de dénonciateurs, de pourvoyeurs du ministère public ; singulière fonction pour des gens de lettres vis-à-vis de leurs confrères ! Les rigueurs des gouvernements contre la presse n’ont jamais suffi à ces critiques farouches. Ils voudraient qu’elles portassent non-seulement sur les œuvres, mais encore sur les personnes, et, si on les écoutait, il serait défendu à certains d’entre nous d’écrire quoi que ce soit. Du temps que je fis Indiana, on criait au saint-simonisme à propos de tout. Plus tard on cria à toutes sortes d’autres choses. Il est encore défendu à certains écrivains d’ouvrir la bouche, sous peine de voir les sergents de ville de certains feuilletons s’élancer sur leur œuvre pour les traduire devant la police des pouvoirs constitués. Si cet écrivain fait parler noblement un ouvrier, c’est une attaque contre la bourgeoisie ; si une fille égarée est réhabilitée après expiation, c’est une attaque contre les femmes honnêtes ; si un escroc prend des titres de noblesse, c’est une attaque contre le patriciat ; si un bravache fait le matamore, c’est une insulte contre l’armée ; si une femme est maltraitée par son mari, c’est la promiscuité qui est prêchée. Et de tout ainsi. Bons confrères, saintes et généreuses âmes de critiques ! Quel malheur qu’on ne songe point à établir un petit tribunal d’inquisition littéraire dont vous seriez les tourmenteurs ! Vous suffirait-il de dépecer et de brûler les livres à petit feu, et ne pourrait-on, sur vos instances, vous permettre de faire tâter un peu de torture aux écrivains qui se permettent d’avoir d’autres dieux que les vôtres ?

Dieu merci, j’ai oublié jusqu’aux noms de ceux qui, dès mon premier début, tentaient de me décourager, et qui, ne pouvant dire que cet humble début fût une platitude complète, essayèrent d’en faire une proclamation incendiaire contre le repos des sociétés. Je ne m’attendais pas à tant d’honneur, et je pense que je dois à ces critiques le remerciement que le lièvre adressa aux grenouilles, en s’imaginant, à leurs terreurs, qu’il avait droit de se croire un foudre de guerre.

GEORGE SAND.
Nohant, mai 1852.