J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 62-65).
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QUATRIÈME PARTIE.

XXV.

Or, il arriva que le ministère du 8 août, qui dérangea tant de choses en France, porta un rude coup à la sécurité de Raymon. M. de Ramière n’était point de ces vanités aveugles qui triomphèrent d’un jour de victoire. Il avait fait de la politique l’âme de toutes ses pensées, la base de tous ses rêves d’avenir. Il s’était flatté que le roi, en entrant dans la voie des concessions adroites, maintiendrait longtemps encore l’équilibre qui assurait l’existence des familles nobles. Mais l’apparition du prince de Polignac détruisit cette espérance. Raymon voyait trop loin, il était trop répandu dans le monde nouveau pour ne pas se mettre en garde contre les succès du moment. Il comprit que toute sa destinée chancelait avec celle de la monarchie, et que sa fortune, sa vie peut-être, ne tenaient plus qu’à un fil.

Alors il se trouva dans une position délicate et embarrassante. L’honneur lui faisait un devoir de se consacrer, malgré tous les périls du dévouement, à la famille dont les intérêts avaient été jusqu’alors étroitement liés aux siens. À cet égard, il ne pouvait guère donner le change à sa conscience et à la mémoire de ses proches. Mais cet ordre de choses, cette tendance vers le régime absolu, choquaient sa prudence, sa raison, et, disait-il, sa conviction intime. Elle compromettait toute son existence, elle faisait pis, elle le rendait ridicule, lui, publiciste renommé qui avait osé promettre tant de fois, au nom de trône, la justice pour tous et la fidélité au pacte juré. Maintenant tous les actes du gouvernement donnaient un démenti formel aux assertions imprudentes du jeune éclectique ; tous les esprits calmes et paresseux, qui, deux jours plus tôt, ne demandaient qu’à se rattacher au trône constitutionnel, commençaient à se jeter dans l’opposition et à traiter de fourberies les efforts de Raymon et de ses pareils. Les plus polis les accusaient d’imprévoyance et d’incapacité. Raymon sentait qu’il était humiliant de passer pour dupe après avoir joué un rôle si brillant dans la partie. En secret, il commençait à maudire et à mépriser cette royauté qui se dégradait et qui l’entraînait dans sa chute ; il eût voulu pouvoir s’en détacher sans honte avant l’heure du combat. Il fit pendant quelque temps d’incroyables efforts d’esprit pour se concilier la confiance des deux camps. Les opposants de cette époque n’étaient pas difficiles pour l’admission de nouveaux partisans. Ils avaient besoin de recrues, et, grâce au peu de preuves qu’ils leur demandaient, ils en faisaient de considérables. Ils ne dédaignaient pas d’ailleurs l’appui des grands noms, et chaque jour d’adroites flatteries jetées dans leurs journaux tendaient à détacher les plus beaux fleurons de cette couronne usée. Raymon n’était pas dupe de ces démonstrations d’estime ; mais il ne les repoussait pas, certain qu’il était de leur utilité. D’autre part, les champions du trône se montraient plus désespérants à mesure que leur situation devenait plus désespérée. Ils chassaient de leurs rangs, sans prudence et sans égards, leurs plus utiles défenseurs. Ils commencèrent bientôt à témoigner leur mécontentement et leur méfiance à Raymon. Celui-ci, embarrassé, amoureux de sa réputation comme du principal avantage de son existence, fut très à propos atteint d’un rhumatisme aigu, qui le força de renoncer momentanément à toute espèce de travail et de se retirer à la campagne avec sa mère.

Dans cet isolement, Raymon souffrit réellement de se trouver jeté comme un cadavre au milieu de l’activité dévorante d’une société prête à se dissoudre, de se sentir empêché, par l’embarras de prendre une couleur autant que par la maladie, de s’enrôler sous ces bannières belliqueuses qui flottaient de toutes parts, appelant au grand combat les plus obscurs et les plus inhabiles. Les cuisantes douleurs de la maladie, l’abandon, l’ennui et la fièvre donnèrent insensiblement un autre cours à ses idées. Il se demanda, pour la première fois peut-être, si le monde méritait tous les soins qu’il s’était donnés pour lui plaire, et, à le voir si indifférent envers lui, si oublieux de ses talents et de sa gloire, il jugea le monde. Puis il se consola d’en avoir été dupe, en se rendant le témoignage qu’il n’y avait jamais cherché que son bien-être personnel, et qu’il l’y avait trouvé, grâce à lui-même. Rien ne nous confirme dans l’égoïsme comme la réflexion. Raymon en tira cette conclusion, qu’il fallait à l’homme, en état de société, deux sortes de bonheur, celui de la vie publique et celui de la vie privée, les triomphes du monde et les douceurs de la famille.

Sa mère, qui le soignait assidûment, tomba dangereusement malade : ce fut à lui d’oublier ses maux et de veiller sur elle ; mais ses forces n’y suffirent pas. Les âmes ardentes et passionnées font les santés tenaces et miraculeuses aux jours du danger ; mais les âmes tièdes et paresseuses n’impriment pas au corps de ces élans surnaturels. Quoique Raymon fût un bon fils, comme on l’entend dans la société, il succomba physiquement sous le poids de la fatigue. Étendu sur son lit de douleur, n’ayant plus à son chevet que des mercenaires ou de rares amis pressés de retourner aux agitations de la vie sociale, il se mit à penser à Indiana, et il la regretta sincèrement, car alors elle lui eût été nécessaire. Il se rappela les soins pieux qu’il lui avait vu prodiguer à son vieil et maussade époux, et il se représenta les douceurs et les bienfaits dont elle eût su entourer son amant.

« Si j’eusse accepté son sacrifice, pensa-t-il, elle serait déshonorée ; mais que m’importerait à l’heure où je suis ? Abandonné d’un monde frivole et personnel, je ne serais pas seul ; celle que tous repousseraient avec mépris serait à mes pieds avec amour ; elle pleurerait sur mes maux, elle saurait les adoucir. Pourquoi l’ai-je renvoyée, cette femme ? Elle m’aimait tant qu’elle aurait pu se consoler des outrages des hommes en répandant quelque bonheur sur ma vie intérieure. »

Il résolut de se marier quand il serait guéri, et il repassa dans son cerveau les noms et les figures qui l’avaient frappé dans les salons des deux classes de la société. De ravissantes apparitions passèrent dans ses rêves ; des chevelures chargées de fleurs, des épaules de neige enveloppées de boas de cygne, des corsages souples emprisonnés dans la mousseline ou le satin : ces attrayants fantômes agitèrent leurs ailes de gaze sur les yeux lourds et brûlants de Raymon ; mais, il n’avait vu ces péris que dans le tourbillon parfumé du bal. À son réveil, il se demanda si leurs lèvres rosées avaient d’autres sourires que ceux de la coquetterie ; si leurs blanches mains savaient panser les plaies de la douleur, si leur esprit fin et brillant savait descendre à la tâche pénible de consoler et de distraire un malade chargé d’ennuis. Raymon était un homme d’intelligence exacte, et il se méfiait plus qu’un autre de la coquetterie des femmes ; plus qu’un autre il haïssait l’égoïsme, parce qu’il savait qu’il n’y avait là rien à recueillir pour son bonheur. Et puis Raymon était aussi embarrassé pour le choix d’une femme que pour celui d’une couleur politique. Les mêmes raisons lui imposaient la lenteur et la prudence. Il appartenait à une haute et rigide famille qui ne souffrirait point de mésalliance, et pourtant la fortune ne résidait plus avec sécurité que chez les plébéiens. Selon toute apparence, cette classe allait s’élever sur les débris de l’autre, et, pour se maintenir à la surface du mouvement, il fallait être le gendre d’un industriel ou d’un agioteur. Raymon pensa donc qu’il était sage d’attendre de quel côté viendrait le vent pour s’engager dans une démarche qui déciderait de tout son avenir.

Ces réflexions positives lui montraient à nu la sécheresse de cœur qui préside aux unions de convenance, et l’espoir d’avoir un jour une compagne digne de son amour n’entrait que par hasard dans les chances de son bonheur. En attendant, la maladie pouvait être longue, et l’espoir de jours meilleurs n’efface point la sensation aiguë des douleurs présentes. Il revint à la pensée pénible de son aveuglement, le jour où il avait refusé d’enlever madame Delmare, et il se maudit d’avoir si mal compris ses véritables intérêts.

Sur ces entrefaites, il reçut la lettre qu’Indiana lui écrivait de l’île Bourbon. L’énergie sombre et inflexible qu’elle conservait, au milieu des revers qui eussent dû briser son âme, frappa vivement Raymon.

« Je l’ai mal jugée, pensa-t-il, elle m’aimait réellement, elle m’aime encore, pour moi elle eût été capable de ces efforts héroïques que je croyais au-dessus des forces d’une femme ; et maintenant je n’aurais peut-être qu’un mot à dire pour l’attirer, comme un invincible aimant, d’un bout du monde à l’autre. S’il ne fallait pas six mois, huit mois peut-être pour obtenir ce résultat, je voudrais essayer ! »

Il s’endormit avec cette idée ; mais il fut réveillé bientôt par un grand mouvement dans la chambre voisine. Il se leva avec peine, passa une robe de chambre, et se traîna à l’appartement de sa mère ; elle était au plus mal.

Elle retrouva vers le matin la force de s’entretenir avec lui ; elle ne se faisait pas illusion sur le peu de temps qui lui restait à vivre ; elle s’occupa de l’avenir de son fils.

« Vous perdez, lui dit-elle, votre meilleure amie ; que le ciel la remplace par une compagne digne de vous. Mais soyez prudent, Raymon, et ne hasardez point le repos de votre vie entière pour une chimère d’ambition. Je ne connaissais, hélas ! qu’une femme que j’eusse voulu nommer ma fille : mais le ciel avait disposé d’elle. Cependant, écoutez, mon fils. M. Delmare est vieux et cassé ; qui sait si ce long voyage n’a pas épuisé le reste de ses forces ? Respectez l’honneur de sa femme tant qu’il vivra ; mais si, comme je le crois, il est appelé à me suivre de près dans la tombe, souvenez-vous qu’il y a encore au monde une femme qui vous aime presque autant que votre mère vous a aimé. »

Le soir, madame de Ramière mourut dans les bras de son fils. La douleur de Raymon fut amère et profonde ; il ne pouvait y avoir, devant une semblable perte, ni fausse exaltation ni calcul. Sa mère lui était réellement nécessaire ; avec elle il perdait tout le bien-être moral de sa vie. Il versa sur son front livide, sur ses yeux éteints, des larmes désespérantes ; il accusa le ciel, il maudit sa destinée, il pleura aussi Indiana. Il demanda compte à Dieu du bonheur qu’il lui devait ; il lui reprocha de le traiter comme un autre et de lui arracher tout à la fois. Puis il douta de ce Dieu qui le châtiait ; il aima mieux le nier que de se soumettre à ses arrêts. Il perdit toutes les illusions avec toutes les réalités de sa vie ; et il retourna à son lit de fièvre et de souffrances, brisé comme un roi déchu, comme un ange maudit.

Quand il fut à peu près rétabli, il jeta un coup d’œil sur la situation de la France. Le mal empirait ; de toutes parts on menaçait de refuser l’impôt. Raymon s’étonna de la confiance imbécile de son parti, et, jugeant à propos de ne pas se jeter encore dans la mêlée, il se renferma à Cercy avec le triste souvenir de sa mère et de madame Delmare.

À force de creuser l’idée qu’il avait d’abord légèrement conçue, il s’accoutuma à penser que cette dernière n’était pas perdue pour lui, s’il voulait se donner la peine de la rappeler. Il vit à cette résolution beaucoup d’inconvénients, mais plus d’avantages encore. Il n’entrait pas dans ses intérêts d’attendre qu’elle fût veuve pour l’épouser, comme l’avait entendu madame de Ramière. Delmare pouvait vivre vingt ans encore, et Raymon ne voulait pas renoncer pour toujours aux chances d’un mariage brillant. Il concevait mieux que cela dans sa riante et fertile imagination. Il pouvait, en se donnant un peu de peine, exercer sur son Indiana un ascendant illimité ; il se sentait assez d’adresse et de rouerie dans l’esprit pour faire de cette femme ardente et sublime une maîtresse soumise et dévouée. Il pouvait la soustraire au courroux de l’opinion, la cacher derrière le mur impénétrable de sa vie privée, la garder comme un trésor au fond de sa retraite, et l’employer à répandre sur ses instants de solitude et de recueillement le bonheur d’une affection pure et généreuse. Il ne faudrait pas remuer beaucoup pour éviter la colère du mari ; il ne viendrait pas chercher sa femme au delà de trois mille lieues, quand ses intérêts le clouaient irrévocablement dans un autre monde. Indiana serait peu exigeante de plaisir et de liberté après les rudes épreuves qui l’avaient courbée au joug. Elle n’était ambitieuse que d’amour, et Raymon sentait qu’il l’aimerait par reconnaissance, dès qu’elle lui serait utile. Il se rappelait aussi la constance et la douceur qu’elle avait montrées pendant de longs jours de froideur et d’abandon. Il se promettait de conserver habilement sa liberté sans qu’elle osât s’en plaindre ; il se flattait de prendre assez d’empire sur sa conviction pour la faire consentir à tout, même à le voir marié ; et il appuyait cette espérance sur les nombreux exemples de liaisons intimes qu’il avait vues subsister en dépit des lois sociales, moyennant la prudence et l’habileté avec lesquelles on savait échapper aux jugements de l’opinion.



Tu ne m’abandonnes donc pas, toi ? (Page 59.)

« D’ailleurs, disait-il encore, cette femme aura fait pour moi un sacrifice sans retour et sans bornes. Pour moi elle aura traversé le monde et laissé derrière elle tout moyen d’existence, toute possibilité de pardon. Le monde n’est rigide que pour les fautes étroites et communes ; une rare audace l’étonne, une infortune éclatante le désarme ; il la plaindra, il l’admirera peut-être, cette femme qui pour moi aura fait ce que nulle autre n’oserait tenter. Il la blâmera, mais il n’en rira pas, et je ne serai pas coupable pour l’accueillir et la protéger après une si haute preuve de son amour. Peut être, au contraire, vantera-t-on mon courage ; du moins j’aurai des défenseurs, et ma réputation sera soumise à un glorieux et insoluble procès. La société veut quelquefois qu’on la brave ; elle n’accorde pas son admiration à ceux qui rampent dans les voie battues. Au temps où nous sommes, il faut mener l’opinion à coups de fouet. »

Sous l’influence de ces pensées, il écrivit à madame Delmare. Sa lettre fut ce qu’elle devait être entre les mains d’un homme si adroit et si exercé. Elle respirait l’amour, la douleur, la vérité surtout. Hélas ! quel roseau mobile est-ce donc que la vérité, pour se plier ainsi à tous les souffles ?

Cependant Raymon eut la sagesse de ne point exprimer formellement l’objet de sa lettre. Il feignait de regarder le retour d’Indiana comme un bonheur inespéré ; mais cette fois il lui parlait faiblement de ses devoirs. Il lui racontait les dernières paroles de sa mère ; il peignait avec chaleur le désespoir où le réduisait cette perte, les ennuis de la solitude et le danger de sa situation. Il faisait un tableau sombre et terrible de la révolution qui grossissait à l’horizon de la France, et, tout en feignant de se réjouir d’être seul opposé à ses coups, il faisait entendre à Indiana que le moment était venu pour elle d’exercer cette enthousiaste fidélité, ce périlleux dévouement dont elle s’était vantée. Raymon accusait son destin, et disait que la vertu lui avait coûté bien cher, que son joug était bien rude, qu’il avait tenu le bonheur dans sa main et qu’il avait eu la force de se condamner à un éternel isolement. « Ne me dites plus que vous m’avez aimé, ajoutait-il ; je suis alors si faible et si découragé, que je maudis mon courage et que je hais mes devoirs. Dites-moi que vous êtes heureuse, que vous m’oubliez, afin qu’il soit en ma puissance de n’aller pas vous arracher aux liens qui nous séparent. »



Il s’enfuit épouvanté… (Page 65.)

En un mot, il se disait malheureux ; c’était dire à Indiana qu’il l’attendait.