J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 30-32).
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XII.

Il était depuis deux heures dans le salon lorsqu’il entendit dans la pièce voisine la voix douce et un peu voilée de madame Delmare. À force de réfléchir à son projet de séduction, il s’était passionné comme un auteur pour son sujet, comme un avocat pour sa cause, et l’on pourrait comparer l’émotion qu’il éprouva en voyant Indiana, à celle d’un acteur bien pénétré de son rôle, qui se trouve en présence du principal personnage du drame et ne distingue plus les impressions factices de la scène d’avec la réalité.

Elle était si changée, qu’un sentiment d’intérêt sincère se glissa pourtant chez Raymon parmi les agitations nerveuses de son cerveau. Le chagrin et la maladie avaient imprimé des traces si profondes sur son visage qu’elle n’était presque plus jolie, et qu’il y avait maintenant plus de gloire que de plaisir à entreprendre sa conquête… Mais Raymon se devait à lui-même de rendre à cette femme le bonheur et la vie.

À la voir si pâle et si triste, il jugea qu’il n’aurait pas à lutter contre une volonté bien ferme. Une enveloppe si frêle pouvait-elle cacher une forte résistance morale ?

Il pensa qu’il fallait d’abord l’intéresser à elle-même, l’effrayer de son infortune et de son dépérissement, pour ouvrir ensuite son âme au désir et à l’espoir d’une meilleure destinée.

« Indiana ! lui dit-il avec une assurance secrète parfaitement cachée sous un air de tristesse profonde, c’est donc ainsi que je devais vous retrouver ? Je ne savais pas que cet instant, si longtemps attendu, si avidement cherché, m’apporterait une si affreuse douleur ! »

Madame Delmare s’attendait peu à ce langage ; elle croyait surprendre Raymon dans l’attitude d’un coupable confus et timide devant elle ; et au lieu de s’accuser, de raconter son repentir et sa douleur, il n’avait de chagrin et de pitié que pour elle ! Elle était donc bien abattue et bien brisée, puisqu’elle inspirait la compassion à qui eût dû implorer la sienne !

Une Française, une personne du monde n’eût pas perdu la tête dans une situation si délicate ; mais Indiana n’avait pas d’usage ; elle ne possédait ni l’habileté ni la dissimulation nécessaires pour conserver l’avantage de sa position. Cette parole lui mit sous les yeux tout le tableau de ses souffrances, et des larmes vinrent briller au bord de ses paupières.

« Je suis malade en effet, dit-elle en s’asseyant, faible et lasse, sur le fauteuil que Raymon lui présentait ; je me sens bien mal, et devant vous, Monsieur, j’ai le droit de me plaindre. »

Raymon n’espérait pas aller si vite. Il saisit, comme on dit, l’occasion aux cheveux, et, s’emparant d’une main qu’il trouva sèche et froide :

« Indiana ! lui dit-il, ne dites pas cela, ne dites pas que je suis l’auteur de vos maux ; car vous me rendriez fou de douleur et de joie.

— Et de joie ! répéta-t-elle en attachant sur lui de grands yeux bleus pleins de tristesse et d’étonnement.

— J’aurais dû dire d’espérance ; car si j’ai causé vos chagrins, Madame, je puis peut-être les faire cesser. Dites un mot, ajouta-t-il en se mettant à genoux près d’elle sur un des coussins du divan qui venait de tomber, demandez-moi mon sang, ma vie !…

— Ah ! taisez-vous ! dit Indiana avec amertume en lui retirant sa main, vous avez odieusement abusé des promesses ; essayez donc de réparer le mal que vous avez fait !

— Je le veux, je le ferai ! s’écria-t-il en cherchant à ressaisir sa main.

— Il n’est plus temps, dit-elle ; rendez-moi donc ma compagne, ma sœur ; rendez-moi Noun, ma seule amie ! »

Un froid mortel parcourut les veines de Raymon. Cette fois, il n’eut pas besoin d’aider à son émotion, il en est qui s’éveillent puissantes et terribles sans le secours de l’art.

« Elle sait tout, pensa-t-il, et elle me juge. »

Rien n’était si humiliant pour lui que de se voir reprocher son crime par celle qui en avait été l’innocente complice, rien de si amer que de voir Noun pleurée par sa rivale.

« Oui, monsieur, dit Indiana en relevant son visage baigné de larmes, c’est vous qui en êtes cause… »

Mais elle s’arrêta en voyant la pâleur de Raymon. Elle devait être effrayante, car il n’avait jamais tant souffert.

Alors toute la bonté de son cœur et toute la tendresse involontaire que cet homme lui inspirait reprirent leurs droits sur madame Delmare.

« Pardon ! dit-elle avec effroi ; je vous fais bien du mal, j’ai tant souffert ! Asseyez-vous, et parlons d’autre chose. »

Ce prompt mouvement de douceur et de générosité rendit plus profonde l’émotion de Raymon ; des sanglots s’échappèrent de sa poitrine. Il porta la main d’Indiana à ses lèvres, et la couvrit de pleurs et de baisers. C’était la première fois qu’il pouvait pleurer depuis la mort de Noun, et c’était Indiana qui soulageait son âme de ce poids terrible.

« Oh ! puisque vous la pleurez ainsi, dit-elle, vous qui ne l’avez pas connue ; puisque vous regrettez si vivement le mal que vous m’avez fait, je n’ose plus vous le reprocher. Pleurons-la ensemble, Monsieur, afin que du haut des cieux, elle nous voie et nous pardonne ! »

Une sueur froide glaça le front de Raymon. Si ces mots : vous qui ne l’avez pas connue, l’avaient délivré d’une cruelle anxiété, cet appel à la mémoire de sa victime dans la bouche innocente d’Indiana le frappa d’une terreur superstitieuse. Oppressé, il se leva, et marcha avec agitation vers une fenêtre, sur le bord de laquelle il s’assit pour respirer. Indiana resta silencieuse et profondément émue. Elle éprouvait, à voir Raymon pleurer ainsi comme un enfant et défaillir comme une femme, une sorte de joie secrète.

« Il est bon ! se disait-elle tout bas, il m’aime, son cœur est chaud et généreux. Il a commis une faute ; mais son repentir l’expie, et j’aurais dû lui pardonner plus tôt. »

Elle le contemplait avec attendrissement, elle retrouvait sa confiance en lui, elle prenait les remords du coupable pour le repentir de l’amour.

« Ne pleurez plus, dit-elle en se levant et en s’approchant de lui ; c’est moi qui l’ai tuée, c’est moi seule qui suis coupable. Ce remords pèsera sur toute ma vie ; j’ai cédé à un mouvement de défiance et de colère ; je l’ai humiliée, blessée au cœur. J’ai rejeté sur elle toute l’aigreur que je me sentais contre vous ; c’est vous seul qui m’aviez offensée, et j’en ai puni ma pauvre amie. J’ai été bien dure envers elle !…

— Et envers moi, » dit Raymon oubliant tout à coup le passé pour ne songer plus qu’au présent.

Madame Delmare rougit.

« Je n’aurais peut-être pas dû vous accuser de la perte cruelle que j’ai faite dans cette affreuse nuit, dit-elle ; mais je ne puis oublier l’imprudence de votre conduite envers moi. Le peu de délicatesse d’un projet si romanesque et si coupable m’a fait bien du mal… Je me croyais aimée alors !… et vous ne me respectiez même pas ! »

Raymon reprit sa force, sa volonté, son amour, ses espérances ; la sinistre impression qui l’avait glacé s’effaça comme un cauchemar. Il s’éveilla jeune, ardent, plein de désirs, de passion, et d’avenir.

« Je suis coupable si vous me haïssez, dit-il en se jetant à ses pieds avec énergie ; mais, si vous m’aimez je ne le suis pas, je ne l’ai jamais été. Dites, Indiana, m’aimez-vous ?

— Le méritez-vous ? lui dit-elle.

— Si, pour le mériter, dit Raymon, il faut t’aimer avec adoration…

— Écoutez, lui dit-elle en lui abandonnant ses mains et en fixant sur lui ses grands yeux humides, où par instants brillait un feu sombre, écoutez. Savez-vous ce que c’est qu’aimer une femme comme moi ? Non, vous ne le savez pas. Vous avez cru qu’il s’agissait de satisfaire au caprice d’un jour. Vous avez jugé de mon cœur par tous ces cœurs blasés où vous avez exercé jusqu’ici votre empire éphémère. Vous ne savez pas que je n’ai pas encore aimé, et que je ne donnerai pas mon cœur vierge et entier en échange d’un cœur flétri et ruiné, mon amour enthousiaste pour un amour tiède, ma vie tout entière, en échange d’un jour rapide !

— Madame, je vous aime avec passion ; mon cœur aussi est jeune et brûlant, et, s’il n’est pas digne du vôtre, nul cœur d’homme ne le sera jamais. Je sais comment il faut vous aimer ; je n’avais pas attendu jusqu’à ce jour pour le comprendre. Ne sais-je pas votre vie, ne vous l’ai-je pas racontée au bal la première fois que je pus vous parler ? N’ai-je pas lu toute l’histoire de votre cœur dans le premier de vos regards qui vint tomber sur moi ? Et de quoi donc serais-je épris ? de votre beauté seulement ? Ah ! sans doute, il y a là de quoi faire délirer un homme moins ardent et moins jeune ; mais, moi, si je l’adore, cette enveloppe délicate et gracieuse, c’est parce qu’elle renferme une âme pure et divine, c’est parce qu’un feu céleste l’anime, et qu’en vous je ne vois pas seulement une femme, mais un ange.

— Je sais que vous possédez le talent de louer ; mais n’espérez pas émouvoir ma vanité. Je n’ai pas besoin d’hommages, mais d’affection. Il faut m’aimer sans partage, sans retour, sans réserve ; il faut être prêt à me sacrifier tout, fortune, réputation, devoir, affaires, principes, famille ; tout, Monsieur, parce que je mettrai le même dévouement dans la balance et que je la veux égale. Vous voyez bien que vous ne pouvez pas m’aimer ainsi ! »

Ce n’était pas la première fois que Raymon voyait une femme prendre l’amour au sérieux, quoique ces exemples soient rares, heureusement pour la société ; mais il savait que les promesses d’amour n’engagent pas l’honneur, heureusement encore pour la société. Quelquefois aussi la femme qui avait exigé de lui ces solennels engagements les avait rompus la première. Il ne s’effraya donc point des exigences de madame Delmare, ou bien plutôt il ne songea ni au passé ni à l’avenir. Il fut entraîné par le charme irrésistible de cette femme si frêle et si passionnée, si faible de corps, si résolue de cœur et d’esprit. Elle était si belle, si vive, si imposante en lui dictant ses lois, qu’il resta comme fasciné à ses genoux.

« Je te jure, lui dit-il, d’être à toi corps et âme ; je te voue ma vie, je te consacre mon sang, je te livre ma volonté ; prends tout, dispose de tout, de ma fortune, de mon honneur, de ma conscience, de ma pensée, de tout mon être.

— Taisez-vous, dit vivement Indiana, voici mon cousin. »

En effet, le flegmatique Ralph Brown entra d’un air fort calme, tout en se disant fort surpris et fort joyeux de voir sa cousine, qu’il n’espérait pas. Puis il demanda la permission de l’embrasser pour lui témoigner sa reconnaissance, et, se penchant vers elle avec une lenteur méthodique, il l’embrassa sur les lèvres, suivant l’usage de son pays.

Raymon pâlit de colère, et à peine Ralph fut-il sorti pour donner quelques ordres, qu’il s’approcha d’Indiana et voulut effacer la trace de cet impertinent baiser ; mais madame Delmare le repoussant avec calme :

« Songez, lui dit-elle, que vous avez beaucoup à réparer envers moi si vous voulez que je croie en vous. »

Raymon ne comprit pas la délicatesse de ce refus ; il n’y vit qu’un refus et conçut de l’humeur contre sir Ralph. Quelques instants plus tard, il s’aperçut que lorsqu’il parlait à voix basse à Indiana il la tutoyait, et il fut sur le point de prendre la réserve que l’usage imposait à sir Ralph en d’autres moments pour la prudence d’un amant heureux. Cependant il rougit bientôt de ses injurieux soupçons en rencontrant le regard pur de cette jeune femme.

Le soir, Raymon eut de l’esprit. Il y avait beaucoup de monde, et on l’écoutait ; il ne put se dérober à l’importance que lui donnaient ses talents. Il parla, et si Indiana eut été vaine, elle eût goûté son premier bonheur à l’entendre. Mais son esprit droit et simple s’effraya au contraire de la supériorité de Raymon ; elle lutta contre cette puissance magique qu’il exerçait autour de lui, sorte d’influence magnétique que le ciel ou l’enfer accorde à certains hommes ; royauté partielle et éphémère, si réelle que nulle médiocrité ne se dérobe à son ascendant, si fugitive qu’il n’en reste aucune trace après eux, et qu’on s’étonne après leur mort du bruit qu’ils ont fait pendant leur vie.

Il y avait bien des instants où Indiana se sentait fascinée par tant d’éclat ; mais aussitôt elle se disait tristement que ce n’était pas de gloire, mais de bonheur qu’elle était avide. Elle se demandait avec effroi si cet homme, pour qui la vie avait tant de faces diverses, tant d’intérêts entraînants, pourrait lui consacrer toute son âme, lui sacrifier toutes ses ambitions. Et maintenant qu’il défendait pied à pied avec tant de valeur et d’adresse, tant de passion et de sang-froid, des doctrines purement spéculatives et des intérêts entièrement étrangers à leur amour, elle s’épouvantait d’être si peu de chose dans sa vie, tandis qu’il était tout dans la sienne. Elle se disait avec terreur qu’elle était pour lui le caprice de trois jours, et qu’il avait été pour elle le rêve de toute une vie.

Quand il lui offrit le bras pour sortir du salon, il lui glissa quelques mots d’amour ; mais elle lui répondit tristement :

« Vous avez bien de l’esprit ! »

Raymon comprit ce reproche, et passa tout le lendemain aux pieds de madame Delmare. Les autres convives, occupés de la chasse, leur laissèrent une liberté complète.

Raymon fut éloquent ; Indiana avait tant besoin de croire, que la moitié de son éloquence fut de trop. Femmes de France, vous ne savez pas ce que c’est qu’une créole ; vous eussiez, sans doute, cédé moins aisément à la conviction, car ce n’est pas vous qu’on dupe et qu’on trahit !


Oui, Monsieur, dit Indiana en retirant son visage baigné de larmes. (Page 30.)