Le Bec en l’air/Indélicate façon de faire la connaissance d’un monsieur

INDÉLICATE FAÇON
DE
FAIRE LA CONNAISSANCE D’UN MONSIEUR


La coïncidence des fêtes de la Pentecôte et du beau temps (un peu de vent, peut-être ?) avait incité mille Parisiens (je dis mille pour éviter d’être taxé de bluffage) à se donner de l’air vers la plupart des points cardinaux.

(Les points cardinaux sont des points, bien entendu, rouges, placés là pour apporter un peu de diversion aux fameux points noirs que les conservateurs timorés, tel Paul Leroy-Beaulieu, aperçoivent, non sans frémir, à l’horizon.)

Dimanche, lundi et même un peu mardi, il y eut au Havre — pour ne citer que ce port de mer — grand affluence de touristes arrivés de la capitale.

Parmi ces derniers, citons un nommé Ovide Durarluyr, rentier follichon, entre deux âges, et doué d’une séduisance plutôt contestable.

Une jeune et délurée demoiselle accompagnait, sans enthousiasme d’ailleurs, ce birbe.

Petite actrice dans un théâtre où l’on joue Relâche, cette enfant tenait pour le moment, chez ledit Durarluyr, l’emploi de grande amoureuse, rôle mal joué par elle, étant donné le partenaire.

Mais si puissante est, en notre siècle, la force de l’or, que des actrices acceptent, parfois, contre de l’argent, le sacrifice de leur corps adorable.

Tel était le cas de notre héroïne.

Quand j’aurai dit qu’elle portait le prénom — assez répandu en France — de Marie, j’en aurai fini avec le portrait physique et moral de cette mercenaire donzelle.

Lundi, Ovide et Marie déjeunaient à Frascati, en face de la Grande Grise, comme Maizeroy appellerait la Manche.

Une grouillante cohue s’agitait en ce restaurant, à telle enseigne que, sur le coup de midi et demi, pas une table ne se trouvait libre.

Juste à ce moment, un jeune gentleman se présenta.

Et quand je dis un gentleman, ce n’est pas par ridicule manie d’exotisme, mais bien parce que le nouveau venu était un Anglais.

S’il avait été un Espagnol, j’aurais dit un caballero.

S’il avait été un Italien, j’aurais dit un signor.

Et ainsi de suite.

Mais c’est un Anglais, alors je dis un gentleman.

Et comme il n’a pas beaucoup plus de vingt ans, je dis un jeune gentleman.

Je pourrais même dire a young gentleman, mais je ne suis pas payé pour écrire en anglais.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette digression polyglotte m’a pris beaucoup de place et je m’aperçois que s’il me reste trois centimètres de papier sur dix de large pour conter le reste de mon histoire, c’est tout le bout du monde.

Soyons donc cursif.

Le jeune gentleman, sur leur consentement, s’assit à la table d’Ovide et de Marie.

Il déploya, pour plaire à cette dernière (ah ! comme ce nom lui va bien : la dernière des dernières !), des trésors de grâce, d’esprit et de générosité.

Il était jeune, beau et riche.

Marie n’hésita pas à plaquer son compatriote.

Le soir même, le nouveau couple s’embarquait à bord du bateau de Southampton.

Esseulé, mélancolique, Durarluyr se promenait sur la jetée.

Un clair de lune splendide !

Un steam-boat superbe qui sort du port.

Du steam-boat, une voix forte vient qui crie, avec un accent fortement anglo-sardonique :

— Ohé ! Durarluyr ! Ohé !… Je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance !

Et le pauvre Durarluyr comprit bien qu’il fallait prendre le mot connaissance dans son acception la plus biblique.

Et le mot fait aussi.