Inès de Las Sierras (Nodier)/À Monsieur Buloz

Librairie de Dumont (p. 5-36).

À MONSIEUR BULOZ,
Directeur des Revues Littéraires.
Mon cher Buloz,

Je vous dédie ma petite nouvelle espagnole, et cette bagatelle, plutôt ébauchée qu’écrite en quelques heures de loisir, ne méritait certainement pas la façon d’une dédicace. Le sentiment qui vous la donne peut seul y attacher quelque valeur. Je ne dédie mes livres qu’à mes amis, et j’ai mes raisons pour cela. Il n’y a pas un de ces volumes trop nombreux que je revisse aujourd’hui sans ennui et sans dégoût, si je n’en avais lié le souvenir à celui d’une affection.

Vous serez peut-être étonné si j’ajoute que je vous devais cet hommage. Rien n’est cependant plus vrai. N’êtes-vous pas l’éditeur accoutumé de mes frivoles compositions ? n’est-ce pas à vous qu’elles ont l’obligation d’avoir été, d’avoir vécu quelques jours ? n’est-ce pas votre industrie ingénieuse et libérale qui a fait de la publicité une ressource infaillible, pour la médiocrité comme pour le talent ? n’êtes-vous pas, à peu de choses près, le seul intermédiaire possible des gens qui pensent avec ceux qui lisent encore ?

Buloz, je vous proclame et je vous salue Mécène

Vous accueillerez ce tribut d’estime avec confiance, car vous savez que je n’ai jamais flatté personne, pas même les directeurs de Revues.

Je m’expliquerai maintenant :

Les destinées de l’écrivain sont bien différentes dans nos jours de perfectionnement de ce qu’elles étaient dans les siècles de barbarie ; et ce qu’il y a d’étrange, c’est que ce n’est pas en beau qu’elles ont changé ; on m’en apprendra peut-être la raison.

Au commencement des sociétés, la parole était vraiment la maîtresse du monde. C’est elle qui débrouillait le chaos. La mythologie elle-même a reconnu ce mystère. Apollon n’était qu’un pâtre ou un mâçon. Elle en a fait un Dieu. Quand les eaux du déluge des Grecs se sont retirées, qui vient recommencer la civilisation ? C’est un poète.

Mercure, Hermès, l’Hercule gaulois sont des poètes ou des orateurs. Les premières apothéoses sont inventées partout pour des lettrés.

Il y avait quelque chose de fort hyperbolique dans cet enthousiasme des nations pour le talent. Les récompenses du second âge furent plus modestes ; mais la position de l’homme de génie resta très belle. Orphée, Parménides, Empédocle, Pythagore, ne sont plus des dieux : ce sont des législateurs. Dans ces siècles si pauvres d’esprit, l’esprit fut roi.

Il s’assit long-temps avec autorité à côté du trône. Ésope fut l’ami de Crésus, et Platon celui de Denis. Je cite deux exemples ; j’en citerais cent.

Et ce ne fut pas seulement le philosophe qui exerça, qui conserva cette heureuse influence jusqu’à la fin de la grande société romaine, ce fut aussi le poète. Virgile et Homère étaient favoris de Mécène, mais ils étaient aimés d’Auguste, comme Térence de Scipion. Le Christianisme ne fit rien perdre à l’homme de lettres de son ascendant moral. Éginhard et Alcuin n’étaient autre chose que des gens de lettres.

L’autorité pontificale surtout s’appuya constamment sur lui. Pétrarque, qui ne l’avait pas flattée, en recevait des ovations et des couronnes. La pourpre fut offerte à Politien comme à Raphaël.

On a peine à revenir de son étonnement quand on voit quelles prévenances empressées, quelles éclatantes récompenses, venaient s’offrir de toutes parts à l’écrivain du moyen-âge et à celui de la renaissance. Les souverains se disputaient l’honneur de le recevoir dans leurs états, les villes enchérissaient les unes sur les autres de promesses et de récompenses pour le fixer dans leur sein. Érasme fut appelé par Charles-Quint, par Henry VIII, par Ferdinand, roi de Hongrie ; par Sigismond, roi de Pologne ; par François Ier. Il exerçait un si grand empire sur le premier de ces souverains, que l’histoire lui attribue les bons procédés dont l’empereur usa envers le roi de France après la bataille de Pavie.

Je ne sais trop quelle idée une reine de notre temps se fait de cette espèce qu’on appelle auteur ; mais je n’imagine pas qu’il se retrouve jamais une Marguerite d’Écosse, qui donne un baiser sur la bouche à un Alain Chartier endormi.

Et qu’on ne pense point que cette espèce de culte se renfermât dans la classe élevée de la société d’alors. Les bourgeois de Toulouse votèrent une Minerve d’argent massif pour en faire hommage à Ronsard.

La faveur extraordinaire qui s’était attachée à l’art d’écrire ne dégénéra point dans le dix-septième siècle. Corneille, le plus grand et le plus méconnu des hommes de cette époque, triomphait de la haine personnelle d’un ministre, et de quel ministre ! d’un ministre plus que roi, qui s’appelait Richelieu. Je ne conseillerais pas au plus huppé de nos poètes tragiques de se faire un ennemi d’un commis en faveur. La reine Christine attirait à sa cour Descartes, Chevreau, Bourdelot, Saumaise, Saumaise sans qui elle ne pouvait avoir de bonheur, sans qui elle ne pouvait vivre, à qui elle écrivait des lettres de sept pages, et qu’elle allait voir dans son lit, accompagnée de ses femmes. Elle pressait Menage de se rendre à sa cour, s’il ne voulait qu’elle le vînt chercher à Paris ; elle y vint. Louis XIV honorait Racine et Boileau, à l’égal des plus grands seigneurs. Il faisait son lit avec Molière, au défaut d’un gentilhomme qui s’y était refusé. Le duc de Bourgogne était attentif aux besoins de La Fontaine ; il les prévenait quand il était malade, et c’est La Fontaine qui nous l’a dit. Saint-Évremond, petit gentilhomme que son esprit caustique et hargneux avait fait exiler de Paris, recevait l’accueil le plus flatteur de Charles II. Charles XII se rappelait qu’un roi n’est qu’un homme dans le cabinet de Leibnitz.

Au dix-huitième siècle, la littérature afficha l’esprit d’opposition qui a sapé tous les trônes. L’aristocratie et la bourgeoisie riche paraissaient devoir faire tous les frais du mécénatisme philosophique. En effet, madame Dudeffand donna des soupers et des pensions aux encyclopédistes. Madame Geoffrin leur donna des soupers et des culottes. Mais ce ne fut pas tout. Louis XV fit Voltaire gentilhomme de la chambre. Frédéric le manda auprès de lui, et l’aurait traité en égal, si le poète n’avait eu l’orgueil de prétendre à se faire traiter en maître. Catherine de Russie qui avait inutilement souhaité de posséder Diderot dans ses états, le faisait son bibliothécaire à Paris, pour avoir un prétexte de l’enrichir. La Harpe, Raynal et Grimm correspondaient familièrement avec différens souverains du nord. Maupertuis, Lamettrie, d’Argens, Thiébault, Arnoult de Baculard lui-même, étaient traités à Potzdam comme des princes en voyage ; Métastase habitait le palais impérial de Vienne. Je vous prie de me dire si vous connaissez beaucoup d’auteurs vivans, même parmi ceux qui ont quelque droit de se croire supérieurs à ce triste Baculard, qui puissent aujourd’hui aller demander sans façon à dîner au roi de Prusse.

Cet esprit de bienveillance qui souriait de toute part au talent était propre aux classes élevées comme aux rois. La Monnoie, déjà vieux, est appauvri par une mesure de finances. Le duc de Villeroy lui fait une pension équivalente à ses pertes. Le défaut d’ordre avait exposé à une misère profonde les dernières années de Piron. Le bruit s’en répand tout-à-coup, et cinq bourses d’or lui sont envoyées le même jour par le prince Charles, le duc de Nevers, le comte de Maurepas, le duc de la Vrillière et le maréchal de Saxe. Deux pensions, de six cents livres chacune, sont constituées sur sa tête, l’une par le marquis de Livry, l’autre par un inconnu dont il n’a jamais su le nom, mais qu’on croit être le marquis de Lassay.

L’heure du progrès avait sonné, et toutes les ressources de l’homme de lettres allaient se trouver réduites à lui-même. Quelques années après,

La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré,

et l’auteur de ce vers, l’infortuné Gilbert, mourait dans un hôpital.

Depuis ce temps-là, on ne compte plus les auteurs qui meurent de faim. Le calcul est plus facile pour ceux qui meurent à l’hôpital, parce qu’il est très difficile d’y entrer, quand on n’a pas de protections.

Sauf la protection officielle qu’une vieille tradition monarchique a conservée aux lettres, qui est limitée à un très petit nombre de personnes, et qui est extrêmement précaire, puisqu’elle dépend d’un moment de mauvaise humeur des majorités qui font la loi, l’homme de lettres n’a plus de moyens d’exister que dans le débit de ses livres ; or, on sait comment les livres se vendent dans un pays où personne n’en veut pour rien, et où il ne se forme point de bibliothèques nouvelles. La mauvaise exécution des produits de l’imprimerie, l’exagération ridicule des prix, la concurrence des contrefaçons à bon marché, ont amené ces résultats. Le mauvais goût de l’époque a fait le reste. Dans dix ans, on ne débitera pas annuellement cent volumes à Paris. Si Pascal arrivait demain avec les Pensées, La Rochefoucault avec les Maximes, La Bruyère avec les Caractères, ils ne trouveraient pas un éditeur.

Nous avons cependant des riches et des grands seigneurs, ou pour s’exprimer plus justement, les riches sont devenus de grands seigneurs. Il n’y a pas de mal à cela, et je ne suis point de ceux qui reprochent à l’aristocratie actuelle la fraîcheur de ses titres. Ne faut-il pas que tout commence ? En fait de grandeurs sociales, deux ou trois générations font le droit. Donnez-leur le temps. Mais cette classe se livrera jusqu’à nouvel ordre à l’instinct naturel des nouvelles fortunes ; elle jouira par l’ostentation, par le luxe, et surtout par l’économie, car il est plus cruel de décheoir qu’il n’est doux d’être parvenu. Elle ne trouvera que bien tard des jouissances plus délicates, dans l’appréciation bien sentie des œuvres de l’esprit, et dans le bonheur d’en favoriser la conception et le succès. De nos jours à nous, un homme de lettres n’est aux yeux de ce grand monde-là qu’un oisif maladroit qui n’a pas su tirer parti de sa capacité. Parlez-lui d’un homme de savoir qui languit dans la misère, il vous répondra qu’il ne faut pas encourager les paresseux. Un de mes amis eut dernièrement l’étrange caprice de dédier son ouvrage à un préfet, non par calcul certainement, car une dédicace n’est plus un calcul, mais par un mouvement d’estime ou par une concession de politesse. Le préfet refusa l’hommage de peur de se compromettre. Une dédicace peut compromettre celui qui la reçoit. Montauron n’accepterait plus Cinna.

D’un autre côté, les riches n’achètent plus. Les livres sont trop chers pour les riches. On est obligé à tant de frais indispensables quand on a une position. Il faut bien se priver de quelque chose, et on se prive de livres. Entre nous, le sacrifice n’est pas grand par le temps qui court. Si un volume bien annoncé a produit quelque sensation, grâce à de bons articles à deux francs la ligne, on l’emprunte et on le prête. On daignera même le recevoir en cadeau, si la position de l’auteur paraît justifier tant d’indulgence. La femme de chambre s’en empare et le cède à la portière. Trois jours après, il est sur les quais sous la rubrique des nouveautés à six sous, qui dément insolemment le prix d’annonce du journal, et l’édition tombe vierge dans la boutique de la beurrière.

Vous me direz, sans doute, qu’il n’en est pas ainsi du théâtre, où une rapsodie, indigne des tréteaux en plein vent, rapporte plus de bénéfice en quelques semaines que le Misanthrope n’en rapporta jamais ; mais vous touchez à une autre question ; j’ai nié le progrès de la considération dans les lettres, et non celui de l’industrie. Je conçois très bien, quoique cela paraisse difficile à croire, qu’on ait inventé un genre de pièces qui ne tombent jamais, et qui ne peuvent jamais tomber ; je conçois qu’on ait eu l’adresse de leur donner un auditoire unanime à la première représentation, et qu’on leur ait assuré une imposante majorité d’applaudissemens aux représentations suivantes ; je conçois à merveille aussi qu’on ait lié indissolublement au succès des plus méchantes turpitudes l’intérêt des administrations théâtrales qui fondent sur lui toute l’espérance de leurs recettes et l’intérêt de la critique quotidienne qui en décime les produits. Cela est vrai, mais ce n’est là ni de la littérature ni de l’art ; c’est du commerce entendu comme l’entend le progrès, comme l’ont toujours entendu les marchands d’orviétan qui font attester par des compères l’efficacité de leurs drogues et de leurs poisons. Il est évident que si Corneille avait daigné user de ce secret, déjà connu de son temps, il aurait gagné autant d’argent que Tabarin.

Vous pourriez tirer du journalisme lui-même un argument plus spécieux encore, et vous ne le ferez pas. Vous savez trop bien ce que c’est.

Cette révolution a son côté avantageux. Je l’accepte au nom des gens de lettres qui ont assez d’élan et de dignité pour se passer de patronage, et dont l’aigreur qu’excite si naturellement une fausse position, ne peut pas altérer le caractère.

Elle a de plus grands inconvéniens. Elle porte les esprits irritables à l’opposition systématique. Elle les entraîne dans le torrent de ces folles controverses qui ébranlent la société, et qui finiront par la perdre. C’est la parole qui a créé la civilisation ; elle sait aujourd’hui qu’elle peut la détruire, et elle la détruira, parce qu’elle a été méconnue : vengeance criminelle et absurde, mais inévitable.

La Fontaine disait :

Jadis l’Olympe et le Parnasse
Étaient frères et bons amis.

Cette alliance est rompue. Où est l’Olympe maintenant ?

Sous l’ancien régime, la littérature voulait tout, et à défaut de tout obtenir, elle a tout renversé. Bonaparte la ménagea. Elle l’a servi. La restauration l’a dédaignée. Elle l’a détruite.

La révolution de juillet reconnut ce fait, en s’appuyant sur la littérature politique. C’est le seul exemple d’une institution royale qui ait récompensé avec cet éclat les services de la publicité. L’Écriture ne dit pas que le vainqueur de Jéricho ait accordé les honneurs du triomphe à ses trompettes.

Ce résultat mérite seulement beaucoup d’attention de la part de ceux qui gouvernent. L’histoire d’Amphion prouve qu’une lyre peut relever les murailles que les trompettes ont fait tomber.

Une conséquence mieux acquise pour tous les siècles à venir, c’est que la littérature, dégradée de sa puissance antique, et privée du cortége d’honneurs et de respects dont elle était entourée, n’est plus le premier des arts. Que Dieu pardonne à ceux qui en ont fait le dernier des métiers !

Un métier, soit, pourvu qu’il soit honnête ! Le jugement qui a été prononcé irrévocablement sur l’homme, le condamne à vivre du labeur de ses mains, et à la sueur de son front. L’homme de lettres s’était relevé de sa proscription par la force du génie. Il y est retombé ; c’est dans l’ordre.

Il n’y a rien de mieux d’ailleurs que d’exister des produits de son travail, et je vous remercie d’avoir offert cette vocation aux études laborieuses.

Soyez donc, mon cher Buloz, le seul Mécène possible des lettres déchues. Donnez du pain aux gens de savoir, et enrichissez-vous noblement en nourrissant leur fière et honorable pauvreté. C’est ce que je vous souhaite.

CH. NODIER.