Inès de Cordoue (Recueil)/Histoire de la rupture d’Abenamar et de Fatime

M. et G. Jouvenel (p. 194-208).

HISTOIRE DE LA RUPTURE D’ABENAMAR ET DE FATIME.

Abenamar étoit un des principaux de la Cour de Grenade, Fatime n’étoit pas d’une naiſſance proportionnée à la ſienne ; mais les agrémens de ſa perſonne & ſon merite extraordinaire, pouvoient remplir la diſtance que le rang mettoit entr’eux. Ils s’étoient aimez au moment qu’ils s’étoient vûs, & ils avoient eu pluſieurs moyens de ſe voir : leur eſtime & leur amour avoit redoublé toutes les fois qu’ils avoient eu occaſion de ſe parler, & dans un commerce aſſez frequent & aſſez long, jamais ils n’avoient découvert l’un dans l’autre aucun défaut qui pût affoiblir leur paſſion.

Abenamar luy avoit donné parole de l’épouſer, mais ſon pere n’étant pas favorable à ſon inclination l’envoya en Eſpagne pour voir ſi l’abſence pourroit le guerir, Abenamar peu de temps aprés y eſtre arrivé, fut attaqué d’une fiévre tres-dangereuſe, où ſes chagrins avoient beaucoup de part.

Fatime par ſes larmes & par ſon deſeſpoir le payoit de ſes ſouffrances, & la bien-ſéance ne luy permettant pas de l’aller trouver, elle eſtoit tourmentée par tout ce que l’incertitude de la vie d’Abenamar avoit de plus affreux.

Quand il fut quelque peu ſoulagé, ſçachant l’intereſt que prenoient à ſa ſanté pluſieurs perſonnes qui luy étoient cheres, & ſur tout ſa maiſtreſſe, il fit écrire en ſon nom & ſigna de ſa main une lettre qu’il écrivit à Lindarache ſa mere, qui tenoit un grand rang dans le Royaume, & à qui toutes les perſonnes diſtinguées ou par la naiſſance ou par le merite, venoient rendre leurs reſpects. Lindarache tranſportée de joye lut cette lettre à tous ceux qui venoient chez elle le jour qu’elle la receut, & Fatime qui cherchoit ſans ceſſe des occaſions de s’informer de la ſanté d’Abenamar, y eſtant arrivée dans le temps qu’on liſoit cette lettre, on en continua la lecture, & on luy dit que c’étoit une lettre de luy. Fatime fut ſurpriſe de n’avoir pas receu une pareille lettre ; & ce ſentiment ſuſpendit en elle la joye d’apprendre que la ſanté d’Abenamar commençoit à ſe rétablir. Elle penſa cependant qu’elle ſe preſſoit trop de le condamner, qu’il n’étoit pas vrai-ſemblable, non ſeulemẽt qu’il l’eût oubliée, mais qu’il ne lui rendit pas les premiers ſoins, puis qu’elle avoit toujours tenu la premiere place dans ſon cœur ; ainſi elle conclut que retournant chez elle, elle y trouveroit certainement des nouvelles qui la conſoleroient. Sa viſite ne dura que le temps préciſement néceſſaire pour le devoir, & elle retourna en ſon logis agitée d’eſperance, & malgré elle, d’un peu de crainte.

Si-toſt qu’elle y fut entrée, elle demanda à une de ſes femmes qui avoit toute ſa confiance, ſi elle n’avoit pas vû un courîer d’Abenamar. On luy dit qu’il n’en étoit pas venu. Là-deſſus elle s’enferma dans ſon cabinet fondant en pleurs. Celle qui luy avoit donné une ſi cruelle nouvelle n’y put eſtre admiſe, & Fatime s’abandonna à tout ce que la honte, le dépit & l’amour ont de plus violent.

Cependant Abenamar n’eſtoit point coupable, il n’avoit pas crû devoir confier à un Secretaire les ſentimens qu’il avoit pour Fatime, & n’étant pas en état de luy écrire luy-même, il avoit mieux aimé ne luy pas donner de ſes nouvelles que de luy en donner, avec la reſerve qu’éxigent les voyes indirectes ; il ne prévoyoit pas que n’ayant point changé de ſentimens il en pût eſtre ſoupçonné.

Mais plus l’amour eſt grand, plus il eſt aiſé à bleſſer. Fatime ayant une paſſion extrême, ne pouvoit recevoir d’offenſes qui luy paruſſent petites, & une negligence luy ſembloit un cruel outrage.

L’orgueil de la beauté ſe joignant à la délicateſſe de l’amour, augmenta encore le crime d’Abenamar auprés de Fatime, elle ſe perſuada qu’elle meritoit une meilleure deſtinée, & ſon dépit eſtoit porté à l’excés, lors qu’elle reçut une lettre d’Abenamar.

Si-toſt qu’il avoit pû écrire quelques mots de ſa main, il avoit écrit à Fatime, mais il eſtoit trop tard. Elle regarda dédaigneuſement celuy qui luy apportoit la lettre, & ne voulut pas la recevoir.

Abenamar étonné à ſon tour de trouver de la bizarerie dans une perſonne qui luy en avoit toûjours paru exempte, ne demeſla pas d’abord ce qui luy pouvoit attirer ce traitement. Il estoit furieux ſans ſavoir à quoy s’en prendre ; mais on devient aiſément jaloux quand on eſt maltraité d’une belle perſonne. Il crut qu’en ſon abſence un Rival l’avoit abſolument détruit, qu’elle l’outrageoit pour le guerir, ou qu’elle vouloit du moins l’irriter aſſez pour luy oſter jusqu’au deſir d’un éclairciſſement, toûjours plus cruel pour les coupables, que les injures qui ſe diſent hors de leur preſence ; enfin ſans s’aſſurer de ſes conjectures, il avoit la même rage que donne la certitude d’être trahy.

Il revint le plus promtement qu’il pût à Grenade ; & la premiere perſonne qu’il trouva en arrivant chez Lindarache ; ce fut Fatime, qui ſe trouvant encore trop attachée à lui, & ne lui voulant pas donner la gloire de le croire, affecta en le voyant une indifference extrême. Il fut vivement choqué des manieres de Fatime, & confirmé par là dãs ſes ſoupçons il ne lui parla pas, & il ne la ſalua méme point lors qu’elle ſortit de chez Lindarache.

Fatime ne s’eſtoit pas attenduë à l’incivilité d’Abenamar, & ſans ſonger que cette conduite ne marquoit rien moins que de l’inſenſibilité, elle en eſtoit trop outragée pour y chercher dequoy l’excuſer.

Elle reſolut d’écouter Mulei-Hamet, qui depuis long-temps étoit amoureux d’elle ; & à qui le procedé des deux Amans, dont il venoit d’eſtre témoin, donnoit quelque eſpoir.

Mulei-Hamet luy écrivit pluſieurs lettres, qu’elle n’auroit jamais receuës ſans la paſſion qu’elle avoit pour Abenamar, & elle prit ſoin que ce qui ne faiſoit que par rapport à lui n’en fût pas ignoré.

La jalouſie de cet Amant augmenta aſſez pour luy donner envie de changer ou de feindre au moins d’avoir changé ; il fut honteux de n’avoir que des chagrins quand Fatime avoit un nouvel engagement, il rendit des ſoins à Zaïde, qui n’étoit pas auſſi belle que Fatime, mais qui l’eſtoit aſſez pour luy donner de la crainte, & dont la naiſſance êtant égale à celle d’Abenamar, pouvoit luy donner de l’inquietude ſur le mariage.

Le chagrin reciproque d’Abenamar & de Fatime, leurs froideurs & leurs incivilitez, lorſqu’ils ſe rencontroient furent extraordinaires, mais cet eſtat violent ne pouvoit long-temps durer. Un jour la fortune les fit rencontrer ſeuls dans l’appartement de la Reine, qui eſtoit enfermée ſon cabinet, & qu’ils attendoient l’un & l’autre.

Aprés avoir eſté quelque-temps ſans ſe parler, & même ſans oſer ſe regarder, leurs yeux ſe trouverent baignez de pleurs. Abenamar fit mille reproches à Fatime de ſon changement, qu’il avoüa ne pouvoir imiter, quelque ſoin qu’il prit de le faire croire en s’attachant à Zaïde. Fatime ne luy répondit que par des regards & par un torrent de larmes ; enfin elle luy fit la faveur de ſe plaindre de ſa negligence & de ſe juſtifier de l’attachement de Mulei-Hamet.

Un coup d’œil auroit ſuffi pour la faire trouver innocente ; leurs plaintes reciproques avoient ſi peu de fondement, qu’il ne leur fut pas difficile de ſe juſtifier, ni même d’y trouver des ſujets de joye.

La Reine ouvrit ſon cabinet trop toſt à leur grê, quoy qu’elle y eût demeuré long-temps. Abenamar pria Fatime de luy accorder le moyen de la voir ſans témoins, pour achever de s’éclaircir de tous leurs ſoupçons. Elle le luy promit & le lendemain en luy apprenant le lieu & l’heure où il pourroit luy parler, elle le luy envoya toutes les lettres qu’elle avoit receuës de Mulei-Hamet. Abenamar tranſporté de plaisir, l’aſſura qu’il ne manqueroit pas d’aller où elle luy marquoit, & Fatime ne pouvoit douter qu’il ne s’y trouvaſt.

Cependant ſi-toſt que le meſſager fut party, Abenamar s’enferma, il lut toutes les lettres de Mulei-Hamet, & il en trouva qui réveillerent ſa jalouſie. Quelques unes de ſes lettres ſuppoſoient une complaiſance de la part de Fatime, à quoy il ne s’eſtoit plus attendu depuis qu’elle luy avoit parlé. Son dépit luy ferma les yeux ſur les raiſons de cette complaiſance, qui n’eſtoit que l’effet des chagrins de Fatime contre luy. Il ne vit rien, ſinon trop de douceur pour ſon Rival, & il manqua à l’entrevûë qu’il avoit demandée avec tant d’empreſſement.

Fatime l’attendoit, & ſurpriſe de ſe trouver la premiere au rendez-vous, elle le fut beaucoup plus d’attendre inutilement Abenamar. Mille penſées entrerent dans ſon eſprit, la verité ſeule ne s’y preſenta pas, elle paſſa un jour plus cruel encore, s’il eſt poſſible, que celuy qu’elle avoit paſſée depuis peu, lorſque pour la premiere fois elle avoit crû devoir ſe plaindre de ſon Amant.

Le lendemain Abenamar ayant eu le loiſir de faire reflexion ſur la conduite qu’il venoit d’avoir, & jugeant, quand ſes premiers tranſports furent paſſez, que Fatime ſe ſentoit peu coupable, puis qu’elle meſme, ſans y eſtre contrainte, luy avoit envoyé les lettres de Mulei-Hamet, lui écrivit pour lui demander pardon, lui avoüa la verité, & la conjura d’excuſer une faute qui n’avoit pour principe que la plus violente paſſion du monde.

Fatime outrée de la mauvaiſe opinion qu’il avoit de ſa conduite lors qu’elle eſtoit innocente, luy répondit, que ſes ſoupçons le rendoient indigne d’avoir une Maiſtreſſe fidelle, & elle chercha alors veritablement à ſe guerir.

Mulei-Hamet fut moins écouté par rapport à Abenamar que par rapport à elle-meſme. Abenamar luy écrivit une ſeconde lettre, mais elle n’avoit rien à luy répondre.

Il ne reſtoit plus qu’une reſſource à cet Amant, c’étoit d’augmenter la jalouſie qu’elle avoit déja euë de Zaïde, ſachant bien que cette paſſion dans les femmes fait plus de racommodemens que de ruptures, mais il fut trompé, Zaïde eſtoit aſſez belle pour rendre la paſſion d’Abenamar vrai-ſemblable. Il avoit manqué un rendez-vous que Fatime luy avoit bien voulu accorder, elle conclut que le dépit ſeul n’auroit pû l’engager à luy faire cette injure ſi ſa paſſion avoit toujours eſté la même, qu’il entroit de la froideur pour elle, & de l’inconſtance dans ce procedé, & elle fut plus que jamais perſuadée de la neceſſité de ſe détacher d’Abenamar, mais elle ne fut pas long-temps ſans en ſentir toute l’impoſſibilité.

Elle rencontroit à tous momens Zaïde & Abenamar enſemble, cette veuë la faiſoit fremir, la tendreſſe de Mulei-Hamet ne la conſoloit point, elle vit qu’elle alloit le rendre malheureux, & elle chercha un remede ſeur & qui ne dépendit que d’elle.

Les deſerts luy parurent des lieux convenables à ſes malheurs, mais elle medita la fuite long-tems ſans pouvoir quitter une Cour où elle voyait tous les jours un ſpectacle cruel pour ſon cœur.

Depuis qu’elle eut pris le party de s’engager ſincerement à Mulei-Hamet, il ne luy fut plus difficile de luy avoüer que d’abord elle l’avoit trompé pour ramenér Abenamar ; & enfin de luy dire qu’elle ne pouvoit l’aimer, quoy qu’elle en eût le deſſein, & qu’elle l’eſtimât plus que tous les autres hommes.

Cet aveu plein de franchiſe donna de l’admiration à Mulei-Hamet mais il luy donna une douleur tres-ſenſible, & il ceſſa de luy rendre des ſoins qui réveilloient la tendreſſe qu’elle avoit pour ſon Rival ; de ſorte que livrée à ſes chagrins, & s’accoûtumant en quelque façon à la ſolitude, elle ſe fortifioit ſans ceſſe dans la reſolution qu’elle avoit déja priſe.

Abenamar ſachant que Mulei-Hamet ne la voyoit plus reſolut en luy portant les derniers coups de la reveiller de l’aſſoupiſſement où elle ſembloit eſtre. Il fit publier qu’il eſtoit preſt d’épouſer Zaïde ; & par les meſures qu’il avoit priſes, il fit aller d’abord ce bruit juſqu’à Fatime. Il crut que les promeſſes qu’il luy avoit faites, devoient bien au moins luy attirer ſes reproches, mais Zaïde n’avoit pas conſervé aſſez d’eſperances pour eſtre en droit de les luy faire, quoy que ſa paſſion qui ne s’eſtoit point affoiblie luy permit encore les plaintes. Elle luy écrivit toutes ſes penſées, & donna ordre qu’on ne luy portaſt ſa lettre que lors qu’elle ſeroit partie, elle s’en alla ſans dire le lieu où elle alloit, & ne luy laiſſa que le regret de n’avoir pû profiter d’une inclination auſſi grande que celle qu’elle avoit pour luy.

FIN