Michel Lévy Frères (p. 315-330).

XX

LA FORÊT DE FONTAINEBLEAU.


Voici une lettre que je reçois :

« La pétition des artistes avait obtenu auprès de M. le président de la République l’accueil le plus favorable ; néanmoins l’adjudication de la plus grande partie des lots a eu lieu au jour indiqué.

Pour essayer d’empêcher à l’avenir d’aussi vastes mutilations, les signataires de la pétition se sont constitués en comité de protection artistique de la forêt de Fontainebleau, et, pour bien préciser leur but, ont voté à l’unanimité la résolution suivante :

» Que la forêt de Fontainebleau doit être assimilée aux monuments nationaux et historiques qu’il est indispensable de conserver à l’admiration des artistes et des touristes. — et que sa division actuelle en partie artistique et non artistique ne doit être acceptée que sous toutes réserves. »

Je ne suis pas bien au courant de ce qui s’est passé à l’égard de la forêt de Fontainebleau, mais peu importe. Il ne s’agit pas pour moi de critiquer ce que j’ignore, il s’agit d’approuver tout effort tenté pour la conservation de ce monument naturel, très-logiquement classé par les pétitionnaires parmi les monuments nationaux. Le dépecer, le vendre, c’est l’anéantir, et je n’hésite pas à jurer que c’est là un sacrilége. Ce serait une honte de plus à ajouter aux incendies de Paris.

Triste époque en vérité que celle où, d’un côté, l’émeute détruit les archives de la civilisation, tandis que, de l’autre, l’État qui représente l’ordre et la conservation détruit ou menace les grandes œuvres du temps et de la nature. Que les unes ou les autres soient converties en ruines ou en écus, ce n’en est pas moins la destruction, et je ne sais, de ces deux vandalismes, si celui qui serait commis de sang-froid, légalement, après délibération, ne serait pas le plus stupide et le plus honteux.

Les pétitionnaires qui me demandent d’unir mes efforts aux leurs, et auxquels je donne ici une adhésion publique, invoquent avec raison le besoin des artistes et la satisfaction des touristes ; mais il y a plus que cela à invoquer, car l’opinion publique est faite par une médiocrité parfaitement dédaigneuse de la petite fraction des amants attitrés de la nature. On peut, je crois, prendre la question de plus haut encore et appeler les savants à démontrer que les forêts séculaires sont un élément essentiel de notre équilibre physique, qu’elles conservent dans leurs sanctuaires des principes de vie qu’on ne neutralise pas impunément, et que tous les habitants de la France sont directement intéressés à ne pas laisser dépouiller la France de ses vastes ombrages, réservoirs d’humidité nécessaire à l’air qu’ils respirent et au sol qu’ils exploitent.

Un illustre ami, le poëte de premier ordre qui vient de nous quitter, Théophile Gautier avait des paradoxes dont il n’était pas la dupe. Il nous disait, un jour, que les plantes, étaient relativement à nous, des suçoirs qui absorbaient notre air respirable, et que son idéal hygiénique, à lui, était de vivre dans un jardin composé d’allées et de plates-bandes de bitume, avec de bons siéges capitonnés et des narghilés toujours allumés, en guise de parterres et de massifs.

Quelqu’un lui fit observer que si les plantes absorbaient une partie de notre alimentation aérienne, elles nous rendaient au centuple des éléments de nutrition moléculaire dont la privation nous serait mortelle. Il le savait fort bien, car il savait beaucoup, et il pouvait soutenir contre lui-même des thèses que nul n’eût mieux plaidées.

Les grands végétaux sont donc des foyers de vie qui répandent au loin leurs bienfaits, et s’il est dangereux ou nuisible de vivre éternellement sous leur ombre directe, il est bien prouvé que supprimer leurs émanations, c’est changer d’une manière funeste les conditions atmosphériques de la vie humaine. C’est supprimer ces grands éventails qui renouvellent l’air et divisent l’électricité sur nos têtes ; c’est aussi appauvrir le sol qui est doué d’une circulation pour ainsi dire sous-cutanée.

La culture gratte, peigne, assainit cette écorce délicate. Ce sont les soins de propreté nécessaires ; mais il faut que certaines parties rocheuses ou boisées échappent à ce nivellement exagéré et conservent l’humidité qui doit féconder le sous-sol à de grandes distances. Il y a fort peu d’eau apparente dans les sables et les roches de Fontainebleau, mais le sous-sol qui a permis aux arbres d’y vivre si longtemps est à coup sûr d’une richesse extrême, et qui se communique au loin. Supprimez les arbres qui, par leur ombre, rendent au sol la fraîcheur bue par leurs racines, vous détruisez une harmonie nécessaire, essentielle, du milieu que vous habitez.

Ne rétrécissons donc pas la question. Tout le monde n’est pas capable de faire une bonne étude des chênes et des grès de Fontainebleau. Tout le monde n’a pas le goût de l’essayer, mais tout le monde a droit à la beauté de ces choses, et il y a beaucoup plus de personnes capables de la sentir que d’artistes intéressés à la traduire. Tout le monde a son grain d’intelligence et de poésie, et il ne faut pas pour cela une grande éducation de développement spécial. Tout le monde a donc droit à la beauté et à la poésie de nos forêts, de celle-là particulièrement, qui est une des belles choses du monde, et la détruire serait, dans l’ordre moral, une spoliation, un attentat vraiment sauvage à ce droit de propriété intellectuelle qui fait de celui qui n’a rien que la vue des belles choses, l’égal, quelquefois le supérieur de celui qui les possède.

La rage de la possession individuelle doit avoir certaines limites que la nature a tracées. Arrivera-t-on à prétendre que l’atmosphère doit être partagée, vendue accaparée par ceux qui auront le moyen de l’acheter ? Si cela pouvait se faire, voyez-vous d’ici chaque propriétaire balayant son coin de ciel, entassant les nuages chez son voisin, ou, selon son goût, les parquant chez lui et demandant une loi qui défende à l’homme sans argent de regarder l’or du couchant ou la splendeur fantastique des nuées chassées par la tempête ? J’espère que cet heureux temps ne viendra pas, mais je crois que la destruction des belles forêts est un rêve non moins monstrueux, et qu’on ne doit pas plus retirer les grands arbres du domaine public intellectuel que leurs influences salubres à l’hygiène publique. Ils sont aussi sacrés que les nuages fécondants avec lesquels ils entretiennent des communications incessantes ; ils doivent être protégés et respectés, ne jamais être livrés au caprice barbare ou au besoin égoïste de l’individu. Beaux et majestueux jusque dans leur décrépitude, ils appartiennent à nos descendants comme ils ont appartenu à nos ancêtres. Ils sont les temples éternels dont l’architecture puissante et la frondaison ornementale se renouvellent sans cesse, les sanctuaires de silence et de rêverie où les générations successives ont le droit d’aller se recueillir et chercher cette notion sérieuse de la grandeur, dont tout homme a le sentiment et le besoin au fond de son être.

La forêt de Fontainebleau n’est pas seulement belle par sa végétation ; le terrain y a des mouvements d’une grâce ou d’une élégance extrêmes. Ses entassements de roches offrent à chaque pas un décor magnifique, austère ou délicieux. Mais ces ravissantes clairières, ces chaos surprenants, ces sables mélancoliques deviendraient navrants, peut-être vulgaires s’ils étaient dénudés. Les sciences naturelles aussi ont le droit de protester contre la destruction des plantes basses que ferait bientôt disparaître le desséchement de l’atmosphère avec la chute des grands végétaux. Le botaniste et l’entomologiste sont gens sérieux qui comptent autant que les peintres et les poëtes ; mais au-dessus de toute cette élite, il y a, je le répète, le genre humain qu’il ne faut pas appauvrir de nobles jouissances, surtout au lendemain de guerres atroces qui ont souillé et détruit tant de choses sacrées dans la nature et dans la civilisation. Français, nous avons tous, ou presque tous, des enfants ou des petits-enfants que nous prenons par la main pour les promener avec l’idée, à quelque classe aisée ou malaisée que nous appartenions, de les initier au sentiment de la vie qui est en nous. Nous leur faisons regarder, là où nous nous trouvons avec eux, tout ce qu’ils doivent comprendre, un navire, un convoi de chemin de fer, un marché, une église, une rivière, une montagne, une ville. Depuis la boutique de pain d’épice où le petit prolétaire voit de petites formes barbares d’hommes et d’animaux, jusqu’aux musées où le bourgeois promène son héritier en lui expliquant comme il peut ce qu’il admire ; depuis le sillon où l’enfant du paysan ramasse une fleur ou un caillou, jusqu’aux grands parcs royaux et à nos jardins publics, où riches et pauvres peuvent s’instruire en regardant ; tout est sanctuaire d’initiation pour l’enfant ou pour l’adulte privé de développement, qui veut sortir de cette enfance trop prolongée. Je sais bien qu’il y a un prolétaire sombre ou bavard, sinistre ou passionné qui ne rêve que la lutte sociale, ne regarde rien et ne prend aucun soin d’élever son esprit au niveau du sort qu’il prétend conquérir ; mais il y a le prolétaire universel, l’enfant, c’est-à-dire l’ignorant de toutes les classes, celui qu’on peut encore former pour la vie sociale et pour les luttes mieux comprises et mieux posées de l’avenir. Celui-là, chacun de nous l’a sous la main, car c’est l’élève de son cœur, le rejeton qu’il porte dans ses bras. Il le promène, il le dégrossit, il lui explique les objets nouveaux ; si l’élève est intelligent, de bonne heure il est capable de s’intéresser à toutes les choses que l’existence lui propose de posséder par le fait ou par la pensée.

Eh bien, quand vous l’aurez conduit dans tous les centres d’où la vie sociale rayonne, ou sur tous les chemins où elle fonctionne, quand vous lui aurez appris ce que c’est que l’industrie, les sciences, les arts et la politique, il y a encore une chose dont il ne se doutera pas si vous ne la lui avez pas révélée, et cette chose c’est le respect religieux du beau dans la nature. Il y a là une source profonde de jouissance calme et durable, une immersion de l’être dans les sources mystérieuses d’où il est sorti, une notion à la fois pieuse et positive de la vie, dont vos chemins de fer, vos machines, vos navires, vos manufactures, vos théâtres et vos églises ne lui auront pas encore donné une idée nette et vraie. Il aura appris comment la vie s’emploie ou se prodigue, comment l’homme s’utilise ou se dépense ; il ne saura pas comment la vie se produit et se renouvelle, comment l’homme se sent et s’appartient. Le tumulte de l’existence sociale fait que nous agissons, la plupart du temps, sans savoir pourquoi, et que nous prenons nos passions ou nos appétits pour des besoins réels. Le recueillement est la chose qui manque le plus et dont tout nous détourne. La société est lancée à toute vapeur dans une vie artificielle de tous points, appétit ou vanité à satisfaire sous toutes les formes ; elle n’a pas d’autre but, d’autre illusion, d’autre promesse dans l’appréciation des masses.

Réagissons un peu, c’est-à-dire le plus que nous pourrons, car, hélas ! ce ne sera encore qu’un peu, contre ce torrent qui emporte notre progéniture dans ses ondes troublées. Ne réduisons pas notre horizon aux limites d’un champ ou à la clôture d’un jardin potager. Ouvrons l’espace à la pensée de l’enfant ; faisons-lui boire la poésie de cette création que notre industrie tend à dénaturer complétement avec une rapidité effrayante. Eh quoi ? dès à présent, le jeune homme qui sent vivement cette poésie est un être exceptionnel, car, dans la plupart des familles de nos jours, on est convaincu que contempler c’est perdre son temps, que rêver est habitude de fainéantise ou tendance à la folie. Et pourtant on est sensible à la beauté d’un paysage, et on ne voudrait pas que l’élève eût la brutalité de ne pas le voir.

Je sais cela, je le reconnais, car je ne suis pas de ceux qui font systématiquement la guerre aux bourgeois. Je n’ai jamais fait de croisade contre les épiciers. Je suis persuadé qu’on peut vendre des câpres et du girofle, et savoir que ce sont-là des plantes adorables, non-seulement parce qu’elles rapportent de l’argent, mais parce qu’elles sont gracieuses et charmantes. Je crois qu’on peut être un bon paysan et tracer un sillon irréprochable sans être sourd au chant de l’alouette et insensible au parfum de l’aubépine. Je veux même qu’il en soit ainsi. Je veux qu’on puisse être parfait notaire et poëte à ses heures en parcourant la campagne ou en traversant la Seine. Je veux que tout homme se complète et qu’on ne lui interdise aucune initiation. C’est un préjugé de croire qu’il faut savoir les délicatesses du langage, les ressources de la palette, le technique des arts pour être en soi-même un critique délicat et pour soi-même un sensitif exquis. Exprimer est une faculté acquise, mais apprécier est un besoin, par conséquent un droit universel. Que les artistes l’éclairent et le consacrent, c’est leur mission ; mais invitons tous les hommes à s’en servir pour eux-mêmes, à en avoir la jouissance et à savoir la chercher et la savourer, sans se croire dispensés pour cela d’être bons épiciers, bons laboureurs ou parfaits notaires, si telle est leur vocation.

Il y a plus, une éducation exclusivement artistique n’est pas un moyen infaillible de développer dans l’homme le sentiment du beau et du vrai. Il y a là trop de discussion, trop de conventions, trop de métier ; à force d’apprendre comment il faut voir et comment il faut exprimer, il est bien possible que le disciple de tant de maitres perde souvent le don de voir par ses yeux et de produire avec le sens qui lui est propre. La nature ne se livre pas ainsi au commandement du professeur ; essentiellement mystérieuse, elle a sa révélation particulière pour chaque individu et s’empare de lui par un procédé qu’elle ne répète pas pour un autre. Il faut la voir soi-même et l’interroger avec ses propres tentacules. Elle est éloquente pour tous, mais jamais traduisible jusqu’au fond, car elle a tous les langages, et, sous la prodigalité de ses expressions diverses, elle a un dernier mot caché qu’elle garde pour elle et que, Dieu merci, pour l’art, l’homme cherchera éternellement. Aucun peintre, aucun poëte, aucun musicien, aucun naturaliste, n’épuisera cette coupe de beauté qui toujours déborde après qu’il y a bu à longs traits. Après les plus splendides buveurs, les moindres oisillons trouveront toujours de quoi se désaltérer, et quand vous vous serez assimilé tous les artistes, tous les poëtes, tous les naturalistes, vous aurez encore tout à apprendre si vous n’avez pas vu la nature chez elle, si vous n’avez pas, en personne, interrogé le sphinx.

Quelle conquête à entreprendre pour l’homme, et je dis pour tout homme actuellement vivant ou à naître ! Entrer dans la nature, chercher l’oracle de la forêt sacrée et rapporter le mot, ne fût-ce qu’un mot qui doit répandre sur toute sa vie le charme profond de la possession de son être ! cela vaut bien la peine de conserver les temples d’où cette divinité bienfaisante n’a pas encore été chassée !

Car il est temps d’y songer, la nature s’en va. Sous la main du paysan les grands végétaux disparaissent, les landes perdent leurs parfums, et il faut aller loin des villes pour trouver le silence, pour respirer les émanations de la plante libre ou surprendre le secret du ruisseau qui jase et qui coule à son gré. Tout est abattis, nivellement, redressement, clôture, alignement, obstacle ; si, dans ces cultures tirées au cordeau qui ont la prétention de s’appeler la campagne, vous voyez de temps en temps un massif de beaux arbres, soyez certain qu’il est entouré de murs et que c’est là une propriété particulière où vous n’avez pas le droit de faire entrer votre enfant pour qu’il sache comment est fait un tilleul ou un chêne. Le riche a seul le droit de conserver un petit coin de la nature pour sa jouissance personnelle. Le jour où la loi agraire serait décrétée, il ne resterait plus un arbre en France. En Berry, on mutile l’orme pour nourrir les moutons, l’hiver, avec la feuille et pour chauffer le four avec les branches. Il n’y a plus que des têteaux, c’est-à-dire des monstres.

Tout le monde sait l’histoire du saule blanc en France ; c’est notre plus bel arbre, celui qui atteint les plus imposantes dimensions. Il n’en reste peut être pas trois ; mais certaines régions sont couvertes de petites boules de feuillage blanchâtre ayant pour support une grosse bûche informe toute crevassée, c’est là le saule blanc, le géant de nos climats.

La plupart des grandes étendues boisées se sont resserrées. Où trouver maintenant la forêt des Ardennes ! Les forêts qui subsistent sont à l’état de coupes réglées et n’ont point de beauté durable. Les besoins deviennent de plus en plus pressants, l’arbre, à peine dans son âge adulte, est abattu sans respect et sans regret. Que de colosses admirables les personnes de mon âge ont vu tomber ! Il n’y en a plus, il faut inventer des charpentes en fer, on ne pourra bientôt plus trouver ni poutres, ni chevrons. Partout le combustible renchérit et devient rare. La houille est chère aussi, la nature s’épuise et l’industrie scientifique ne trouve pas le remède assez vite.

Irons-nous chercher tous nos bois de travail en Amérique ? Mais la forêt vierge va vite aussi et s’épuisera à son tour. Si on n’y prend garde, l’arbre disparaîtra et la fin de la planète viendra par dessèchement sans cataclysme nécessaire, par la faute de l’homme. N’en riez pas, ceux qui ont étudié la question n’y songent pas sans épouvante.

On replantera, on replante beaucoup, je le sais, mais on s’y est pris si tard que le mal est peut-être irréparable. Encore un été comme celui de 1870 en France, et il faudra voir si l’équilibre peut se rétablir entre les exigences de la consommation et les forces productives du sol. Il y a une question qu’on n’a pas assez étudiée et qui reste très-mystérieuse : c’est que la nature se lasse quand on la détourne de son travail. Elle a ses habitudes qu’elle quitte sans retour quand on les dérange trop longtemps. Elle donne alors à ses forces un autre emploi ; elle voulait bien produire de grands végétaux, elle y était portée, elle leur donnait la séve avec largesse. Condamnée à se transformer sous d’autres influences, la terre transforme ses moyens d’action. Défrichée et engraissée, elle fleurit et fructifie à la surface, mais la grande puissance qu’elle avait pour les grandes créations elle ne l’a plus et il n’est pas sûr qu’elle la retrouve quand on la lui redemandera. Le domaine de l’homme devient trop étroit pour ses agglomérations. Il faut qu’il l’étende, il faut que des populations émigrent et cherchent le désert. Tout va encore par ce moyen, la planète est encore assez vaste et assez riche pour le nombre de ses habitants ; mais il y a un grand péril en la demeure, c’est que les appétits de l’homme sont devenus des besoins impérieux que rien n’enchaîne, et que si ces besoins ne s’imposent pas, dans un temps donné, une certaine limite, il n’y aura plus de proportion entre la demande de l’homme et la production de la planète.

Qui sait si les sociétés disparues, envahies par le désert, qui sait si notre satellite que l’on dit vide d’habitants et privé d’atmosphère, n’ont pas péri par l’imprévoyance des générations et l’épuisement des forces trop surexcitées de la nature ambiante ?

En attendant que l’humanité s’éclaire et se ravise, gardons nos forêts, respectons nos grands arbres, et, s’il faut que ce soit au nom de l’art, si cette considération est encore de quelque poids par le temps de ruralité réaliste qui court, écoutons et secondons nos vaillants artistes ; mais nous tous, protestons aussi, au nom de notre propre droit et forts de notre propre valeur, contre des mesures d’abrutissement et d’insanité. Pendant que, de toutes parts, on bâtit des églises fort laides, ne souffrons pas que les grandes cathédrales de la nature dont nos ancêtres eurent le sentiment profond en élevant leurs temples, soient arrachées à la vénération de nos descendants. Quand la terre sera dévastée et mutilée, nos productions et nos idées seront à l’avenant des choses pauvres et laides : qui frapperont nos yeux à toute heure. Les idées rétrécies réagissent sur les sentiments qui s’appauvrissent et se faussent. L’homme a besoin de l’Éden pour horizon. Je sais bien que beaucoup disent : « Après nous la fin du monde ! » C’est le plus hideux et le plus funeste blasphème que l’homme puisse proférer. C’est la formule de sa démission d’homme, car c’est la rupture du lien qui unit les générations et qui les rend solidaires les unes des autres.

Nohant, 6 novembre.