Impressions de voyage et d’art, souvenirs du Bourbonnais/09

Impressions de voyage et d’art, souvenirs du Bourbonnais
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 14 (p. 141-166).
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IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D’ART

IX.[1]
SOUVENIRS D’AUVERGNE.


I. — LES GRANDS JOURS D’AUVERGNE ET FLÉCHIER.

Une des choses qui étonnent le plus le voyageur qui parcourt les provinces de l’Auvergne et du Velay, c’est le nombre de ruines qu’il rencontre sur sa route. Ici les églises seules se dressent intactes, inviolées ou rajeunies, comme pour nous dire que de tout ce qui composait la vie ancienne de ces régions, il n’en subsiste plus que l’élément impérissable : le peuple encore fort pieux dont elles abritent les croyances séculaires; mais de tous les châteaux qui couronnaient les forteresses naturelles de ce pays hérissé, il ne reste que des débris. Ce fait seul, à défaut de tout témoignage écrit, suffirait pour révéler à un observateur intelligent à quel point la féodalité a été puissante en Auvergne, car c’est une loi en quelque sorte fatale de la destruction qu’elle est toujours en proportion de la puissance, du respect et de la longévité des dominations auxquelles elle s’attaque, en sorte que, lorsque nous trouvons dans telle province plus de monumens encore debout d’un pouvoir disparu que nous n’en trouvons dans telle autre, ce n’est pas une preuve que ce pouvoir y a été plus considérable et plus populaire, c’est au contraire une preuve qu’il y a tenu une moindre place. En effet, la féodalité, c’est-à-dire le pouvoir à court espace et la domination à frontières étroites, est tellement le gouvernement naturel de cette contrée, où chaque lieue de terre est séparée de la lieue voisine par les obstacles des montagnes, qu’il a fallu pour la déraciner un excès de destruction. Aussi aux deux grandes causes de ruine qui ont sévi sur toute la France, les guerres religieuses et la révolution française, est-il venu s’en joindre ici une troisième, moins ardente, bien plus implacable et autrement efficace que les deux autres, le cardinal de Richelieu. Il a décapité, rasé, démantelé autant qu’il a pu, et il a pu longtemps; cette volonté unique, mais froide, ferme et constante, a fait plus que n’auraient jamais fait les assauts multipliés des armées et les impétueux déchaînemens des passions populaires. Nulle page d’histoire ne saurait être aussi éloquente et aussi instructive que ce simple aspect du pays, où se lit cette persistance de la féodalité en Auvergne, et ces rencontres sans cesse renouvelées de ruines où se révèlent la lutte opiniâtre et le triomphe de Richelieu en caractères ineffaçables.

De tels pouvoirs, si bien fondés sur des habitudes séculaires et en si parfait accord avec le caractère physique des lieux, ont la vie dure. Frappée définitivement à mort par Richelieu, la féodalité auvergnate ne succomba pourtant pas immédiatement. Galvanisée par les troubles de la fronde, qui créèrent assez d’insécurité sociale pour donner à ses anciens penchans d’arbitraire l’occasion de s’assouvir librement et assez de faiblesse dans le pouvoir central pour qu’elle n’eût pas à craindre d’en être châtiée immédiatement, elle prolongea son agonie jusqu’à la majorité de Louis XIV, et c’est cette agonie dont nous voyons les derniers spasmes dans les Mémoires de Fléchier sur les grands jours de 1665. Cette lecture est aujourd’hui la préface obligée de tout voyage en Auvergne qui se propose un but d’investigation historique. Certes, si jamais artiste en style aima peu les gravures à la manière noire, c’est bien Fléchier, le mondain bienveillant, l’optimiste vertueux, dont le sourire toujours égal éclaire de la même lumière une galanterie aimable et une scélératesse insigne, et pourtant quels tableaux ressortent de ses récits sans ombres et sans contrastes! Les noms les plus illustres de la province, les Beaufort, les Montboissier, les d’Espinchal, les d’Apchier, noircis de crimes et salis de sang, une justice locale impuissante par poltronnerie ou silencieuse par complicité, un clergé délivré de toute discipline ecclésiastique par les difficultés de la surveillance, devenu aussi sauvage que les solitudes rustiques où il exerce son ministère, un peuple en proie à ce que la superstition a de plus noir, l’ignorance de plus dangereux et la férocité de plus sanguinaire, toujours disposé à prêter l’aide de sa brutalité à l’arbitraire dont il souffre, enfin ce goût de l’arbitraire également répandu dans toutes les classes et à tous les étages de la société où chacun ne songe qu’à abuser soit par la violence, soit par la fraude, voilà l’odieuse réalité que Fléchier nous présente enveloppée d’enjouement et agrémentée de badinages, mais dont la lumière de son sourire et le fard de son bel esprit ne parviennent pas à altérer le visage sinistre. Partout ailleurs la féodalité est morte en héroïne, toute brillante de vaillance, de chevaleresque indiscipline, de fidélité touchante à un état social perdu; ici au contraire elle est morte en damnée, avec laideur, toute enténébrée de sauvagerie factieuse et de brigandage, dans le mépris de toutes les lois humaines et dans l’oubli de toutes les lois divines. On voit que nous cherchons peu à atténuer les récits de Fléchier; eh bien! cependant, cela une fois dit, nous demandons à faire, à l’excuse de cette laide féodalité auvergnate expirante, quelques réserves qui nous parais- sent de simple bon sens, et qu’ont trop négligé de faire jusqu’ici, à notre avis, les nombreux critiques qui se sont occupés du livre charmant de Fléchier.

Les faits racontés par Fléchier sont odieux, sont-ils une condamnation bien sérieuse des anciennes classes féodales? Nous venons de le dire, la responsabilité en est singulièrement partagée et ne doit pas retomber sur la seule noblesse, car la plupart de ces crimes sont parfaitement roturiers. C’est qu’ici une cause plus puissante que les institutions a eu action sur elles pour les exagérer et les dépraver. Ici la féodalité a bien créé la société générale à son image; mais c’est après que la nature des lieux a eu fait la féodalité à la sienne, et voilà pourquoi elle n’y porte pas le même visage qu’on lui voit ailleurs. Tout gouvernement, quel qu’il soit, va bien vite jusqu’au bout de lui-même, lorsqu’il trouve dans la nature des lieux trop de facilités pour abuser, et la montagne fut pour la féodalité du centre hérissé de la France ce que la plaine fut pour l’orageuse démocratie des Flandres, une auxiliaire d’abord, et puis bien vite une inspiratrice de mauvais conseils. Comme ces gorges profondes sont bien préparées pour ensevelir le crime, comme ces solitudes invitent au mal, comme ces plis du terrain sont disposés à merveille pour l’embuscade et la surprise, et comme la violence se sent à l’abri des représailles derrière ces remparts de hautes montagnes! Encore aujourd’hui, dans notre siècle de grandes routes et de chemins de fer, le voyageur reste effrayé en songeant avec quelle rapidité l’homme redeviendrait sauvage dans ces provinces, si par un hasard quelconque elles étaient pendant un temps délivrées de tout lien avec le pouvoir central. Que nos communeux français réalisent jamais leur fameux plan de gouvernement morcelé, et ils verront vingt ans après quelle superbe moisson de crimes ce sol d’Auvergne aura portés, et s’il ne leur faudra pas tenir des grands jours démocratiques pour en avoir justice. Il n’a pas fallu moins en effet que la puissante centralisation moderne pour mettre fin à cette sauvagerie, car jusqu’au commencement de ce siècle l’Auvergne fut une des provinces où il se commettait le plus de violences contre les personnes. Passées les dernières clartés du jour les routes étaient impraticables; quelles terreurs, il y a cinquante ans, pour le voyageur attardé lorsqu’il voyait s’avancer la nuit, et quelle hâte pour gagner un gîte qui souvent encore était sans sécurité ! Le voyageur dans ces régions, c’était ce que sont les naufragés pour les habitans de certaines côtes maritimes, une proie à dépouiller, une sorte d’étranger sur lequel la nature des lieux donnait le droit de prise. Il n’était protégé ni par la modestie de sa condition, ni même par sa pauvreté : toucheurs de bestiaux, étameurs ambulans, porte-balles surtout n’en faisaient que trop souvent l’expérience. Quant aux gîtes où l’on cherchait un abri contre le péril, un fait dira ce qu’ils valaient : cette histoire si répandue et si populaire autrefois du voyageur qui entend la nuit ses hôtes comploter contre sa vie, c’est de ces régions d’Auvergne, du Velay, du Gévaudan et des Cévennes qu’elle est principalement sortie. Ajoutez que s’arrêter dans ces gîtes tout en vous préservant pour la nuit était souvent un moyen sûr d’être attaqué le lendemain, car ils étaient aussi ceux des malandrins du pays qui avaient toutes facilités pour étudier la physionomie et les allures du voyageur, s’instruire de la route qu’il devait suivre, mesurer le degré de résistance qu’il pouvait opposer. Il n’y a pas trente ans qu’une dame de notre connaissance, voyageant dans le Cantal, fut avertie charitablement dans l’auberge où elle logeait de ne pas se mettre en route le soir, sur certains propos suspects qui avaient été entendus. C’est assez en dire pour montrer que les mœurs dont Fléchier nous présente le tableau accusent beaucoup plus encore la nature des lieux que les vices des institutions féodales, et qu’il n’est pas fort étonnant que la noblesse d’Auvergne n’ait pas échappé à une rudesse, à une violence qui étaient communes à toute la population.

L’irrégularité de la justice royale était une seconde cause de désordre non moins forte que la précédente. Il est assez naturel que les crimes soient d’autant plus nombreux que la punition en est plus lointaine et plus incertaine. Prenez aujourd’hui, dans notre France démocratique, telle province que vous voudrez, la moins inaccessible, la moins hérissée, la plus ouverte, l’Orléanais, par exemple, établissez que la justice n’y sera rendue qu’à longs termes, et vous verrez dans quelle proportion les crimes vont augmenter. A la vérité, les criminels seront de nature fort différente de ceux de Fléchier; ils porteront des noms démocratiques au lieu de porter ceux des Beaufort et des Montboissier ; sera-ce là une bien grande compensation? Le criminel est en plus d’un point assimilable au joueur; comme ce dernier, il tente la chance et s’en remet au hasard; ce qui l’encourage ou le retient, c’est la certitude ou l’incertitude de la punition. Il y a mieux : le crime, même assuré de son châtiment, ne sera nullement découragé, si ce châtiment ne doit s’exécuter qu’au bout d’un certain temps. Dites à celui qui balance à commettre un crime qu’il devra répondre de sa conduite dans quinze ou vingt ans, et aussitôt toute hésitation cessera, car cet homme se fera certainement l’application du vers si connu de notre fabuliste :

Le roi, l’âne, ou moi, nous mourrons.

Or c’était là en toute évidence un des raisonnemens de ces criminels d’Auvergne : J’aurai à répondre de ma conduite, cela est sûr, mais quand? Je ne sais, dans dix, dans vingt ans peut-être ; serai-je encore de ce monde à cette époque, ou les circonstances n’auront-elles pas changé, ou ma conduite passée ne sera-t-elle pas comme noyée dans les préoccupations d’un nouveau règne? Eh bien ! qu’ai-je à craindre alors, et pourquoi ma rapacité, mes convoitises ou ma haine se refuseraient-elles satisfaction?

Le châtiment de ces crimes d’Auvergne fut rude et fort; M. de Novion et M. Talon frappèrent sans pitié, sans ménagemens, sans égard aux personnes, ou plutôt ils y eurent égard, mais ce fut pour augmenter la sévérité de leurs arrêts de tout le poids de la qualité des coupables. Une chose faite pour blesser et attrister profondément le cœur en lisant les Mémoires de Fléchier, c’est qu’on ne peut s’empêcher d’y constater l’injustice de la justice humaine, et qu’on est amené à faire ainsi un retour sur la faiblesse inhérente à notre nature qui ne veut pas qu’il y ait parmi nous rien qui soit absolument pur. Le procès du vicomte de La Mothe-Canillac en est une preuve des plus mélancoliques. Voici des magistrats qui viennent en grand appareil et en grande solennité pour rétablir la justice, et leur premier jugement est une demi-iniquité. Préoccupés de donner à leur œuvre de réparation une préface capable de frapper vivement les imaginations, ils choisissent précisément le moins coupable parmi tous ces gentilshommes criminels d’Auvergne et ils le sacrifient sans merci pour le salut d’Israël. Le vicomte de La Mothe-Canillac avait commis un meurtre à la vérité, mais il avait été insulté, volé et compromis par son ennemi, et il l’avait tué presque loyalement, en rase campagne, en pleine lumière, en se défendant contre lui; bref, son action ne dépassait pas la mesure des vengeances ordinaires que les gentilshommes de cette époque avaient encore l’habitude de tirer les uns des autres. Il est vrai qu’il avait contre lui d’avoir suivi le parti du prince de Condé pendant les guerres civiles de la fronde; or la fronde était maintenant finie, le roi avait triomphé de ses ennemis, et ce rôle ancien du prévenu était une raison de plus d’être scrupuleusement équitable, afin que la sentence ne portât pas figure de vengeance; mais quoi! il fallait faire un exemple, et aucune de ces circonstances atténuantes ne put prévaloir sur les calculs d’une sévérité préméditée et convenue d’avance. Arriver le premier est en toute chose un grand bonheur ou un grand malheur, et, si l’on y regarde de près, on voit que ce qui perdit le vicomte de La Mothe-Canillac, c’est que les grands jours s’ouvrirent par son procès. Aurait-il été condamné aussi sévèrement trois semaines après? Assurément non. Plaisante justice qu’une rivière borne! avait dit Pascal presqu’à cette même époque; plaisante justice dont un délai de trois semaines augmente ou diminue la sévérité ou la clémence, disons-nous à notre tour en lisant dans Fléchier ce triste arrêt, si bien fait pour rappeler notre pauvre nature humaine à la modestie qui lui sied toujours.

Le livre de Fléchier sur les grands jours d’Auvergne est l’un des plus agréables que nous ait laissés notre littérature du XVIIe siècle, et cependant s’il était jugé selon les exigences de la critique moderne, il n’échapperait pas à une certaine sévérité. Cette épithète d’agréable que nous venons d’employer, ne dit-elle pas, toute louangeuse qu’elle est, la nature du blâme qui ne manquerait pas de lui être adressé, s’il paraissait aujourd’hui, car n’est-il pas étrange que des actions dont le récit demanderait tantôt les fortes ombres de Rembrandt, tantôt même la nuit épaisse du Caravage, soient invariablement peintes avec les tendres couleurs de l’aquarelle et du pastel? Le style du livre n’est donc pas en rapport avec le sujet : c’est que le pittoresque en littérature n’était pas encore venu au monde, et que tous ces artifices d’un style à la Rembrandt étaient parfaitement inconnus. Pour manquer d’accord avec son sujet, ce n’en est pas moins un style d’un modèle achevé et qui possède ses mérites très particuliers. D’une nudité absolue, presque sans images, il est cependant d’un agrément extrême, que l’on ne songe à chercher d’ordinaire que dans les styles très ornés. C’est une belle prose, nette, limpide, correcte, qui porte bien la double date et de l’âge de l’auteur, et de l’époque où le livre fut composé. Tout y est d’une pureté, d’une aisance, d’une modernité accomplies; rien de gauche ni d’embarrassé, rien surtout d’archaïque et de suranné, nuls restes des tournures des styles précédens, nulle phrase à nœuds compliqués, nulle période à replis traînans. Ce livre est celui d’un homme jeune qui n’a aucune des façons de s’exprimer d’un plus vieux temps, parce qu’il a eu l’heureuse fortune d’arriver jeune au monde au moment précis où la langue était achevée et toute classique. Seul le bel esprit y marque le voisinage presque immédiat de l’hôtel de Rambouillet et le patronage affable des Montausier et des Chapelain; encore ce bel esprit y est-il ménagé avec une sobriété et un bon goût qui révèlent que le temps a marché, qu’on s’éloigne déjà de la source de la préciosité, et que, tout proche qu’il est, l’hôtel de Rambouillet est déjà dans le passé. Cette préciosité d’ailleurs se fait plus sentir que reconnaître, car c’est moins dans les formes du langage et les tournures du style que dans l’allure du récit qu’elle se rencontre : récit vif, rapide, tout d’une haleine, sans aucun point d’arrêt ni ralentissement, mais frappé cependant d’une légère affectation comparable à celle d’un coureur agile qui, pour faire admirer sa vitesse, trouve moyen d’exagérer sa légèreté par quelque geste voulu, quelque inflexion du corps préméditée, quelque manière adroite de rebondir de terre ou de porter le pied en avant, capable de le faire remarquer.

Il est aussi un autre genre de censure auquel le livre de Fléchier n’échapperait à coup sûr pas de nos jours. On ne manquerait pas de l’accuser de mondanité, de scepticisme, presque d’incrédulité; on ferait remarquer avec une apparence de raison le désaccord qui existe entre le ton de ce livre et le caractère de l’auteur, on demanderait si c’est bien une digne préparation à un futur épiscopat que d’écrire des récits dont la galanterie est la préoccupation constante quand elle n’en est pas la matière principale. Heureusement pour nos plaisirs et notre instruction, on n’avait pas encore inventé au XVIIe siècle ce pédantisme de nos sociétés démocratiques qui demande à l’homme de commencer par se mutiler pour être mieux en harmonie avec ses fonctions, qui ne veut se représenter un magistrat qu’avec une tenue roide et gourmée, et un prêtre qu’avec un visage triste et morose, qui en un mot demande à l’homme de prendre d’abord figure de sot pour mieux porter le masque de sa profession. Au XVIIe siècle, on pensait au contraire avec Pascal qu’Aristote et Platon, que nous nous figurons toujours en robes noires de docteurs et en bonnets carrés, étaient d’honnêtes gens aimant à rire et à converser avec leurs amis. Un tel livre suffirait aujourd’hui pour faire soupçonner la vertu de l’auteur; or, s’il est une vertu qui n’ait pas été soupçonnée et dont les contemporains aient rendu bon témoignage, c’est bien celle de Fléchier, seulement il s’est rencontré que ce vertueux avait de l’esprit, ce qui à coup sûr est le meilleur auxiliaire pour bien prêcher la vertu, de la politesse, ce qui certainement ne peut que la rendre plus aimable, enfin, comme Fénelon, du goût et du sentiment pour la beauté, ce qui à la rigueur ne saurait être interdit à celui qui veut faire admirer Dieu par sa création, et louer l’artiste par la perfection de son œuvre. Si ce monde est une vallée de larmes, comme il n’est que trop vrai, il est bien permis au moins, ne fût-ce qu’en manière de consolation, de remarquer que les lignes en sont souvent heureuses et que les fleurs qui y poussent ont souvent de de l’attrait pour les yeux, et la consolation sera encore assez chétive. Il y a enfin de la galanterie dans Fléchier, et il y en a même beaucoup; mais ce n’est qu’une preuve qu’il possédait une des qualités les plus essentielles chez un prêtre, c’est-à-dire l’onction, car qui donc n’a remarqué à quel point cette qualité nommée onction, toute faite de suavité et de tendresse, et qui demande à être pétrie dans les baumes les plus exquis du langage, est proche parente de la galanterie?

Ce qui prêterait plus sérieusement à la controverse, c’est le caractère particulier de la religion que laisse entrevoir Fléchier et qu’on peut hardiment lui attribuer sans crainte de calomnie. Cette religion toute de lumière, purement abstraite et morale, n’a rien pour les sens et l’imagination charnelle. Elle fait visiblement bon marché de toute la partie légendaire, traditionnelle, miraculeuse de la dévotion populaire. Ce sont là choses que Fléchier ne critique pas, auxquelles il ne contredit pas, qu’il ne réfute pas, mais qu’il nomme avec un sourire, et qui visiblement ne lui sont de rien. Il en est de même des pratiques de la dévotion conventuelle dont il fait, toutes les fois qu’il les rencontre sur sa route, des peintures dont rien n’égale le badinage tempéré et la discrète ironie. Quelles jolies pages que son tableau des vingt De profundis simultanés et discordans de l’église des cordeliers et sa description plaisante des mauvaises peintures du cloître des dominicains ! quelles silhouettes finement enlevées que celles du père capucin rencontré à Vichy, et du frère jacobin trop crédule aux histoires miraculeuses en l’honneur de son ordre! Ce sont là des pages auxquelles Voltaire aurait applaudi sans aucun doute, et cependant on se tromperait grossièrement, si l’on voulait y voir une marque anticipée de l’esprit du XVIIIe siècle. Tout cela pour Fléchier est badinage inoffensif, de même que ces pratiques sont des bizarreries extérieures qui ne sont pas identifiées à l’essentiel de la religion, et cette religion pour Fléchier c’est un christianisme spiritualiste, quelque peu cartésien, qui porte bien le signe de l’esprit du XVIIe siècle. La religion de Fléchier, comme sa prose, appartient à ce que le XVIIe siècle eut en somme de meilleur. Eh! sans doute, ce n’est pas là tout le christianisme, mais c’est bien celui des esprits cultivés de son temps et de son pays, et nous ne nous étonnons point de ne pas le trouver moins philosophique et plus imaginatif. Qui donc, cherchant dans les peintures de Poussin et de Lesueur la figure de la religion, serait assez naïf pour s’étonner de ne pas lui trouver le même visage qu’il lui voit dans les peintures de Murillo ou dans celles de Zurbaran?


II. — CLERMONT-FERRAND.

Peu de villes ont un aspect aussi ouvert, aussi riant, et je dirai presque aussi lumineux que Clermont abordée par la Limagne. Aperçue à distance en venant de Riom, c’est un enchantement : un vaste espace à découvert entouré de hautes montagnes, et dans cet espace Clermont précédée de la petite ville de Montferrand comme une reine de ses massiers, déployée à l’aise dans une pose pittoresquement inclinée. L’enchantement se dissipe quelque peu après l’arrivée. La ville, à quelques quartiers près, est montueuse à faire le désespoir d’un asthmatique, mais en revanche se prête admirablement à l’apprentissage du touriste pour ses courses dans les montagnes des environs. Les rues, presque toujours de longues ruelles, sont avarement étroites sans tortuosités pittoresques ni replis curieux; ce n’est pas ici que le dilettante romantique trouvera matière à ses rêveries, pas plus que le romancier de cape et d’épée n’y trouvera un théâtre pour ses fictions. Les places qui, à la seule exception de celle qui s’étend derrière la cathédrale, se trouvent en bas de la ville, mal coupées, trop inclinées, ne sont disposées ni pour être des buts agréables de promenade, ni pour être des lieux commodes de rendez-vous. Enfin les demeures bâties presque toutes de cette pierre de Volvic, de couleur noir-clair, dont l’aspect est si lugubre semblent y porter le deuil de la beauté qu’elles n’ont pas. Ajoutez deux inconvéniens notables : le premier, c’est que Clermont est relativement privée d’eau, et que, n’était l’admirable fontaine que l’évêque Jacques d’Amboise y fit élever au commencement du XVIe siècle à l’imitation des belles fontaines de la renaissance d’Anjou et de Touraine, on n’apercevrait nulle part dans la ville la présence de cet élément de fraîcheur et de gaîté. Peut-être est-ce en partie à cette rareté de l’eau qu’il faut attribuer le second inconvénient de Clermont, l’infection de ses ruelles et de ses quartiers populaires, infection qui est telle qu’elle dépasse non-seulement tout ce que les nerfs olfactifs ont pu sentir, mais encore tout ce que l’imagination peut supposer ou combiner de mauvaises odeurs. Imaginez par exemple une combinaison des émanations des fosses de tannerie et des émanations de l’engrais humain accumulé et échauffé avec l’écœurante fadeur des moisissures dans les lieux humides; ajoutez-y pour dernier arôme l’odeur heureusement disparue aujourd’hui des anciennes fritures du Pont-au-Change, et vous n’approcherez pas encore de la réalité. On demeure effrayé lorsqu’on traversant ces ruelles d’un pied qui ne s’attarde pas on aperçoit des êtres humains qui vous regardent passer, ou qui vont et viennent à leurs occupations de métier ou de boutique sans manifester la moindre intention de s’enfuir. On me dit que l’opinion générale dans le Puy-de-Dôme est favorable au progrès; il me semble que, si j’avais l’honneur d’être Clermontois, tout progrès et même toute politique se résumeraient dans le désir de mettre fin à cette épouvantable infection, car avant de savoir si l’on vivra en république ou en monarchie, et lequel de ces deux gouvernemens est préférable, il faut savoir si l’on pourra vivre sans avoir à redouter le typhus ou la peste. Si jamais ville eut besoin d’être assainie, c’est bien l’ancienne capitale de l’Auvergne, et, si l’ex-préfet de la Seine ne parvient pas à rentrer dans la vie publique, il n’a qu’à se rendre à Clermont, il y trouvera ample besogne pour sa robuste volonté et son active initiative.

Si la ville est sans caractère, en revanche le pays environnant est admirable, en sorte qu’on peut dire de Clermont que c’est une scène médiocre encadrée dans un magnifique théâtre. Ce ne sont que montagnes, cependant nul panorama ne présente plus de variété et de contrastes. Ici, en montant du cimetière, des montagnes agrestes et sauvages, revêtues d’un vert pâle, faites à souhait pour les descriptions d’une poésie idyllique qui serait vraiment rustique; là au contraire, en suivant la route qui conduit à Gergovie, des montagnes riches de culture, touffues de forêts, parées de blanches maisons de campagne ressuscitent aux yeux le spectacle qu’elles présentèrent à l’époque romaine lorsqu’elles étaient chargées de villas somptueuses et de temples. Allez maintenant place de Jaude, en face de la longue rue qui mène à Chamalières et à Royat, quel admirable décor d’opéra! Les montagnes s’avancent sur la ville comme si elles voulaient en fermer l’accès soit pour la défendre, soit pour la tenir captive. De quelque côté enfin que l’on tourne les regards, le Puy-de-Dôme apparaît avec sa masse imposante, son épaule arrondie et sa crête altière, beau de sa force et de son volume, majestueux et réellement seigneurial d’aspect, véritable souverain du pays et faisant, où qu’on se place, reconnaître sa domination, toujours debout et présent pendant que les autres géans qu’il semble commander ou pousser en avant diminuent dans l’éloignement ou disparaissent sous les plis du terrain.

La plus ancienne église de Clermont est Notre-Dame-du-Port, qui doit son nom à un ancien marché dont elle occupe l’emplacement. Un saint la bâtit au VIe siècle, saint Avit; les Normands l’incendièrent, et un second saint, saint Sigon, la reconstruisit à la fin du IXe siècle. C’est une des plus belles églises romanes de l’Auvergne, où il y en a tant de remarquables. Il n’y faut chercher cependant ni la perfection accomplie de Saint-Paul d’Issoire, ni l’ampleur majestueuse de Saint-Julien de Brioude, ni la pittoresque situation de l’église de Saint-Nectaire. Étouffée entre les pâtés de maisons dans lesquels elle est engagée, et qui interdisent le recul aux curieux, défigurée à l’intérieur par un badigeon jaunâtre du plus maussade effet, Notre-Dame-du-Port se présente mal, et n’a pour se faire valoir aucun des avantages de ses rivales ; cependant elle a sur elles toute une supériorité incontestable, c’est qu’elle a été leur prototype et leur modèle. Elle en a une seconde plus considérable encore, c’est la grandeur des souvenirs. À cet égard, Notre-Dame-du-Port peut défier toutes les églises de la chrétienté, car c’est l’église de la première croisade, l’église où Adhémar de Monteil est venu s’agenouiller après avoir pris la croix, où les chevaliers sont venus prier et demander le corps du Christ pour consacrer leur vœu. La vaste place inclinée qui s’étend tout auprès, c’est la place où le pape Urbain II fit cette fameuse prédication à laquelle tous les assistans répondirent par le cri de Dieu le veut[2] ! Un autre souvenir de taille bien plus petite, mais très particulièrement intéressant pour nous et peut-être aussi pour quelques-uns des lecteurs qui nous ont suivi dans ces excursions, se rapporte encore à cette église. Comme la plupart des églises d’Auvergne, Notre-Dame-du-Port a été fortifiée au moyen âge : or elle a eu à soutenir un siège quelques années précisément après la croisade, par suite de démêlés qui s’élevèrent entre l’évêque de Clermont et le comte d’Auvergne d’alors, et qui nécessitèrent une expédition du roi Louis le Gros, expédition où nous avons vu le roi accompagné d’un personnage du nom de Wulphe, lequel au retour s’arrêta en route et se fixa dans le Forez, à la frontière même des lieux où il était venu guerroyer. C’est le premier des d’Urfé par date certaine, et Notre-Dame-du-Port a été selon toute apparence le témoin de ses faits d’armes.

Notre-Dame-du-Port, de dimensions fort resserrées, se développe pour ainsi dire toute en longueur ; elle y gagne en élégance ce qu’elle y perd en majesté. La nef principale, belle et étroite avenue formée par des colonnes d’une élévation remarquable, aboutit harmonieusement à un chœur étroit aussi et allongé en ovale, dont l’effet est des plus gracieux et le dessin des plus purs. Comme dans la plupart des églises romanes, le chœur, exhaussé de plusieurs marches au-dessus du pavé de la nef, surmonte une église souterraine, et est entouré par une galerie circulaire flanquée de chapelles rayonnantes qui, se renflant à l’extérieur en forme de cul-de-four, se détachent ainsi de l’édifice principal et donnent parfois l’impression d’une nichée de petites églises qui semblent vouloir se blottir sous la protection de la mère qui les a couvées. Seulement ici il n’y en a que quatre, l’abside centrale manque, peut-être parce que, selon l’observation de Mérimée, l’église étant toute entière consacrée à la Vierge, on a jugé inutile cette chapelle qui d’ordinaire lui est réservée. Ici comme à Brioude, comme à Issoire, on peut observer cet élancement singulier des colonnes et des voûtes qui, sans égaler le vol des églises gothiques, s’en rapproche tellement qu’on peut dire qu’il l’annonce, le prépare, et en présente un premier essai ; en sorte que l’art roman des derniers siècles est beaucoup plus à l’égard de l’art gothique un précurseur qu’un vaincu, et que cette sublimité dont on aime à glorifier l’art gothique n’est à tout prendre qu’un legs que l’art roman lui a laissé à augmenter. C’est dans cet élancement que consiste la beauté principale de cette église, dont on peut dire que le corps en vaut mieux que les ornemens. Les chapiteaux historiés sont en très grand nombre, mais ils n’offrent pas en général l’intérêt que nous leur avons trouvé ailleurs. Comme travail d’art, ils sont bien loin de la perfection de ceux de Mozat et de Saint-Julien de Brioude, et comme naïveté populaire ils ne valent pas ceux de Saint-Nectaire et d’Issoire. Selon notre habitude nous avons essayé de les rapprocher pour en interpréter le sens et en découvrir la doctrine. Leur symbolisme singulièrement obscur et cependant sans profondeur ne dépasse pas le domaine de l’allégorie purement morale, telle qu’elle devint à la mode deux siècles plus tard avec le Roman de la Rose ; leurs personnages sont pour la plupart des vertus et des vices personnifiés sous la forme de chevaliers. Deux de ces chevaliers, figurant la Sagesse et la Charité, percent de leurs lances des démons terrassés ; deux autres, représentant, l’un la Charité, l’autre l’Avarice, se livrent un furieux combat. Le lien synthétique qui rattache ces scènes les unes aux autres n’est pas fort aisé à déterminer avec certitude ; je crois cependant qu’il faut le chercher dans une glorification de la Vierge, à qui l’église est consacrée. Tous ceux de ces chapiteaux en effet qui n’offrent pas un sens allégorique racontent simplement divers épisodes de la vie de la Vierge, — l’annonciation, la visite à Élisabeth, la promesse faite par l’ange à Zacharie de l’enfant qui sera le précurseur du fils de Marie, — à l’exception d’un seul qui représente la désobéissance d’Adam et d’Ève, et leur expulsion du paradis terrestre. N’est-ce pas l’antithèse théologique ordinaire entre le péché originel et la rédemption, entre le serpent qui souffle à Ève le conseil du mal et le dragon dont Marie est destinée à écraser la tête ? Dans ce cas, les combats allégoriques dont nous venons de parler ne seraient autre chose que la défaite des vices de la vieille humanité mise en déroute et précipités dans l’abîme par les vertus de la nouvelle humanité engendrée de Marie. Les sculptures de la porte méridionale méritent aussi l’attention, surtout pour la partie du tympan qui représente Jésus flanqué de deux chérubins d’une grande sveltesse, entièrement recouverts de leurs ailes comme d’une armure et dont on dirait presque que le sculpteur a pris les modèles chez quelques-uns des jeunes chevaliers que lui présentait son observation journalière, tant ces longues ailes, strictement adhérentes au corps qu’elles dessinent en le dissimulant, paraissent les pièces principales d’une armure, et tant il semble qu’elles rendraient le bruit du fer si elles s’agitaient.

La crypte, très belle et très ornée, sert de sanctuaire à une de de ces vierges noires si abondantes en Auvergne, qu’il n’est presque pas une église qui n’ait la sienne. Chamalières, à deux pas de Clermont, en possède une, Orcival, près de Rochefort, une autre; Besse-en-Chandesse et Vassivière s’en partagent une troisième. Celle de Notre-Dame est fort honorée, quoiqu’elle ne soit pas entourée de la même faveur populaire que celles d’Orcival et de Vassivière. Il est arrivé à cette Vierge une fort singulière aventure. Un beau soir du mois de janvier 1864, elle disparut, enlevée par une main restée inconnue, et pendant de longues années on ne put en savoir de nouvelles. Enfin dans ces derniers temps les fidèles ont eu la joie de la retrouver à son ancienne place, de retour de son mystérieux voyage. N’est-ce pas le vieil humoriste anglais, sir Thomas Brown, qui déclarait qu’il aurait aimé à connaître Judas Iscariote? J’oserai dire que le larron de cette statue m’inspirerait presque une curiosité semblable. Nous aimerions à connaître les mobiles de son action et les phases diverses de sa vie morale entre le vol et la restitution. Est-ce un loustic mécréant qui a cru faire une plaisanterie et qui n’a voulu que rire? En ce cas, son accès de trop hardie bonne humeur une fois passée, vous voyez d’ici les inquiétudes qui ont dû tourbillonner sous son crâne et les heures variées d’angoisse qu’il s’est préparées. Quels soins pour cacher son vol ! Quelles transes d’être découvert ! Si une main étrangère ouvrait par hasard la porte qui cache mon larcin et le reconnaissait, quelles en seraient les conséquences? La lapidation peut-être, la police correctionnelle certainement. Peut-être, agité par ces agréables perspectives, a-t-il songé à reporter la statue où il l’avait prise; mais l’occasion, qui avait été favorable pour le vol, ne l’a plus été au même point pour la restitution. Peut-être a-t-il pensé à la détruire, mais au moment d’accomplir son dessein un reste de vénération s’est éveillé en lui et a été plus fort que la prudence; le vol commis était déjà un sacrilège, allait-il le rendre irréparable en en commettant un second qui serait une manière de déicide? Si c’est au contraire un dévot, quelle a pu être sa pensée? S’est-il dit que, si cette image, au lieu d’entendre les prières sans nombre qui lui sont adressées, n’entendait que celles d’une seule personne, celles-là auraient plus de certitude d’être exaucées, et a-t-il voulu accaparer pour lui seul une protection aussi puissante? Dans ce cas, qu’est-ce qui a pu le pousser à restitution? Peut-être un jour a-t-il été pris de remords et a-t-il pensé qu’il était injuste à lui de retenir égoïstement ce qui était le bien commun de tous les fidèles; peut-être les événemens de sa vie arrivés dans ces années ont-ils été de telle nature qu’il a dû penser que la Vierge ne prenait pas son action en bonne part, puisque ses prières n’étaient pas exaucées. Nous en sommes réduits aux conjonctures, et c’est grand dommage, car, si la vie de ce plaisant malfaiteur, impie ou dévot, était connue, elle présenterait certainement la matière d’un beau chapitre de psychologie qui ajouterait à la connaissance que l’âme humaine a déjà d’elle-même.

Pour n’être pas originaire d’Auvergne et pour n’y avoir fleuri que tard, l’architecture gothique n’a pas laissé d’enrichir cette province de quelques-uns de ses plus beaux ouvrages. Telle est la cathédrale de Clermont, qui occupe l’emplacement d’une plus ancienne église bâtie par le vieil évêque saint Namace. C’est un édifice de la plus noble et de la plus élégante beauté qui vaut les meilleures œuvres du nord de la France. Bâtie en pierres de lave, dont l’emploi, paraît-il, a commencé tard en Auvergne, car Notre-Dame-du-Port a été bâtie de granit, elle présente bien l’aspect le plus adorablement enfumé que j’aie jamais vu à aucune église, à l’exception toutefois de l’église de Saint-Jean à Lyon. Tout à l’extérieur nous dit bien que nous sommes en Auvergne, et nous laisse bien dans cette province, et la noire pierre de lave dont l’église est construite, et son aspect austère, et la jolie et fluette tourelle qui, partant du pied du portail septentrional, s’élance jusqu’à la toiture, sœur des tourelles de l’église d’Aigueperse et de Sainte-Croix de Gannat. Entrez maintenant dans l’intérieur, et soudain oubliant l’Auvergne vous vous sentirez en pleine Ile-de-France ou en pleine Picardie. Cette église, c’est l’admirable chœur de Beauvais qui a été enlevé intact et apporté à Clermont : même élévation, même légèreté, même gracieux ronflement au chevet, même réunion des nervures en plis de coquillages à la naissance de la voûte, même apparence de vaisseau renversé. Pour que la ressemblance fût plus frappante, le hasard a voulu que cette cathédrale n’eût que trois travées de nef, seulement ces travées sont de dispositions beaucoup plus heureuses que celles de l’église de Beauvais, car elles suffisent pour donner l’impression d’une nef entière, ce qu’on ne pourrait dire de sa rivale dont la nef commencée a été interrompue si bizarrement que les tronçons qui en ont été construits la font ressembler à un invalide dont les jambes auraient été amputées au-dessus du genou. Même date, même histoire, même destinée. Commencée au milieu du XIIIe siècle, faiblement continuée au milieu des préoccupations cruelles du XIVe, elle fut ensuite complètement abandonnée lorsque l’âge du gothique fut passé, et ce n’est qu’aujourd’hui même qu’on s’est occupé d’en achever quelques-unes des parties. Enfin, pour compléter l’illusion d’une église du nord, de beaux vitraux du XIIIe siècle, touffus de sujets que la lumière fait apparaître ou disparaître, selon qu’elle les frappe ou s’en éloigne, éclaire la cathédrale de ce crépuscule aux couleurs si variées et si passagères qu’un observateur ingénieux pourrait en composer une sorte d’horloge en notant l’heure précise où chacune des nuances prédomine. Les verrières des fenêtres de la nef sont moins belles que celles du chœur, étant, comme toutes celles qui sont postérieures au XIIIe siècle, moins avares de lumière; cependant la rosace du portail méridional compose bien le plus admirable châle de l’Inde que femme puisse rêver : c’est la même harmonie obtenue par des nuances sans éclat, noir, brun-clair, jaune-foncé, c’est le même dessin de figures qui semblent empruntées aux images du kaléidoscope, et d’arabesques qui semblent reproduire les caractères en paraphes des écritures orientales.

Certaines curiosités sont à remarquer dans la cathédrale de Clermont; de ce nombre sont quelques restes de peintures du XIIIe siècle encore assez bien conservées sur une partie du mur du chevet. Autant que nous avons pu le reconnaître, elles représentaient les scènes du jugement dernier, transformées en scènes de la justice féodale par les artistes de cette époque, fait qui n’a rien de bien extraordinaire, puisque la justice féodale était celle dont ils avaient le spectacle quotidien, mais qui a précisément aujourd’hui le mérite de nous montrer ce spectacle. Ces vieux artistes copiaient la réalité afin de se faire plus clairement comprendre de leurs naïfs contemporains, et cette réalité parle maintenant à notre imagination à l’égal d’une vision de poète. C’est, ou plutôt c’était le même travestissement dont on peut voir les dernières traces sur les murailles de plus d’une église, par exemple dans ce qui reste de l’église de Saint-Mexme, à Chinon, en Touraine, ou dans la chapelle de Saint-Michel à Brioude, les anges transformés en hommes d’armes, précipitant les damnés ou les démons à grands coups des croix d’archevêque dont ils sont munis, ou saint Michel transformé en huissier de la salle d’audience de Dieu, posté contre une des barrières pour en défendre l’entrée aux spectateurs, et se servant du pied de sa croix pour repousser les curieux qui tentent de violer la consigne. Une autre curiosité, celle-là bien entière, est une horloge bizarre, trophée de victoire remportée par les habitans de Clermont sur ceux d’Issoire pendant les guerres de religion. C’est, on le voit, un trophée du même genre que le jacquemard enlevé aux habitans de Courtray par Philippe le Hardi, mais moins naïf et beaucoup plus laid. Cette horloge se compose de trois figures qui frappent alternativement les heures : le Temps armé de sa faux au sommet. Mars et le dieu Faune sur chacun des côtés. Enluminés, grimaçans, vulgaires, les trois personnages sont aussi vilains en effigie qu’ils le sont en fait; néanmoins il y a dans ces figures une brutalité barbare d’où ressort une leçon de morale assez franche dans sa crudité. Le Temps, ridé, chauve, austère, triste, apparaît entre ses deux acolytes comme un exécuteur au milieu de ses aides; voilà le bourreau de nos existences assisté de ses valets, Faune pour la besogne journalière. Mars pour les jours d’exception. La sensualité et l’antagonisme d’où naît la guerre, connaissez-vous de meilleurs auxiliaires du temps, et n’est-ce pas le résumé de toutes nos passions, de celles qui précipitent l’homme contre l’homme, et de celles qui soutirent subtilement et goutte à goutte l’existence de chacun de nous?

Comme Notre-Dame-du-Port, la cathédrale de Clermont est dédiée à la Vierge, dont une statue colossale sortant de l’arbre généalogique qui prend sa racine dans Jessé orne la toiture. Cette statue en remplace une plus ancienne nommée Notre-Dame du bon retour parce qu’elle était proche d’un campanile dont la cloche servait à annoncer aux chanoines les heures de la rentrée au chœur, et qui, brisée pendant la révolution, n’avait pas été remplacée depuis, bien qu’elle fût dans le pays en grande vénération. Un sentiment de patriotisme local a ressuscité cette ancienne dévotion. Pendant la guerre de 1870, les dames de Clermont, émues d’effroi au spectacle de la marche toujours croissante des armées ennemies, firent vœu de remplacer la Vierge détruite, si l’Auvergne était préservée de l’invasion. On sait comment cette province échappa au fléau de la guerre; en conséquence de ce vœu, la statue de la Vierge, qui put cette fois s’appeler à meilleur droit que jadis Notre-Dame du retour, est remontée à son ancienne place.

J’étais justement à Clermont au moment des fêtes de l’inauguration de cette statue; j’ai assisté à la procession qui parcourut la ville à cette occasion, et j’ai été frappé du changement qui s’était opéré dans ces cérémonies religieuses si populaires dans ces régions de la France centrale. Non-seulement elles n’ont plus leur caractère d’autrefois, mais on oserait presque dire qu’elles ne s’adressent plus aux mêmes facultés. Dans mon enfance, elles avaient essentiellement un caractère Imaginatif, et s’adressaient uniquement à l’imagination. Tout y était pour la pompe, le décor, le spectacle, tout y parlait un langage pittoresque et figuré. Je les vois encore se dérouler, en tête les enfans-trouvés de l’hôpital vêtus d’un triste costume de laine grise et portant à la main des cierges allumés, tout semblables à de pauvres petites âmes du purgatoire menées en troupe aux exercices de la pénitence réparatrice, puis les innombrables compagnies de pénitens, blancs, bleus, rouges, gris, noirs, feuille-morte, psalmodiant d’une voix lugubre et presque effrayante sous leurs cagoules percées de deux trous à hauteur des yeux; puis les enfans et les adolescens travestis en personnages de la Passion, puis les haltes sans fin aux innombrables reposoirs, blanches et fragiles architectures de mousseline et de tulle, de fleurs et de mousse, tout cela traversant des rues où il n’était si pauvre maison qui n’eût sorti sa plus belle paire de draps pour masquer son humble façade. Dirai-je maintenant l’effet que ces cérémonies m’ont produit tant à Clermont qu’au Puy en Velay, où j’ai vu la procession de la Fête-Dieu, c’est-à-dire la procession par excellence dans toutes les contrées catholiques? Eh bien ! elles ont pris un caractère, pour ainsi dire, positif, utilitaire, bien d’accord avec ce temps de fêtes industrielles. Ce que le cortège recommandait au souvenir du spectateur à mesure qu’il se déroulait, c’étaient les œuvres pieuses de la religion, ses fondations de charité et d’éducation, son action sociale pratique, son industrie divine sur les âmes et les corps; tout le côté Imaginatif a disparu. Plus de pénitens : à Clermont, ils se sont éteints; au Puy en Velay, une seule compagnie de pénitens blancs réduite à quelques membres, sales, sans art du costume, le capuchon niaisement rejeté sur les épaules; plus de représentations des personnages sacrés, plus de rues tapissées, à peine un reposoir. Autrefois la place qu’occupaient les frères de la doctrine chrétienne était bien modeste, et personne ne songeait à les remarquer; aujourd’hui ils composent vraiment la pièce importante du cortège. Les voici qui s’avancent en phalange carrée en tête de leurs élèves, sonnant à pleins poumons dans des instrumens en cuivre un morceau de musique répété avec soin ; plus loin les élèves des pensionnats de religieuses chantent en chœur des cantiques sous la direction de leurs maîtresses : on dirait les scènes que présentent les concours d’orphéons. Puis viennent les œuvres de charité et les confréries de bienfaisance que le catholicisme mène à sa suite, sans insignes, sans symboles, sans costumes presque. Au Puy, je vois une longue file d’enfans vêtus de tuniques en drap vert qui marchent comme des écoliers de bonne tenue; je demande quels sont ces jeunes lycéens, et l’on me répond que ce sont les enfans trouvés de l’hôpital dont on a changé la triste livrée de misère contre ce costume presque élégant. Comment s’est opéré ce changement? Est-ce par la seule action des mœurs du siècle, ou bien y a-t-il eu une discrète complicité du clergé lui-même pour mettre ces cérémonies populaires plus à l’unisson du ton du siècle et de ses préoccupations plutôt tournées vers les choses utiles que vers les choses d’imagination? Dans notre époque affairée et tiraillée avons-nous toujours le temps d’observer les transformations qui s’opèrent dans la religion? Nous en connaissons les principales, celles qui exigent des conciles et des assemblées; mais les plus menues révolutions, celles qui peuvent s’opérer et s’opèrent sans bruit, celles qui se glissent dans les croyances ou les pratiques presque à l’insu des fidèles, les remarquons-nous bien toutes? Dans cette Auvergne si catholique encore, par exemple, savez-vous que le culte des saints locaux est menacé? Il paraît qu’il y a dans l’église de cette province un parti puissant qui travaille, autant que son influence le lui permet, à diminuer le nombre des fêtes patronales; je n’ai pas pu vérifier par moi-même ce qui en est, mais pendant que j’étais à Clermont, j’en ai entendu des plaintes assez vives. Sans doute ce ne sont pas là des révolutions d’où dépendent les destinées des empires; cependant avec les institutions séculaires tous changemens ont leur importance, et rencontrant ceux-là sur notre route nous les notons en passant.

Il y a, paraît-il, à la cathédrale de Clermont, un sarcophage gallo-romain en marbre servant de maître-autel ; nous avons le regret de ne pas l’avoir remarqué, sans doute parce qu’on a commis l’erreur de le dorer et de lui donner ainsi une physionomie contemporaine qui aura détourné notre attention. Un autre sarcophage servant également de maître-autel dans la petite église des Carmes deschaux attenante au cimetière a vivement en revanche excité notre intérêt. Un travail curieux à faire, ce serait de chercher sur ces monumens gallo-romains quels sont selon les diverses régions les sujets religieux qui se répètent le plus fréquemment; on reconnaîtrait ainsi quelles parties du christianisme les ont plus particulièrement pénétrées et l’on saisirait souvent un des atonies rudimentaires qui ont formé la base de leur vie morale. Les procédés d’art et de composition des sculptures du sarcophage de l’église des Carmes sont les mêmes que ceux des sarcophages antiques; une longue file de personnages qui se succèdent sur un même plan; mais au contraire de ces derniers l’unité de composition manque, ou du moins s’est transformée; il est évident qu’il y a ici non pas un seul sujet, mais plusieurs. Les sujets sculptés sur les côtés ne sont pas bien difficiles à reconnaître, c’est d’une part la Samaritaine et Jésus, de l’autre le petit Zachée juché sur son arbre pour contempler plus à son aise l’entrée dans Jérusalem; mais il n’en est pas de même des sujets sculptés sur la face principale, qui provoquent singulièrement la recherche. A l’une des extrémités, deux hommes contemplent et touchent du doigt un arbre de petite taille; un homme vers lequel deux enfans semblent courir leur succède. A l’autre, plusieurs personnages s’avancent vers une sorte de temple égyptien ouvert, d’où sort toute droite une momie de la taille d’une poupée emmaillottée de bandelettes. En reculant on rencontre ensuite une femme agenouillée devant un des personnages, et enfin le centre de cette composition multiple est occupé par une femme présentée de face, richement parée, les bras étendus en signe d’admiration vaincue. Il n’est possible de déterminer en toute certitude que les deux sujets placés aux extrémités; l’arbre et les deux hommes qui l’approchent figurent la parabole du figuier stérile qui ne portant pas de fruits doit être coupé et jeté au feu; la poupée emmaillottée de bandelettes à l’extrémité opposée figure assez clairement la résurrection de Lazare, et cependant ce n’est pas sans longs tâtonnemens qu’on est arrivé à déterminer le sens de cette scène, où, par une erreur assez plaisante, Legrand d’Aussy, à la fin du dernier siècle, voulait voir une scène d’initiation aux mystères d’Isis. Quant aux autres épisodes, les érudits dissertent encore à leur égard et disserteront longtemps. Probablement il faut voir dans l’un de ces épisodes une figure du sinite parvulos ventre ad me, et peut-être dans un autre une allusion au miracle opéré sur la fille de Jaïre; mais quelle est la femme aux riches atours qui occupe le centre? Beaucoup ont voulu y voir un symbole de l’âme humaine rachetée et dotée de l’immortalité, hypothèse qui n’est pas inadmissible, car elle s’accorderait assez bien avec la pensée générale qu’expriment ces sculptures, mais qui est cependant un peu en désharmonie pour la forme avec les autres sujets, en ce sens que tous les autres sont historiques, étant pris dans les textes mêmes de l’Écriture, tandis que celui-là serait purement métaphysique et abstrait. Pour moi, si j’osais émettre une hypothèse, je serais tenté de ne voir qu’un seul épisode dans toute celle moitié de la face du sarcophage, et de reconnaître dans la femme du centre Marie la contemplative, et dans la femme agenouillée Marthe sa sœur. Maintenant, puisqu’il n’y a pas dans ces sculptures unité de sujet, il faut de toute nécessité que cette unité se rencontre dans la pensée morale qui rattache les uns aux autres ces divers épisodes. Cette pensée qui se laisse lire assez couramment, c’est une glorification de la vie des humbles et une promesse de la vie éternelle à ceux qui auront été simples d’âme et de bonne volonté, à ceux qui auront eu avec candeur le mépris d’eux-mêmes comme la Samaritaine, qui auront désiré en toute naïveté de cœur comme Zachée, qui auront gardé les mœurs innocentes des enfans, qui auront eu la foi parfaite et la confiance sans réserve comme la famille de Jaïre et celle de Lazare. Quant à ceux qui n’auront pas possédé ces vertus, ils auront le sort du figuier stérile, ils seront coupés et jetés au feu. Au moment de clore ces lignes, une idée me frappe qui pourrait bien nous rapprocher encore davantage de la vérité. Puisque les sculptures de ce sarcophage expriment en toute certitude une glorification des humbles, pourquoi la femme du centre, si richement parée et dont le geste indique une sorte de défaite acceptée, ne serait-elle pas un symbole du monde opposé à celui de l’humilité, du monde païen de l’orgueil, de la puissance et de la richesse, vaincu par les vertus chrétiennes des pauvres et des petits?

La chapelle des religieuses de la Visitation qui occupent l’ancien couvent des Dominicains mérite une visite. Cette chapelle est creusée à ses deux flancs de deux niches richement sculptées qui ont longtemps servi d’autel, et que dans ces dernières années on s’est enfin décidé à repeindre et à restaurer en les laissant avec leurs souvenirs. Deux tombeaux s’abritaient sous ces niches, ceux de deux hommes bien inconnus aujourd’hui, mais qui furent autrefois deux des puissans de ce monde et deux des illustrations des frères prêcheurs, le cardinal Hugues Aycelin de Billom et le cardinal Nicolas d’Arfeuille. Approchons-nous quelques minutes de ce passé rentré dans l’ombre, soufflons légèrement sur cette poussière, et nous allons voir apparaître quelques traces encore vives de la politique du moyen âge, comme on voit apparaître souvent des traces d’anciennes peintures lorsqu’on passe une éponge sur les murs d’une église ou d’un palais. J’aperçois par exemple que Hugues Aycelin[3], de l’illustre famille des Montaigu d’Auvergne qui a fourni plusieurs chanceliers à la France et nombre d’évêques à Clermont, élu cardinal en 1288 par Nicolas IV, fut très en faveur sous le pontificat de Célestin V, ce pieux ermite du nom de Pierre Morone, qui, par faiblesse d’âge et ignorance du monde, céda aux brigues secrètes du futur Boniface VIII et fut amené ainsi à faire cette abdication du siège pontifical que Dante dans son indignation a flagellée du nom du grand refus. Il est dès lors très probable qu’il fut un de ces cardinaux français dont l’introduction en masse dans le sacré-collège sous l’influence de la politique de Charles de Valois, le frère de saint Louis et le conquérant de la Sicile, rendit facile quelques années plus tard la translation du saint-siège à Avignon. Nous sommes donc ici en présence d’un des ouvriers plus ou moins consciens de l’œuvre prochaine de Philippe le Bel, et la faveur dont le cardinal de Billom semble avoir joui sous Célestin V ne fait que confirmer cette probabilité. Il était tout à fait dans le courant de l’époque, comme on dirait aujourd’hui, car je vois que parmi les écrits théologiques qu’il a laissés se trouve un traité mystique sur la Vision béatifique, c’est-à-dire sur la nature particulière de la vision que possèdent de Dieu à cette heure les âmes bienheureuses, en attendant celle qu’elles en auront après le jugement dernier. Cette question subtile était en effet sous le vent à cette époque; quelque trente ans plus tard, ce fut une de celles que notre pape français d’Euse de Cahors (Jean XXII), à l’esprit tout occupé de doctrines mystiques, aima le plus à approfondir en compagnie de ses franciscains. Le cardinal couché en face de Hugues de Billom, Nicolas d’Arfeuille, appartint à une famille dont il faut chercher le berceau près de la petite ville de Felletin dans la province voisine de la Marche. Ces d’Arfeuille, dont le nom de famille était Morin, durent principalement leur fortune à l’un de leurs membres qui, à la terrible bataille de Mons-en-Puelle en 1304, rendit au roi Philippe le Bel le service de lui sauver la vie, en reconnaissance de quoi le roi lui permit d’ajouter une fleur de lys à ses armes. A partir de ce moment, on les voit très puissans pendant les siècles qui suivent, notamment dans l’église transportée à Avignon, où les cardinaux du nom d’Arfeuille se succédèrent, l’un sous Clément VI (Pierre Rogier), dont ils étaient parens, un autre sous l’anti-pape Pierre de Lune, enfin celui dont nous voyons le tombeau dans cette chapelle des Jacobins de Clermont sous l’antipape Clément VII. Ce fut donc en toute certitude un des membres de ce parti puissant des cardinaux limousins qui, lorsque le saint-siège eut été rétabli à Rome, firent tous leurs efforts pour le ramener à Avignon et lancèrent le schisme dans le monde. Ce n’est rien moins que le grand souvenir de la papauté d’Avignon, de l’église confisquée par Philippe le Bel au profit de l’influence française, qui s’abrite sous ces niches. Si ceux qui dormirent à leur ombre pouvaient se réveiller de leur sommeil éternel, ils seraient, eux, en mesure de nous apprendre avec l’information la plus minutieuse comment cette colossale affaire fut préparée, comment elle fut menée, comment elle périt, car ils en virent la naissance et la fin, ils y furent activement mêlés, et nul récit d’historien ne vaudrait certainement leurs anecdotes d’outre-tombe.

Les monumens civils dignes de remarque de la ville de Clermont se réduisent à un seul, la jolie fontaine que l’évêque Jacques d’Amboise y fit élever au commencement du XVIe siècle, à l’instar des fontaines de Touraine. Cet évêque, ex-abbé de Cluny, qui appartenait à la maison d’Amboise, si puissante sous Louis XII, est un des hommes à qui Clermont doit le plus dans le passé pour sa décoration et son assainissement. Ce fut lui qui fit couvrir la cathédrale et fit placer sur la toiture cette colossale Notre-Dame-du-Retour, que nous y avons vu replacer il y a deux ans. À cette époque comme aujourd’hui, Clermont souffrait beaucoup de la rareté de l’eau, et ces souffrances ne se bornaient pas aux incommodités qui en résultaient pour les ménagères. Savaron nous apprend qu’elles étaient de nature beaucoup plus grave, car on était surtout contraint d’envoyer quérir l’eau fort loin, « à l’occasion de quoi se commettaient plusieurs ravissemens es personnes des femmes, filles et chambrières, et estaient plusieurs inconvéniens de feu. » Pour obvier « à ces dangers et maléfices, » l’évêque Jacques d’Amboise demanda et obtint du roi la permission de faire conduire les eaux de Royat à Clermont, permission qui lui fut accordée. Il mourut au milieu des travaux, et son œuvre fut continuée par un ingénieur florentin, Gabriel Simeoni, qui, mandé d’Italie tout exprès pour mener l’entreprise à fin, fut tellement enchanté par l’Auvergne qu’il en laissa une description en langue italienne, y resta jusqu’à sa mort, et y élut domicile éternel précisément dans cette chapelle des Dominicains que nous venons de quitter. La fontaine élevée par Jacques d’Amboise en conséquence de sa philanthropique entreprise, construite en pierre de Volvic est à trois étages semés de charmantes figurines d’enfans qui rendent l’eau beaucoup à la manière du petit Mannekinpiss de Bruxelles, et surmontés d’un personnage qui présente les armes des d’Amboise, le tout exécuté dans le meilleur goût de la renaissance, ce qui dispense de plus ample éloge. Cette fontaine est, dis-je, le seul monument civil qui à Clermont mérite l’attention, car nous ne comptons pas la statue monumentale de Desaix, érigée sur la place de Jaude. La mémoire du héros de Marengo n’a pas eu meilleure fortune que sa destinée. Mal coiffé, mal présenté, portant la main sur son épée avec un geste théâtral, ce Desaix de bronze aurait pu servir de modèle à quelque acteur de notre ancien cirque, mais il n’est qu’une pauvre représentation du soldat noble et modeste dont la carrière fut si malencontreusement abrégée par la mort. Le musée de Clermont contient cependant un projet de monument par Antonin Moine, dont le choix aurait été préférable, car l’ingénieux artiste avait compris avec beaucoup de finesse que le meilleur moyen de rendre hommage à la mémoire de Desaix était de consacrer ce moment fatal où la mort le saisit au sein de la victoire, et que ce qui rend cette figure militaire sympathique et touchante, c’est moins la reconnaissance des services rendus pendant sa courte existence que le regret de ceux que sa mort précoce ne lui a pas permis de rendre.

Le musée de Clermont, sans être d’une grande richesse, contient pourtant un certain nombre de choses intéressantes. Une des plus curieuses est un vieux tableau représentant le tohu-bohu de la foire de Florence au XVIe siècle, cabarets installés parmi les denrées amoncelées, cavaliers passant au milieu des groupes qui s’écartent pour n’en être pas écrasés ou renversant les paniers des marchandes, paysans attroupés autour d’un charlatan à longues moustaches, coiffé d’un chapeau de Scaramouche, le corps ceint d’un énorme serpent familier qui le fait ressembler à une ancienne enseigne de pharmacie métamorphosée en homme, belles dames et seigneurs en carrosses dorés. Les meilleures, comme art, de ces vieilles toiles sont de beaucoup plusieurs tableaux de Callot représentant des pendaisons militaires de bandits, de révoltés ou de soldats maraudeurs. Ces troupes en belle tenue et en bon ordre, serrées en épais carrés autour des potences, contrastant par leur masse avec le petit nombre des condamnés, ces potences, pour ainsi dire, gloutonnes, qui ont déjà dévoré plusieurs existences et qui en attendent encore d’autres, ces condamnés pliant sous la terreur da supplice dont quelques secondes à peine les séparent, ces moines confesseurs montant avec les patiens les degrés de l’échelle fatale qu’ils vont tout à l’heure redescendre seuls, et continuant leurs exhortations jusqu’à strangulation finale, cette solennité de la mort déshonorée par la vulgarité du supplice, cette implacabilité impassible de la justice sociale mise en présence de ces affres de la mort et de ces angoisses de la chair défaillante qui seraient faites pour toucher de pitié les plus durs de ces spectateurs s’ils étaient pris isolément, tout cela produit l’impression de sérieuse tristesse que sait donner par momens l’auteur des Malheurs de la guerre, moins bouffon que sa réputation, et qui a encore plus de philosophie que de verve. Cependant ces tableaux me laissent un doute; je les ai déjà vus à Rome à la galerie Corsini avant de les voir au musée de Clermont. Sont-ils de la main même de Callot, ou ne sont-ils que de bonnes copies? Pour moi, je n’hésite pas à croire qu’ils sont des répétitions faites par Gallot lui-même des toiles que possède le palais de la Lungara, Un portrait du vertueux rhéteur Thomas, donnant à première vue sous la feuille de verre qui le protège une impression de pastel, est à noter : visage rond, nez petit et en forme de boule, type auvergnat extrêmement marqué, bien poudré, bien coiffé, de tenue soignée comme son style, l’air souriant et ouvert, très jeune encore de visage, c’est une honnête figure sympathique et presque jolie à force de candeur. En parlant de Riom, j’ai déjà signalé le portrait de Dulaure vieux et son médaillon par David d’Angers ; le musée de Clermont possède un second médaillon de ce grand sculpteur, celui d’un personnage bien différent du jacobin Dulaure, l’abbé de Pradt, archevêque de Malines, si connu par son rôle de publiciste sous l’empire et la restauration, figure intelligente et décidée, physionomie sérieuse avec quelque chose d’affairé, un homme distingué avec une pointe légère de présomption. Jacques Delille est là aussi, autre type très prononcé d’Auvergnat, avec ses gros yeux étonnés qui le font ressembler à une grenouille amatrice des beautés de la nature, et les chantant sans fin ni trêve des bords de son bassin ou de son ruisseau natal. Le ruisseau natal de Delille ! Cela est mieux qu’une plaisanterie, car, pendant que j’étais à Clermont, on m’a proposé de me mener voir la prairie où ce chantre de la nature fut conçu des libres embrassemens d’une demoiselle de qualité et d’un jeune homme de condition qui, pensant sans doute par anticipation avec Alfred de Musset que la nature est le plus puissant des aphrodisiaques, jugèrent agréable de renouveler sous une forme assortie au caractère du XVIIIe siècle l’Oaristys de Théocrite. Cette prairie se trouve près de Pontgibaud, mais comme le voyage ne laissait pas d’être long et fatigant, je l’ai laissé à exécuter aux touristes futurs. N’est-ce pas cependant qu’on ne pourrait rien rêver de mieux que cette prairie pour la procréation du chantre descriptif des Jardins et des Trois règnes de la nature ? Le hasard a souvent de singulières harmonies, et celle-là en est une à justifier les fameuses théories de Michelet sur la génération.

La bibliothèque renferme aussi plusieurs curiosités, une bible manuscrite ayant appartenu au cardinal de Billom, quelques éditions rares, mais les plus précieux de ses trésors sont deux pièces manuscrites, l’une de Marguerite de Valois, première femme d’Henri IV, l’autre une lettre de Massillon pour porter remède à certains désordres ecclésiastiques de son diocèse. M. Édouard Vimont, conservateur de la bibliothèque de Clermont, qui pendant toute notre excursion a mis à nous être utile un empressement dont nous ne saurions assez lui marquer notre reconnaissance, a bien voulu les faire copier pour nous[4]. Réservons pour un futur chapitre la lettre de Massillon, et terminons cette esquisse par la pièce de Marguerite : aussi bien ne trouverions-nous pas conclusion plus heureuse et plus piquante. Cette pièce est une donation de Marguerite à son favori Canillac, où le caractère désordonné de la spirituelle princesse se révèle tout entier. Voici le texte de cette donation ; nous le transcrivons respectueusement dans toute son étendue et avec ses nombreuses répétitions, mais en prenant cependant pour plus de clarté la liberté de supprimer les myriades de fautes d’orthographe, — deux ou trois par chaque mot, — dont il est émaillé. Cela est étrange, n’est-ce pas, cette princesse qui pense si finement, sent avec tant de vivacité, écrit avec tant d’esprit, et qui est affligée d’une orthographe de fantaisie que ne saurait égaler la plus illettrée des grisettes contemporaines? Eh! mon Dieu, oui, l’orthographe est comme la propreté, une conquête toute moderne, car jusqu’à la fin du dernier siècle, nombre d’illustres personnages ont maintenu leur droit de ne pas la savoir. La conquête n’est cependant pas si considérable qu’elle le semble au premier abord; autrefois on écrivait sans orthographe dans un style admirable, aujourd’hui nous écrivons avec orthographe des choses assez fréquemment plates.


« Nous, Marguerite, par la grâce de Dieu, royne de Navarre, sœur unique du roi, duchesse de Valois et d’Étampes, comtesse d’Agenois, Rouergue, Senlis, de Marie, dame de la Fère et des sireries de Rioux, Rivière, Verdun, et Albigeois, etc., en considération des très signalés offices et très agréables services qu’avons reçu et espérons recevoir de Jean de Beaufort, marquis de Canillac, lesquels ne saurions jamais assez reconnaître, pour satisfaire en partie et non selon notre bonne volonté ni le mérite de ses bons effets, mais seulement selon notre pouvoir et pour témoignage de la perpétuelle souvenance que voulons avoir des bons offices qu’avons reçu de lui, lui avons donné, donnons, cédons et transportons à lui et aux siens tous les droits que nous pouvons avoir sur le comté d’Auvergne et autres terres et seigneuries du dit pays d’Auvergne appartenantes à la royne notre très honorée dame et mère, lesquelles nous peuvent et doivent appartenir tant pour le partage et légitime qui nous est dû que pour les deux cent mille francs que notre dite dame mère nous donna par contrat de mariage que pour la rente d’iceux qu’elle nous constitua au denier douze, l’an 1570, par le susdit contrat, desquels elle n’a depuis rien acquitté. Et pour ces mêmes considérations susdites des bons offices reçus de messire Jean de Beaufort, marquis de Canillac, lui promettons aussi la somme de quarante mille écus payables au plutôt qui nous sera possible; plus lui promettons lui bailler par chacun an lorsque nous jouirons de notre bien la somme de dix mille écus de pension, et en attendant que notre domaine soit liquidé nous lui en promettons six mille. Plus lui promettons des premiers bénéfices vacans en nos terres jusqu’à la concurrence de trente mille livres de rente, et n’ayant voulu, pour certaines bonnes considérations, faire passer ceci par notaire, l’avons voulu écrire et signer de notre main, et sceller de notre sceau, promettant en foi et parole de royne vouloir inviolablement entretenir et effectuer ce que ci-dessus est contenu sans jamais le vouloir ou pouvoir révoquer, promet- tant aussi bailler au dit sieur marquis tous dons, contrats, promesses, et autres expéditions qu’il avisera lui être nécessaires pour l’entretenement et accomplissement de ce que dessus, toutes les fois et quantes qu’il nous en requerra. En témoin de quoy nous avons écrit et signé les présentes de notre main. Donné à Usson, l’an 1588, le 8 septembre.

« MARGUERITE.

« Par la royne de Navarre, sœur unique du roi,

« F0URNIER.»


N’est-il pas vrai que voilà une pièce qui dément peu ce que nous savions du caractère de Marguerite, de sa faiblesse, de sa bonté, de sa prodigalité, de son aptitude à faire des dettes, de son inclination à faire passer avant tous autres biens les affections de son esprit toujours, celles de ses sens souvent? Canillac-lui a rendu certains bons offices, et impuissante qu’elle est à les reconnaître dans le présent, elle engage l’avenir entier et donne tout sans réserve, sans mesure, avec une spontanéité de reconnaissance extraordinaire et comme d’un mouvement de tendresse irrésistible. Étonnons-nous maintenant qu’elle ait passé les dernières années de sa vie dans la gêne et aux prises avec des dettes qu’elle était impuissante à payer, »


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1875.
  2. Voulez-vous savoir à quel point la médiocrité de date récente ronge la grandeur plus ancienne, cette place peut vous en offrir un bel exemple. Il semblerait naturel et logique qu’elle s’appelât place de la Croisade, elle s’appelle place Delille par un choix inconcevable de l’édilité clermontoise, qui a préféré au plus grand souvenir du moyen âge le nom d’un rimeur de talent, sans doute parce qu’il est plus rapproché de nous.
  3. Quelques érudits d’Auvergne veulent, contrairement à la tradition, que le cardinal de Billom se soit appelé Pierre Séguin et non pas Hugues Aycelin de Montaigu, et allèguent pour justifier leur assertion diverses autorités, la Gallia christiana, Moreri, etc. Nous avons recouru naturellement à ces autorités, nous y avons même ajouté celle de Duchesne, Histoire des cardinaux français, et comme ces autorités alléguées pour prouver le contraire sont précisément d’accord pour nommer Hugues Aycelin le cardinal de Billom, nous nous permettrons de continuer à lui laisser ce nom.
  4. M. Vimont est auteur d’un guide en Auvergne dont feront bien de se munir tous les touristes qu’attire particulièrement l’étude de la géologie. Ils y trouveront une nomenclature précise et bien ordonnée et une description intéressante des puys qui forment la chaîne des monts Dôme. Quant à ceux qu’attireraient avant tout les recherches de l’érudition, nous nous faisons un devoir de leur signaler parmi les travaux récens la volumineuse Histoire de Clermont de M. Ambroise Tardieu ; ils la trouveront pleine de détails minutieux dont nous regrettons que le plan poursuivi par nous ne nous ait pas permis de faire usage.