Impressions de voyage (Lee-Childe)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 52 (p. 875-912).
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IMPRESSIONS DE VOYAGE

II.[1]
LA HAUTE-ÉGYPTE.


9 janvier 1882.

Nous partons pour Fechn, petite station à quatre heures du Caire, sur la route d’Assiout et où nous devons interrompre notre voyage en nous arrêtant chez Daninos-Bey. Nous prenons le train à Boulaq. Comme toujours, les stations regorgent de monde : voyageurs et badauds, effendis et mendians, mêlés dans une même égalité parfaite de relations. Partout des oranges, des mandarines et du café. La route passe assez près des pyramides pour qu’on les puisse bien voir, exquises, roses, dorées au soleil du matin, leur grand angle dans l’ombre, d’un bleu d’azur profond, et leurs bases sortant un peu brumeuses, presque vagues, d’une lente traînée de vapeurs violettes. C’est admirable ! Le sphinx, tout éclairé, rayonne comme de l’or rose. Plus loin, d’autres pyramides se suivent, inégales, plus petites, ruinées ; puis apparaissent celles de Saqqarah, à degrés ; de Dashour, aux lignes tronquées ; enfin celle de Meïdoum, avec sa forme bizarre de tours carrées superposées. De chaque côté, le pays est une succession de toutes les cultures, entre-coupées de canaux et remplies de travailleurs. A midi, nous sommes à Fechn, et l’aimable bey nous emmène à la maison qu’il habite, proche de la station et du village, d’où il gère une des grandes propriétés appartenant à la Daïra-Sanièh. Elle est fraîche, d’une propreté extrême, cette maison arabe aux rares fenêtres, et nos chambres, blanchies à la chaux, ornées de beaux tapis, du divan inséparable de toute pièce orientale, sont charmantes après ce poudreux voyage. Le lunch terminé, nous montons dans le petit tramway qu’un cheval traîne rapidement sur les rails qui sillonnant le domaine. Nous allons voir couper et récolter la canne à sucre à une extrémité du Teflish. Les champs de fèves sont en fleur, et l’odeur en est délicieuse. Le bey nous explique les cultures, nous raconte les difficultés qu’il a dû traverser depuis deux ans pour rétablir un équilibre absolument rompu par des fonctionnaires indigènes et malhonnêtes. Malheureusement, l’appui manque souvent, la difficulté de réagir contre les habitudes séculaires de rapine est énorme, et la tâche accomplie par lui avec une énergie incessante est d’une nature bien ingrate. Plus de vingt-cinq villages dépendent du domaine et, par conséquent, uniquement du bey.

Nous arrivons, au bout de deux lieues, à l’endroit où l’on travaille. Quel amusant spectacle ! Sur les rails, un train de vingt wagons vides reçoit la récolte. Autour, dessus, dedans, un essaim de fellahs, portant de longues cannes blanches, vertes, violettes, les jettent dans les chars, les dressent, les rangent. Ils sont près de deux cents : des vieux, des jeunes, des nus, des vêtus, chantant, courant, grimpant. Tout autour, apportant les charges de cannes que l’on vient de couper, des ânes, des chars, des chameaux, puis encore des fellahs, ployant sous leurs lourds faisceaux. Ils sont payés régulièrement, depuis deux ans que le nouvel état de choses est inauguré en Égypte : ils sont en train de devenir prospères et sont déjà plus heureux. Pourvu que les rêves ambitieux d’Arabi-Bey ne viennent pas détruire l’avenir enfin assuré du pauvre fellah ! On travaille avec ardeur, coupant avec une hachette chaque talle à l’ancienne méthode. Car on n’en veut point ici d’autres, et je retrouve dans tout le travail agricole les habitudes des plus anciens temps.

Daninos-Bey a nombre d’inspecteurs et de surveillans. Son chef d’état-major est énorme, grave, digne, la carme, — signe de commandement, — à la main. Enveloppé dans sa robe noire, coiffé d’un turban blanc et chaussé de pantoufles de maroquin citron, il est superbe à la tête de sa troupe d’ouvriers. Pourtant le bey le gronde ; hier, il y a eu une négligence commise et le bey ne passe rien. Je suis confuse pour ce majestueux personnage de le voir si vertement réprimande, l’as une seule femme ou fille parmi les ouvriers. Ici, c’est une honte pour elles de travailler aux champs. Il me vient la fantaisie d’en voir quelques-unes chez elles, dans la vraie maison de paysans. C’est un peu étrange, paraît-il. En tous cas, ces messieurs ne pourront me suivre et je n’aurai ainsi aucun interprète. Tant pis, je m’en tirerai ! et je supplie le bey de m’arranger quand même une visite au petit village, entouré de palmiers, qui est là bas au bout du champ. Il y a de longues consultations. Enfin, deux contre maîtres se chargent de moi, et je les suis. J’entre avec eux dans une bourgade construite en terre séchée et entourée d’un haut mur, comme fortifiée. Une ruelle s’enfonce entre deux pigeonniers ; puis une autre, tendue de cordes, où sèchent de petites robes d’enfans, ronges et jaunes. Mes guides me précèdent sous une porte basse, où une épaisse, infecte fumée m’aveugle, et où deux mioches sales surveillent un pot qui bout sur des tisons. Un énorme chien griffon grogne et me montre les dents ; je pénètre dans une cour pleine de poules, de pigeons, de fumier, de pois cassés. Un pied de poussière partout, pas une femme visible. Mes conducteurs me font gravir un escalier extérieur dont les marches en terre s’écroulent, trouées, inégales, et péniblement j’arrive au premier étage. Ici une salle basse : un plancher de terre battue, vacillant. Il me semble qu’il va s’effondrer. Des murs gris, quelques bahuts de bois ; deux fenêtres grillées par des arabesques en terre donnant sur une autre cour encore plus sale. À ce moment, sortant d’une porte du fond, deux, trois, quatre femmes, des marmots, des fillettes. La porte de l’escalier est obscurcie par une autre foule féminine qui arrive. Grands dieux ! tant, de monde ! Mais nous allons passer à travers le plancher qui tremblait sous mon seul poids ! Une vieille femme entre précipitamment avec un tapis infect et poudreux qu’elle me secoue sous le nez, l’étend par terre et me fait signe de m’y asseoir. Un de mes guides, évidemment le maître ici, m’apporte un traversin. C’est le divan improvisé, je m’installe, et en un clin d’œil j’ai douze ou quinze femmes et enfans accroupis autour de moi. Maintenant vient le moment difficile. Un grand silence ; il faudrait causer, mais que dire ? Je ne sais que trois mots d’arabe, et mafich, rien, encore moins emshi, va-t’en, ne seraient bien placés ici. Tant pis ! il faut que Taïb, l’adjectif admiratif, fasse tous les frais. Je regarde autour de moi ; taïb ! Ceci était un vrai mensonge imposé par les circonstances. On rit. J’examine les beaux bracelets d’argent massif d’une jolie fille assise à mes côtés. Cette fois, taïb part du cœur. Elle est ravie, les compare avec les miens, me prend les poignets et les embrasse. Nous rions tous. Le paterfamilias numéro un, chez qui nous sommes, s’assoit sur ses talons en face de moi, roule une cigarette, la met dans sa bouche, l’allume vigoureusement et me la passe. Taïb ! mais avec un grand effort ; car il me faut un certain courage pour fumer après lui. Enfin, ayant épuisé mes sujets de conversation et ma cigarette, je leur explique en français qu’il faut m’en aller. Au geste que je fais pour me lever, une vieille à cheveux gris, assise à mes pieds, oppose toute son énergie et appuyant ses coudes sur mes genoux, me fait signe que quelque chose va venir. Résignée, je me rassois. Silence prolongé. Que dire ? je regarde les affreux mioches, — car presque tous les petits enfans arabes sont hideux : Taïb ! — Les mères, les sœurs, ont l’air flattées et rient bruyamment. Mais décidément la conversation languit et je me creuse la tête pour me souvenir d’une autre parole compréhensible ou approximative. Une idée lumineuse. Leurs noms ? Je saisis le plus petit marmot, tout nu sous sa robe de chambre de coton jaune et, regardant le cercle, j’interroge : « Mahomet ? Achmet ? Ali ? Ayoub ? » Elles ont compris. On me hurle, toutes à la fois : « Ibrahim, » et, l’une après l’autre se nomment au milieu de rires effrénés. Je ne sais plus que demander quand arrive enfin l’objet attendu. Ce n’est, hélas ! pas un café, mais une tasse d’eau extrêmement chaude et épaisse de sucre. Encore Taïb ! Je salue et je remercie. Le maître de la maison en boit une aussi. Enfin, je puis me lever. Les femmes me baisent les mains, embrassant les leurs qui avaient soulevé les miennes et me crient à tue-tête, toutes ensemble, une foule de choses évidemment aimables. Je redescends le périlleux escalier, m’accrochant à toutes les marches, sans aucune dignité, et j’allais retrouver mes compagnons, lorsque mes braves guides, me tirant par le bras, me poussent dans une autre cour. Toutes les femmes ont suivi et je comprends qu’il me faut faire une seconde visite. Je suis certes la première Européenne qui ait pénétré dans le village, et le second guide est jaloux de me recevoir. Ici répétition identique de l’autre séance ; seulement le ménage est un peu plus élégant, et puis on a eu le temps d’étendre le tapis d’avance ; mais j’ai moins d’entrain. Mes sujets de conversation sont épuisés et je ne fais plus de frais. On ne m’épargne ni la seconde tasse de sirop chaud, ni la cigarette, ni même des dattes, que l’une des femmes, avec des doigts douteux, cherche au fond d’un vieux coffre. Nous nous refaisons les mêmes adieux que dans l’autre masure. Je reçois les vœux, les baisers, les mêmes marques de courtoisie naïve et charmante. Je réponds les mêmes : Taïb ! et je cherche à me souvenir, pour me la faire traduire, de la phrase que tous répètent : « Pourquoi pars-tu si vite ? » J’étais restée plus d’une heure à faire mes deux visites chez ces aimables fellahines, et, certes, je n’ai jamais fait plus de frais d’imagination, avec moins de mots, de toute ma vie. Le soir, dans une causerie pleine d’intérêt, Daninos-Bey nous raconte l’histoire de la découverte des deux statues assises de Ne-Fert et de Ra-Hotep, les plus anciennes merveilles du musée de Boulaq, découverte à laquelle il a pris part. Leurs poses sont si naturelles, leurs yeux d’émail si prodigieusement brillans, que le maçon enlevant la dernière pierre qui les cachait au fond de leur chambre mortuaire, se sauva terrifié en criant qu’il y avait dans le monument des génies vivans.


16 janvier.

Dès le matin, nous visitons les bâtimens abandonnés d’une immense raffinerie que l’ex-khédive avait installée ici avec un luxe insensé. Elle e a coûté 300,000 livres sterling et est devenue inutile par suite de la diminution des récoltes de sucre. Les chacals y font leur demeure. Les machines, toutes neuves, se rouillent sans avoir jamais servi. De tous côtés, dans la moyenne Égypte, il y a de semblables usines délaissées, tristes restes des folies de construction, des dépenses illimitées, des marchés scandaleux du dernier règne. Il faut quitter au milieu du jour ce coin doux et agreste et reprendre le ; train poudreux où nous étions hier. Jusqu’à huit heures du soir, nous traversons les flots de poussière insupportable pour laquelle cette ligne est légendaire. Bien las, à la nuit noire, nous arrivons à Assiout, le terme de notre voyage en chemin de fer, le début de notre navigation sur le Nil. Chè Babylonia ! de gens, de chevaux, de soldats, d’ânes, de chameaux I comme me dit ma petite camériste italienne. La bagarre, en pleine nuit, rend la lutte contre les envahisseurs fort difficiles. Un nous arrache littéralement, nous et nos paquets, pour nous meure de force à baudets. Nous résistons, car une course dans l’obscurité en pays inconnus, sur une selle d’homme, ne me tente pas. La chaussée où nous tâtonnons dans le sable a bien deux kilomètres de long et nous sommes heureux de nous retrouver sains et saufs dans le bon petit bateau postal qui va être notre home pendant huit jours.


11 janvier.

Nous sommes dix-huit passagers à bord. Sur le pont, à l’avant, nombre d’Arabes sont installés sur leurs tapis. Il fait froid et le ciel reste gris tout le jour. Les rives sont boisées de palmiers. La végétation est superbe de couleur, et les prés naissans d’un vert d’émeraude inimitable. Nous passons la journée installés sur le pont en très intelligente et très agréable compagnie d’amis anciens et de connaissances récentes. Les montagnes de la chaîne arabique deviennent grandioses ; coupées parfois de ravins profonds, falaises d’or aux ombres d’azur, tantôt bordant le Nil, tantôt fuyant au désert, où elles s’enfoncent avec des effets radieux et des tons d’une pureté trop exquise pour être jamais reproduits. Quelle lumière dans ce pays ! quelle hauteur a le ciel !


12 janvier.

Toute la matinée, nous attendons fiévreusement la première vue de Thèbes. À chaque tournant du Nil, à chaque nouveau tableau qui se déroule, il nous semble arriver à ce rivage désiré. Enfin, le fleuve s’élargit encore. À notre droite, une riche plaine s’étend jusqu’à cette ligne de collines sévères, toutes percées de grottes funéraires, qui ferme l’horizon. À gauche, au bord de l’eau, de lourdes masses de ruines, quelques maisons blanches, une haute berge de sable et quelques dahaliehs qui y sont amarrées. Nous sommes à Louqsor, et cette vaste plaine est tout ce qui reste de Thèbes, la ville aux cent portes. Nous ne nous arrêtons qu’une demi-heure pour déposer les sacs de dépêches et quelques-uns de nos compagnons, et ne restons plus que douze à bord. Je suis la seule femme, mais notre principal personnage est le consul anglais, à Alexandrie, M. Cookson, auquel le long de la route les autorités viennent rendre leurs hommages.

Louqsor est un étrange amas de petites maisons arabes, nichées entre les colonnades gigantesques, les pylônes ensablés, bloquant les temples à moitié déblayés et dont la partie supérieure est seule visible. Sur l’autre rive sont disséminés des amas de monumens effondrés, des colonnes que nous distinguons grâce à la pureté infinie de l’air, mais qui sont microscopiques dans cet immense panorama. Deux taches roses, isolées dans une mer de verdure, se dessinent par leur ombre violette : les colosses. Mais déjà tous ces détails s’enfuient ; nous remontons le Nil et, tout le jour, le paysage reste d’une beauté grandiose. Nous longeons Erment et ses vergers de mandarines, puis vient une longue passée entre de hautes chaînes roses, de formes admirables, qui descendent jusqu’au bord de l’eau. Nous sommes dans la véritable Thébaïde des ermites des premiers siècles. Aussitôt qu’entre la montagne et le fleuve, il reste une bande de culture sur la berge, on y établit des shadoufs, pour faire monter l’eau ; quelquefois séparés à peine par 20 ou 30 mètres d’intervalle. Le travail est ancien comme l’Egypte. Les fellahs, toujours par deux, haïssant et soulevant les seaux en peaux de buffle, avec le long levier fixé au-dessus de leur tête, les vident dans des auges à côté d’eux, en mesure aussi précise que celle de leur chanson. Quand la levée est haute, ou la rivière basse, il y a trois ou quatre paires de shadoufs au-dessus l’un de l’autre, avant que l’eau atteigne les petits canaux d’arrosage qui font vivre les prés. Le métier est si rude que les hommes ne sentent pas le vent du nord aigu et travaillent nus, sauf le lambeau d’étoffe qu’ils s’attachent aux reins.

Au sommet du shadouf, sur la berge, presque toujours un groupe arrêté, assis, causant : à côté d’eux paissent les ânes et les buffles. Il n’y a vraiment pas de terre aussi habitée que celle-ci. La journée fraîchit tellement, que nous restons difficilement sur le pont. Vers huit heures, nous amarrons à Esnèh, jusqu’au lendemain, car la navigation s’arrête toujours la nuit sur le Nil, à cause des bancs de sable. Nous sommes invités à suivre le consul d’Angleterre chez le mudir de la province, Osman-Pacha. Péniblement nous grimpons la berge, car ici, comme tout le long du Nil, la montée à pic est des plus ardues, dans une poussière qui a des mètres de profondeur. Il fait nuit noire. Notre petite procession est éclairée par une torche et suit la rive, jusqu’à une maison, basse, où nous attendent les notables. Le gouverneur, grand et gros patriarche, à l’air noble et courtois, nous reçoit avec des salams réitérés. Nous entrons dans une salle blanchie à la chaux, aux fenêtres fort sales. Une natte par terre, une petite lampe de pétrole accrochée aux solives noires du plafond, un divan sur trois côtés de la pièce, complètent le mobilier.

Le pacha, riant, complimentant, nous fait prendre place à sa droite. On fait les présentations au consul, à nous. C’est le premier magistrat, puis l’uléma, le cadi, le gouverneur de la ville : saluts, poignées de mains, avec tous ces beaux vieillards à barbe blanche, et aux longues robes de couleur. Notre conversation est rapidement épuisée ; alors le pacha rit, tape sur les genoux de ses voisins et rit encore. Enfin, on produit les cigarettes et le café : exécrable celui-ci et trop sucré. N’importe, je lance un Taïb et le pacha paraît ravi. Je suggère qu’on pourrait aller voir les ruines, et cette fois, avec un cortège imposant de notables et de fellahs qui portent devant nous des lanternes aveuglantes, nous traversons la ville déserte et endormie. Les maisons sont toutes basses, et misérables d’aspect. Entrant dans une ruelle où dorment, roulés par terre, les sujets de notre pacha, nous découvrons à hauteur d’épaule une série de splendides chapiteaux aux proportions énormes.

Quelques pas plus loin, nous touchons une corniche colossale. Entre les colonnes, un petit mur en terre à hauteur d’appui nous sépare d’un abîme profond. Les torches s’arrêtent. A côté de nous, une sorte de gouffre béant s’ouvre dans l’obscurité. Nous descendons une cinquantaine de marches rapides et nous sommes à l’ancien niveau du temple, engagé à 80 pieds au-dessous de l’emplacement de la ville, — au milieu d’une forêt de gigantesques colonnes, couvertes d’hiéroglyphes, d’emblèmes, d’inscriptions. Le style n’en est pas pur, car le temple est de la basse époque plolémaïque ; mais il est le premier que nous voyons, et l’aspect de cette salle est grandiose à la lueur des torches. Les effets d’ombre et de lumière entre ces imposans piliers sont fantastiques. Il nous semble quitter un monde souterrain quand nous rentrons chez le pacha pour assister à la fantasia qu’il nous a préparée. Les aimées d’Esnèh sont célèbres. Mais de nouvelles autorités sont arrivées et il faut recommencer le cérémonial de présentation avec l’offre de café et de cigarettes. Enfin arrivent les cinq beautés qui doivent nous charmer. Trois sont des négresses, grandes, grasses, vêtues de la tête aux pieds de mousseline rose. Les deux autres, des fellahines, plus petites, assez maigres, sont en cotonnade blanche à fleurs. Une seule des négresses est passable de figure. Les tailles sont horribles. Leurs robes sont tout à fait montantes, à taille très courte ; la jupe très foncée touche terre et cache leurs pieds. Sur la tête un fichu de couleur ; les cheveux, tressés de sequins d’or, tombent en frange sur les épaules : le cou et la poitrine sont couverts de colliers d’or à plusieurs rangées auxquelles elles ajoutent constamment l’or qu’elles gagnent ; souverains, napoléons et pièces autrichiennes. L’une après l’autre elles viennent nous saluer, nous baisant la main, qu’elles soulèvent légèrement, et portant ensuite la leur au front et au cœur. Le geste est charmant et plein d’une humilité que leurs regards très libres démentent aussitôt. Elles s’accroupissent à terre, et la musique commence sur trois instrumens, un luth, un violon et un tambour de basque ; elles jouent avec une frénésie que rien ne lasse. Deux des négresses se lèvent, et lentement d’abord, font en face l’une de l’autre les mouvemens les plus étranges. Torsions, frémissemens, ondulations du corps accélérées ou ralenties, selon la mesure que donnent les tambourins. La tête et les pieds remuent à peine ; les hanches et le torse seuls s’agitent convulsivement. Après les négresses, les deux petites fellahs en blanc, dont l’une, paraît-il, est une célébrité, car tous les vieux dignitaires se pâment de ravissement, viennent danser à leur tour. Je ne vois pas grande différence, si ce n’est des gestes plus prononcés de la partie inférieure du corps arrivant à des tours de force de frémissemens rapides. Enfin, essoufflées, fatiguées, elles se rassoient et commencent une longue complainte sur trois notes hautes, que le violon soutient de toutes les aigreurs de son archet désordonné. Le pacha me fait dire qu’il regrette que je ne comprenne pas, car c’est une belle chanson d’amour. La séance tire à sa fin, et complimentant pacha, uléma, cadi et danseuses, nous rentrons précédés de notre illumination, et, dévalant sans grâce les mauvais gradins de la berge, nous rapportons des flots de poussière dans nos cabines.

Vendredi, 13 janvier.

Quand nous nous levons, par une délicieuse matinée, Esnèn est déjà loin, et nous naviguons dans une contrée plus plate qu’hier. Nous venons de quitter la grande chaîne, rose comme les Alpes dolomitiques, qui longeait le Nil depuis avant Thèbes ; Maintenant le désert approche du fleuve constamment, et par momens le côtoie. A dix heures, nous sommes à Edfou ; ici encore, grâce à la présence du consul, nous trouvons une réception officielle. Il fait vraiment chaud. Une foule d’ânes nous attendent sur la rive, au milieu de nuages de poussière. Comme toujours, cris et batailles préliminaires, et les pauvres petits baudets sont battus pour et par leurs conducteurs. Nous faisons une demi-lieue par les sentiers et par les prés les plus poudreux que j’aie encore vus ; chaque pas soulève des tourbillons. Dominant le village, les grands pylônes du temple brillent d’un éclat crémeux. Notre cortège, traversant les misérables ruelles, fait fuir les femmes voilées, qui nous observent ensuite de loin, mais en attire quelques-unes au visage découvert, aux parures éclatantes et de profession non douteuse. Devant nous courent effarés de petits buffles mugissans, surtout des moutons énormes, bruns, bourrus comme des ours, à queues gigantesques et fourrées, qu’ils traînent péniblement en fuyant. Au milieu des masures, une longue descente de marches, devant le péristyle du temple. En bas, à nos pieds, est le véritable pavé de l’édifice, le niveau d’où s’élèvent les immenses pylônes, qui plongent à 40 pieds au-dessous de nous et nous dominent du doublé de cette hauteur. Autrefois, comme encore aujourd’hui à Louqsor, les huttes des fellahs avaient, envahi le sommet de l’édifice, dont toute la base était enterrée dans le sable. Mariette, pour le déblayer, a d’abord dû démolir une centaine de leurs maisons, et maintenant l’incomparable monument est libre, presque intact dans la vaste tranchée qui le dégage. La première impression lorsque, au haut de cet escalier, nous quittons nos montures, est indescriptible. Devant nous se dresse, gigantesque, le premier pylône, massif orné de bas-reliefs, et par l’ouverture de son portail nous apercevons une vaste cour. Chaque marche que nous descendons nous laisse entrevoir d’autres cours, d’autres salles, d’autres colonnes. Ici heureusement le public est exclu. Une grille se referme sur la horde de gamins, et nous pouvons nous promener en paix. Sauf quelques parties de la toiture qui manquent, le temple est dans un état de conservation parfaite. D’abord la grande cour, éclatante au soleil ardent, soutenue par des rangées de gros piliers aux chapiteaux élégans de palmiers et de fleurs de lotus. Tout autour et au-delà, des vestibules aux plafonds peints d’étoiles et d’emblèmes, des cours de différentes grandeurs soutenues par de belles colonnes et sculptées de dieux colossaux ; des petites salles, les unes obscures, d’autres inondées de lumière, toutes brodées d’hiéroglyphes. Autour de l’édifice une sorte d’étroit corridor à ciel ouvert, dont les parois à une hauteur énorme sont entièrement ornées de bas-relief. La profusion d’emblèmes et d’inscriptions est inouïe, et la somme de travail dépensée ici comme à Esnèh dépasse la mesure de l’industrie humaine et me rappelle celle des polypes qui créent le corail. Le temple est dédié surtout à Horus, « le dieu du ciel, l’épervier d’or, fils d’Osiris, » Le grand épervier qui surmonte le portique est encore presque intact et parfait, avec ses délicates lignes tracées de bleu et de rouge.

Pendant que nos compagnons gravissent un des pylônes par un escalier intérieur, je reste à jouir de l’émotion qui m’a saisie. Il semble que, remontant de deux mille ans le passé, on pourrait presque reconstruire ici une vivante réalité. Le même ciel limpide et profond, la même lumière dorait ces colonnes. Une longue procession de prêtres, sortant du sanctuaire et traversant cette vaste cour pour aller vaquer aux mystères sacrés, semblerait encore toute naturelle. À ce moment, la grille s’ébranle et de beaux vieillards aux robes flottantes s’approchent. Mais ce ne sont pas les prêtres de Hathor ou d’Horus. Ce ne sont que les notables du village qui apportent au consul leurs complimens et le café obligatoire. Nous regagnons le bateau, et jusqu’au soir le paysage se déroule assez semblable ; une succession de shadoufs ou de sakkièhs ; du sable, de longues stries jaunes d’or, où le vent fraîchissant soulève des colonnes de poussière qui se poursuivent. Puis des rochers, des coteaux sablonneux. De temps à autre, des groupes de palmiers doums, aux troncs tordus, de dattiers, d’acacias aux grappes jaunes, font un tableau délicieux. Il y a toujours quelque chose à voir sur les bords du Nil. Tout ce qui est sur la berge se détache contre un ciel lumineux : une file de chameaux, un groupe d’ânes, des enfans qui jouent, un homme qui prie. L’extrême netteté de l’ombre frappe ici autant que la lumière. Je me rappellerai toujours chaque figure que j’ai vue passer au désert. Les femmes voilées gardant leurs chèvres ou venant en processions puiser de l’eau dans leurs cruches ventrues : l’homme en manteau brun, guidant son âne par les défilés sablonneux, ou disparaissant entre les rochers qu’il gravit lentement. Vers le soir, nous sommes à Gébel-Silsileh, le pays des carrières, et notre bateau jette l’ancre pour la nuit. Il fait encore assez jour pour visiter les curieux spéos, petits temples funéraires excavés dans le rocher. La solitude ici est complète. Le pays est au sable, le jour ; aux chacals, la nuit. Le Nil, resserré entre des parois de rochers, a un aspect sévère. Nous grimpons jusqu’à la galerie étroite parallèle au fleuve, et d’un abord trop facile hélas ! car les Arabes s’en servent quotidiennement comme d’un refuge. Aussi les admirables sculptures des bas-reliefs sont-elles entièrement dégradées : partout des traces lamentables laissées par les Philistins. Nous errons dans le désert environnant, amas de rochers. noirs, gris, de sable amoncelé dans les bas-fonds, — endroit désolé s’il en fut. Il est trop tard pour visiter les carrières de l’autre rive, d’où sont sortis, il y a trente siècles, les blocs qui ont servi à contraire les villes de la Haute-Egypte. On nous supplie de ne pas nous écarter, car l’obscurité arrive, et on se perdrait facilement dans ce dédale de rochers semblables.


14 janvier.

A dix heures, nous débarquons à Assouan. Depuis deux heures, nous approchons de la Nubie, et l’aspect du fleuve est tout à fait différent. Les collines sont basses, sombres ; sur les rives, des bois de palmiers, les plus beaux que nous ayons vus. Nous distinguons un minaret blanc, d’immenses sycomores, et puis les îlots de rochers d’un noir de jais, et surtout l’île d’Éléphantine, verte émeraude, qui divisent le fleuve. Au rivage, une foule nous attend ; elle est plus mélangée que d’habitude et surtout plus foncée. Beaucoup de nègres absolument noirs, des Nubiens bronzés et quelques Arabes besharis, semblables à ceux que nous admirions il y a quelques années. au Jardin d’acclimatation. Le type est reconnaissable entre tous : les yeux ardens, la bouche très fendue, le nez fin, pas de turban, mais une forêt de cheveux qui se dressent droits sur et autour de la tête, les formes d’une élégance extrême. La foule se rue sur nous pour nous offrir mille bibelots à acheter : des armes, des courbach, des paniers, des œufs d’autruche, même des gazelles pleuvent avant que nous ayons quitté la planche qui nous sépare de la terre ferme.

Un gamin à la peau d’ébène, à la voix stridente, s’attache à nous ; il n’a qu’un quart de chemise ; mais sa perruque crépue est splendide et, de temps en temps, il la laboure avec une longue épingle de corne qu’il y repique ensuite d’un air vainqueur. Il veut à toute force me vendre « Madame Nubia. » L’objet est une ceinture en lanières de peau d’hippopotame, seul vêtement des « dames » au-delà de la cataracte et auquel ce nom typique a dû être donné par quelque mauvais plaisant. Elle est de plus brodée de perles de couleur ; mais il s’en exhale une telle odeur d’huile de ricin que je ne puis vraiment en infecter ma cabine. Les notabilités de la ville attendent le consul sous les sycomores séculaires qui ombragent le bord de l’eau. Tout grouille autour de nous dans un délicieux mélange : deux chameaux blancs, que l’on charge fendent l’air de leurs grognemens ; sur nos têtes, cet incomparable ciel bleu, cette lumière intense qui est ma joie de tous les instans.

Échappant difficilement à la foule, nous traversons à âne la misérable petite ville. Les ruelles qui composent le bazar sont animées ; , les autres sont d’étroits, ravins courant entre des murs bas, et par l’une d’elles nous arrivons au désert. Pendant une heure et demie, quelle admirable course nous faisons ! La route, — peut-on appeler ainsi ce beau sable d’or où les pas disparaissent ? — monte, descend, traverse la nécropole, en partie ancienne, en partie moderne, paisible ville de tombes aux mosquées exiguës, aux inscriptions coufiques datant de dix siècles et où les morts dorment sous le plus beau ciel et dans le plus beau sable du monde. Longeant le rideau de rochers qui nous séparent du Nil, nous entrons dans une région sauvage. Des deux côtés, d’énormes blocs noirs, aux formes fantastiques, nous surplombent ; un labyrinthe de roches brûlées nous enserre. L’Arabie-Pétrée ne doit rien avoir de plus austère que cette morne contrée. Aussi quand subitement nous nous trouvons sur les rives du Nil, sons les palmiers et les sycomores de Mahatta et en face de l’exquise petite île de Philæ, le décor est si merveilleux, si étrange, que l’on y croit à peine. Hélas ! on ne nous laisse pas le temps d’admirer. Il faut s’embarquer, car la chaloupe du gouverneur nous attend pour nous transporter dans l’île. Oserai-je noter ici mon premier sentiment de désappointement, quand nous débarquons sur la grève rocailleuse ? Je m’attendais à plus de verdure, à une végétation plus luxuriante, à moins de ruines, de décombres gisant partout. Il n’y a pas dans le monde une île qui soit restée aussi longtemps sainte que celle-ci. Pour les Égyptiens, le sol en était aussi sacré que l’est aujourd’hui la Mecque pour les musulmans. Leur serment le plus terrible était : « Par celui qui dort à Philæ ! » car c’est ici que reposait, bercé par le murmure des eaux, le divin Osiris, dont le nom redoutable n’était jamais prononcé. Quittant la présence du dieu créateur pour faire, sous une forme humaine, du bien aux hommes, Osiris avait péri dans le Nil en luttant contre Typhon, l’esprit du mal, et, passant par la région des morts, devenant juge suprême des morts et des vivans, il était considéré comme le sauveur des hommes. Sur la terre, son tombeau, d’abord érigé à Abydos, avait été transporté à Philæ. Ici Isis, sa sœur et son épouse, veillait sur les cendres du dieu innomé ; ici se célébraient les plus saints mystères ; ici le pharaon tout-puissant ou l’esclave le plus humble venait en pèlerinage adorer au sanctuaire du dieu.

Nous parcourons la petite île, et j’oublie vite ma première déception en me pénétrant de sa particulière et exquise beauté. Nous reconnaissons les formes, si connues par la gravure et les photographies, du ravissant petit temple hypèthre, dominant le rivage de sa terrasse élevée. Sous cet admirable climat, le ciel a toujours été la plus grandiose des couvertures. Un peu plus loin, au centre de l’île, le temple d’Isis, avec ses pylônes, ses cours, ses colonnades, est l’édifice dominant. Tout ici est irrégulier, sans symétrie, mais la proportion de l’île a donné celle des édifices et le sanctuaire de la déesse est plus élégant que vaste. Partout des représentations d’Isis, de la naissance de son fils Horus, de la résurrection d’Osiris. Mais les outrages n’ont pas été épargnés au lieu saint, et la ruine et la destruction ont tout atteint. Un escalier intérieur nous mène par des séries de marches faciles, ménagées dans l’épaisseur du mur, sur le haut d’un des pylônes. De ce sommet, longue et étroite terrasse, la vue est vraiment incomparable. D’abord les deux rives : l’une, un amoncellement de rochers qui composent l’île de Biggeh, séparée de nous par un étroit chenal ; l’autre douce, riante, une oasis de palmiers et de verdure, et quelques maisonnettes se détachant sur le désert sablonneux que nous parcourions ce matin. Au sud, le Nil se perd brusquement derrière le coude des montagnes nubiennes qui ferme l’horizon ; au nord, il semble un lac limpide de cristal avant de disparaître dans les îlots de rochers et de devenir la suite de rapides que nous entendons gronder au loin. Cependant la faiblesse humaine reprend ses droits. Il ne suffit pas de nous rassasier de cette vue charmante, qu’aucun pinceau pas plus qu’aucune plume ne peut rendre, et il faut aller faire honneur au déjeuner, étalé par nos braves matelots sur un bloc de pierre dans le petit temple hypèthre.

Le repas fini, nous restons deux heures à flâner sur cette merveilleuse terrasse, entourés d’une troupe d’enfans. De jolies fillettes au teint très sombre, mais aux physionomies charmantes, en baillons, misérables, grelottant la fièvre, viennent nous offrir leurs bijoux. Elles ont à peine une chemise de coton bleu et un long voile noir en lambeaux qu’elles tirent devant leur visage. Mais sur leurs cous, luisans comme un belle patine de bronze, brillent quatre ou cinq orangées de verroteries enfilées avec un goût bizarre, à la narine un anneau de cuivre et sur leurs fins poignets de jolis bracelets tordus. L’une d’elles, avec son doux regard mélancolique, me rappelle tout à fait une vierge byzantine. Nous leur achetons tous les ornemens qu’elles veulent bien nous vendre. Quelques-unes semblent les céder à regret, et l’une d’elles résiste longtemps à l’offre que je lui fais. Ses compagnes se moquent d’elle. Alors, prise d’un accès de rage, elle me jette le collier et se sauve avec l’argent en pleurant. Les gamins, eux, se disputent les boites de sardines vides, épaves de notre repas, et en lèchent l’intérieur avec délices. Le gouverneur cependant nous propose de redescendre à Assouan par les rapides de la cataracte. Il nous offre sa felouque et nous accompagne. La chaloupe est lourdement construite. Douze hommes éprouvés tiennent les rames. La première demi-heure est idéale. La petite île devient plus pittoresque à mesure que chaque coup de rame nous en éloigne. A 200 mètres, elle forme le plus ravissant tableau, encadré par le fleuve et les rives nubiennes qui s’y reflètent. Nos matelots sont tous nègres, grands diables berbères qui rament vigoureusement en chantant. Le soleil baisse. L’eau murmure sourdement, mais sa surface est encore lisse comme un miroir. Quelle douce traversée ! J’étais un peu honteuse de mes appréhensions quand, subitement, le courant s’accentue et un premier remous violent, puis un second, fait tournoyer la chaloupe. Nous arrivons à un archipel de rochers qui arrêtent brusquement le fleuve, et il faut une adresse prodigieuse au pilote pour les éviter. Pendant une demi-heure, nous courons avec une violence extrême, les rameurs faisant des efforts surhumains pour lutter contre les tourbillons ou les rapides. Trois endroits sont particulièrement redoutables, et alors les chants, les invocations à Allah redoublent. Ils les hurlent en ramant comme des démons. Quels poumons ! grands dieux ! La sueur ruisselle sur leurs noires figures. Ils ont jeté manteau, turban, calotte à leurs pieds et s’arc-boutent tout droit, debout, contre leurs rames pour résister au courant. Par instans, notre felouque, lancée entre deux murs de rochers, vole, rapide comme la flèche ; une seconde de plus et nous disparaîtrons dans le gouffre écumant où nous serons brisés contre les récifs. Mais le cheik de la cataracte est un habile homme : prompt comme l’éclair, il fait obéir la felouque au moment précis et, triomphant, nous fait filer le dernier rapide sans encombre.

Le moindre accident ici serait fatal. L’émotion passée, nos Arabes entonnent une chanson berbère, très différente de la mélopée lamentable des momens difficiles. Ici il y a un couplet très rythmé sur trois notes. Le premier chanteur dit seul quatre mesures, puis le chœur reprend le refrain sur un seul et même mot, et ainsi alternant pendant vingt minutes.

Le soleil couchant dore les roches sablonneuses qui bordent le fleuve et reluisent comme de grands cônes ou de longues murailles de cuivre rouge. Il fait tout à fait obscur quand nous rentrons dans notre domicile du Boulaq.


15 janvier.

Tous debout de bonne heure, pour profiter de notre matinée dans la ville. Le temps est splendide, le soleil torride, mais le vent du nord si glacial que mon manteau de fourrures est indispensable. Le capitaine Moustaffa-Effendi-Sady, qui commande ici un détachement de soudanieh, nous fait les honneurs de la petite ville. Le bazar, limité à deux petites ruelles couvertes de paillassons, est tout à fait primitif. Les marchands, à l’aspect sombre et sauvage, n’ont pas la bonne grâce de ceux du Caire. Les boutiques, misérables petits trous, ne contiennent que trois ou quatre espèces de marchandises : des paniers et des plateaux en fibre de dattier de même forme et teints des mêmes couleurs que ceux que l’on retrouve dans les anciens tombeaux ; des plumes d’autruches, grises, noires et blanches ; quelques belles peaux de léopards et surtout des vases, des tasses, des ornemens en terre noire ou rouge, fins comme du Wedgwood. L’irruption de notre caravane a fait un effet désastreux. Les prix montent de moitié sur ceux d’hier. Je laisse écouler la première fougue de mes compagnons, et lorsqu’ils s’éloignent je rentre au bazar faire de nombreux achats de paniers. Mais il s’agit de payer 44 petites piastres à la marchande, vieille négresse hideuse, décharnée, sourde et presque aveugle. Je compte péniblement les quarante-quatre petites pièces dans la main de mon guide, le capitaine Moustaffa, qui les lui recompte. Elle en refuse une partie après les avoir minutieusement observées l’une après l’autre et mises dans son œil et dans sa bouche. Il faut, en plein soleil et malgré le vent glacé qui soulève des nuages de poussière infecte, lui trouver d’autres pièces dans le sac de monnaie que nous avons apporté exprès. Après force coups de coudes et menaces du capitaine, elle finit par en accepter d’autres et s’en va. Nous continuons nos achats : ici, même difficulté ; dès qu’une pièce est trouée, et elles le sont pour la moitié, ou écornée, et elles le sont pour un quart, ou usée, et elles le sont presque toutes, les Nubiens ou Arabes de la Haute-Egypte n’en veulent pas. C’est un embarras continuel, good for Cairo, not good for Arabman, et rien ne les leur fait accepter. ils renoncent plutôt à toute affaire. Au milieu de mes débats avec le potier, la mégère aux paniers revient : nue sous son voile noir et sa chemise bleue trouée, la vilaine créature me fourre sous les yeux une main de singe couverte de bagues de cuivre, un bras écaillé orné de cercles d’argent et de verroterie. Ce sont les piastres qu’elle me rapporte. Moustaffa l’injurie et la renvoie ; rien n’y fait. Pendant toute notre course, elle nous harcèle, nous hurle aux oreilles, ameute les passans. Il faut finir par lui céder et lui changer encore douze piastres qui lui déplaisent. Ce petit bazar sauvage a un caractère extraordinaire. La lumière joue si violemment sur tous ces étranges étalages de plumes, d’ivoires, de peaux de léopard, de verroteries. Puis les passans sont d’aspect si différent ! des guenilles sur des corps si étranges ! Tantôt ces grands nègres, presque nus, d’un bleu indigo, aux lèvres si épaisses qu’elles ne peuvent joindre ; puis les Bescharis, petits, élégans, d’une délicatesse de formes qui rappelle la gazelle. Ils ont un regard farouche, indescriptible, que je n’ai vu qu’à eux. L’un d’eux a amené au bazar un petit mouton ; il me l’offre, et aussi de l’égorger séance tenante avec un coutelas qu’il tire de l’écharpe grise enroulée autour de son corps et de ses épaules, son unique vêtement. Le geste est féroce, rapide, plein de grâce, et quand je refuse énergiquement, il s’en va, tirant brutalement sa pauvre petite victime, mais avec la souplesse d’une panthère. Ces Bescharis, qui vivent toujours au désert, sont entre eux d’une sauvagerie extrême. Ils ont peur des blancs, ou même des Égyptiens civilisés et ne les attaquent jamais. Ils comprennent à peine L’arabe et ne viennent à Assouan que pour vendre des moutons ou acheter du blé. Nos affaires terminées, je vais attendre le départ sur la place publique qui domine le NiL Quelle jolie scène sous les grands sycomores ! Le gouverneur m’envoie des chaises et du café et je m’amuse à acheter encore. Les petits paniers pour quelques sous sont irrésistibles. Je n’ai encore vu nulle part des nègres de cette taille. L’ordonnance de Moustaffa Effendi, qui nous a suivi toute la matinée, portant nos acquisitions, a bien six pieds de haut. Il paraît que la moitié de son détachement de Soudanieh a la même taille, et j’en vois dans la foule de bien plus grands que lui. Jusqu’au dernier moment, la horde de vendeurs nous poursuit, même sur le pont du bateau, et le dernier cri que j’entends, lorsque nous quittons, hélas ! pour remettre le cap vers le nord, est : « Madame Nubia ! » hurlé par le petit marchand de ceintures. Nous n’avons que deux heures de navigation aujourd’hui. A cinq heures, comme le soleil baisse, le bateau s’arrête à une rive solitaire, couverte de ricins en fleur. Au-dessus de nous, ses fondations baignant dans le fleuve, un vaste pylône se dresse. Nous gravissons la berge. Un peu plus haut, à 20 mètres du bord, nous trouvons les sommets d’une ruine gigantesque. C’est le temple de Kom-Ombo disjoint, démantelé, l’image de la ruine la plus complète. Ses colonnes, — presque les plus grosses connues, — sont enterrées jusqu’à 8 ou 10 pieds de leurs magnifiques chapiteaux. Chaque année, le désert envahissant les recouvré davantage. Quelques-unes gisent dans le sable, égrenées en épaves. De colossales pierres, ou l’on distingue encore les noms de Cléopâtre et des Ptolémées, un magnifique fragment de corniche tombé du fronton du temple, sont là, épars à nos pieds. Le temple lui-même, moins élevé que sari péristyle qui dominait le Nil et plus1 exposé au désert, est tout à fait enterré. Nous pouvons grimper, avec quelque peine, car le sable est mouvant, sur le toit. Le Nil creuse chaque année les fondations-de l’énorme édifice. Le désert, de son côté, recouvre tout ce qui reste encore debout. Une ville antique et un bourg du moyen âge ont disparu sois 40 pieds d’ensablement. La moitié d’un pylône jonche da berge abrupte de ses blocs sculptés. Un autre, intact encore, près duquel notre bateau est amarré, si puissant en apparence, disparaîtra quelque jour d’inondation. Ce qui reste de ce sanctuaire est si beau, si doré au soleil couchant, le Nil coule au pied de cette antique demeure de Sebek, le dieu crocodile, si doux, si moiré, si placide, qu’il est presque impossible d’imaginer une destruction peut-être très proche. Nous regagnons notre paisible bateau. Malheureusement mous n’avons pas de clair de lame et c’est à la clarté des étoiles que sous arpentons toute la soirée le petit pont familier. La majestueuse silhouette du pylône -nous domine. L’odeur des champs de fèves arrive à nous, exquise. Si la nuit n’était si froide, cm s’attarderait volontiers à rêver sous la grande voûte noire piquée de lumières. L’autre moitié du pont, séparée de nous par une rampe, est couverte de longs paquets roulés en tous des sens. Ce sont les passagère arabes qui dorment enveloppés de leurs manteaux.


Lundi 16.

Le même soleil ardent, le même vent glacé pour notre dernière journée à bord. Mon Dieu ! que nous redescendons vite le long de la rire émaillée des shadoufs et de sakkièhs ! A peine si nous entendons leur grincement étrange et harmonieux, qui nous suivait si longtemps quand nous montions il y a quatre jours, que déjà nous en sommes loin ! Le courant triple notre rapidité. Bientôt nous sommes devant un des plus beaux endroits de notre navigation. Les falaises roses, éclairées au soleil du matin, plongent à pic dans le Nil, ou se dessinent comme de vastes cirques dans le lointain d’or pâle. Ici l’on comprend combien a dû être grande l’influence du désert sur les origines de l’art égyptien. Toutes les lignes y sont horizontales, les monticules de sable nivelés par le vent sont des pyramides tronquées ; même les formes naturelles des rochers rappellent des profils de sphinx ou de figures hiératiques. Mais ce rapport merveilleux entre l’art égyptien et la nature ne peut être compris qu’ici et rend cet art presque impossible à apprécier lorsqu’il est transporté en Europe. La rive est partout animée de canards sauvages, de hérons bleus, de pélicans, de coucous huppés qui courent familièrement sur la levée que nous frôlons. Nous en sommes si près, par instans, que l’odeur nauséabonde d’huile de ricin, dont les nègres barbouillent tout ce qu’ils peuvent de leur personne, arrive jusqu’à nous.

Nos compagnons de route, les passagers arabes, sont pour moi un amusement perpétuel. Le pont, à l’avant, en est bondé. Les plus riches sont établis sur leur tapis de prière, les autres sur une natte ou simplement sur leurs manteaux. Tout le long de la route, d’Esnèh à Edfou, hier à Assouan, nous en avons pris et laissé. Ils arrivent au bateau, quelques-uns précédés d’un esclave qui porte sur sa tête le tapis roulé contenant leur petit bagage de route. Un ou deux vêtemens de rechange, un sac de dattes, du tabac. En un instant, le tapis est étendu, l’Arabe a déroulé son plus gros manteau, s’en est fait un coussin d’appui : il s’accroupit à la façon rapide d’un chat, et voilà l’installation faite pour un, deux, trois, quatre jours. Il changera à peine de place si ce n’est pour rapprocher son campement de celui d’un ami nouvellement arrivé ou pour dire ses prières : ce que nous le voyons faire plusieurs fois par jour. Aux villages où le navire s’arrête, ils achètent leur surcroît de nourriture, une ou deux cannes à sucre, qu’ils sucent pendant une heure. Puis ils font constamment et délicatement leurs cigarettes. A quoi pensent-ils ? De quoi causent-ils ? Car si ces figures immobiles, dignes, graves peuvent être silencieuses pendant des heures, rien n’est plus bavard, plus bruyant, plus gai que ces mêmes Arabes lorsqu’ils se connaissent ou se retrouvent. Ils s’embrassent, quand ils sont, de rang égal, plusieurs fois, se serrent la main, font une foule de gestes charmans, de salams de la bouche, du front ; puis ils causent et rient, mais comme l’on n’entend rire en Europe que les enfans. Ils adorent la plaisanterie, la comprennent même venant de nous, qui ne savons rien de leur langue, avec une rapidité qui laisse bien loin le plus malin Français ; et puis alors ils rient littéralement à gorge déployée, montrant leurs admirables dents blanches. De quoi ils causent ? D’argent, paraît-il, presque toujours, de piastres, de dollars et puis de leurs chameaux. Souvent le mot de gemèl revenait dans les histoires que racontait hier à un cercle béant un grand soldat arabe, propriétaire d’un tapis jaune citron que je lui aurais volontiers acheté. Notre bateau postal prend des voyageurs à tous les arrêts. Ni sur un des odieux bateaux de Cook’s tourists ni sur une dahabieh particulière, je n’aurais rencontré ce public de voyageurs constamment renouvelé, si pittoresque, si brillant de couleurs, si doux et bien élevé. Quel est le pays européen où l’on pourrait, pendant huit jours, se trouver sur le même pont d’un petit navire avec cinquante, soixante, cent passagers de troisième classe qui y dorment, y mangent, y vivent, sans être excédé de bruit, de mauvaises odeurs, de tapage le jour, de disputes la nuit ? Ici, rien de semblable. Le bruit serait plutôt de notre côté. Quand nous remontons sur notre partie du pont, après nos repas longs et odoriférans, je retrouve nos beaux amis aux mêmes places, parfaitement heureux d’avoir déjeuné d’une canne à sucre, disant leur chapelet des quatre-vingt-dix-neuf perfections d’Allah et fumant leur cigarette. Et puis, si je leur adresse un sourire, quel charmant et gracieux salam en retour ! Les gens de l’équipage surtout sont mes amis. Le pauvre reïs, notre capitaine, qui partage avec son second le gouvernail et le commandement, a mal à la jambe. Ce sont de ces terribles boutons du Nil, très douloureux. Il me montre cette pauvre jambe enflammée et me demande un remède. J’ai dans ma pharmacie de voyage une drogue avec laquelle je le panse et qui le soulage. Aussi sa gratitude est extrême, et son beau sourire me suit chaque fois que j’approche du gouvernail. Matin et soir nous recommençons le pansement. Ma renommée et celle de ma drogue s’étendent. Un des chauffeurs, grand fellah à la douce figure souriante comme une des têtes de dieux gravées sur les murs d’Edfou, m’apporte piteusement son doigt à réparer. Il s’est coupé d’une manière effroyable. Le remède réussit aussi, surtout parce que j’exige qu’on se serve préalablement de moja, car le lavage est indispensable. D’autres viennent se faire soigner. Les pauvres gens ont presque tous des maux aux jambes, aux bras, aux yeux. Ils font presque nus les plus durs travaux, mangent à peine, et, outre les accidens journaliers, le bouton du Nil les atteint fréquemment. Ils sont si reconnaissans des moindres bontés ! Dès qu’il s’agit d’aller à terre, mes deux amis le reïs et le chauffeur ne me quittent plus, me soutiennent sur la planche vacillante à peine jetée sur la rive, me portent à travers et par-dessus les monticules de boue sèche qui s’émiettent à chaque pas. Toute cette bonne grâce, la courtoisie de ces braves gens qui nous entourent depuis huit jours ajoute infiniment au charme du voyage. Pour quelques cigarettes ou des bonbons, qu’ils adorent, leurs salams et le kataliéra kétir ! (merci beaucoup ! ), répété avec un brillant sourire, me font chaque fois le même vrai plaisir. Que nous allons vite ! Edfou est presque aussitôt dépassé qu’approché, et la lanterne magique se déroule avec une rapidité désolante. Tous ces villages pittoresques que nous voyions longuement la semaine dernière filent comme des rêves entrevus. Nous distinguons la place publique ombragée de sycomores et longeant le Nil, une maison blanche plus haute que les autres, — celle du cadi ; — devant la porte, quelques personnages accroupis, un bouquet de palmiers, et nous sommes déjà loin. Les femmes qui viennent en file puiser de l’eau s’arrêtent à la rive, la gargoulette sur la tête, pour nous voir passer : les gamins, quelques-uns à l’état de nature, courent le long de la berge en nous criant : Bakchich ! Quand la chaussée est très haute et nous domine, nous voyons parfois les processions de chameaux chargés de verdure ou montés par d’immobiles conducteurs se découpant nets contre le ciel ; ils se profilent si distinctement que nous pourrions compter chaque gland de leur selle, chaque poil de leurs oreilles touffues. Le balancement de la file, -hommes, fardeaux, bêtes, cordes qui les relient, a une grâce lente, uniforme, reposante. A six heures, nous sommes amarrés à la rive escarpée de Louqsor. Je quitte avec douleur notre bon petit bateau le Boulaq, aux excellens souvenirs, et le reïs Mohamed, et le cuisinier grec, dont le cœur trop tendre s’était épris des charmes un peu simiesques de ma petite femme de chambre milanaise, mais dont la cuisine a été excellente malgré ses agitations. Nos amis nous attendent sur la berge. Mais rien ne me console, et ces derniers jours sont parmi les meilleurs de mon souvenir.


Mardi, 17 janvier.

Nos petites chambres sont d’une extrême simplicité. Murs crépis à la chaux, une natte par terre, un lit de fer et sa moustiquaire, un divan, une commode. L’hôtel lui-même est très pittoresque ; une longue succession de bâtimens étroits d’un blanc de neige, composée d’une galerie élevée à 2 mètres du sol, sur laquelle ouvrent les chambres. Autour, un vaste jardin planté de magnifiques rosiers, de cassis, de cannes en fleurs, d’orangers et de limons d’où pendent les gros fruits d’or pâle, de plates-bandes entières de réséda fleuri. Partout des dattiers splendides deux fois hauts comme la maison, des palmiers doums au feuillage dur découpé comme du fer-blanc et aux troncs couverts de loufa, la belle plante grimpante. Des milliers d’oiseaux dans les arbres, des fragmens de sphinx, des stèles, des statues mutilées de déesses gisent partout. Ce matin, nous allons à Karnak avec les G… qui, installés ici depuis une semaine, veulent nous en faire les honneurs. C’est le jour du marché ; il faut nous y arrêter, car d’attraction est irrésistible. Bravant une poussière épaisse, infecte, où nos bottines enfoncent à la cheville, nous traversons la ville, l’endroit le plus pauvre et dégradé que j’aie encore vu. Les maisons consistent en trois murs de la hauteur d’un homme, en terre battue ; le quatrième, troué et croulant, fait la façade et la porte. Le toit est en terre aussi, et de la vieille paille de dattiers y sert de litière aux moutons, aux chèvres, aux poules, aux chiens, qui, de là, aboient furieusement aux passans. Tout cela est construit à des niveaux différens sur les buttes de décombres qui recouvrent presque entièrement les temples, les sphinx, les statues colossales, les colonnes de l’ancien Louqsor. Là grouillent des familles misérables, d’une saleté sordide. Les enfans font pitié, mangés de mouches, de maux, de misère. L’incurie superstitieuse des mères est inouïe. Laver les enfans les ferait mourir ; chasser les mouches de leurs yeux leur attirerait encore plus de mal. Aussi meurent-ils dans une proportion effrayante. Ici je ne puis plus dire comme au Caire que la foule arabe n’a pas d’inconvéniens. L’odeur des fellahs venus de loin pour vendre au marché leurs chameaux, leurs ânes, la canne à sucre, les oignons, ou bien pour y acheter de la mercerie primitive, des boutons de couleur, des fils de verroterie ou des bijoux de cuivre ou d’or très grossiers, est décidément horrible, compliquée de chaleur, de saleté et d’huile de ricin à profusion. Pourtant ce marché m’amuse passionnément, malgré le dégoût presque invincible au bout d’une demi-heure. La place est fort grande, en pente, entourée de masures abjectes, surmontée de quelques ruines, de bouquets de palmiers élégans. A droite s’élève la pointe de l’obélisque de granit rose, frère jumeau de celui de Paris, mi-ensablé sous le niveau du village. En face, les belles cultures vertes, variées dans leurs tons d’émeraude. Au loin, les prés de saphir de la chaîne arabique et le désert. Les marchands sont accroupis en lignes pressées entre lesquelles la foule circule. Devant eux, sur un chiffon de toile, ils étalent leurs pauvres petites marchandises.

Les types sont très bronzés, primitifs et sauvages : mais quelle bonne grâce partout ! Notre guide pousse, frappe, marche sur les étalages, enjambe les négresses assises. On rit, on nous aide à passer. Quelques-uns, plus curieux ou plus hardis que les autres, nous suivent, battent ceux qui s’approchent par trop, car cela devient oppressant d’intimité et redoutable comme conséquences. Le soleil est bien chaud, l’huile de ricin bien abondante, et les mouches ! Bons dieux, que de mouches ! Je mène mon cortège d’Arabes jusqu’au coin où l’on vend des cannes à sucre, et là j’en fais une distribution. C’est périlleux, car ma suite grossit instantanément et l’odeur est intolérable. Trop de couleur locale. Nous reprenons nos ânes. A travers des flots de poussière, soulevés par gens et bêtes revenant du marché, nous gagnons des prairies vertes, une chaussée qui longe de loin le Nil et l’avenue de sphinx brisés penchés en tons sens dans les fossés et les bouquets de palmiers. Un splendide portail se dresse devant nous, se découpant net contre le ciel : c’est le pylône des temples des Khons et des Ptolémées. Partout ailleurs ceux-ci seraient un admirable but d’exploration. Mais nous ne nous y arrêtons pas, pressés que nous sommes d’arriver aux grands temples de Karnak ; 2 ou 300 mètres encore dans le sable et les gravats et nous sommes devant un monde de ruines, de pierres écroulées couvertes d’hiéroglyphes. Le premier aspect est déroutant, et les yeux se reposent en s’arrêtant enfin sur les deux obélisques de la reine Hatasou, purs, intacts au milieu de cet écroulement gigantesque. Nous entrons dans le dédale, puis, au tournant d’un mur, quelle splendeur inattendue ! Comment rendre l’impression que produit le grand temple, « le grand des grands, » comme celui des Hébreux était « le saint des saints ? » Rien ne peut donner idée de la hauteur, de l’immensité, de la couleur de cette perspective, surtout lorsque, assis sur un des blocs effondrés vers l’entrée, on a devant soi une forêt de cent trente-quatre colonnes énormes aux chapiteaux épanouis en pétales de lotus ; de ce ciel, d’une couleur si intense là où il est encadré sévèrement dans une ouverture du toit, puis si délicat là-bas de l’autre côté du Nil.

Entre cette colonnade unique au monde et le fond de montagnes aux couleurs changeantes, vient d’abord une esplanade dorée : c’est la cour sablonneuse qui sépare le grand temple de son pylône colossal. Par sa porte gigantesque, nous apercevons la ligne verte des prés qui s’étendent jusqu’au Nil. Un seul palmier, merveilleusement placé par le hasard presque dans l’axe de la porte, se découpe sur l’horizon incomparable. L’intérêt profond des curiosités historiques, même la beauté très réelle des autres ruines de Karnak, disparaissent. Tout se résume dans cette vue absolument parfaite. De grands éperviers volent en cercle au-dessus de cette splendide désolation comme ils volaient il y a trente siècles au-dessus de sa gloire. Impossible de rester longtemps seuls à nous pénétrer de cette magnificence. Les Arabes, les marchands d’antiquités nous y découvrent bien vite, et puis l’aveugle traîné par un gamin et puis l’épileptique tordu qui arrive en rampant, image vivante du démoniaque de l’évangile, et puis le petit vaurien absolument nu tenant à la main son tout petit haillon. Renvoyons-les en mêlant nos bakchichs de menaces de coups de canne et restons encore aux pieds de ces gigantesques colonnes, merveilles de noblesse, de force ; la plus grandiose œuvre architecturale qui ait été conçue. Pouvons-nous nous représenter ici ce que nous disait dernièrement M. Maspero, que ce temple de Titans est miné par le travail incessant du Nil, s’infiltrant dans les fondations, et que le plus léger tremblement de terre, qu’une assise ébranlée, suffirait pour faire effondrer le colosse ? Survivre à Karnak, croire à sa fragilité, n’est-ce pas la plus étrange et la plus bouleversante des possibilités ?

Nous sommes presque saturés de tant de beauté, écrasés de tant de grandeurs, et nous rentrons, car nous ne pourrions voir autre chose.


18 janvier.

Nous nous mettons en route de bonne heure, commençant par la plus fatigante de nos courses. Notre but est, la vallée des Rois, dans les montagnes de la chaîne libyque. Traversant une première branche du Nil sur une barque à rameurs, nous débarquons sur une longue île aride qui pendant six mois est couverte d’eau et qui, en ce moment, est une bande de terre craquelée au soleil, rugueuse, pleine de fondrières. Les baudets qui nous y attendent buttent, glissent dans ce désagréable trajet, qui dure vingt minutes et nous mène au second bras du Nil. Ici nous trouvons un gros bateau pesant, délabré, sorte de bac plus que primitif. En guise d’embarcadère, quelques brassées de roseaux jetées au fond de l’eau, le bac ne pouvant approcher de la rive. Pas une planche pour aborder. Les baudets que nous quittons sont fouettés, piqués. Ils entrent dans l’eau, puis, enjambant le bord du bateau, y restent pendus. On tire devant, on pousse derrière ; quelques-uns résistent ; enfin tous sont logés et, patientes petites bêtes, ne bougent plus. A notre tour. La plate-forme de verdure nage dans l’eau. Nous hésitons devant ce bain de pieds ; nos braves donkey-boys, nous prenant à bras-le-corps, nous enlèvent comme des plumes et nous déposent à côté des baudets. Notre Caron n’a qu’une rame. Heureusement que le Styx est calme et sans courant, car nous sommes vingt-deux à bord, une foule d’Arabes qui nous escortent, et huit bêtes. L’autre rive est un haut talus de poussière, avec des marches taillées dans la boue sèche. On fait débarquer les ânes, toujours sans planche. Nous remontons et suivons pendant une demi-heure la chaussée étroite et périlleuse qui côtoie le Nil. La matinée est encore très fraîche, l’air un peu vif, les ombres presque dures, la vue splendide. Entre nous et la belle chaîne rocheuse de l’Assasif s’étend la grande plaine, d’une lieue de large, cultivée avec soin. Champs de trèfle, d’avoine, de blé et surtout de ces délicieuses fèves en fleur.

Nous quittons enfin la chaussée, et traversant l’océan de verdure, nous nous engageons dans un défilé de la montagne absolument sauvage : du sable, des roches rouges amoncelées les unes sur les autres en masses étranges. Le soleil ardent de midi tombe d’aplomb, la chaleur est lourde, pas une parcelle d’ombre. Impossible de concevoir une route plus sévère, plus grandiose, pour conduire à leurs dernières demeures les Pharaons des grandes dynasties. C’est par ce chemin crayeux dont l’éclat nous aveugle que défilaient les longues processions portant les cercueils des Ramsès, des Séti, dont les noms nous deviennent familiers. Le défilé se resserre, les murailles de rochers deviennent plus hautes, la chaleur nous fait paraître la route longue et pénible. A droite, un ravin s’ouvre dans le flanc du rocher. C’est la vallée de l’ouest, qui renferme aussi des tombes illustres. Enfin la route finit brusquement. Nous sommes à l’extrémité de la gorge. Des rochers éboulés, des parois inaccessibles nous arrêtent. Nous quittons nos montures. Ici, loin de toute vie, car il ne pousse pas. un brio d’herbe dans cette vallée de désolation, les rois de Thèbes avaient choisi leur sépulture. Une succession de portes taillées verticalement donne accès à des galeries qui pénètrent dans la montagne. Commençons par le plus beau de ces grands sépulcres souterrains, celui de Séti Ier. Nous descendons un escalier très dégradé, un couloir sombre, en pente, où on nous distribue des bougies ; l’obscurité augmente ; encore un, deux escaliers, La chaleur est intense, l’atmosphère suffocante. Une succession de salies s’ouvrent mystérieuses devant nos flambeaux, l’ombre se refermant sur nous comme un lourd rideau. Nous distinguons des peintures de figures étranges, de longues processions des quatre races du monde assistant aux funérailles du monarque : les rouges, les noirs, les blancs et les blonds.

Une curieuse chambre où les dessins esquissés n’ont jamais été finis nous arrête. Les corrections du maître, les lignes rouges rectifiant les lignes noires restent fraîches comme au jour où la leçon fut donnée. Encore des marches à descendre, des puits béans dans la nuit à éviter, un corridor étroit, mais tout peint et sculpté, et nous sommes au centre même de la demeure funèbre, là où le corps, déposé dans un sarcophage de granit, resta jusqu’à ce que, enlevé par les prêtres, il fut caché dans le puits de Deïr-el-Bahari. Belzoni, qui découvrit et explora ce tombeau, trouva, en effet, le sarcophage vide, et jusqu’à l’été dernier le lieu de la cachette du corps n’avait pas été retrouvé.

D’autres salles à moitié bouchées, d’autres souterrains autour de nous, les parois décorées de représentations effrayantes. Voici les scènes tragiques où l’épopée de l’âme du roi est dépeinte, ce qu’elle traverse avant d’entrer dans la vie éternelle, ses terreurs, ses dangers, les démons, les serpens, les génies aux épées flamboyantes qui la menacent. Plus loin, elle arrive à la barque divine, à la fin du cruel purgatoire. La voici dans les champs élyséens, cueillant des fruits célestes, faisant des libations. Elle arrive enfin purifiée devant les dieux, et Osiris l’introduit dans la félicité éternelle. Les couleurs, là où le vandalisme des Arabes et des touristes n’a pas commis les pires outrages, sont d’une vivacité extraordinaire. Mais quelle pitié ! Pas un pilier, pas un bas-relief, pas une peinture, qui ne soient mutilés, en partie enlevés. Ici une tête, là une main, une figure tout entière. Sir William G. et E., qui ont vu cette tombe il y a vingt ans en parfait état, en sortent outrés, navrés, les larmes aux yeux. Les voyageurs sont toutefois plus coupables que les Arabes. Ceux ci travaillent pour ceux-là et tous conspirent pour détruire des chefs-d’œuvre irréparables. J’avais tellement ouï parler par mes compagnons de la conservation de ces peintures uniques, que j’en éprouve un amer désappointement. Dans quelques années, si cette dilapidation effroyable n’est pas arrêtée, il ne restera plus ici que des souterrains dégradés. D’autres tombes voisines ressemblent avec moins de magnificence à celle de Séti Ier. Les mutilations récentes sont les mêmes dans toutes. Nous lunchons dans le couloir un peu frais qui descend au tombeau de Ramsès III, utilisant à cet usage familier l’entrée de la demeure dernière d’un grand monarque, car rester au soleil est impossible. Quelle émotion étrange donne cette vallée austère ! La lumière sur le sable d’alentour est de l’or, les rochers calcinés renvoient une chaleur ardente ; les taches d’ombre, rares à cette heure, sont d’un pourpre violet qu’aucune couleur de palette ne pourrait rendre, tant il est vif et transparent.

Nous continuons notre route, sans savoir heureusement quelle épreuve nous attend pour sortir d’ici. Nous sommes derrière le contrefort qui nous sépare de la grande plaine de Thèbes. Il faut le gravir pour redescendre la falaise de l’autre côté, surtout pour avoir le panorama entier du sommet. Comment j’y suis arrivée vivante est encore un mystère pour moi. Le sentier est à pic, au gros soleil, les aspérités du rocher et le sable mouvant alternant sous les pieds. Mon guide Mahmoud et un autre donkey-boy me portent à moitié, et nous arrivons au haut haletans, meurtris, la poitrine suffoquée de nos efforts. Je me laisse hisser sur mon âne ; mais que j’en descends rapidement, malgré les représentations énergiques de Mahmoud ! Le précipice est vertical. Nous côtoyons le bord du plateau que nous venons de gagner et le sentier s’éboule, plus étroit que les pieds du baudet. Ce serait pourtant une glorieuse sépulture que cette vallée des Rois, où mon âne et moi allions périr tous deux ! Le plateau traversé, nous sommes directement au-dessus de ce qui fut Thèbes. Et quelle vue s’étend à nos pieds ! Aussi vaste que celle du Mokattam, elle est plus solennelle, car elle est la vue de la métropole des morts, des ruines, de la solitude, du passé. Homère ne nous dit-il pas qu’ici naquirent quelques-uns des dieux grecs, et n’est-ce pas chez un des sages Thébains que Jupiter séjournait lorsqu’il était trop loin pour écouter les prières des assiégés de Troie ? D’ici je puis voir chaque repli de cette mer de verdure, d’où émergent des flots de ruines, le Ramesséum, Gournah, les deux colosses, et sur la lisière du sable, vers le sud, Medinet-Abou. Au-delà, le serpent d’azur et d’argent scintillant, le Nil. Sur la rive opposée, j’aperçois comme une balustrade blanche, tant la distance est grande : ce sont les colonnades basses et enfoncées des temples de Louqsor. Un peu plus bas, des taches claires plus massives que les autres, les gigantesques pylônes de Karnak. Au-delà encore une plaine verdoyante semée de palmiers et les pics violets de la chaîne Arabique se fondant dans le ciel. Les éperviers seuls, dans leurs grands vols, doivent avoir quelquefois des vues comme celle-ci. Il s’agit pourtant de quitter ces sommets si péniblement gravis et la descente est pire que la montée. Il n’y a aucun sentier, mais une paroi de rochers inégaux remplis de trous. Nous dévalons dans les pierres, le sable qui roule avec nous ayant parfois des blocs de 1 à 2 mètres à sauter. Si le brave Mahmoud, avec sa force d’Égyptien, ne me soutenait pas par les épaules, les bras et la taille, j’arriverais en débris au pied de la falaise. Enfin moulus, éreintés, déchirés, nous sommes dans la plaine et au Ramesséum, mais si las que même cet admirable édifice nous touche à peine. Je n’oublierai jamais ce retour à travers les champs fleuris, après l’excitation de la journée. A mesure que nous en approchons, les colosses, seuls dans cette étendue de verdure, nous frappent de plus en plus. L’impression de sublime tranquillité qu’ils donnent exerce une sorte de magie. Nous sommes fatigués de ruines, de lieux tourmentés, de poussière des morts, d’atmosphères étouffantes de tombeaux, puanteurs de momies, cauchemars gigantesques, et voici la paix, la lumière, la sérénité exquise de ces deux grandes figures qui ont survécu aux siècles. Elles sont là, veillant, les mains sur les genoux, paraissant sonder l’espace jusqu’aux temples lointains de l’autre côté du fleuve. Il y a vingt siècles, leurs piédestaux s’élevaient à l’entrée de l’avenue de sphinx qui menait au temple magnifique d’Aménophis. Dans ces temps-là, le fleuve n’envahissait pas jusqu’ici et l’allée se déroulait majestueuse, longue d’un quart de lieue. Aujourd’hui ils sont seuls. Tout ce qu’ils gardaient a disparu. Autour d’eux, l’émeraude des prés, la senteur des fèves, la grande ombre portée, fraîche, invitant au repos sous cet auguste patronage, ont remplacé le passé. Derrière, au loin et comme un doux repoussoir, se profilent les murailles roses de la falaise que nous descendions tout à l’heure. On oublie leur dilapidation, — car ces géans sont eux-mêmes la ruine d’une ruine, — mais l’harmonie de leur merveilleux rapport avec ce qui les entoure durera toujours. Est-ce là le secret de leur charme infini ? Je le croirais, car de loin comme de près, vus de tous les points, ce charme subsiste, bien que leurs visages soient presque entièrement mutilés. Le ciel, sans nuages tout le jour, se strie de rouge et d’or. Il faut rentrer. Nous traversons les grands prés, puis des files interminables de moutons, agneaux naissans et vieux béliers, fourrés comme des ours, qui se précipitent entre les jambes de nos petits baudets. Comme ce matin, le bac ; on hisse les ânes, on nous porte ; nous retraversons l’île, le Nil, et rentrons morts de fatigue après cette écrasante journée.


Vendredi, 20 janvier.

La fatigue de la veille avait été si grande qu’il a fallu nous reposer hier en flânant dans le village et sur la berge où sont amarrées différentes dahabiehs. Aujourd’hui le vent du nord est encore glacé ; une poussière gluante, un ciel sans nuages. J’ai eu un revers désagréable à la jouissance des heures passées dans le grand temple de Karnak. Mahmoud, mon donkey-boy d’avant-hier, dont le zèle m’avait soutenue et si fort touchée que je l’avais repris, quoique son âne fût mauvais, Mahmoud le cyclope, borgne, hideux, est devenu ce matin très étrange. Il achète des cannes à sucre qu’il suce dès le départ ; il ne surveille ni son âne ni moi ; il s’embrouille en rajustant l’étrier, et le baudet voulant partager la verdure que croque son maître, je cours toute sorte de dangers. Son turban déroulé tombe à terre, sa robe de cotonnade bleue est retroussée sans convenance. Une confidence de l’ânier de lady G. nous éclaire, et les ricanemens des passans ne me laissent aucun doute. Mahmoud, usant de mon trop généreux bakchich d’avant-hier, a trop bu ! Mahmoud est ivre ! Il est presque dégoûtant ! Pendant une halte aux ruines du temple de Mouth, devant les statues de granit noir de Pasht la déesse à tête de lionne, il s’assoit aux pieds de son âne et chantonne à mi-voix, en anglais ! Je ne puis dire ma mortification. Aussi au retour de notre course, lorsqu’il me demande : Bakchich ! je lui réponds sévèrement. « A toi ? plus jamais, car tu le sais, tu t’es déshonoré aujourd’hui. Va-t’en. » Nous avons fait une exploration générale de ce dédale de près de vingt temples effondrés, de cinq avenues de sphinx, de pylônes et de colonnades innombrables. Longs murs couverts d’hiéroglyphes, labyrinthes de salles et de vestibules, sanctuaires, cariatides mutilées, tout se mêle encore pour moi dans une insaisissable confusion.


Samedi, 21 janvier.

Le même temps. Cette poussière et ce vent sont une fatigue extrême. De l’autre côté du Nil, où nous faisons une seconde longue excursion, il y a moins de bise. Mêmes aventures que l’autre matin, le double passage, les petits ânes et leur embarquement barbare. Nous traversons en biais le champ parfumé qui s’étend jusqu’aux colosses. À cette heure, — 10 heures du matin, — les alouettes nous saluent de leur note aiguë, les odeurs sont fraîches, les ombres bleues de la montagne délicatement transparentes. Nous allons à Gournah, le temple funéraire des trois grands pharaons de la XVIIIe et de la XIXe dynastie : Rhamsès Ier, son fils Séti Ier, son petit-fils Rhamsès II, Sésostris. Il est fort ruiné et pas complètement déblayé, mais, sur les murs, de beaux bas-reliefs et de charmans ornemens de lotus enlacés avec grâce forment une décoration des plus riches. Il semble que ces temples, ces salles funéraires soient une sorte de succursale votive de leurs tombeaux de la vallée des rois, et où leurs familles et leurs sujets pouvaient apporter les offrandes mortuaires aux mânes des défunts. Tout autour, des groupes de palmiers, des colonnes brisées, des tombes ouvertes, couvrent le sol. Reprenant les baudets, nous nous avançons directement vers le pied de la montagne, là où nous descendions si abruptement l’autre jour. Trop fatigués, nous avions dû laisser de côté Deïr el Bahari, les restes du beau temple de la reine guerrière Hatasou. Adossé à la falaise et descendant en terrasses superposées comme un vaste escalier, il devait être grandiose. La femme qui le construisit fut sans doute extraordinaire. Elle commandait ses armées, elle se faisait représenter en homme avec la barbe des souverains. Maîtresse de la Syrie et de l’Ethiopie, en femme de goût, elle voulut conquérir le pays de l’or, des pierreries et des parfums, et se mit elle-même à la tête de sa flotte. Elle fit ensuite représenter sur les terrasses de son temple ses processions d’esclaves, transportant les arbres à aromates dans des paniers pour les planter à Thèbes, et le retour des vaisseaux rapportant des singes, des dents d’éléphant, des prisonniers. Les bas-reliefs qui restent intacts sont superbes et pleins de ces détails amusans. L’endroit où fut faite l’été dernier la découverte des cercueils des rois n’est pas loin d’ici. Nous le savons et nous disons à notre drogman Saïd de nous y conduire. Very far ! répond-il positivement, et il nous donne de longues explications sur la mauvaise route. Il nous mènera plus tard, après le lunch, qui nous attend au Ramasséum, et ou les petites fellahines nous ont apporté de l’eau fraîche. Nous subissons sa loi, mais en nous fâchant. Saïd devient sombre et grommelle : Road not good for ladies. Et comment rendre l’accent guttural et pathétique avec lequel un Arabe prononce good, le mot anglais qu’ils savent tous ? Vaincus, nous descendons dans la plaine, et dans une délicieuse solitude, sous les grandes colonnes à têtes de lotus du temple de Rhamsès, nous mangeons le poulet et les œufs durs habituels de nos déjeuners en plein air. Les baudets dessanglés broutent le trèfle du voisin ; les ailiers sucent leur éternelle canne à sucre et fument leur cigarette. Les fellahines, debout comme des nymphes antiques aux longs voiles, sont prêtes à nous verser l’eau de leur petite gargoulette. Miriam et Fatma, celles qui nous ont suivis aujourd’hui, sont bien jolies et pleines de grâce. Quel beau lieu de repos que celui-ci, avec ces splendeurs au-dessus de nos têtes, ces belles architraves aux décors de bleu et de vermillon et les nobles piliers simples et grandioses, qui les soutiennent ! Ce qui reste des plafonds est encore d’un bleu céleste étoile d’or : sur toutes les parois sont sculptés les hauts faits des Ramsès. Les façades de la cour et de l’entrée du temple sont ornées de majestueuses cariatides, leurs lourdes gaines défiant encore les siècles. La première salle n’est plus qu’un amas de ruines, à côté desquelles, plongée dans le sable, brisée en plusieurs blocs gigantesques, gît la plus immense ruine de ce qui fut la plus immense des statues. Colosse des colosses, Rhamsès II, Sésostris, est là, anéanti à nos pieds, aux pieds de ces cariatides élevées par lui, comme l’avait été sa statuer à sa propre gloire. Le granit rose, poli, semble une masse informe. Il faut quelque temps pour se rendre compte qu’elle représente le dos du monarque, son épaule, — que cette énorme pierre qui a roulé plus loin est un bras, que cette autre colonne est une jambe, — et que ce pied qui mesure 4 mètres de long, soutenait véritablement une figure de 60 pieds de haut. Quelle rage dut s’acharner sur une victime aussi pesante que ce géant de granit, avant d’arriver à une destruction si complète ! Et quel fut le plus puissant, de Rhamsès qui éleva un tel monument ou de Cambyse dont la stupide jalousie le fit abattre ? Notre drogman, nos donkey-boys, même les petites porteuses d’eau, ont achevé de vider nos paniers de provisions, et il est temps de terminer notre délicieuse flânerie autour du temple. Nous voulons absolument aller visiter la vallée de la trouvaille, et Saïd finit par nous y mener, tout à fait malgré lui. Nous ne pouvons approfondir le mystère de sa mauvaise volonté, qui a sans doute quelque motif suspect. L’endroit du reste, sans être loin, est d’un abord assez difficile. Nous gravissons un premier échelon, assez péniblement, par un sentier très escarpé ; au bout d’une demi-heure nous arrivons à une haute vallée, fermée au fond par les rochers de l’Assasif. A droite et à gauche des masses de sable sont amoncelées contre les hautes parois. C’est bien le lieu le plus stérile, le plus retiré du monde. Nous grimpons, des pieds et des mains, cette pente abrupte de sable, qui a 50 mètres environ. C’est ici, dans un puits de 11 mètres de profondeur, donnant dans un corridor creusé dans la montagne, que les trente cercueils furent retrouvés l’été dernier.

Rien n’indiquait l’entrée de ce mystérieux souterrain. Il a fallu la rapacité des Arabes, qui jour et nuit fouillent la plaine et la montagne à la recherche d’objets à vendre, pour la découvrir. Leur secret bien gardé a duré douze ans ! On meurt de chaud, dans cette gorge, où le soleil darde toute l’année, sous le ciel sans nuages de Thèbes, et puis, Saïd veut faire sa paix avec nous et nous mener voir un temple où on va rarement, dit-il. Nous le suivons. Partout dans les roches des ouvertures béantes les unes à côté des autres, bien au-dessus de nous. Toutes ont servi de sépultures, ont été violées par les Arabes, et leurs dépouilles remplissent nos musées d’Europe. Rentrant dans la grande plaine, et suivant le pied de la montagne, nous découvrons un joli petit temple de l’époque des Ptolémées, restauré par les Romains, employé par les premiers chrétiens. Ce mélange de goût égyptien et grec, nullement pur, est pourtant ici d’une élégance extrême. Du toit plat sur lequel nous montons par des terrasses éboulées, nous avons la vue étendue sur la plaine, toute dorée à cette heure du soleil déclinant. Au retour, nous nous attardons un peu autour des « Grands Immobiles » qui nous semblent chaque jour plus majestueux. Nous y déchiffrons des inscriptions latines, celle entre autres qu’y laissa l’impératrice Sabine, venue il y a dix-sept siècles pour visiter comme nous les géants. Le vent est calmé, le ciel comme chaque soir est sans nuages, ombré d’or et de longs rayonnemens. Je suis toujours plus impressionnée de cet embrasement magique et puis surtout de l’Alpen Glühe, cette sorte de renouvellement de beauté, après que le soleil a disparu et que tout est devenu gris. Au bout d’un quart d’heure, la vie semble se réveiller ; les rochers redeviennent de pourpre et le ciel d’or, et cette lumière, peut-être un reflet du désert, continue pendant dix minutes, encore, pour lentement s’éteindre dans une nuit définitive.


Dimanche, 22 janvier.

Jour de repos. Courte visite à Karnak et flânerie autour des colonnades et des portiques. Notre table d’hôte est des plus intéressantes. Nous y avons MM. Naville, Wiedemann et Sayce, trois égyptologues des plus distingués. Un des sujets qui les occupent entre autres est l’étude des fragmens de poteries couverts d’écritures démotiques ou cursives, que l’on retrouve ici en grand nombre, et qui donnent les plus curieux renseignemens sur les mœurs égyptiennes environ six siècles avant notre ère. Ici encore, notre ignorance est prodigieusement intéressée par les détails que nous apprenons. Ces documens démotiques sont écrits, tantôt, — les plus importans, — sur des papyrus, tantôt, — et surtout ceux que les Arabes nous offrent ici pour quelques sous, — sur des fragmens de pots cassés. Ceux-ci, archives des familles pauvres qui ne pouvaient acheter du papyrus, sont des comptes, des memoranda, des contrats de marchés insignifîans ; les autres sont des testamens, des donations, des affaires sérieuses. L’état des mœurs était alors des plus singuliers. La femme y a un rôle considérable. Sa dot, ses revenus, son trousseau, son luxe lui sont assurés, même au détriment de son mari ; la plus large direction de la fortune lui est accordée ; souvent le mari n’a qu’une simple pension, seul revenu dont il puisse disposer. L’autorité de la mère prime en tout celle du père. Celle du prêtre, le choachyte, est supérieure aux deux. C’est lui le véritable maître de la famille, et voici par quelle singulières transformations successives des rites sacrés : parmi les offrandes religieuses que devait apporter le fils aîné sur la tombe, ou dans la chapelle commémorative de son père, les libations d’eau et de vin étaient les plus indispensables. Mais, peu à peu, les habitudes se relâchèrent et les prêtres furent chargés, moyennant rétribution, de remplir le pieux devoir. L’eau était sans doute régulièrement versée, mais le vin était, paraît-il, aussi régulièrement bu par les braves choachytes. Ils avaient une autre source de revenus, encore plus considérable. Graduellement, la tiédeur et l’indifférence remplaçant l’ardente préoccupation des anciens Égyptiens sur la destinée du corps de leurs ancêtres, les prêtres s’emparèrent de tout ce qui concernait un défunt. Ils se chargent de la momie, de son transport au loin si elle doit être enterrée dans quelque sanctuaire spécial. Ils vendent des terrains dans les nécropoles, ils s’engagent à veiller sur toutes les liturgies des morts à perpétuité. Puis, ils laissent en héritages ces revenus à leurs fils, prêtres comme eux, leur partagent ces momies et ce qu’elles rapportent ! Quelquefois ils vendent cette singulière possession à d’autres choachytes, et l’on en retrouve les contrats. A son fils aîné, qu’il veut avantager, un prêtre écrit : « Je te donne les liturgies ci-nommées : Pselkous, fils d’Osouer et ses fils qui sont parmi les morts, et celles de leurs femmes et de leurs enfans qui sont vivans parmi les Égyptiens, et aussi leurs lieux de repos. » Il donne non-seulement ses droits sur les morts, mais sur les vivans : même dans quelques contrats on réclame les enfans qui sont encore à naître ! La momie représente donc au choachyte une part de ses revenus. Quelquefois, il y a procès entre les prêtres sur telle possession discutée. Les momies font office d’hypothèque, deviennent une sorte d’action nominative qui se négocie comme une valeur. Le mort et le vivant appartiennent donc au prêtre pendant cette étrange période où la grande religion antique se pervertit tout à fait.


Lundi, 23 janvier.

Nous errons dans Louqsor, chez les marchands de scarabées, chez le photographe, qui nous montre non-seulement des albums de vues, mais une collection repoussante de scorpions de plusieurs espèces, de scolopendres et d’énormes araignées velues, qu’il a prises l’été dernier dans son propre domicile ou tout autour. Il ne pourrait vivre ici pendant les chaleurs sans ses deux chats qui, avec un instinct prodigieux, chassent el tuent les vilaines bêtes sans en être jamais piqués.

Nous entrons chez un fellah qui nous offre des antiquités. Quel intérieur ! une vieille porte, un corridor enfumé où sont accroupis quelques êtres dans l’ombre, puis une cour poudreuse. D’un côté, la maison, c’est-à-dire un amas de pierres effondrées ; de l’autre, un mur d’appui en terre, et puis, à dix mètres au-dessous, le beau fronton d’un temple ruiné, des colonnes, et, ruminant, les naseaux en l’air, un énorme buffle auquel ce portique des Pharaons sert d’étable. Nous suivons le fellah, qui nous mène dans son habitation, un hangar recouvert de feuilles de cannes. A côté, le harem dont mes compagnons ne doivent pas approcher, Lady G… et moi entrons sous un toit percé, où autour d’un panier en paille de dattier rempli de braies, cinq ou six fellahines en haillons, des enfans sur leurs épaules, sont assises. L’odeur et la fumée sont nauséabondes. Elles crient : Bakchich ! toutes à la fois : une piastre les satisfait et nous fuyons cette tanière infecte.


Mercredi, 25 janvier.

Nous avons fait nos adieux à la plaine de Thèbes. Aujourd’hui notre excursion a été plus courte, se concentrant sur Medinet-Abou, Versailles des Toutmés et de leur sœur la régente Hatasou, et quatre siècles plus tard de Ramsès III. Comme dans tous ces vastes groupes de ruines, le plan est tout d’abord insaisissable, et on est longtemps à démêler le petit temple de Toutmés, le grand et magnifique temple de Ramsès III, et son pavillon royal, la véritable merveille de cette accumulation d’édifices. Au-delà d’un haut portail et de pylônes en ruines, nous entrons dans une suite de vastes cours. La première est ornée sur deux côtés d’une galerie soutenue par des cariatides gigantesques représentant le roi. Puis s’élève un énorme pylône, couvert de grands tableaux de guerre, racontant les exploits du conquérant. Enfin la seconde cour, grandiose de proportions, ravissante de couleur et de peintures décoratives et où revivent, sculptés sur les parois, les victoires, les fêtes et les processions du couronnement du héros. Les plafonds des galeries sont intacts et peints d’azur constellé d’étoiles ou d’emblèmes dont la couleur, parcourant la gamme du cobalt pur au vert émeraude, est fraîche comme appliquée d’hier. Malheureusement, la terre éboulée et les gravais remplissent encore une des galeries. Mais quels vigoureux et vivans tableaux de bataille ! un peu barbares, là où les scribes inscrivent les tas de mains et de langues coupées, — chaque tas de trois mille ! — Quelle fierté dans cette tournure du Pharaon, lorsque, debout sur son char élégant, dont les chevaux superbes se cabrent avec fougue, il lance ses flèches contre l’ennemi ! Avec quel soin il fit travailler à son apothéose, n’omettant aucun détail humain ou sacré qui pût être à sa gloire. Aussi bien, ce fut en quelque sorte le chant de cygne. Après lui, la fortune du pays s’obscurcit, et pendant neuf siècles les arts n’eurent plus de place et disparurent. C’est la fin de la grande et belle époque, et nous ne devons plus voir à Dendérah que l’épanouissement de la décadence et une imitation rétrospective des temples de la Thébaïde.

A l’ombre de deux gros piliers peinte, dans une troisième cour à peine encore déblayée, Saïd a mis notre couvert. Me souvenant des scorpions du photographe, je demande à un des nombreux Arabes qui traînent autour de nous, s’il en voit quelquefois. Trois minutes à peine, et je suis servie à souhait. Il m’apporte un spécimen vivant, énorme, de la dégoûtante bête, trouvé sous une pierre voisine. Bakchich instantané, et prière de ne pas nous suivre avec le dit animal, qui se débat vigoureusement, depuis qu’on lui a arraché son dard. Le soleil est brûlant, mais nous voulons faire un tour au Ramesséum et à nos bien-aimés colosses. Horreur ! Le temple de Ramsès II est envahi par une bande de « touristes Cook, » dragoman galonné en tête. Nombreux, bruyans, haletans, poudreux, ils se sont répandus comme une traînée de fourmis. Dix minutes d’arrêt chez Sésostris ! Nous ralentissons nos baudets pour leur laisser le temps de partir, et nous nous installons silencieusement aux pieds de nos cariatides favorites. La caravane se rassemble à un coup de sifflet du dragoman. Mais ô honte ! avant de se mettre en marche, ayant « fait » le temple de Ramsés, elle grimpe sur son pauvre colosse à terre, et vermine moderne, se répand sur son torse, ses épaules. Comment d’un frisson d’indignation ne secoue-t-il pas cette poussière humaine ? Venue des quatre coins du monde, inepte et ignorante, elle s’éloignera aussi ignorante et aussi inepte, fière d’avoir en trois semaines « fait » ce qu’il y a avoir sur le Nil, d’avoir foulé aux pieds Sésostris le « roi des rois, » le protecteur de Moïse, le « vainqueur de tous les peuples ! » Il nous faut un certain temps pour reprendre notre sérénité et oublier l’impression. laissée par les Vandales, obéissans sujets de ce véritable Pharaon de l’Egypte moderne, le sieur Thomas Cook. Il est tard : les longues ombres des colosses s’étendent au loin sur la plaine. Il est dur de quitter ces beaux lieux et ce majestueux voisinage, car il semble qu’il ferait bon vivre aux pieds de ces nobles, figures et que toutes les petitesses de la vie disparaîtraient sous leur sereine influence.


Jeudi, 26 janvier.

Je veux me souvenir des détails de cette berge animée, où je passe tant d’heures de mes matinées, ne pouvant me rassasier du Nil, de la plaine de Thèbes qui se déroule ensoleillée jusqu’aux rochers de l’Assasif, du petit ruisseau qui longe le jardin de l’hôtel et que traversent à pied, relevant leurs jupes, mais voilant leur visage, femmes et fillettes. La rive du Nil, très escarpée, est taillée de mauvaises marches qui aident à descendre aux barques amarrées au-dessous. Le bateau à vapeur de M. Maspero et celui de nos ennemis d’hier, les « touristes Cook, » en sont les seuls occupans ce matin. En face, sur l’îlot de sable, une dahabieh au drapeau américain a pris ses quartiers. Elle a débarqué sur la grève sa ménagerie indispensable, et moutons, chèvres et volailles s’y prélassent en liberté. Autour de moi, il y a une foule oisive de donkey-boys, attendant des cliens : puis une dizaine de nos habitués, marchands d’antichi. Je les connais tous maintenant et nos relations d’amitié me charment. Tous disent quelques mots d’anglais, du vrai petit nègre : le substantif, l’adjectif, deux ou trois verbes à l’infinitif et voilà tout. Mais cela suffit. D’abord un bonjour cordial, même de l’ennemi de la veille et puis, de dessous la grande robe et à travers diverses profondeurs de chemises, gilets et autres robes, on sort un mouchoir de coton soigneusement noué ; de là on tire un petit linge, et mystérieusement on vous montre un bronze, des perles d’émail, et des scarabées vrais et faux. Après de longues luttes, notre marché se conclut. Les hasards de ces achats sont bizarres. Quelquefois l’Arabe est entêté et ne veut pas faire de concession. Quelquefois il est pressé de vendre. La crainte de M. Maspero, des provisions ou du tabac à acheter au marché, ou une trouvaille faite la veille, ou une journée sans voyageurs, agissent singulièrement sur la cote. Comment du reste en vouloir à leur pauvreté, si elle cherche à exploiter notre curiosité pour de vieilles pierres, et notre richesse qui nous amène chez eux ? Les demandes de bakchich sont un peu agaçantes, mais comme leur dignité ou leur bonne humeur ne souffrent nullement d’un refus, d’un geste de canne levée, ou d’un coup de courbach, appliqué légèrement, c’est un mince désagrément, et je ne sache pas de gens plus faciles à manier, plus doux à approcher que les fellahs de la Haute-Egypte. Sur la berge aussi se tient un petit restaurant en plein vent, et le monde élégant de la jeunesse arabe y afflue. Déjeuners et rafraîchissemens, tout à la fois, car c’est un débit de cannes à sucre. Tout autour les consommateurs sont assis sur leurs talons : ils croquent, causent, sucent, jetant au loin les grandes feuilles de la canne qu’ils épluchent. Celles-ci ont leurs amateurs : trois ou quatre énormes buffles, vaches, veaux et taureaux ; puis quelques ânes de passage, troupe dessellée et vagabonde, ou un baudet tout harnaché à la selle de maroquin rouge et aux glands huppés ombrageant sa jolie tête fine et cambrée. Les animaux sont ici d’une douceur de relations surprenante. Ce matin, je m’amuse à acheter une canne à sucre, pour la donner à une gigantesque vache-buffle, qui erre avec son petit, sur la rive, humant l’air et cherchant fortune. L’énorme bête, aux naseaux luisans et humides, aux membres formidables, vient doucement me manger dans la main. Tous mes amis arabes de rire : Taïb ! Si j’aimais la canne à sucre, — mais quelle fade horreur ! je m’assiérais dans le cercle et déjeunerais avec eux. Un adieu encore : cette fois à Karnak. Mais nous avons la bonne fortune d’y aller avec l’aimable et savant M. Rhône, et grâce à ses explications, l’obscurité se dissipe pour moi sur bien des points. Je n’ai jamais entrevu comme ici la grandeur de ce peuple qui, deux mille ans avant Abraham, adorait un Dieu suprême, idéal. Les attributs de ce Dieu, ses commandemens transmis par son représentant sur la terre, le pharaon, sont de la plus haute moralité. La pureté, la rectitude de conduite, sont les premières lois données au peuple. Les aspirations sont dirigées vers la gloire de Dieu en ce monde, vers l’union de l’être humain avec Dieu dans une vie future. La conception de la mort était celle du passage dans une vie éternelle après certaines épreuves. C’est dans ses temples que j’ai véritablement compris la grandeur sublime de cette religion, la plus ancienne connue, et je crois que ce n’est qu’en Égypte que l’on peut se la représenter. Je sais au moins que, pour moi, l’art et le culte égyptiens dont je n’apercevais que la raide monotonie, sont devenus ici du plus intense intérêt. Au lieu de laideur et de convention, j’ai trouvé la beauté et la solennité. Au lieu d’un art rude, j’ai trouvé la vie, l’harmonie et un sentiment plus développé que dans bien des siècles de lumière. Mais aussi j’ai senti que ce voyage était un labeur sérieux pour la pensée et pour l’intelligence et qu’il mettait toutes nos facultés en usage, — usage noble et élevé. Un voyageur anglais écrivait très spirituellement il y a quelques années en revenant du Nil : « Le touriste le plus léger, qui part du Caire avide de nouveaux monumens, en revient un citoyen du monde d’il y a six mille ans et contemporain de la momie. »


Vendredi, 27 janvier.

Ce soir, par un clair de lune naissant et une nuit bien froide, nous allons coucher à bord du bateau postal qui nous emmène, le cœur gros de quitter de si beaux endroits.


Samedi, 28 janvier.

Vers neuf heures, le bateau s’arrête à Keneh, nous ayant d’abord débarqués sur l’autre rive. Nous allons d’ici faire notre dernière excursion de ruines, celle de Dendérah, que nous apercevons là-bas, dans les collines de la chaîne Libyque. Notre restaurateur du bord, brave Italien aux manières charmantes, s’offre à nous piloter, et il est un protecteur bienvenu. Je n’ai pas vu de foule arabe aussi importune. Notre Italien donne de grands coups de bâton, et après cinq minutes de luttes désespérées et de vociférations, nous nous trouvons hissés sur d’excellens baudets. Nous partons au grand trot, car le temps est glacial ; le vent cingle nos oreilles, la poussière nous aveugle ; un véritable supplice pendant une heure de cavalcade. Enfin, derrière un repli sablonneux, voici l’entrée du temple. Quelle surprise, après toutes les ruines que nous venons de voir et où l’imagination doit jouer un si grand rôle de reconstitution, de trouver une façade aussi complète dans son ensemble, un monument aussi bien conservé ! Cet état de préservation de Denderah est une chose unique. Comme à Edfou, l’immense édifice, déblayé intérieurement, est dégagé des monticules environnans par une large tranchée creusée tout autour. L’effet du fronton est majestueux lorsqu’arrivé à l’endroit où nous quittons les ânes, nous pouvons le voir tout entier, plongeant à vingt pieds au-dessous de nous. Nous sommes à moitié de sa hauteur ; nous descendons un escalier de vingt marches pour entrer dans le temple. Le péristyle est soutenu de colonnes énormes. Leurs chapiteaux, ornés de grosses têtes à oreilles de vaches, sont bien difformes quand on les compare aux lotus élégans qui couronnent les piliers du Ramesséum ; mais l’importance, le nombre des salles, des vestibules, des corridors que nous traversons ensuite nous confondent d’admiration. Les grands halls du milieu, éclairés par le haut, sont entourés de petites pièces obscures qui servaient de dépôts pour les objets sacrés et de sanctuaire. De là partaient les processions, cérémonie la plus importante du culte. Partout une profusion de bas-reliefs, d’hiéroglyphes. Hathor, la Vénus arabe, à tête de vache, régnait ici, déesse protectrice des plaisirs. A la célébration du nouvel an, la procession des prêtres montant par des corridors en pente pratiqués dans l’épaisseur colossale des murs et que nous gravissons encore aujourd’hui, sortait sur les vastes terrasses du toit et y exposait la statue de Hathor, revêtue de ses beaux habits, « au rayon de celui qui l’a créée, pour la grande fête du monde entier. » Les murs extérieurs sont ornés de colossales figures en bas-reliefs. Malheureusement ici, comme à l’intérieur, les têtes ont été presque toutes martelées et détruites par le zèle des premiers chrétiens. Sur la façade, derrière le temple, sont les fameux portraits de Cléopâtre, couronnée du disque d’Hathor et du casque à tête d’épervier. Dans l’intérieur des chambres obscures sont aussi plusieurs bas-reliefs de cette figure charmante, la grande magicienne des temps anciens, types assez semblables entre eux, sans beauté frappante, mais dont on comprend le charme extrême. N’est-ce pas un peu l’impression que laissent ceux de Marie Stuart, la charmeuse moderne ? Chose singulière, depuis de longues années, des abeilles maçonnes, succédant à la grande déesse, aux Romains, aux premiers chrétiens, ont pris possession absolue des murs extérieurs du temple et de deux autres petits édifices qui l’avoisinent ; des pans de murs entiers, des figures disparaissent sous l’épaisse construction de leurs cellules. Ce sont des milliers d’essaims bourdonnans qui, s’ils n’étaient inoffensifs, rendraient Dendérah inabordable. Elles sont maîtresses ici et absolues. Mais le temps s’écoule. Il faut reprendre nos bourriques et regagner le Nil et notre bateau. La journée se passe trop rapide à voir disparaître les belles rives, et à Girgeh nous nous arrêtons pour la nuit.


Dimanche, 29 janvier.

Pour notre dernier jour de navigation, nous voudrions ne pas quitter le pont, mais la bise nous coupe le visage en deux. Nous sommes tous si enrhumés, si éprouvés par le froid, si las de l’effort de tenir nos yeux ouverts malgré le vent, qu’à notre grand désespoir nous trouvons la journée longue et souhaitons d’arriver. O misère de notre faiblesse physique et pauvreté de nos facultés ! Ces momens que dans quelques mois nous voudrions pour tout au monde retraverser, dont le souvenir doit être pendant des années le plus précieux des plaisirs, nous voudrions ce matin les supprimer, arriver à tout prix, ne plus rien regarder, ne plus rien voir ! Et pourtant nous avons conscience, remords et regret de ce pitoyable état d’esprit. Nous le disons très haut pour nous excuser les uns aux autres. Néanmoins le professeur S. bâille, lady Q. descend dans sa cabine, sir William s’impatiente, E. s’endort, et moi je me sens lasse à en mourir.

A quatre heures, nous sommes en vue d’Assiout. Notre navigation est terminée, la bousculade habituelle est traversée, et nous voici refaisant sur de petits baudets la longue route poudreuse vers la ville. À terre, le vent a cessé et il fait doux. Combien les gens que nous rencontrons nous semblent pâles de teint et soignés dans leurs vêtemens après la misère des sombres fellahs de la Haute-Égypte ! La route, qui traverse la station du chemin de fer, a près de 3 kilomètres jusqu’à l’entrée de la ville. Un faubourg, avec des maisons de pachas assez soignées et de beaux jardins, nous mène à un pont de pierre jeté sur le canal. D’ici la vue est vraiment ravissante et ne ressemble à rien de ce que j’ai vu en Égypte. Il me semble reconnaître un Decamps ou un Gérôme. Éclairée par le soleil baissant, une promenade de majestueux sycomores précède la porte de la ville ; celle-ci, lourde, massive, est d’un effet superbe, encadrée de ces arbres tordus et fantastiques. Un flot de monde entre, sort : troupeaux, groupes d’effendis et gros Turcs comme nous n’en avons pas vu depuis longtemps. En dedans de la porte, une esplanade et encore d’immenses arbres enchevêtrés dans les murailles des cafés et des maisonnettes, la maison du gouverneur, le tribunal, une vraie civilisation. Nous sommes si habitués à notre vie du Nil, où les bateaux et les baudets ont été nos seuls véhicules, que le son d’une charrette nous surprend comme un bruit inusité. La ville est grande, et nous sommes quelque temps à parcourir les bazars et à y acheter de jolies poteries. Les boutiques sont bien plus ornées et variées. À toutes les devantures, nous retrouvons les fichus de cotonnade rouge à pois si répandus dans la Basse-Egypte et qui servent au musulman à tout, sauf à leur première destination : turban, cachemire, ceinture, écharpe, bourse, réceptacle de provision d’antiquités ou de tabac, ils sont alternativement tout cela, mais mouchoirs, jamais. Allah a donné au musulman des doigts pour cet usage. Quand nous repassons devant la maison du cadi, une bande d’une dizaine de prisonniers en sort, le carcan de fer au cou, les pieds et les mains enchaînés. Ils viennent d’être questionnés, fouettés sous la plante des pieds, et retournent en prison. Le soir, j’apprends qu’ils ont volé et tué un riche Grec près de Girgeh. On a administré au principal meurtrier, pour lui faire avouer sa part au crime, trois cents coups de courbach. Tous les vingt coups, on s’arrête. « Frère, confesse ton crime. — ? Je ne sais rien, » a été sa réponse jusqu’au trois-cent-unième coup, alors il a tout avoué. Dans quelques jours ils seront condamnés aux travaux forcés au Nil-Blanc pour la vie et ils reviendront avant trois mois. C’est la justice habituelle de l’Egypte.

Demain, avant de rentrer au Caire, nous ferons encore une halte à Fechn, terminant, chez l’aimable ami qui nous y attend, ce beau et charmant voyage.

Ce soir, il nous faut coucher dans le primitif petit hôtel de la gare, où trois chambres nues sont réservées aux voyageurs. Au loin, le muezzin appelle doucement à la prière du soir, et notre dernier souvenir de la Haute-Egypte sera celui de la belle invocation que prononcent cinq fois le jour les pieux musulmans : « Gloire soit à Dieu, maître de l’univers, le bon, le compatissant, Seigneur du jour du jugement ! À toi nous offrons notre adoration. De toi nous attendons le secours. Guide-nous dans la voie droite, dans la voie de ceux que tu as comblés de tes bénédictions, et non dans le chemin de ceux qui ont rencontré ta colère, ou qui ont péché. »


BLANCHE LEE CHILDE.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1882.