IMPRESSIONS


DE VOYAGES.

UNE PÊCHE DE NUIT.


Premier fragment.[1]


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Le bateau à vapeur arriva à Villeneuve une heure plus tôt que de coutume. Le vent d’ouest, qui avait tant effrayé nos dames sur le lac, nous avait rendu ce service.

Villeneuve est située à l’extrémité orientale du lac Léman. Le Rhône, qui descend de la Furca où il prend sa source, passe à une demi-heure de chemin de Villeneuve, marque les limites du canton de Vaux, qui, s’avançant en pointe, s’étend cinq lieues au-delà de cette petite ville, et le sépare du pays valaisan. Un célérifère, qui attend les passagers du bateau à vapeur, les conduit le même soir à Bex, où l’on couche ordinairement. L’heure d’avance que le vent nous avait fait gagner me permit de courir jusqu’à l’endroit où le Rhône se jette en se bifurquant, gris et sablonneux, dans le lac, pour y laisser son limon, et ressortir pur et azuré, à Genève, après l’avoir traversé dans toute sa longueur.

Lorsque je revins à Villeneuve, la voiture était prête à partir ; chacun avait pris sa place, et l’on m’avait gratifié, comme absent, de celle que l’on jugeait la plus mauvaise, et que j’eusse choisie, moi, comme la meilleure. On m’avait mis près du conducteur dans le cabriolet de devant, où rien ne devait me garantir du vent du soir, mais aussi où rien ne m’empêchait de voir le paysage.

C’était un beau coup-d’œil, à travers cet horizon bleuâtre des Alpes, que cette vallée qui s’ouvre sur le lac, dans une largeur de deux lieues, et qui va toujours se rétrécissant, à tel point qu’arrivée à Saint-Maurice, une porte la ferme, tant elle est resserrée entre le Rhône et la montagne. À droite et à gauche du fleuve, et de demi-lieue en demi-lieue, de jolis villages vaudois et valaisans paraissaient et disparaissaient presque aussitôt, sans que la rapidité de notre course nous permît d’en voir autre chose que la hardiesse de leur situation sur la pente de la montagne : les uns prêts à glisser sur un talus rapide où s’échelonnent des ceps de vigne ; les autres arrêtés sur une plate-forme, entourés de sapins noirs, et pareils à des nids d’oiseaux cachés dans les branches ; quelques-uns dominant un précipice, et ne laissant pas même deviner à l’œil la place du chemin qui y conduit. Puis, au fond du paysage, et dominant tout cela, à gauche, la Dent de Morcles, rouge comme une brique qui sort de la fournaise, s’élevant à sept mille cinq cent quatre-vingt-dix pieds au-dessus de nos têtes ; à droite, sa sœur la Dent du Midi, portant sa tête toute blanche de neige à huit mille cinq cents pieds dans les nues ; toutes deux diversement coloriées par les derniers rayons du soleil couchant, toutes deux se détachant sur un ciel bleu d’azur, la Dent du Midi par une nuance d’un rose tendre, la Dent de Morcles par sa couleur sanglante et foncée. Voilà ce que je voyais, en punition de ma tardive arrivée, tandis que ceux du dedans, les stores chaudement fermés, se réjouissaient d’échapper à cette atmosphère froide, que je ne sentais pas, et à travers laquelle je voyais ce pays de fées.

À la nuit tombante, nous arrivâmes à Bex. La voiture s’arrêta à la porte d’une de ces jolies auberges qu’on ne trouve qu’en Suisse ; en face était une église, dont les fondations, comme celles de presque tous les monumens religieux du Valais, paraissent, par leur style roman, avoir été l’œuvre des premiers chrétiens.

Le dîner nous attendait. Nous trouvâmes le poisson si délicat, que nous en demandâmes pour notre déjeuner du lendemain. Je cite ce fait insignifiant, parce que cette demande me fit assister à une pêche qui m’était complétement inconnue, et que je n’ai vu faire que dans le Valais.

À peine eûmes-nous exprimé ce désir gastronomique, que la maîtresse de la maison appela un grand garçon, de dix-huit ou vingt ans, qui paraissait cumuler dans l’hôtellerie les différentes fonctions de commissionnaire, d’aide de cuisine et de cireur de bottes. Il arriva à moitié endormi, et reçut l’ordre, malgré des bâillemens très expressifs, seule espèce d’opposition que le pauvre diable osât faire à l’injonction de sa maîtresse, d’aller pêcher quelques truites pour le déjeuner de monsieur ; et elle m’indiquait du doigt. Maurice, — c’était le nom du pêcheur, — se retourna de mon côté avec un regard si paresseux, si plein d’un indicible reproche, que je fus ému du combat qu’il était forcé de se livrer pour obéir, sans se laisser aller au désespoir. — Cependant, dis-je, si cette pêche doit donner trop de peine à ce garçon. (La figure de Maurice s’épanouissait à mesure que ma phrase prenait un sens favorable à ses désirs.) Si cette pêche, continuai-je… La maîtresse m’interrompit : — Bah ! bah ! dit-elle, c’est l’affaire d’une heure, la rivière est à deux pas ; allons, paresseux, prends ta lanterne et ta serpe, ajouta-t-elle, en s’adressant à Maurice, qui était retombé dans cette apathie résignée habituelle aux gens que leur position a faits pour obéir. — Et dépêche-toi.

Ta lanterne et ta serpe pour aller à la pêche !… Ah ! dès-lors Maurice fut perdu, car il me prit une envie irrésistible de voir une pêche qui se faisait comme un fagot.

Maurice poussa un soupir, car il pensa bien qu’il n’avait plus d’espoir qu’en Dieu, et Dieu l’avait vu si souvent en pareille situation sans songer à l’en tirer, qu’il n’avait guère de chance qu’il fît un miracle en sa faveur.

Il prit donc, avec une énergie qui tenait du désespoir, une serpe pendue au milieu des instrumens de cuisine, et une lanterne d’une forme si singulière, qu’elle mérite une description détaillée.

C’était un globe de corne, rond comme ces lampes que nous suspendons aux plafonds de nos boudoirs ou de nos chambres à coucher, auquel on avait adapté un conduit de fer-blanc de trois pieds de long, de la forme et de la grosseur d’un manche à balai. Comme ce globe était hermétiquement fermé, la mèche huilée, qui brûlait à l’intérieur de la lanterne, ne recevait d’air que par le haut du conduit, et ne risquait d’être éteinte, ni par le vent ni par la pluie.

— Vous venez donc ? me dit Maurice, après avoir fait ses préparatifs, et voyant que je m’apprêtais à le suivre.

— Certes, répondis-je, cette pêche me paraît originale…

— Oui, oui, grommela-t-il entre ses dents ; c’est fort original de voir un pauvre diable barboter dans l’eau jusqu’au ventre, quand il devrait, à la même heure, dormir, enfoncé dans son foin jusqu’au cou… Voulez-vous une serpe et une lanterne ? vous pêcherez aussi vous, et ce sera une fois plus original.

Un tu n’es pas encore en route, musard, qui partit de la chambre voisine, me dispensa de répondre par un refus à cette offre de Maurice, dans laquelle il y avait au moins autant d’amertume ironique, que de désir de me procurer un passe-temps agréable. Au même instant on entendit se rapprocher les pas de la maîtresse de l’auberge, qui accompagnait sa venue d’une espèce de grognement sourd, qui ne présageait rien de bon pour le retardataire. Il le sentit si bien, qu’à tout événement il ouvrit rapidement la porte, sortit, et la referma sans m’attendre, tant il était pressé de mettre deux pouces de bois de sapin entre sa paresse et la colère de notre gracieuse hôtelière.

— C’est moi, dis-je en ouvrant la porte, et en suivant des yeux la lanterne qui s’enfuyait à quarante pas de moi ; c’est moi qui ai retenu ce pauvre garçon, en lui demandant des détails sur la pêche : ainsi ne le grondez pas. — Et je m’élançai à toutes jambes à la poursuite de la lanterne qui allait disparaître.

Comme mes yeux étaient fixés sur une ligne horizontale, tant je craignais de perdre de vue mon précieux falot, à peine eus-je fait dix pas, que mes pieds accrochèrent les chaînes pendantes de notre célérifère, et que j’allai, avec un bruit horrible, rouler au milieu du chemin au bout duquel brillait mon étoile polaire. Cette chute dont le retentissement arriva jusqu’à Maurice, loin de l’arrêter, parut donner une nouvelle impulsion à la vélocité de sa course, car il sentait que maintenant il avait deux colères à redouter au lieu d’une. La malheureuse lanterne semblait un follet, tant elle s’éloignait rapidement, et tant elle sautait en s’éloignant ; j’avais perdu près d’une minute, tant à tomber qu’à me relever, et à tâter si je n’avais rien de rompu. Maurice, pendant ce temps, avait gagné du terrain ; je commençais à perdre l’espoir de le rattraper, j’étais maussade de ma chute, tout endolori du contact forcé que mes genoux et la pommette de ma joue gauche avaient eu avec le pavé ; je sentais la nécessité d’aller plus doucement, si je ne voulais m’exposer à un second accident du même genre. Toutes ces réflexions instantanées, cette honte, cette douleur, ce sang qui me portait à la tête, me firent sortir de mon caractère ; je m’arrêtai avec rage au milieu du chemin, frappant du pied, et jetant devant moi, d’une voix sonore, quoique émue, ces terribles paroles, qui étaient ma dernière ressource.

— Mais s… d… Maurice, attendez-moi donc.

Il paraît que le désespoir avait donné à cette courte, mais énergique injonction, un accent de menace qui résonna formidablement aux oreilles de Maurice, car il s’arrêta tout court ; et la lanterne passa de son état d’agitation à un état d’immobilité qui lui donna l’aspect d’une étoile fixe.

— Pardieu, lui dis-je, tout en me rapprochant de lui, et en étendant les mains et les pieds avec précaution devant moi, vous êtes un drôle de corps ; vous entendez que je tombe… un coup à fendre les pavés de votre village, et cela parce que je n’y vois pas, et vous ne vous en sauvez que plus vite avec la lanterne. Tenez, voyez, je lui montrais mon pantalon déchiré ; tenez, regardez, et je lui faisais voir ma joue éraflée : je me suis fait un mal horrible avec vos chaînes de célérifère que vous laissez traîner devant la porte de l’auberge, c’est inouï : on met des lampions au moins. Tenez, tenez, je suis beau, là !…

Maurice regarda toutes mes plaies, écouta toutes mes doléances, et quand j’eus fini de secouer la poussière amassée sur mes habits, d’extirper une douzaine de petits cailloux incrustés en mosaïques dans le creux de mes deux mains : — Voilà ce que c’est, me dit-il, que d’aller à la pêche à neuf heures et demie du soir. — Et il se remit flegmatiquement en chemin.

Il y avait du vrai au fond de cette réponse égoïste ; aussi je ne jugeai pas à propos de rétorquer l’argument, quoiqu’il me parût attaquable de trois côtés. Nous continuâmes donc, pendant dix minutes à peu près, de marcher, sans proférer une seule parole, dans le cercle de lumière tremblante que projetait autour de nous la lanterne maudite. Au bout de ce temps, Maurice s’arrêta.

— Nous sommes arrivés, dit-il. — En effet, j’entendais se briser dans une espèce de ravine les eaux d’une petite rivière, qui descendait du versant occidental du mont Cheville, et qui, traversant la grande route, sous un pont que je commençais à distinguer, allait se jeter dans le Rhône, qui n’était lui-même qu’à deux cents pas de nous.

Pendant que je faisais ces remarques, Maurice faisait ses préparatifs. Ils consistaient à quitter ses souliers et ses guêtres, à mettre bas son pantalon, et à relever sa chemise, en la roulant, et en l’attachant avec des épingles autour de sa veste ronde. Cet accoutrement mi-partie lui donnait l’air d’un portrait en pied d’après Holbein ou Albert Durer. Tandis que je le considérais, il se retourna de mon côté.

— Si vous voulez en faire autant ? me dit-il,

— Vous allez donc descendre dans l’eau ?

— Et comment voulez-vous avoir des truites pour votre déjeuner, si je ne vais pas vous les chercher ?

— Mais je ne veux pas pêcher, moi !

— Mais vous venez pour me voir pêcher, n’est-ce pas ?

— Sans doute.

— Alors défaites votre pantalon. À moins que vous n’aimiez mieux venir avec votre pantalon ; vous êtes libre. — Il ne faut pas disputer des goûts.

Alors il descendit dans le ravin pierreux et escarpé, au fond duquel grondait le torrent, et où se devait accomplir la pêche miraculeuse.

Je le suivis en chancelant sur les cailloux qui roulaient sous mes pieds, me retenant à lui, qui était debout et ferme comme un bâton ferré. Nous avions à peu près trente pieds à descendre dans ce chemin rapide et mouvant. Maurice vit combien j’aurais de peine à faire ce trajet sans son aide. — Tenez, me dit-il, portez la lanterne. — Je la pris sans me le faire répéter. Alors, de la main que je lui laissais libre, il me saisit le bras sous l’épaule, avec une force dont je croyais ce corps grêle incapable, force de montagnard que j’ai retrouvée en pareille circonstance dans des enfans de dix ans ; me soutint et me guida dans cette descente dangereuse, son instinct de guide bon et fidèle l’emportant sur la rancune qu’il m’avait conservée jusque-là, si bien que grâce à son aide, j’arrivai sans accident au bord de l’eau. — J’y trempai la main, elle était glacée.

— Vous allez descendre là-dedans, Maurice ? lui dis-je.

— Sans doute, répondit-il, en me prenant la lanterne des mains et en posant un pied dans le torrent.

— Mais cette eau est glacée, repris-je en le retenant par le bras.

— Elle sort de la neige à une demi-lieue d’ici, me répondit-il, sans comprendre le véritable sens de mon exclamation.

— Mais je ne veux pas que vous entriez dans cette eau, Maurice !

— N’avez-vous pas dit que vous vouliez manger des truites demain à votre déjeuner ?

— Oui, sans doute, je l’ai dit, mais je ne savais pas qu’il fallait, pour me passer cette fantaisie, qu’un homme,… que vous, Maurice ! entrassiez jusqu’à la ceinture dans ce torrent glacé, au risque de mourir dans huit jours d’une fluxion de poitrine. Allons, venez, venez, Maurice.

— Et la maîtresse, qu’est-ce qu’elle dira ?

— Je m’en charge ; allons, Maurice, allons-nous-en.

— Cela ne se peut pas ; — et Maurice mit sa seconde jambe dans l’eau.

— Comment cela ne se peut pas !

— Sans doute, il n’y a pas que vous qui aimez les truites. — Je ne sais pas pourquoi même, mais tous les voyageurs aiment les truites, — un mauvais poisson plein d’arêtes ! enfin il ne faut pas disputer des goûts.

— Eh bien ! qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire que, s’il n’en faut pas pour vous, il en faudra pour d’autres, et qu’ainsi, puisque m’y voilà, autant que je fasse ma pêche tout de suite. Voyez-vous, il y a d’autres voyageurs qui aiment le chamois, et ils disent quelquefois : — Demain soir, en revenant des salines, nous voudrions bien manger du chamois. — Du chamois ! une mauvaise chair noire, autant vaudrait manger du bouc. — Enfin n’importe ! — Alors quand ils ont dit cela, la maîtresse appelle Pierre, comme elle a appelé Maurice, quand vous avez dit : Je veux manger des truites ; car Pierre, c’est le chasseur, comme moi, je suis le pêcheur ; et elle dit à Pierre : — Pierre, il me faudrait un chamois, comme elle m’a dit, à moi : Maurice, il me faudrait des truites. — Pierre dit : C’est bon, — et il part avec sa carabine à deux heures du matin. Il traverse des glaciers dans les fentes desquelles le village tout entier tiendrait ; il grimpe sur des rochers où vous vous casseriez le cou vingt fois, si j’en juge par la manière dont vous avez descendu tantôt cette rigole-ci ; et puis à quatre heures de l’après-midi, il revient avec une bête au cou, jusqu’à ce qu’un jour il ne revienne pas !

— Comment cela ?

— Oui, Jean, qui était avant Pierre, s’est tué, — et Joseph, qui était avant moi, est mort d’une maladie comme vous l’appeliez tout-à-l’heure, — d’une fluxion… — Eh bien ! ça ne m’empêche pas de pêcher des truites, et ça n’empêche pas Pierre de chasser le chamois.

— Mais j’avais entendu dire, repris-je avec étonnement, que ces exercices étaient des plaisirs pour ceux qui s’y livraient, des plaisirs qui devenaient un besoin irrésistible ; qu’il y avait des pêcheurs et des chasseurs qui allaient au-devant de ces dangers, comme on va à des fêtes ; qui passaient la nuit dans les montagnes pour attendre les chamois à l’affût, qui dormaient sur la rive des fleuves pour y jeter leurs filets au point du jour.

— Ah ! oui, dit Maurice avec un accent profond dont je l’aurais cru incapable. Oui, cela est vrai, il y en a qui sont comme vous le dites.

— Mais lesquels donc ?

— Ceux qui chassent et qui pêchent pour eux.

Je laissai tomber ma tête sur ma poitrine, sans cesser de regarder cet homme, qui venait de jeter, sans s’en douter, un si amer argument dans le bassin inégal de la justice humaine. Au milieu de ces montagnes, dans ces Alpes, dans ce pays des hautes neiges, des aigles et de la liberté, se plaidait donc aussi, sans espoir de le gagner, ce grand procès de ceux qui ne possèdent pas contre ceux qui possèdent. — Là aussi, il y avait des hommes dressés, comme les cormorans et les chiens de chasse, à rapporter à leurs maîtres le poisson et le gibier, en échange duquel on leur donnait un morceau de pain. — C’était bien bizarre, car qui empêchait ces hommes de pêcher et de chasser pour eux ? — L’habitude d’obéir… C’est dans les hommes même qu’elle veut faire libres, que la liberté trouve ses plus grands obstacles.

Pendant ce temps, Maurice, qui ne se doutait guère à quelles réflexions m’avait conduit sa réponse, était descendu dans l’eau jusqu’à la ceinture, et commençait une pêche dont je n’avais aucune idée, et que j’aurais peine à croire possible, si je ne l’avais pas vue. Je compris alors à quoi lui servaient les instrumens dont je l’avais vu s’armer, au lieu de ligne ou de filet.

En effet, cette lanterne avec son long tuyau était destinée à explorer le fond du torrent, tandis que le haut du conduit, sortant de l’eau, laissait pénétrer dans l’intérieur du globe la quantité d’air suffisante à l’alimentation de la lumière. De cette manière, le lit de la rivière se trouvait éclairé circulairement d’une grande lueur trouble et blafarde, qui allait s’affaiblissant au fur et à mesure qu’elle s’éloignait de son centre lumineux. Les truites qui se trouvaient dans le cercle qu’embrassait cette lueur, ne tardaient pas à s’approcher du globe, comme font les papillons et les chauves-souris attirés par la lumière, se heurtant à la lanterne, et tournaient tout autour. Alors Maurice levait doucement la main gauche qui tenait le falot ; les étranges phalènes, fascinés par la lumière, la suivaient dans son mouvement d’ascension ; puis dès que la truite paraissait à fleur d’eau, sa main droite, armée de la serpe, frappait le poisson à la tête, et toujours si adroitement, qu’étourdi par la violence du coup, il tombait au fond de l’eau, pour reparaître bientôt mort et sanglant, et passait dans le sac suspendu au cou de Maurice comme une carnassière.

J’étais stupéfait : cette intelligence supérieure, dont j’étais si fier, il n’y avait que cinq minutes, était confondue ; car il est évident que si la veille encore, je m’étais trouvé dans une île déserte avec des truites au fond d’une rivière pour toute nourriture, et n’ayant pour les pêcher qu’une lanterne et une serpe ; cette intelligence supérieure ne m’aurait probablement pas empêché de mourir de faim.

Maurice ne soupçonnait guère l’admiration qu’il venait de m’inspirer, et continuait d’augmenter mon enthousiasme par les preuves renouvelées de son habileté, choisissant, comme un propriétaire dans son vivier, les truites qui lui paraissaient les plus belles, et laissant tourner impunément autour de la lanterne le menu fretin qui ne lui semblait pas digne de la sauce au bleu. Enfin je n’y tins plus, je mis bas pantalon, bottes et chaussettes, je complétai mon accoutrement de pêcheur sur le modèle de celui de Maurice, et sans penser que l’eau avait à peine deux degrés au-dessus de zéro, sans faire attention aux cailloux qui me coupaient les pieds, j’allai prendre, de la main de mon acolyte, la serpe et la lanterne au moment où une superbe truite venait se mirer ; je l’amenai à la surface avec les précautions que j’avais vu employer à mon prédécesseur, et au moment où je la jugeai à portée, je lui appliquai au milieu du dos, de peur de la manquer, un coup de serpe à fendre une buche.

La pauvre bête remonta en deux morceaux.

Maurice la prit, l’examina un instant, et la rejeta avec mépris à l’eau, en disant : C’est une truite déshonorée

Déshonorée ou non, je comptais bien manger celle-là, et non une autre ; en conséquence je repêchai mes deux fragmens qui s’en allaient chacun de leur côté, et je revins au bord : il était temps. Je grelottais de tous mes membres, et mes dents cliquetaient.

Maurice me suivit. Il avait son contingent de poisson, trois quarts d’heure lui avaient suffi pour pêcher huit truites. Nous nous rhabillâmes, et nous prîmes rapidement le chemin de l’auberge.

Pardieu ! me disais-je en revenant, si une de mes trente mille connaissances parisiennes fût passée, ce qui eût été possible, sur la route en vue de laquelle je me livrais, il y a un instant, à l’exercice de la pêche, et qu’elle m’eût reconnu au milieu d’un torrent glacé, dans le singulier costume que j’avais été forcé d’adopter, une serpe d’une main et une lanterne de l’autre, je suis bien certain que jour pour jour, au bout du temps nécessaire à son retour de Bex à Paris, et à l’arrivée des journaux de Paris à Bex, j’aurais eu la surprise de lire dans la première gazette qui me serait tombée entre les mains, que l’auteur d’Antony avait eu le malheur de devenir fou pendant son voyage dans les Alpes, ce qui, n’eût-on pas manqué d’ajouter, est une perte irréparable pour l’art dramatique ! comme je vis, après les journées des 5 et 6 juin, mon article nécrologique dans un journal littéraire qui avait saisi cette occasion, pour faire son premier article à ma louange.

Et tout en me faisant ces réflexions qu’entretenait ma congélation croissante, je pensais à un escabeau que j’avais remarqué dans la cheminée de la cuisine, et sur lequel, au moment où j’avais quitté l’auberge, s’épanouissait, à quarante-cinq degrés de chaleur, un énorme chat de gouttière dont j’avais admiré l’incombustibilité, et je me disais : Aussitôt que je serai arrivé, j’irai droit à la cheminée de la cuisine, je chasserai le chat, et je me mettrai sur son escabeau.

En effet, dominé par cette idée, qui me donnait du courage, en me donnant de l’espoir, je précipitai le pas, et, comme pour me réchauffer provisoirement les doigts, je m’étais muni de la lanterne, j’arrivai sans accident, malgré ma course accélérée, à la porte de l’auberge dans l’intérieur de laquelle je devais trouver le bienheureux escabeau qui, pour le moment, était l’objet de tous mes désirs. Je sonnai en homme qui n’a pas le temps d’attendre. L’hôtesse vint nous ouvrir elle-même ; je passai auprès d’elle comme une apparition, je traversai la salle à manger, comme si j’étais poursuivi, et je me précipitai dans la cuisine.

Le feu était éteint !…

Au même instant, j’entendis la maîtresse de l’hôtel, qui m’avait suivi aussi vite qu’elle avait pu le faire, demander à Maurice. — Qu’est-ce qu’il a donc, ce monsieur ?

— Je crois qu’il a froid, répondit Maurice.

Dix minutes après, j’étais dans un lit bassiné, et j’avais à la portée de ma main un bol de vin chaud, les symptômes m’ayant paru assez inquiétans pour combattre le mal par les toniques et les révulsifs.

Grâce à ce traitement énergique, j’en fus quitte pour un rhume abominable.

Mais aussi j’ai eu l’honneur de découvrir et de constater le premier un fait important pour la science, et dont l’Institut me saura gré, je l’espère :

C’est que dans le Valais, les truites se pêchent avec une serpe et une lanterne.


Alex. Dumas.

  1. Nous donnerons dans nos prochaines livraisons la suite de ces Impressions de voyages, chaque fragment formera un tout.