Impressions de mes voyages aux Indes/Notre visite au palais

Sturgis & Walton company (p. 11-19).

NOTRE VISITE AU PALAIS


À dix heures, nous visitâmes le palais où habite S. A. Le Maharana, situé au milieu de la ville indigène, entouré d’énormes murailles. La nouvelle partie, récemment construite, est tout-à-fait européenne ; elle est réservée aux grandes réceptions officielles. Le Maharana ne va là que très rarement, seulement après quelque grand banquet officiel, pour boire à la santé du roi, car ses goûts et coutumes sont tout-à-fait différents de nous autres. Dans les chambres au dessus se trouvent quelques vieux portraits de ses ancêtres, estimés d’une grande valeur, aux costumes très voyants et pittoresques, dont le personnage porte toujours une fleur de lotus à la main, considérée comme leur emblème. On nous fit remarquer spécialement le grand portrait de Partap Singh, homme de belle taille, à la physionomie énergique, aux traits réguliers et durs, qui triompha glorieusement sur son grand ennemi l’Empereur Akbar de Delhi. À l’époque des invasions mogholes, ces grands guerriers eurent des guerres successives qui avaient pour but de ne pas laisser contracter les alliances entre les hindous et les mahométans, afin de conserver leur race pure et leur caste intacte.

L’autre partie du Palais, est habitée par le Maharana et toute sa suite, composée d’Officiers et de Nobles, dont la vie dans cette enceinte est très familiale, ayant chacun leurs appartements privés. Ils trouvent toujours le temps de se réunir devant l’entrée principale du Palais pour discuter les affaires d’état, pour lesquelles ils sont toujours très intrigués. Parmi eux, il y a toujours un bon gros, qui fait le bouffon en racontant des histoires improvisées spirituelles et amusantes.

Par centaines les tourterelles et pigeons viennent manger dans leurs mains, tellement ils sont apprivoisés : cela me rappelle avec grand plaisir, la Place St. Marc à Venise, mais avec un cachet beaucoup plus sauvage.

Nous commençâmes d’abord par visiter les armureries qui renferment des armes très curieuses, d’une très grande valeur. L’Officier

Ville et Palais d’Odaipure

Ville et Palais d’Odaipure
qui était en charge, nous frappa par sa belle tête à barbe blanche et son allure guerrière ; il nous montra avec orgueil et grande joie les armes les plus célèbres qui servirent à défendre la ville d’Odaipure contre ses agresseurs.

En sortant de ces armureries, on nous fit traverser une immense cour qui devait nous conduire aux appartements privés du Maharana. Notre suite fut obligée de se déchausser, coutume usitée dans toute l’Inde, en signe de respect. L’entrée était gardée par des soldats ayant toujours le sabre au clair. Quelques prêtres hindous viennent prier quotidiennement devant le Dieu Ganesh, qui est respectueusement placé à l’entrée de l’escalier. Il a la tête d’un éléphant et le corps d’un homme, il est peint d’un rouge écarlate et couvert de parures de fleurs blanches très odorantes. Les Hindous le considèrent comme leur porte-bonheur. Ils le placent généralement au-dessus de la porte d’entrée, persuadés qu’ils seront protégés contre toutes les méchancetés et qu’il leur fera prévoir tout ce qui peut leur arriver dans l’avenir. Nous montions par cet escalier de marbre très sombre aux marches très hautes et tellement étroites qu’on ne pouvait monter qu’une personne à la fois, et encore à condition qu’elle ne fût pas trop grosse.

Nous fûmes très amusés par un de nos amis qui voyageait toujours avec nous, Monsieur Balbir Singh, qui étant beaucoup plus large que l’escalier, arriva au milieu avec grande difficulté, sans pouvoir ni avancer, ni reculer ; c’est avec beaucoup de peine et l’aide de notre suite que nous pûmes le sortir de ce pénible embarras et qu’il arriva enfin en haut avec soulagement. Hélas, plus grande encore fut son anxiété, lorsqu’il apprit qu’il n’y avait pas d’autre issue pour descendre : une seconde agonie allait recommencer pour lui. Nous arrivâmes alors sur une superbe terrasse en marbre, ayant un petit jardin au milieu, très ombragé par d’immenses arbres et plantes exotiques, aux parfums très pénétrants.

S. A. Le Maharana assis par terre avec quelques uns de ses nobles et une trentaine d’Officiers, prend régulièrement au milieu de cette immense terrasse, son déjeuner. Son Altesse se met au milieu et tous ont les pieds nus, comme l’exige leur religion en (signe de propreté). Le déjeuner est copieux et riche, seul le Maharana mange dans un énorme plat en argent, sur lequel il ya une dizaine de bols remplis de riz, viandes et légumes. Ses hôtes mangent la même chose, mais servis dans des bols faits en feuilles de platane, qu’on jette une fois le repas fini. Ils mangent avec leurs doigts et sont beaucoup plus adroits que nous autres, avec tous nos accessoires. La viande est coupée en si petits morceaux et tellement cuite, que les couteaux ne sont vraiment pas nécessaires.

Au temps des grands empereurs moghols, les repas étaient fort coûteux et des plus somptueux ; pour donner plus de valeur et de richesse aux plats, on faisait broyer des perles fines, qu’on réduisait en purée, pour mélanger avec le riz. Ils prétendaient que ces mets si extravagants étaient des plus fortifiants.

Du haut du palais, nous jouîmes d’une jolie vue des lacs et de toute la ville : nous voyions des murs très élevés aux ouvertures toutes petites, les fenêtres longues et étroites, qui attirèrent notre attention. L’Officier en charge qui nous accompagnait, nous dit avec discrétion, que c’est la cour du palais, ce qui veut dire que là, habite la divine Maharani, qui passe toute son existence entre ces murs, en compagnie des autres Dames de la cour, qui charment ses loisirs en lui jouant de l’harmonium, instrument favori de ces Dames.

On lui raconte des histoires improvisées, tour à tour elles en ont une triste ou une amusante, c’est ainsi que cette vie se renouvelle chaque jour, avec plus ou moins de monotonie. D’après tout ce que nous voyons, nous pouvons nous rendre compte et avoir une idée exacte, de la vie ancienne des Indes, par les mœurs qui n’ont pas varié depuis des siècles, et aussi par les costumes encore portés par le peuple, particulièrement celui de l’homme qui se compose d’un simple pantalon très serré, d’une tunique de soie très seyante, fermée par de gros boutons en or et autour du cou, un mouchoir de couleur très vive, en cretonne du pays. La coiffure est un petit turban roulotté, garni de galons d’or ; il porte des boucles d’oreille en perles et diamants, ayant toujours aux poignets de solides bracelets d’or ou d’argent.

L’idée générale parmi le peuple, est de dépenser leurs économies en achetant des bijoux, persuadés d’avoir avec eux la valeur de leur argent, qui satisfait ainsi leur coquetterie et leur confiance. Les banques les effrayent, s’imaginant qu’une fois l’argent donné on ne le leur rendra plus.

C’est pourquoi Odaipure est restée la ville la plus intéressante de l’Inde par son charme de beauté antique qu’elle a si fidèlement gardé.

Dans la soirée, nous visitâmes le « Maha Satti », jardin où se trouvent les magnifiques tombeaux royaux des ancêtres et famille de S. A. Le Maharana, ainsi que ceux de ses nobles. Ils sont tous en marbre, à peu près de la même dimension, très élevés, avec d’énormes dômes, de style hindou.

Ce grand calme, cette végétation négligée, avec la blancheur froide du marbre, dans ce lieu de tristesse et d’isolement, nous offrait un aspect grandiose, plein de recueillement. L’Officier qui nous accompagnait nous fit remarquer les tombeaux principaux, où reposaient les cendres des deux ancêtres du Maharana. Nous vîmes avec curiosité sur la pierre tombale des indices rectangulaires. L’Officier nous dit, en baissant la voix, qu’ils renfermaient les cendres de leurs femmes. Nous pûmes en compter vingt sept sur le premier, et douze sur le second. Selon les mœurs, à la mort de l’époux, les femmes ne vivant que pour leur maître, jeunes et vieilles, se sacrifiaient de leur propre volonté avec résignation, en se faisant brûler vives avec le corps de leur époux. La vie de veuve est vraiment très dure et triste, car la femme ne peut jamais se remarier, quelle que soit son âge ou sa position. Elle n’a plus le droit de mettre aucun costume de couleurs, ni bijoux, seulement des ornements en or, sans pierreries. Les veuves ne jouissent plus d’aucun plaisir de la vie, et deviennent végétariennes, elles ne portent que des voilages de mousseline blanche pendant tout le reste de leur existence ; le blanc étant leur couleur de deuil. Il arrive très souvent que deux familles fiancient leurs enfants à cinq ans, pour les marier à douze ans, et que dans cet intervalle, le malheur veuille que le jeune homme meure. La jeune fille devient veuve avant d’être mariée et tout est fini pour elle, ne pouvant épouser une autre personne. La famille du jeune homme la considère comme un porte-malheur ; elle est donc destinée à rester avec sa famille, où elle doit faire les travaux les plus durs de la maison. Personne ne s’inquiète d’elle, s’imaginant que sa vie n’est tracée que dans le chemin du malheur. Par ignorance, elle se résigne à supporter toutes ces calamités pensant en elle-même que c’est justice faite.

C’est pour cette raison qu’aux Indes, on préfère les fils aux filles, surtout parmi le peuple qui est pauvre et dont les familles sont si nombreuses.

Depuis que les Anglais occupent les Indes, il y a une grande amélioration dans ces coutumes exagérées, aussi l’avancement du pays progresse chaque année.