Impressions de mes voyages aux Indes/Notre tournée au sud de l’Inde

Sturgis & Walton company (p. 79-91).

NOTRE TOURNÉE AU SUD DE L’INDE
(HYDERABAD-DECCAN)


Apres avoir passé trois mois à Mussoorie, voulant éviter les pluies torrentielles des autres mois d’été, nous décidâmes de faire un voyage dans le sud de I’Inde.

Le trajet pour arriver à Hyderabad-Deccan, quoique long, n’a pas été désagréable. La chaleur n’a été vraiment insupportable qu’entre Gwalior et Bhopal. Le reste du trajet a été favorisé par les grandes pluies de la mousson. Entre Gwalior et Bombay, nous eûmes quelques péripéties. Le matin, à six heures et demie, on vint nous réveiller, en nous priant de nous lever pour changer de wagon, un pont s’était écroulé par la force des inondations, occasionnées par des grandes pluies, et venait d’être momentanément réparé ; un certain poids seulement de quelques wagons était limité et notre wagon étant beaucoup trop lourd, fut détaché. En pleine campagne et par une pluie battante, c’était un tableau comique de voir les voyageurs à peine réveillés, sortant d’un cauchemar pour retomber dans un autre sans doute plus réalisable. Certains étaient en pardessus, les femmes avaient les cheveux sur le dos, escortés de leur mari obligés de transporter leurs bagages, ce qui les mit d’une humeur exécrable.

Toute notre suite avait déjà changé de wagon et fait les arrangements nécessaires ; notre cuisinier et les domestiques avaient déjà tous les ustensiles descendus sur la voie, comme un campement de nomades. Malgré cela Son Altesse décida à la fin qu’il était trop tôt et que ce serait très inconfortable de voyager dans un autre compartiment. Alors ce fut un nouveau transbordement épouvantable, puis nous restâmes dans le même train, pour retourner sur nos pas et nous arrêter à Itari. Arrivés là, nous eûmes le plaisir de rester une journée entière dans cette gare, pendant qu’on arrangeait pour le prochain train, qui ne partait qu’à minuit seulement. Il faisait très chaud et le temps dans cette affreuse gare nous parût

S. A. Le Nizam d’Hyderabad, Grand Commandant de l’Étoile des Indes

S. A. Le Nizam d’Hyderabad
Grand Commandant de l’Étoile des Indes


interminable. Enfin, le reste du trajet s’est assez bien effectué ; généralement la chaleur y est insupportable, mais nous fûmes favorisés par une forte pluie qui tomba jusqu’à ce que nous soyons à Hyderabad.

Après quatre jours de voyage, nous arrivâmes enfin à Hyderabad à cinq heures du matin, mais nous ne descendîmes qu’à neuf heures pour la réception officielle. Toute la garde d’honneur était là ainsi qu’un des nobles, délégué, le secrétaire particulier, et l’aide-de-camp du Résident, M. Fraser.

Son Altesse passa en revue la garde d’honneur, et de suite les choses officielles terminées, nous partîmes en automobile au Bashir Bagh, ou Jardin des fleurs, palais mis à notre disposition pour la durée de notre séjour, ou nous fûmes très heureux d’avoir un peu de repos. Ce palais luxueux est très confortable, et de tous cotés ce ne sont que des glaces, des lustres, des vases de Venise, dont ils aiment à garnir leurs Palais. En nous réveillant le lendemain, à moitié remis de notre fatigue, on se serait cru dans un palais de fées, par les virages qui éblouissaient nos yeux. Ce qui fit notre joie, ce fut de trouver un salon rouge écarlate, avec les meubles tout en cristal et velours rouge, style très particulier, sans aucun genre. Quelques vases de porcelaine et quelques meubles anciens français s’harmonisent avec goût et finesse dans tout ce mélange de couleurs vives, où la fantaisie domine le style : Enfin c’était là notre salon favori.

L’après-midi, le premier ministre, Salar Jung, nous invita à prendre le thé chez lui. C’est un jeune homme de vingt cinq ans, considéré comme le troisième noble d’Hyderabad. Ses propriétés personnelles lui rapportent environ 2,500,000 francs par an ; il vit tout-à-fait comme un suzerain, ayant son armée personnelle et son petit territoire.

Son palais où nous avons pris le thé est très ancien et tout-à-fait style hindou, mélangé d’un peu de confort européen. Au milieu du hall se trouve un patio avec quelques fontaines et jolies plantes, entourées de grandes glaces. Il fut très aimable avec nous et nous étions très heureux de le féliciter chaleureusement car il venait d’être nommé premier ministre de l’État d’Hyderabad, la veille seulement de notre arrivée. Chez lui nous rencontrâmes une centaine d’officiers et amis qui venaient le féliciter de sa nouvelle nomination. Il a l’air très intelligent et a des idées très européennes ; il a le goût des choses modernes et désire beaucoup visiter l’Europe. Il parle l’Anglais très correctement ; ses ancêtres sont restés célèbres, par leur dévouement et fidélité au dernier Nizam, ainsi que pour tous les services qu’ils lui rendirent, pour l’avancement et progrès de l’État.

Plus tard, nous sommes allés visiter à cinq kilomètres de la ville, le nouveau Palais que le feu Nizam avait fait construire. Il est situé sur une montagne et appelé « Vue du ciel » car il domine toute la plaine et l’immense ville d’Hyderabad. Son style extérieur est italien, le hall tout en marbre a les murs très artistiquement peints, représentant des paysages et des oiseaux, il a été bâti par des Hindous et des mahométans. On trouve beaucoup de marbre et de pierre de taille dans toute la région. L’intérieur est absolument vieux genre européen, qui garde une fortune par toutes les curiosités qu’il renferme et tant d’objets de valeur. Au milieu du grand salon, se trouve une vitrine garnie de vieux émaux incrustés de pierres précieuses aussi quelques ornements en jade très anciens et d’autres ornements non moins admirables. Cette vitrine est évaluée 1,500,000 frs. Ce magnifique palais est inhabité ; il est réservé pour les invités de S. A. Le Nizam. Nous devions l’occuper, mais à cause de la distance de la ville, nous avons préféré rester ou nous étions. Ce qu’il y a de très grandiose, c’est l’escalier tout en marbre d’une blancheur immaculée ; depuis le bas jusqu’en haut est accrochée une collection de portraits représentant tous les Vice-rois des Indes, depuis le premier, Lord Warren Hastings en 1772, jusqu’à Lord Hardinge, vice-roi actuel. Leurs Altesses, le Prince et Princesse de Galles, aujourd’hui le Roi et la Reine d’Angleterre, ont habité ce palais, pendant leur séjour à Hyderabad.

Le même soir à huit heures, le Nizam offrait un grand dîner en notre honneur ; tous les hauts fonctionnaires anglais et tous les nobles de la cour y assistaient. Son palais, situé au milieu de la ville s’appelle « King’s Palace » ou « Palais du Roi ». À notre arrivée, le Nizam nous attendait en haut de l’escalier et de chaque coté protocolairement, ses officiers étaient rangés. Le Nizam fit quelques pas en avant, nous reçut avec grande courtoisie en nous disant des paroles de bienvenue, pendant que la Musique jouait l’Hymne de l’État.

Après nous avoir présenté le Résident et sa femme, l’Honorable Monsieur et Madame Fraser, ainsi que tous les autres invités, son secrétaire particulier s’avança près de moi très mystérieusement, en me priant de bien vouloir le suivre un instant. Quel fut mon étonnement lorsqu’il me présenta un magnifique écran de velours bleu, qu’il m’offrit ou nom du Nizam, en m’assurant et me priant de l’accepter. Je ne puis décrire ma joie, lorsqu’en l’ouvrant je vis un superbe collier de chien ancien, en perles, émeraudes et diamants non taillés. Je dus le mettre immédiatement. En rentrant au salon, le Nizam m’accueillit avec un sourire de satisfaction, puis nous passâmes dans la salle à manger où le diner venait d’être annoncé.

Le diner fut joyeux, car le Nizam était très gai lui-même. Je fus très occupée en admirant l’aigrette en fils d’or qu’il portait sur son petit turban jaune, couleur de l’état. Ce turban de forme musulmane est très différent des autres turbans que l’on porte dans le reste des Indes. Son entourage est habillé de longue jaquette noire, très ajustée, fermées par d’énormes boutons en or, et d’une ceinture dorée avec une bouche, qui porte les armoiries d’Hyderabad.

Les nobles ont à la place de la boucle, une grosse pierre précieuse, généralement offerte par le Nizam comme cadeau, le même jour qu’ils entrent à son service. Tous avaient le turban de même forme, mais de différentes couleurs, ce qui donnait une certaine gaieté, sous tant d’étincelantes lumières. Après les toasts et speeches échangés, nous passâmes à la grande terrasse qui donne sur le jardin, illuminé par des lampes de toutes couleurs. La musique jouait à grand train, tout était en fête. Nous fûmes très heureux de voir les cinq enfants du Nizam qu’il fit venir pour nous les faire connaître. Ce sont deux gentils petits garçons de sept à huit ans et trois jolies filles : tous ont l’air très intelligents et parlent plusieurs dialectes du pays et l’anglais couramment. À onze heures et demie après avoir visité l’intérieur du palais, qui est très luxueux, malgré son goût simple et recherché, nous prîmes congé du Nizam, ayant passé une soirée charmante, pleine d’entrain.

Le lendemain, nous avons commencé à visiter la ville qui est magnifique comme étendue ; sa population est de plus de 450,000 habitants, elle est cotée comme la quatrième ville des Indes, après Calcutta, Bombay et Madras. L’État d’Hyderabad est le premier État aux Indes, par son immense territoire d’une étendue de 14,300 kilomètres carrés et son importante population, de 13,000,000 d’habitants. Malgré que l’État soit musulman, il se compose de différentes castes et on compte quatre vingt pour cent de la population qui est hindoue et vingt pour cent qui est musulmane. La capitale par elle-même est jolie et pittoresque, un magnifique lac artificiel au centre de la ville, l’embellit beaucoup, il est appelé « Hassan Sagaer », et entouré d’un mur et d’une ravissante promenade bordée d’arbres.

Il y a de très beaux monuments, tels que le Musée, le Nouvel Hôtel de Ville, qui est en construction depuis huit ans et qui promet être un chef-d’œuvre à son achèvement. Les indigènes qui sont vraiment artistes dans cet art mauresque, travaillent avec ardeur, car ce travail manuel est très long et minutieux. Autour se trouvent quatre palais anciens, vraiment superbes. À son précédent voyage, S. A. le Maharajah de Kapurthala a habité l’un d’eux : c’était très confortable et luxueux et avec plaisir il se rappela l’heureux séjour qu’il avait passé à ce temps là à Hyderabad. Le jardin est assez joli par l’effet d’un étang dans lequel se reflètent comme dans un miroir, les quatre palais, qui sont si coquets d’aspect.

Au centre de la ville indigène s’élèvent quatre minarets, appelés « Charminarets » supportant une énorme horloge et ayant au pied, une jolie fontaine. Ce monument remonte à plusieurs siècles : il est l’endroit favori des habitants, qui viennent à toute heure du jour y puiser l’eau alimentaire. De là, partent quatre rues larges et très propres, ayant de chaque côté des boutiques de toutes sortes ; les marchandises sont étalées devant les portes. La ville par elle-même est très commerçante et le peuple a l’air heureux.

Les quatre minarets à Hyderabad

Les quatre minarets à Hyderabad


La circulation y est très animée : ou compte environ six cents automobiles. S. A. Le Nizam en possède une centaine à lui seul, ayant toutes les meilleures et nouvelles marques du monde. Quelques jolis attelages, appartenant aux grands personnages, circulent généralement dans la soirée. Quant aux femmes, elles ne sortent pas, le purdah étant strictement observé dans la religion musulmane. Encore les Hindous sont moins exigeants, car dans leur religion le purdah n’existe pas. Cette coutume n’est entrée dans leurs mœurs qu’après l’invasion des Moghols, qui maltraitaient et abusaient des femmes. Les Hindous furent donc obligés d’adopter la coutume musulmane du purdah, qui aujourd’hui est très ancrée dans leurs habitudes. Avec tous leurs mélanges de castes et sectes, ils prendront encore beaucoup d’années avant d’abandonner leurs préjugés. Je ne parle pas de la femme du peuple qui est obligée de travailler au même labeur que l’homme. C’est même un avantage pour l’homme d’épouser plusieurs femmes, qui apportent chaque soir au foyer leur maigre salaire de la journée. Quant à la classe intermédiaire, elle vit différemment, l’homme par amour-propre ne permet pas que ses femmes sortent, il fait son possible de gagner suffisamment pour subvenir aux besoins de toute sa famille, qui est naturellement, toujours très nombreuse, ayant à supporter les charges de tous, depuis leurs parents, sœurs, frères, veuves, etc.

Il n’y a que les Parsis qui soient beaucoup plus avancés et indépendants : tout en gardant leurs habitudes personnelles et idées hindoues qu’ils ont adoptées depuis leur établissement à Bombay, qui remonte maintenant à plusieurs siècles, ils vivent très librement et leur seule ambition est dans le commerce. Plusieurs d’entre eux possèdent de grosses fortunes, les autres ont tous un peu d’argent, car ils s’aident les uns les autres, trouvant toujours le moyen de faire des affaires.

Nous continuâmes notre excursion jusqu’à Golconde, située à seize kilomètres de la capitale.

Les routes étaient magnifiques et plusieurs rivières que nous eûmes à traverser, avaient des ponts très solidement construits, qui malgré leur résistance sont presque chaque année détruits par les fortes inondations. Le peuple a beaucoup à en souffrir, ses récoltes sont en partie détruites c’est alors que la famine et les maladies font leur apparition : c’est la grande misère et l’État est obligé de leur venir en aide.

Du haut du fort de Golconde, on domine toute la ville : elle apparaît à nos yeux comme une ville en ruines, qui a été abandonnée à certains endroits, pour s’être rebâtie un peu plus loin. Malgré tout, il y a dans cet ensemble quelque chose d’imposant. Les mosquées, les temples et autres magnifiques monuments se détachent de la ville majestueusement. D’énormes blocs de pierre naturels sont parfois gigantesques et monstrueux, leur équilibre est effrayant à regarder. On emploie cette pierre de taille à la construction des bâtiments : c’est une des richesses du pays, avec le marbre et le silex, qu’on trouve beaucoup dans cette région.