Impressions de Russie
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 587-614).
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IMPRESSIONS DE RUSSIE


SOUVENIRS DU COURONNEMENT



I

Moscou, sous la dernière neige d’un hiver attardé, ouvre à son hôte ses rues sombres. Cinq journées s’écouleront encore avant l’arrivée de l’Empereur ; des troupes débarquent d’heure en heure, des équipes d’ouvriers achèvent de construire, de suspendre, de draper, d’enguirlander ; mais cette fièvre du jour tombe le soir ; voilà la ville rendue au rythme normal de sa vie nocturne. La voiture file au trot du grand cheval léger sous le mince harnais. Une maison se carre largement sur son étage unique et jette par plusieurs fenêtres des lueurs semblables qui traînent sur le pavé humide ; derrière les vitres d’un traktir, des garçons aux braies blanches, aux blouses blanches, passent comme des fantômes ; une église dont la porte s’ouvre toute grande montre, devant l’iconostase, auprès d’une grille de cierges allumés, un prêtre debout, une image sur sa poitrine ; des fidèles sortent de cette église ; d’autres, en passant, se découvrent ; les traits graves de leur figure se dessinent sur ce fond de lumière, tandis que la cloche sonne interrogativement et que la ville sévère élève la voix pour demander ce qu’est venu faire chez elle cet homme de peu de foi ?

Faire ce qu’on fait dans une ville inconnue, courir les musées, visiter les monumens, voir les choses rares dont il est question dans les almanachs, le tsar-kolokol et le tsar-pouchka, la cloche qui ne sonne pas et le canon qui ne tire pas ; puis porter l’uniforme français au milieu d’une foule cosmopolite, assister au spectacle merveilleux, être l’hôte de la société la plus polie, l’invité de la cour la plus brillante, jouir de ce que l’hospitalité, la courtoisie, la camaraderie, l’amitié, offrent de meilleur, recevoir beaucoup, ne rien pouvoir rendre, vivre enfin comme au-dessus de la vie dans un monde féerique, où tout soit réalisé avant le désir et dépasse les plus beaux rêves, mais au demeurant ébloui, charmé, lassé, se sentir loin de ce peuple ami et figurer en indifférent au contrat religieux que cet empereur va passer avec son empire ; tel est le rôle offert ; peut-on s’en contenter ? Qu’importe l’éclat du tableau, si nous n’en apercevons pas la signification commune ? Que serait la pompe de la cérémonie sans la nécessité du sacrement ?

Mais se hausser jusqu’à une participation plus vraie et plus sympathique ; regarder, s’il se peut, avec des yeux russes, et derrière la fête étrangère reconnaître l’événement national : là est l’intérêt ; là, le devoir.

Là aussi le difficile problème, car une autre nationalité ne s’improvise pas plus qu’une autre conscience ; un moujik sera ici meilleur témoin que l’observateur le plus érudit et le plus attentif. Pourtant, à défaut d’un instinct historique lié aux croyances, reçu avec la vie, l’intelligence peut encore s’appliquer à l’étude du phénomène ; elle cherchera dans la consécration d’un pouvoir la consécration d’une idée. Comment ce couronnement solennel est-il devenu une nécessité sociale, une loi des mœurs, un besoin des consciences, enfin, le fait naturel qui n’interrompra pas le train journalier de cette ville morfondue là dans le brouillard ? Il faut interroger là-dessus Moscou même, l’être sans durée, la vivante énigme qui mêle à ses jours présens le mystérieux prestige du passé.


II

Les géographes font observer que Moscou était au moyen âge le centre de trois grandes voies commerciales divergentes : la voie de la Baltique et des villes hanséatiques ; la voie du Dnieper, de Kief, de la Mer-Noire, du commerce oriental ; la voie de Nijni-Novgorod et de la Volga, laquelle se rattachait à la Sibérie par la piste des caravanes, à la Boukharie par l’intermédiaire de la mer Caspienne. Ils notent au fur et à mesure des événemens historiques la multiplication de ces chemins rayonnans, et d’abord, à une époque où la Russie, purement terrienne, n’avait encore aucun regard sur la mer, l’ouverture de la Mer-Blanche au commerce anglais et la singulière apparition de Chancelor à la cour d’Ivan le Terrible ; ils suivent le développement du noyau moscovite, à mesure que ces voies naturelles se fixent, se ballastent, se ferrent, et deviennent le réseau circulatoire embranché maintenant sur ce cœur national. Les ethnographes observent que Moscou tient le milieu entre deux masses imparfaitement russifiées encore, d’une part les élémens polonais, petits-russiens, juifs de la Russie occidentale, de l’autre les populations musulmanes éparses sur la Volga, ou répandues à l’infini dans l’au-delà de l’Oural. Pour les historiens, Moscou est la capitale naturelle de la Russie ; occupant le centre de gravité d’un triangle marqué par ces trois sommets, Kief, Pétersbourg et Kazan, elle est le point prédestiné où viennent se composer ces trois forces, la Russie d’autrefois, l’Europe d’aujourd’hui et l’Asie de demain.

Dieu sait ce que valent ces raisons. Au moins ne feront-elles pas que Moscou n’ait pas trouvé dans la guerre la cause unique et la loi fatale de sa croissance. C’est là ce qu’il faut montrer, ne fût-ce que d’une manière rapide et discursive.

C’était au XIIe siècle ; Kief demeurait le centre nominal de la Russie, mais l’empire se morcelait en apanages dont les possesseurs contendaient entre eux pour la possession de la capitale ; Youri Vladimirovitch, qu’on appelait Dolgorouki (Longue Main), avait Souzdal et Vladimir. Le premier, il remarqua cette colline au milieu des bois ; auprès coulait une Moskva plus puissante alors qu’aujourd’hui, car elle drainait les eaux d’une vaste forêt ; c’était un portage et c’était un carrefour ; mais surtout, c’était, près de la frontière et dans la direction de Tver, un important point stratégique. Des villages établis là appartenaient au boyar Koutchko, lequel, résistant à l’expropriation, paya de sa vie cette résistance ; ainsi l’acte préliminaire de la fondation de Moscou fut un acte d’autorité et de violence, le premier poteau de la forteresse de bois s’enfonça dans une mare de sang. Cent ans, le chroniqueur se tait sur l’obscure place d’armes ; mais tout d’un coup elle brille, elle est en flammes ; les Tartares sont venus, ils ont fait de la ville un tas de cendres et du voévode un martyr. Relevée sans retard, Daniel Alexandrovitch, — un des fils d’Alexandre Nevsky, le saint Daniel du calendrier russe, — la dote de l’église du Sauveur dans la Forêt ; et dès lors, l’idée religieuse et l’idée militaire étant symbolisées en elle, l’indication de Moscou est complète.

Cependant Kief, fondée trois siècles auparavant par les princes Varègues, et base de leurs conquêtes progressivement étendues vers le sud, Kief, qui regardait alors vers Constantinople comme Moscou va regarder vers la Horde, et comme plus tard Pétersbourg regardera vers l’Europe, Kief, ville marchande, littéraire, chrétienne, point militaire, Kief ruinée par les Tartares, disparaît pour tout un siècle. Le centre politique se porte, par une attraction naturelle, là où se trament les élémens militaires ; la force marche vers le danger. Non que le transfert soit immédiat ; il oscille au contraire par lentes librations, et c’est d’abord Vladimir qui l’emporte avant que Moscou plus forte ait attiré sur elle la souveraineté. Les phases de cet établissement sont, entre les principautés russes, celles d’une rivalité tragique : guerres, trahisons, surprises, assassinats deviennent les moyens de la politique ; à bout de traîtrises, les princes vont à la Horde chercher des juges ; ils y trouvent des bourreaux. Jean Kalita, Jean l’Escarcelle, premier souverain vraiment moscovite et pour son caractère droit, simple, pratique, et pour le rôle que les événemens lui attribuent, bénéficie enfin de la prépondérance acquise par Moscou. Les prédictions du métropolite Pierre le persuadent d’ériger dans la ville un temple de pierre ; ce temple, asile double, logera la chaire métropolitaine et sera aussi le refuge du pouvoir. Jean Kalita, qui écoute ce conseil, décide par-là de tout son règne. Tver, humiliée, perd sa grosse cloche qu’on apporte à Moscou ; l’Ouspiensky sobor s’élève dans le Kreml ; l’ère moscovite s’ouvre dans l’histoire.

C’est alors seulement, après ce commencement d’une unification russe, que la Moscovie pourra s’assembler contre l’ennemi extérieur, qu’ensanglantée, brûlée et ravagée, mais provoquée à vivre par la mort même, elle va croître sous la sélection de guerres atroces et continues. Avec quelle lenteur se fait cette montée d’un peuple qui prétend à vivre et qui se lève pour combattre hors des sillons de la terre comme dans cette fable ancienne des guerriers de Gadinus, qui n’est pas une fable, mais la loi précaire de toute humanité, comment il dégage peu à peu son énergie du chaos naturel et prend conscience de soi, c’est ce que racontent ces annales moscovites, les plus sombres qui soient dans la littérature du monde. Ainsi, sous le seul règne de Dmitri Donskoï, la victoire de Koulikovo, par laquelle le prince défait Mamaï et gagne son surnom de Donskoï, semble une délivrance définitive ; mais Toktamych, entrant par surprise dans Moscou maintenant garnie d’une enceinte de pierre, y pille, y massacre, et s’en va, laissant derrière lui 25 000 cadavres. La ville phénix renaît une fois de plus et ne se souvient que de Koulikovo. Suivant l’usage ancien, — car la plupart de ses églises sont votives, et si la ville est aujourd’hui si sainte, c’est de toute l’horreur du passé, — Moscou doit s’enrichir d’un monument nouveau. Dmitri élève, en mémoire de sa bataille, le temple de la Nativité de la Vierge. Ainsi le flux et le reflux se succèdent sans que cette mer se calme, et des masses humaines s’exterminent dont il ne reste rien qu’un signe de croix.

À mesure que l’État croît autour de son idée génératrice et centrale, celle du pouvoir autocratique, la ville croît autour du Kremlin. Dès les temps de Dmitri, elle a débordé hors de sa forteresse ; une vie sociale s’est adossée à la vie militaire : c’est, dans le Kitaï gorod, un grand nombre de boutiques, d’ateliers, d’écuries et d’hôtelleries, tout cela jeté pêle-mêle, mais assez précieux pour que Dmitri trace alentour l’enceinte de 1394. Kremlin et Kitaï gorod composent ensemble le noyau autour duquel la ville s’étendra par anneaux concentriques ; cent cinquante ans plus tard, le Bielyi gorod, première enveloppe, a déjà poussé ; et même le Zemlianyi gorod s’éparpille autour d’elle dans un désordre circulaire. Dès lors la ville adulte a réalisé un plan qui ne variera plus jusqu’aux temps modernes : comme dans un corps ossifié les tissus seuls se renouvellent et la forme apparente ne change pas.

Une vie déjà complexe anime ce jeune organisme ; une force militaire existe, cantonnée dans le quartier des nalivki, le seul où l’on ait le droit de boire ; des monnaies à l’effigie des princes aident au commerce qui naît ; des iconographes russes, des architectes étrangers travaillent aux églises et aux palais. Moscou est maintenant la mère triomphante des villes russes. « Gloire à la ville de Moscou, » crie le soir la sentinelle postée devant l’Ouspiensky sobor ; et celles qui veillent sur le rempart, comme si, la Russie tout entière attenant à l’enceinte, elles nommaient simplement les bastions de la forteresse, répètent de proche en proche : « Gloire à la ville de Vladimir… Gloire à la ville de Kief… » La cloche qui appelle à la prière les habitans du Kremlin, c’est la cloche de Novgorod, la cloche républicaine qui assemblait les citoyens au vétché ; elle sonnera demain en actions de grâces pour la conquête de Kazan. « Comme il plaira à Dieu et à l’empereur, » commence de dire le peuple, que sa religion relie effectivement au pouvoir, suivant le sens très simple du mot religion. « Deux Romes sont tombées ; la troisième s’élève ; la quatrième ne naîtra pas », proclame un annaliste ; un autre rappelle cette prophétie qui depuis longtemps menace Constantinople et dont la Russie se souvient toujours : « La race russe, élue de Dieu, conquerra la ville aux sept collines et régnera sur elle. »

Les souverains ont depuis longtemps senti l’extension de leur pouvoir ; mais Ivan IV, qui sera le Terrible, en a le premier la pleine conscience. Il cueille le fruit que l’histoire a mûri ; il publie, il achève l’œuvre accomplie par le destin ; il se couronne suivant le rite de Byzance, et l’Ouspiensky sobor entend pour la première fois proclamer le titre de tsar.


III

Ainsi « Moscou est le temple de la Russie, et le Kremlin en est l’autel[1] », ainsi le couronnement tout entier n’est qu’un rite célébré dans ce temple et devant cet autel. D’Ivan le Terrible à Nicolas II, assez d’exemples ont confirmé une tradition assez vieille : le rite se trouve aujourd’hui déterminé jusque dans ses moindres détails.

Le premier épisode doit être une entrée du souverain dans Moscou ; cette règle s’est naturellement introduite du jour où la volonté de Pierre a transféré dans Pétersbourg la résidence impériale. L’usage veut aussi que le souverain marque un temps d’arrêt aux portes de la ville ; depuis Paul Ier, cette halte s’est faite d’habitude au palais Pétrovsky.

Catherine II fit élever ce palais à la mémoire de la paix conclue en 1771 avec les Turcs ; elle le voulait de style gothique. Peut-être l’architecte Kasakof crut-il exécuter l’ordre de la souveraine ; mais le palais n’est pas gothique. Le château s’enveloppe d’un double avant-corps, et ne découvre que sa façade entre ces deux ailes circulaires, basses, symétriques ; on trouve, il est vrai, sur ce pourtour des fenêtres ogivales dont le contour, blanchi à l’enduit, contraste avec l’appareil de briques, mais deux campanules cannelés bornent l’entrée, et deux tours rondes, sur un socle polygonal, s’attachent à la construction ; de même, la façade se double d’un balcon porté sur des colonnes trapues tout à fait russes, et c’est à peine si le motif de l’ogive revient artificiellement broder le pourtour de la rotonde centrale.

Ce palais, que longe la chaussée de Pétersbourg à Moscou, était vraiment le point d’arrivée à l’époque où l’on voyageait en poste ; il se trouve aujourd’hui plus éloigné de la ville que ne sont les gares ; en sorte que l’Empereur, arrivant au débarcadère de Brest, doit monter en voiture et parcourir une verste en rebroussant chemin.

Donc le 6 mai, vers 6 heures et demie du soir, le train impérial s’arrête devant le pavillon de bois spécialement édifié ; Leurs Majestés descendent, et quelle autorité locale, quel rassemblement de grands dignitaires pense-t-on qu’elles rencontrent sur le quai ? Un seul général, commandé de service, se porte au-devant du souverain et nomme la troupe réunie ici en armes : dans la gare même, une garde d’infanterie, et dans la cour, sous la pluie, l’escadron de uhlans qui va former l’escorte. Une musique joue la rencontre, puis l’hymne populaire.

« Zdorovo, oulany[2] ! » dit l’Empereur ; ses soldats lui répondent, et c’est fini ; les voitures roulent vers Pétrovsky, l’éclatante cavalerie disparaît dans une tempête de boue. Le commandant de la place russe est entré au poste de Moscou.

Tandis que le cortège s’éloigne, la foule se dissipe et suit par la ville l’itinéraire même que suivra le souverain lors de son entrée solennelle. Au-delà des portes triomphales, — souvenir de 1812, l’arc de triomphe n’est-il pas un souvenir de 1805 et de 1807 ? — la chaussée de Pétersbourg se prolonge directement par la rue de Tver, laquelle s’appelle d’abord Iamskaïa ; là vivaient et se louaient les courriers dont les caissons (iamstchiks), montés sur les roues d’une voiture ou les patins d’un traîneau, voyageaient d’une capitale à l’autre. C’est une large avenue, où des décorations pareilles appliquées à des maisons semblables font au total une longue perspective tricolore fuyant vers le centre de la ville ; le feuillage naissant des arbres qui bordent les trottoirs ajoute une légère touche verte à ces tons éclatans.

La rue de Tver perce tout droit jusqu’au saillant du Kremlin ; elle est ainsi, suivant qu’on se plaît aux comparaisons de la géométrie ou de la biologie, soit un rai de la roue moscovite, soit la veine qui rassemble en ces jours-ci toute la vie sociale et la fait refluer vers le cœur politique.

Pour comparer deux faits assez incommensurables entre eux, mais que les événemens ont rapprochés, l’entrée de l’Empereur à Moscou et son entrée à Paris, on peut dire que la rue Çadovaïa, jetée tout autour du Zemlianyi Gorod, rappelle le cordon de nos boulevards extérieurs et de nos grandes avenues, et, qu’au dedans de cette première ceinture, à Moscou comme à Paris, une ligne de boulevards trace un second cercle plus restreint. Pourtant la rue de Tver ressemble moins aux Champs-Elysées qu’à telle route départementale traversant un bourg de Bretagne ou de Normandie. Des maisons basses aux vastes fenêtres sans contrevens et sans rideaux, des traktirs, des échoppes et des boutiques, des chapelles, se pressent les uns aux autres dans une confusion triste ; seuls, le club anglais, fondé au commencement du siècle par le comte Razoumovsky, puis l’important palais du gouverneur général, devant lequel une foule curieuse stationne en ce moment, témoignent d’une vie plus aristocratique ou plus confortable.

Je ne sais qui, oubliant pour un instant le Kremlin, disait que Moscou est un cercle dont la circonférence est partout et dont le centre n’est nulle part ; et Belcour, au siècle dernier, ne voyait ici qu’un « assemblage de plusieurs villages disposés au hasard et formant ensemble un labyrinthe où l’étranger trouve malaisément son chemin. » L’un et l’autre exprimaient cette indétermination, cette lourde homogénéité, traits spéciaux de la physionomie de Moscou. Car, bien que la ville éprouve, comme d’autres, une attraction vers l’ouest et qu’elle ait là son Bois, le Pétrovskyi Park, elle ne connaît pas, comme Londres et comme Paris, ces pôles opposés du luxe et du travail, ni ne souffre de cette dissociation qui se fait fatalement sentir quand l’attraction vers le centre a disparu.

À peine quelques magasins de style européen ont-ils remplacé les boutiques russes du Zemlianyi Gorod, quand la rue de Tver débouche devant la porte de la Résurrection ; là, entre les deux baies jumelles, se dresse comme une guérite la chapelle de la Vierge d’Ibérie ; plus loin, s’étend la Place Rouge ; l’étrange église de Saint-Basile, debout à l’autre extrémité de l’esplanade, apparaît un instant, réduite dans la perspective, inscrite tout entière sous l’encadrement d’un des porches ; puis un izvodchik qui passe la cache avec sa tête, découverte en l’honneur de la Vierge.

Tournant à droite, je longe, à travers le jardin Alexandre, le Kremlin radieux à cette heure brève de soleil couchant ; la longue escarpe soutient la terrasse, la colline plutôt, sur laquelle sont assis le Potéchnyi Dvoretz et l’Oroujeinaïa palata ; l’un, vert d’eau, ouvre ses balcons et lève ses stores pour quelque hôte illustre ; l’autre, rougeâtre, aux fenêtres grillées, garde les trésors impériaux. Les tours mongoles, dont les bases et les sommets sont verts, interrompent la dentelure continue et rose des hauts merlons orientaux ; puis la courtine s’arrête subitement pour se retourner parallèlement au fleuve. Là, l’entrée Tainitzkaïa, au porche ogival orné d’une image que veille une lampe, présente son couronnement étagé ; au-dessus du toit effilé, telle une flamme sombre sur un cierge aigu, s’éploie l’aigle double dont une tête s’appelle armée et l’autre religion.

La foule, la masse plutôt, se meut lentement par la Pretchistenka. Elle borde le trottoir d’une haie attentive au va-et-vient de la chaussée ; elle s’attarde devant les illuminations isolées, par lesquelles on essaie l’effet des lampes de couleur et des transparens. Une rue tout autre déjà que celle de ces derniers jours, plus populeuse et plus animée, et qui raconte assez que l’Empereur vient d’arriver. Des équipages aux livrées impériales, d’autres aux cocardes des grandes nations, de simples izvodchiks venus par centaines de Pétersbourg, de la province, de la campagne, — tout le flot de la vie officielle et cosmopolite roule endigué entre les berges de la vie locale. Les voitures étant soigneusement gardées par les gorodovie contre la maladresse des piétons, les autorités de partout éclaboussent ce bon peuple qui admire et qui sourit.

C’est bien la capitale populaire qui étonne les Russes eux-mêmes au sortir de Saint-Pétersbourg. Ce caractère propre apparaît davantage à mesure que j’approche de ces Khamovniki lointains, où ma bonne fortune m’a fait trouver, à côté d’une usine française, l’asile le plus hospitalier et le plus charmant. Des soldats jouent et rient dans la rue ; derrière eux, sur la vitre de la lanterne réglementaire accrochée au mur, on lit : « Comte Léon Tolstoï » ; mais pas un d’eux ne soupçonne par quels traits particuliers le propriétaire de cette maison se distingue des autres gentilshommes. Ils appartiennent au régiment de Volhynie, arrivé tantôt de Varsovie ; ce sont de beaux gars heureux et simples, des Ames d’enfans dans de puissans corps d’hommes ; et l’on ne sait ce qu’on doit admirer le plus, de leur force ou de leur douceur, de leur endurance au service ou de l’insouciance avec laquelle ils se délassent en attendant l’heure de la prière et du repos.

Dans la cour de l’usine, les ouvriers mènent l’interminable khorovod ; cinq garçons, qui se tiennent par la main, font face à cinq filles ; un d’eux récite et nasille sa mélopée, qui traîne et s’égare dans un rythme changeant ; ils font en avant cinq à la fin du couplet, tandis qu’autour d’eux la ronde des femmes, allant son indéfinie promenade circulaire, reprend le refrain. La chanson s’achève par des baisers fort graves, pour lesquels ces messieurs se découvrent ; et puis, on recommence… Tous sont là, eux coiffés de la casquette plate, elles du mouchoir rouge nécessaire à la décence ; tous, excepté ceux de la Krane, de la garde populaire volontairement employée cette nuit au service de l’Empereur. C’est sous Catherine que s’introduisit pour la première fois l’usage touchant de cette krane : « Silence…, disaient entre eux ces braves gens répandus dans les jardins du comte Razoumovsky, ne troublez pas le repos de notre mère… »

Paysan, soldat, ouvrier, ou plutôt cet homme russe qui est à la fois le paysan, le soldat et l’ouvrier, c’est à cet être humble, doux, obéissant, aimant, croyant, dévoué jusqu’à la limite de ses forces et jusqu’à la mort, que s’adressent surtout les solennités de tantôt. De tout ce qu’il sait, de tout ce qu’il éprouve, de tout ce qu’il voit, son tsar à ses yeux est la synthèse vivante ; le tsar est le père, comme la terre est la mère, et ce personnage sublime que la foi exalte au sommet du pouvoir, l’amour le rapproche à la portée des consciences.

Donc l’empereur élu par Dieu va devenir le tsar couronné par Dieu : c’est le thème sur lequel s’exercent aujourd’hui les journaux à cinq kopeks et les différentes brochures publiées par la librairie du synode. « L’Empereur a choisi la date anniversaire de sa naissance pour entrer dans Moscou, Moscou capitale populaire, Moscou au chef d’or, Moscou troisième Rome, Moscou mère des villes russes… » L’auteur s’interdit de pénétrer au saint des saints de l’âme impériale, pourtant il sait, il sent… il a lu la bonté sur le visage de l’Empereur et « dans ses yeux infiniment doux. Le peuple l’attend, l’appelle… L’âme populaire se pense en lui… » Et l’opuscule religieux, le Tsar et le peuple, déclare, — de ce vieux style slave qu’on emploie pour parler de l’Empereur et du bon Dieu, — « que les pierres précieuses qui chargent la couronne de sa tête sont les symboles de ses soucis et de ses peines, et que c’est aussi une couronne d’épines. »

Je ne sais quelle couleur la langue française donne à ces expressions sincères et fortes, mais dans ce langage archaïque et religieux elles émeuvent étrangement. On y sent la chaleur d’un sentiment général et réciproque ; quelque chose du fluide pieux qui parcourt en ce moment tout le corps de la nation russe excite et caresse un cœur d’Occident. Pour avoir dans la tête des idées de son pays, on n’en a pas moins au cœur des réminiscences d’ailleurs, Dieu sait d’où, et quelque besoin de confiance, de dévouement et de bonté. On voudrait être convié à cette fête des âmes, retrouver, ne fût-ce que pour une heure, le bien perdu, le bien de foi, savoir encore aimer, prier et pleurer. Heureuse Russie ! plus tard quand elle aura connu à son tour la lenteur du progrès social, les mécomptes de la bonne volonté, enfin le grand malentendu dans lequel se débat l’Europe, elle pourra plus d’une fois regretter ce temps-ci. Mais silence sur tout ce que l’entendement regrette ou rêve, et que rien ne gâte ces jours si beaux, aube radieuse du nouveau règne, jours du matin, jours du printemps, jours de l’espoir.


IV

Moscou se réveille en fête au neuvième matin de son mois de mai. Le peuple, endimanché, se répand vers le Pétrovsky Park dont il escaladera les arbres, et vers le Kremlin dont il couvrira les glacis ; des voitures transportent en tous sens les spectateurs privilégiés. Les corps diplomatiques sont invités au palais de S. A. I. le grand-duc Serge ; différentes tribunes, construites aux carrefours que traverse la rue de Tver, recevront les représentans de la noblesse ou les membres de la haute administration moscovite.

Mais j’ai trouvé la place la plus enviable ; car mon ami, le capitaine de B…, veut bien me prendre comme volontaire dans sa compagnie et m’assurer ainsi une lucarne à travers la haie des soldats. « Vous serez logé à la même enseigne que les grands-ducs Paul Alexéévitch, Constantin Constantinovitch, Georges Mikaïlovitch, me dit-il ; en effet, ces princes se trouveront dans le rang, à droite de l’unité qu’ils commandent.

Notre rassemblement se fait devant l’église des Khamovniki. Les chevaliers-gardes et les gardes à cheval, les deux éclatans régimens jumeaux, blanc, rouge et or, se forment aussi là ; les officiers arrivent en voiture, jettent leur manteau, coiffent leur casque, montent à cheval et se placent devant leur peloton. Les soldats ont la mine joyeuse ; ils reçoivent aujourd’hui de la ville un couvert de faïence bleue, et l’empereur leur donne à tous un rouble d’un coin spécial, le rouble du couronnement. Les musiques résonnent à l’arrivée des étendards, loques glorieuses et séculaires[3] ; l’étoffe s’effiloche le long de la hampe sur laquelle l’aigle altière reste debout.

La Place Rouge est la scène historique réservée pour ces régimens historiques. On ne sait au juste d’où provient le nom de cette place, ni si c’est de sang qu’elle est rouge ; mais elle n’a pas joué dans l’histoire de Russie un moindre rôle que l’agora dans celle d’Athènes ou le forum dans celle de Rome. Assauts des Tartares, sièges des Polonais, puis tumultes populaires, bounti farouches d’une populace que rien n’arrête, une fois déchaînée, répressions sanglantes, pendaisons des strélitz, écartèlement de Pougatchef, toutes ces tueries ont empli ce champ clos. C’est pourquoi, sans doute, Notre-Dame d’Ibérie veille là-bas devant cette porte. Que nul n’entre ici, s’il n’est chrétien. Mais s’il est chrétien, qu’il se signe et qu’il passe ; qu’il salue le monument de Minine et de Pojarsky ; l’un était prince et l’autre toucheur de bœufs ; ils furent les héros d’un mouvement national pareil à celui de Jeanne d’Arc en France et qui mit à la fin sur le trône un autre gentil dauphin, Mikaïl Féodorovitch Romanof.

Cette plate-forme circulaire, le Lobnoe mesto[4], servait de chaire religieuse et de tribune politique ; elle a vu la confession publique d’Ivan le Terrible et l’attendrissement du peuple aux larmes du tsar. Là le faux Dmitri parut devant la foule pour se justifier ; là fut lacéré son cadavre ; et c’est là qu’à la fin des troubles on proclama solennellement Mikaïl Féodorovitch. L’endroit perdit ensuite de sa signification populaire ; il arrive qu’une nation délaisse un lieu longtemps habituel, comme l’homme, en changeant d’âge, rejette les objets qui lui étaient le plus familiers. Pourtant, on ne cessa pas d’exposer au Lobnoe mesto les césarévitchs parvenus à l’âge de 15 ans, afin que le peuple les connût et les distinguât des imposteurs ; et la procession du dimanche des Rameaux, dans laquelle le tsar lui-même conduisait par la bride l’âne du patriarche, continua de se former là.

Nous sommes à l’extrémité de la place, auprès de l’église Saint-Basile : c’est ici que l’empereur doit tourner à droite pour, entrer au Kremlin. Un bataillon du régiment Préobrajensky occupe la porte même du Sauveur ; ils sont ici chez eux, ces préobrajensky, ayant eu pour première résidence ce village de Préobrajensky où Pierre le Grand, encore adolescent, se formait à l’école des soldats ; il était alors exilé par l’imprudente Sophie qui ne savait pas quel bec et quelles serres poussaient à cet aiglon. La compagnie des grenadiers fait face à la porte, puis c’est l’École des cadets de Moscou ; au-delà, les régimens Finlandsky et Séméonovsky sont les premiers sur le long cordon, — cordon ombilical qui rattache cette majesté nouvelle à l’ancienne matrice du Kremlin.

Le grand-duc Vladimir Alexandrovitch, commandant les troupes de la garde, et, de plus, commandant extraordinaire de toutes les forces réunies dans Moscou, passe avec une suite et s’éloigne vers la rue de Tver. À chaque régiment il jette le salut d’usage, d’une voix libre et fière, avec un sourire :

— Bonjour, Finlandskie !

— Bonjour, Votre Altesse Impériale !

Aux commandemens, aux alignemens, aux roulemens des dernières voitures rapidement emportées vers Pétrovsky, succède un brouhaha vague et croissant, qui trahit l’impatience et l’impressionnabilité de la foule ; les tribunes étagées à gauche vers les murs rouges du Kremlin, à droite vers la façade blanche des riady[5], et qui réduisent la place à n’être plus qu’une avenue, sont pleines d’une foule instable et bariolée. Les représentans des classes rurales, ceux que l’expédition des cérémonies appelle les baillis des cantons, forment un saisissant mélange de types et de costumes ; de tristes figures du nord, un Jmoude, un Samoyède représentent ces groupes écartés, attardés, que la Russie n’a plus le temps d’instruire et qu’elle doit fatalement étouffer ; une race meurt dans leurs yeux. Mais derrière eux, aux fenêtres, de fraîches toilettes, de jeunes visages rayonnent l’impatience et la joie, tandis que les grands vélums tricolores suspendus aux mâts caressent d’un mouvement calme cet inquiet tableau.


Voici plus d’une heure que la cloche de l’Ouspiensky sobor a jeté son premier appel et que celles de la ville, en lui répondant, se sont mises à sonner l’instant historique. Tout à coup un même commandement, qui va se répétant tout le long de la troupe, la redresse et, de là, gagne la foule en frisson de plaisir. La tête du cortège paraît sous le porche.

Derrière le maître de police qu’accompagne un peloton de gendarmes, le convoi spécial de l’Empereur, cosaques du Térek et du Kouban, à l’éclatant costume rouge rehaussé d’argent et d’or, défile, la carabine sous le bras droit ; le luxe des armes, la fierté des attitudes, et, malgré la beauté des visages, quelque chose de cette précieuse sauvagerie qui rend la Russie si redoutable, distinguent cette troupe d’élite. Puis Cosaques du Don et Cosaques du régiment de Sa Majesté, tenant en main leurs piques rouges, précèdent un groupe de figures plus mystérieuses ; ce sont les députés des peuples asiatiques placés sous la suzeraineté de la Russie. L’émir de Boukhara, qui va de pair avec le khan de Khiva, porte une prodigieuse robe de brocart violet ; un moulla kalmouck est rouge cardinal : et voilà donc cet Orient avec lequel nous devons désormais nous rencontrer ici. Les députés des troupes cosaques sont vêtus de tcherkesses presque uniformes ; rassemblés ici sous un costume pareil et sous une appellation unique, ils s’échelonnent cependant du Don à l’Amour sur cent degrés de longitude.

Puis, tout de suite, sans transition, une impression d’Europe, d’une Europe ancienne et monarchique : un parti de gentilshommes à cheval, dans le costume le moins équestre du monde, car ils portent le pantalon gris perle à la bande d’or, l’habit chamarré et le chapeau à plumes, passent derrière le maréchal de la noblesse moscovite. Un fourrier de la chambre, à cheval, précède la maison de l’Empereur : soixante valets en livrée de parade, portant la culotte de soie rouge et, sur la bordure de leur habit tout doré un galon semé d’aigles noires ; quatre courriers, dont le petit chapeau se couvre d’une énorme chenille jaune ; deux nègres colossaux, au turban blanc, au costume rouge, des châles de prix jetés sur l’épaule ; vingt-huit chasseurs rouge et vert ; le grand veneur ; le maître des chasses ; l’orchestre des musiciens de la cour… Puis, au moment où les premiers équipages se montrent, un maître des cérémonies qui passe au galop en levant sa canne enrubannée fait partout un geste de halte, et le cortège s’arrête, trompant une impatience accrue de toute la vivacité des impressions.

L’Empereur a mis pied à terre devant la porte de la Résurrection ; il salue la Vierge d’Ibérie. C’est l’image familière mêlée depuis deux siècles à la vie de Moscou. Faisant ses visites dans sa voiture dont le cocher va tête nue, elle reçoit chaque jour bien des confidences, et, depuis le sacre du dernier souverain, sait de nouveaux secrets.

Les énormes phaétons dorés que traînent six chevaux menés en main s’ébranlent lentement ; dans l’un, les deux grands-maîtres des cérémonies du couronnement sont assis et tiennent leurs crosses verticales. Dans l’autre, l’archi-grand maître des cérémonies, prince Dolgorouky, siège seul, ayant en main sa haute masse d’or, couronnée d’une énorme émeraude. Puis une cavalcade de gentilshommes de la chambre et de camériers. Tout cela brille, étonne ; mais où donc est l’Empereur ?

Les carrosses succèdent ; dans le premier, quatre personnages, les seconds rangs de la cour ; dans les autres, les principaux gentilshommes figurant à la suite des princesses étrangères ; puis, les premiers rangs de la cour ; puis les membres du Conseil de l’Empire ; et de nouveau paraît un phaéton, celui du grand maréchal de la cour. Dans les livrées des valets, dans le type des chevaux, dans leur massif harnachement de maroquin rouge à la lourde bouderie d’or, dans les ciselures des timons, des trains, des roues, dans le costume même des dignitaires, car le costume varie moins qu’on ne suppose, pas un détail ne marque l’époque où nous vivons. N’aurions-nous pas fait un bond en arrière dans la durée, et ne serait-ce pas, par hasard, l’entrée de Catherine II dans Moscou, au 13 septembre 1762 ?… Derrière les chevaliers-gardes ont passé les uhlans à l’habit rouge amarante, au casque orné de l’aigrette blanche ; un jeune colonel s’avance isolé ; et c’est lui, c’est l’Empereur.

La troupe présente ses armes. Devant l’église de Notre-Dame de Kazan, les Images, que les prêtres portent à deux mains, le regardent du parvis du temple et du fond du passé ; les cloches tintent, les musiques résonnent ; les fronts se découvrent, les bouches clament, les bras s’agitent, les cœurs battent. Et vraiment on perd terre, on se demande dans quel monde on respire ; on ne savait pas que de pareilles apothéoses étaient possibles ici-bas. Lui cependant dépasse, la main levée vers sa coiffure, car voilà plus d’une heure qu’il salue de la sorte et qu’il mène son cheval blanc à travers cette tempête de gestes, de regards, de larmes et de cris. Il marche entre le mur du Kremlin et la façade des riady, entre l’arsenal où sont les armes et les magasins remplis de marchandises ; à droite, un monde connu et sûr, celui de l’obéissance sans retard, du dévouement sans limite, de la foi sans doute ; à gauche, un domaine plus mystérieux, plus fécond aussi, celui de l’intérêt, des entreprises, de l’effort libre et conscient… Et ces deux Russies lui appartiennent, celle du passé et celle de l’avenir.

Derrière lui, deux cavaliers, le ministre de la cour et le ministre de la guerre ; puis, une foule illustre, les princes de la maison de Russie, ceux des autres maisons, les généraux aides de camp de Sa Majesté, les généraux de la suite des grands-ducs, les officiers étrangers. Le désir universel va où va cette masse ; les cœurs suivent le souverain, tirés par l’aimant de cette toute-puissance. La première garde, derrière la porte du Sauveur, lui rend les honneurs ; il descend de cheval devant le clocher d’Ivan Veliki. Il entre à l’Ouspiensky sobor, les Images l’accueillent ; puis à l’Archangelsky sobor, il salue ses ancêtres couchés dans le tombeau. Tels sont les seuls habitans du Kremlin, depuis que Pierre le Grand a posté la royauté moscovite aux écoutes de l’Europe au bord de la mer. Ce n’est qu’après avoir remué la poussière de tant de siècles et traversé toutes ces couches d’histoire que l’Empereur monte pour la première fois au perron de son palais et que là le comte Pahlen apporte sur un plat d’or au monarque bienvenu l’offrande du pain et du sel.


V

L’Empereur n’a fait que passer au Kremlin ; il s’en est allé au palais Alexandrovsky d’où il reviendra deux après-midi consécutives pour les réceptions des ambassadeurs extraordinaires. Le domaine Alexandrovsky appartient aux environs immédiats de Moscou. C’est, le long de la route de Kalouga, un palais dans le style néo-grec des temps de Catherine, puis un parc qui s’étend avec de belles vues sur la Moskva ; sous le nom de Neskoutchnoë, de Sans-Souci, il a vu à la fin du siècle dernier les fêtes fastueuses du comte Alexis Orlof, amiral de la flotte russe, le héros de Tchesmen ; acheté ensuite par l’empereur Nicolas, accru d’une large bande de terrain que le prince Galitzine offrait gracieusement au souverain, il ne sert plus aujourd’hui qu’à cette retraite de quelques jours, par laquelle Leurs Majestés se recueillent avant le sacre et la communion.

Dans la ville qui se repose et qui attend, les cérémonies préparatoires suivent paisiblement leur cours. La proclamation du couronnement est une solennité du moyen âge qui s’adresse spécialement au peuple : un cortège militaire va par les rues, s’arrête aux carrefours et s’y range dans un ordre prescrit, symétrique ; les hérauts au splendide costume d’autrefois lèvent leurs masses d’armes, signal de se découvrir ; les trompes pavoisées de l’écusson impérial sonnent un appel ; un secrétaire du Sénat lit le manifeste, dont on distribue ensuite des exemplaires imprimés en caractères d’or, encadrés d’un émail byzantin. Ces feuillets précieux, car ils sont artistiques, tombent dans la foule brutale qui se les dispute et qui les lacère.

Les insignes impériaux sont conservés au Palais des Armes ; il faut, avant le grand rite, les transférer au palais du Kremlin et les ranger au pied même du trône : c’est l’objet d’une cérémonie particulière. Une file de hauts dignitaires, escortée par des grenadiers du palais, emporte d’abord l’Epée, puis l’Etendard de l’Empire, le Sceau, le Manteau, le Globe, le Sceptre, la Couronne. Des fourriers de la chambre sur le perron de la place des Boyars, le maréchal de la cour dans la salle Vladimir, le grand maréchal dans la salle du Trône les attendent et les reçoivent.

Il faut se garder de croire que ces insignes n’aient qu’une valeur de symbole ; ils ont aussi un sens historique. Les premières régales, car tel est ici le nom latin de ces attributs régaux, venaient de Constantinople, comme la foi chrétienne, comme l’usage du couronnement, comme les cérémonies et l’étiquette de la cour de Kief, comme tout ce que la Russie primitive possédait de culture et de civilisation. Longtemps cette jeune royauté chrétienne avait sollicité de Byzance les signes sacrés ; et Vladimir Ier, le Clovis russe, n’avait cessé d’en réclamer pour lui l’investiture et la propriété ; ce néophyte réfléchi savait conformer sa conscience à sa politique. Les Grecs lui répondaient : « Ce sont les œuvres des anges, uniquement destinées au trône de Byzance ; les livrer serait sacrilège… » À la fin Vladimir II Monomaque, le seul combattant, le soldat de Dieu par excellence, obtint d’Alexis Comnène les emblèmes miraculeux. Dès lors, par une libration fatale, pareille à celle qui déplace le pôle, l’axe du pouvoir oriental s’éloignait du Bosphore et perçait plus haut l’écorce terrestre ; la variation religieuse, qui avait commencé de donner le schisme byzantin, allait librement se poursuivre en milieu slave ; le dédoublement de l’Europe était consommé.

Comme il devait arriver, l’imagination populaire s’est exercée sur ce fait politique, elle l’a conté à sa manière. La légende ne s’arrête pas à Byzance et remonte jusqu’à Babylone. « Le brave Borma-larychka, affrontant les dangers d’un long voyage, traversant un désert mortel aux créatures vivantes, atteignit une fois la ville de Nabuchodonosor ; il la trouva gardée par un fabuleux serpent sept fois enroulé autour d’elle. Une échelle miraculeuse mit Borma-larychka au sommet du rempart ; il atteignit les tombeaux d’Ananias, d’Azarias et de Miçaila, les trois jeunes hommes autrefois brûlés vifs par le roi ; là une voix souterraine l’appela vers la cachette qui contenait les régales… Le tsar voulait le récompenser, mais Borma-larychka était une grande âme ; il ne demanda d’autre faveur que de boire gratis à sa soif pendant trois années dans tous les cabarets de la ville. » Le singulier de la fable est comme Byzance disparaît de la mémoire du conteur ; on reconnaît ici la tendance simpliste par laquelle l’intelligence populaire rattache l’histoire russe directement à l’histoire sacrée et met le baptême des Kiéviens tout de suite après l’assomption de la Vierge. Mais l’histoire de Borma-larychka est particulièrement suggestive ; elle expliquerait tout ce qu’il y eut d’oriental dans la puissance des premiers tsars et le règne vraiment babylonien d’un Ivan le Terrible.

Le chapeau du Monomaque servit invariablement, pendant plusieurs siècles, au rite du couronnement. On montre encore au Palais des Armes cette coiffure étrange, conique, au bourrelet de fourrure, aux sept cloisons émaillées et rehaussées de pierres ; sur une terminaison hémisphérique s’implante une croix ornée de rubis et de perles baroques.

Le sceptre et le globe parurent pour la première fois au sacre de Boris Godounof ; puis les choses se maintinrent jusqu’au temps de Pierre le Grand ; un changement radical survint alors dans les traditions. L’empereur de Russie, successeur du tsar moscovite, dut se vêtir désormais du manteau d’hermine et non plus de la barme surannée ; le cordon de Saint-André s’attacha à ce manteau ; la couronne, l’épée, le sceau, l’étendard, le sceptre, le globe devinrent les attributs du pouvoir.

Toute variation en matière rituelle restant à jamais difficile même pour un souverain et pour un pontife, une circonstance particulière, le couronnement des deux Alexéévitch avait aidé au rejet des attributs byzantins. Pierre lui-même figurant dans la cérémonie à côté de son aîné Jean, il avait fallu deux diadèmes, deux manteaux ; le chapeau du Monomaque était ainsi de lui-même tombé en désuétude.

On pourrait poursuivre l’histoire des régales depuis Pierre le Grand jusqu’à Nicolas II, mais il n’importait que d’en montrer d’une part l’origine orientale et de l’autre le remplacement par de nouveaux emblèmes empruntés à l’Occident.


VI

Depuis plus de quatre siècles, les cortèges du couronnement se déroulent dans la cour d’Ivan, enclos solennel dont les temples et les palais ferment l’enceinte. Une description sommaire de cette scène est indispensable si l’on veut y suivre avec précision la marche des cérémonies.

Que la page sur laquelle ces lignes sont imprimées nous serve à figurer la surface de la cour ; que dans la marge gauche, on place la Granovitaïa Palata, le palais granité, façade de pierres taillées à facettes comme des diamans ; qu’attaché à cette façade, un porche couronné d’un fronton marque la fin de l’escalier descendant du Perron Rouge et du palais ; que l’Ouspiensky sobor[6] soit là où est l’en-tête, le clocher d’Ivan Veliki sur le bord droit de la feuille ; enfin que l’Archangelsky[7] et le Blagovéchensky[8] sobor soient aux deux angles inférieurs. On voit comment l’Empereur, descendant du Perron Rouge, traverse la cour pour se rendre à l’Ouspiensky sobor ; comment il y entre par le sud, pour ressortir, couronne en tête et sceptre en main, par la porte du nord ; comme il se trouve ainsi hors de l’enceinte sacrée dont il longe extérieurement, à main droite, la plus grande dimension ; comme il reparaît au porche de l’Archangelsky sobor, visite enfin le Blagovéchensky sobor, et gravit à nouveau les marches du Perron Rouge pour se retirer au palais.

Bien que les trois églises disposées sur sa route ne soient ni les seules ni les plus anciennes du Kremlin, elles ont un rapport si direct avec la vie des empereurs et par suite un si grand sens quant à l’histoire russe, qu’elles méritent un instant d’attention.

L’Ouspiensky sobor est sur l’emplacement du temple primitif élevé en 1326 par Jean Kalita. Cette première église n’avait pas duré plus d’un siècle et demi ; tombée en ruines, on appela pour la restaurer deux maîtres de Pskov, qui firent de mauvaise besogne ; puis on alla jusqu’à Rome louer aux gages mensuels de dix roubles un certain Fioraventi, surnommé Aristote pour la finesse de son esprit. L’Italien construisit d’abord une briqueterie, forma une école de maçons, usa d’un nouveau mortier ; les Moscovites venaient admirer ses machines ; mais la rigueur du climat et celle des mœurs l’épouvantaient. Il vit une fois saigner et mettre en pièces le médecin Antone, dont tel était le crime que, chargé de soigner un jeune prince tartare, il n’avait pas su l’empêcher de mourir. L’architecte eût volontiers repris le chemin du sud ; au moins se hâta-t-il d’achever sa besogne. Quatre ans après l’ouverture des travaux, en 1479, le métropolite consacrait le temple.

C’était déjà l’habitude russe de soumettre les artistes étrangers aux traditions nationales ; Aristote Fioraventi devait s’inspirer de l’Ouspiensky sobor existant dans la ville de Vladimir. Il alla voir son modèle, trouva là deux églises dans une, et, se bornant à l’imitation des détails extérieurs, construisit à la fin sur une idée qui lui était propre.

Suivant un plan rectangulaire s’élèvent des murs droits, couronnés de cintres qui sont la trace des voûtes intérieures et que soutiennent des pilastres engagés dans les façades ; ainsi la décoration extérieure se borne à manifester aux yeux le mode de construction. Les coupoles qui couronnent l’édifice sont de l’ordre le plus simple : un tambour maçonné, ajouré de minces fenêtres, coiffé du dôme à double courbure, puis de la croix rattachée par de minces chaînettes au toit bulbeux et doré. Une porte basse et comme secrète dont l’ébrasement s’enveloppe d’un grand nombre de tores et de pilastres et que domine un panneau décoré de hautes images, cette porte russe ouvre sur une nef romane.

Au dedans, les colonnes, fûts cylindriques sans chapiteaux, sans cannelures, sans gorgerins, peintes tout entières sur leurs surfaces d’or, soutiennent neuf berceaux symétriques, dont les arêtes tantôt tracent simplement les intersections des voûtes et tantôt se perdent dans les profondeurs des coupoles. Le regard s’y perd avec elles ; la lumière, qui se répartit également sur le métal et la couleur et n’accuse par aucune ombre la convexité des surfaces, crée des perspectives fausses et mystérieuses ; on ne sait jusqu’où plongent ces puits percés dans le ciel et du fond desquels regarde un Christ aux grands yeux, peut-être à portée de la main et peut-être à l’infini ?

La grande iconostase présente sur plusieurs rangées d’images le panthéon des saints russes ; l’autel, le trésor, le reliquaire, comptent parmi les plus riches et les plus vénérés. Mais ce qui nous frappe, nous autres étrangers, c’est cette alliance entre l’élégante unité de l’architecture et l’abondance naïve de l’ornementation ; c’est cette rencontre de deux arts bien étrangers, bien lointains, si facilement conciliés entre eux. Pour la première fois, l’esprit latin aidait ici l’âme russe à se comprendre ; il lui montrait des principes qu’elle-même n’avait pas dégagés, et qui, manifestés par l’intelligence étrangère, n’en devenaient que plus nets et plus nationaux.

L’ordonnance du Blagovéchensky sobor est moins noble ; mais les richesses artistiques en sont plus rares et plus spécialement russes. Le porche, aux élégantes et fines moulures, débouche dans une galerie qui entoure le sanctuaire ; des saints sont peints sur les murs de cette entrée, et près d’eux, Dieu sait pourquoi, Aristote, Socrate, Thucydide et Platon. Des icônes pieusement vénérées sont suspendues aux autels ; l’une fit avec Ivan le Terrible la campagne de Kazan ; une autre, Notre-Dame du Don, était avec Dmitri Donskoï à la bataille de Koulikovo ; elle n’a pas moins sauvé la Russie que la miraculeuse Vierge de Vladimir ; enfin l’image du Sauveur Très Adorable écoute les prières depuis les temps de Jean Kalita.

L’Archangelsky sobor porte aussi la trace du compas italien ; mais elle est sombre, triste, encombrée. C’est l’église mortuaire où la piété du peuple mélange aux reliques des saints et des martyrs la cendre de quarante-cinq empereurs. Tout ce qui entre au Sobor, et même par la porte du crime, est sacré. Ivan IV y repose à côté de ce fils qu’il a tué d’un coup d’épieu. Le césarévitch Dmitri, dont le poignard de Boris Godounof a fait un ange, a là sa châsse expiatoire ; des vitrines conservent ses gants, sa bourse, sa robe tachée de ce sang avec lequel se tarissait la descendance d’Alexandre Nevsky. Tandis que le Blagovéchensky sobor sert traditionnellement pour les baptêmes et pour les mariages des empereurs, l’Archangelsky est l’asile sépulcral qui reçoit leurs restes ; en sorte que le cycle de leur vie soit tout entier contenu dans l’enceinte de la cour sacrée, et que lors de sa marche solennelle à travers les trois sanctuaires l’empereur nouvellement couronné parcoure en un instant les trois étapes de sa destinée : naître, régner, mourir.


VII

La cour s’est remplie presque dès l’ouverture des portes, car les cartes d’invitation portent, outre la date du 14 mai, le terme précis de 8 heures. Devant cette foule noble, polie, éclatante, on a l’impression de sortir d’un monde et d’entrer dans un autre. Là, c’était le peuple ; nous sommes ici entre invités de l’Empereur. Il faut passer devant le porche de l’Ouspiensky sobor, marcher sur un long tapis que recroise à angle droit une lisse pareille tendue entre le palais et l’Ivan Veliki ; des chevaliers-gardes blancs, portant l’aigle d’or déployée sur leur casque d’argent, la croix de Saint-André rayonnant sur leur justaucorps rouge, des Cosaques du convoi pourpres sur l’étoffe pourpre, ces statues vivantes bordent l’allée impériale.

De bas en haut, depuis cette forêt de têtes rangées aux places prescrites jusqu’aux dômes vermeils qui pointent sur l’azur, la scène est prête pour le spectacle historique.

Un radieux matin, le premier de ce printemps tardif ; la terre heureuse sourit au ciel nouveau, maintenant ciel lumineux, ciel d’Italie, et tantôt ciel polaire, ciel de deuil et de frimas. Des hirondelles jouent entre les colonnes de la tribune, un vent vif tourmente les aigrettes, les plumets, les panaches. Ainsi un même sentiment d’attente et de respect passe en ce moment sur toutes ces âmes étrangères et les fait frissonner.

Les larges bandes de drap rouge qui découpent la surface de la cour comme la croix découpe un écusson, séparent des cantons où la Russie inscrit en signes vivans tous ses titres de noblesse. Là-bas, devant les églises de l’Annonciation et de l’Archange, se groupent des fonctionnaires, des députés des zemstvos[9] ; parmi eux, deux orchestres forment des cercles, leurs longues trompettes monophones posées sur des tables. Ici, devant la Granovitaïa Palata se mêlent des officiers de tous grades et de toutes armes ; un factionnaire du régiment Préobrajensky se tient près d’une guérite chevronnée de noir et de blanc ; par instans, le razvodiastchyi sort du corps de garde et va remplacer une sentinelle en quelque point de l’enceinte. Enfin, au pied même de la tribune, c’est le narod, c’est l’infinie population rurale représentée par ces quelques centaines de délégués, les baillis des cantons ; ceux-là, fatigués, se reposent, soit couché sur les dalles, soit assis à la turque, soit accroupis, leurs bras noués autour de leurs genoux ; ils attendent dans le silence et l’immobilité.

Tout à coup, les gendarmes répandus au milieu d’eux les font lever. Passent, venus du Perron Rouge, entrant à l’Ouspiensky sobor, les membres du corps diplomatique et les chefs des missions extraordinaires. Des maîtres de cérémonies accompagnent ce groupe brillant ; la robe rouge d’un cardinal succède à des uniformes français ; les étoffes et les broderies chatoient, les décorations chargent les poitrines, les diamans ornent les chevelures ; sur tous les visages, un air de cour.

Cependant, une longue colonne d’uniformes chamarrés se forme en avant du Perron. Le métropolite de Moscou, entouré de prêtres aux ornemens d’or, paraît sur le parvis de l’église. Un même geste court sur toute la haie des chevaliers-gardes : sabre au clair ; et les cloches tintent, l’hymne populaire éclate ; l’Impératrice Marie Féodorovna vient de paraître au bas de l’escalier. On avance vers elle le dais de drap d’or aux énormes panaches jaunes et noirs ; le cortège qui la précède se développe, gentilshommes de la maison des grands-ducs, gentilshommes à la suite des princes étrangers, premiers rangs de la Cour. Huit personnages, pris parmi les plus anciens des troisièmes rangs, portent le baldaquin sous lequel marche l’auguste veuve ; les grands-ducs et les princes étrangers le suivent ; puis viennent les dames de la cour, les demoiselles d’honneur de l’impératrice, celles des grandes-duchesses, confondues pour nous sous l’uniforme costume russe : kakochnik d’où tombe un voile, robe de velours rouge aux broderies d’or.

Un instant la scène reste vide, et seule s’élève dans un demi-silence cette éternelle voix des cloches qui a parlé déjà à tant de générations. On l’éprouve fortement alors, cette impression dont parle Pouchkine ; le Kremlin frappe l’âme et fait taire la raison. Le regard qui erre interroge les monumens pareils depuis qu’ils ont vu passer le premier Romanof et retrouve par-dessus leurs faîtes un coin de nature constante, étrangère aux prestiges d’ici-bas. Le soleil a monté ; des nuages rapides dégagent le champ bleu du ciel ; des cris d’oiseaux se mêlent aux appels répétés du bourdon. Et toujours, par intervalles réguliers, pareille aux battemens d’un cœur, cette note basse et vibrante tombe du haut du clocher ; elle berce, elle ébranle, elle excite, elle émeut, elle est la dominante autour de laquelle chante toute la symphonie des sentimens.

Un parti de chevaliers-gardes et de pages est entré au temple en ordre cérémoniel ; le chapelain de l’Empereur sort accompagné par deux diacres ; il bénit le chemin que Sa Majesté suivra. L’hymne qui retentit à nouveau marque la mise en marche du solennel cortège ; et d’abord, ce sont les files sombres des paysans, représentans de la terre russe, ou des bourgeois délégués de la ville de Moscou. Puis des uniformes succèdent : membres du ministère de la cour, députés des troupes cosaques, maréchaux de noblesse ; les sénateurs, le procureur du Saint-Synode, les membres du Conseil de l’Empire. Ils se suivent régulièrement, pareils aux anneaux d’une chaîne continue ; le peuple était tantôt à l’origine de cette chaîne, voici l’Empereur à l’autre extrémité.

L’hymne l’a salué ; les hourrahs confus, incessans, font un bruit de houle ; une volée joyeuse part du clocher et se répand sur Moscou en rumeur de fête. L’étendard de la compagnie des grenadiers, puis les régales portées comme au jour de la translation, le précédent. Toutes les têtes sont découvertes, tous les regards sont fixés, tous les cœurs sont émus ; la garde, sortie pour lui présenter les armes, bat du tambour et salue du drapeau. Les trois métropolites, de Kief, de Moscou, de Pétersbourg, attendent sur le seuil avec les Images ; celui de Moscou prononce la harangue, celui de Pétersbourg présente la croix, celui de Kief jette l’eau bénite. Après quoi le premier chant qui retentit à l’intérieur marque que Leurs Majestés gagnent leurs trônes et que la cérémonie est commencée.

Avant cet autre instant sublime où le cortège impérial passera de nouveau, deux heures vulgaires vont s’écouler. Les uns descendent au buffet ouvert sous l’escalier, d’autres font des visites dans quelque tribune, et d’autres commencent simplement un voyage autour de la cour. Je rencontre Adam Adamovitch au parterre des officiers. « Avez-vous lu l’ordre du grand-duc Vladimir aux troupes ? » me demande-t-il, et il rapporte avec orgueil, étant du régiment de Volhynie, ces paroles de l’Empereur : « Je suis particulièrement satisfait de ma division de Varsovie. »

Les baillis des cantons regardent avec des yeux surpris nos costumes et nos visages étrangers, et, sans doute, celui qui jettera quelques mots dans ces âmes attentives y gravera mieux que sa propre image, il y laissera la notion de son pays. Presque tous parlent russe, car le russe est l’idiome continental parlé d’Arkhangelsk à Samarcande et de Varsovie à Vladivostok ; on peut engager avec eux des bouts de dialogues :

— Ah ! vous êtes Kirghise !… Moi je suis Français.

C’est une figure mongole, engraissée par le koumiss, coiffée d’un chapeau pointu pareil aux tours du Kremlin ; il répète dubitativement : « Français ? Français ? » et c’est humiliant pour nous, mais la France est encore inconnue dans la steppe kirghise.

Au contraire, un paysan grand-russe, qui porte de grosses lunettes sur des yeux très bons, et qui sous sa tête penchante et ses cheveux blancs a l’air docte et secret d’un vieux chimiste, connaît fort bien la France ; il est vêtu d’un caftan galonné d’or, présent honorifique reçu sous le règne précédent en témoignage de ses efforts personnels pour le développement de l’instruction. « Chez vous, dit-il, le peuple est éclairé. » Et comme je réponds qu’en effet, chaque village a son école où les parens sont obligés d’envoyer leurs enfans : « Obligés ? reprend-il, mais s’il arrive l’hiver que des enfans se perdent dans les neiges ?… » Il dit qu’il ne verra pas les dons de l’Empereur, qu’il est trop vieux, mais qu’il espère dans l’avenir. « Nous demandons la lumière, conclut-il avec une infinie douceur. Qu’on nous donne la lumière, et nous remercierons… »

Cependant, des chants qui nous arrivent par bribes étouffées marquent la continuation de la cérémonie ; rien qu’une porte vitrée fermant l’église nous sépare du grand spectacle, et cette glace à travers laquelle on voit sans entendre ajoute à la vision quelque chose de justement mystérieux ; on croirait regarder dans l’histoire à travers un espace de temps. L’importance du rite a crû au cours des siècles, selon l’importance même de l’investiture impériale. Ce fut d’abord un simple office auquel présidait la Vierge de Vladimir, cette image fameuse, copie du portrait peint par saint Luc, venue de Kief à Vladimir, puis à Moscou ; elle est la tutrice séculaire, l’ange gardien, la mère politique de la Russie. Après cet office, le patriarche revêtait le nouveau tsar des insignes du Monomaque ; il lui attachait une certaine croix faite des fragmens de la vraie croix. L’onction de l’huile s’introduisit ensuite ; puis l’usage de la communion reçue devant l’autel sous les espèces distinctes du pain et du vin, selon le mode sacerdotal ; ces additions successives étaient d’origine grecque. La volonté de Pierre le Grand, arrêtant d’une manière définitive ces variations liturgiques et réformant le rôle du clergé dans la cérémonie comme il l’avait réduit dans l’État, fonda à la fin ce rite russe moderne où ne se reconnaissent plus les traditions de Byzance. Dès lors l’Empereur, servi par le métropolite et non sacré par lui, parut devant l’autel en maître souverain, et, personnage divin, posa lui-même la couronne sur sa tête.

Telle est cependant la forme rituelle du grand acte accompli ici en ce moment qu’il apparaît comme une prise de charge et comme la déclaration d’un devoir. L’Empereur récite d’abord à haute voix le symbole de la foi. « Le Saint-Esprit soit avec toi, » répond le métropolite, et comme seule la parole divine peut sceller d’aussi graves accords, c’est pourquoi on lit l’Evangile. Alors, les épaules reçoivent le manteau d’hermine auquel pend le collier de Saint-André ; alors le bras fait ce geste dont l’ombre s’étend de Constantinople au pôle, de prendre la couronne et de l’élever jusqu’au front. Le métropolite n’a pu qu’étendre les mains sur la tête toute-puissante ; il offre le sceptre autour duquel la dextre se ferme, il offre le globe dont la senestre reçoit le poids.

À la proclamation du titre impérial, les chantres répondent par l’hymne Longues années. Puis les assistans, debout, en silence, écoutent Nicolas II qui récite à genoux la prière de l’Empereur. « Dieu, Notre Père, Seigneur de toute grâce, tu m’as choisi pour être le tsar et le juge de tes hommes ; que repose sur moi ta sagesse suprême… » Il a fini, il se lève ; tous maintenant s’agenouillent autour de lui, l’Impératrice régnante à sa droite, l’Impératrice douairière devant le trône écarté qu’elle occupe, le trône ancien du tsar Alexis Mikaïlovilch ; les métropolites au pied de l’autel, les chevaliers-gardes sur les degrés qui descendent de l’estrade au chœur… C’est maintenant la prière pour l’Empereur.

Ces touchans épisodes ont avancé la cérémonie vers son terme. Déjà des sons de cloche, alternés de coups de canon, signalent l’instant de l’onction ; nous évacuons les pistes où demeurent seuls, isolés, des cosaques du Convoi, portant des étiquettes sur la poitrine ; ils marquent les points où s’arrêteront les parties du cortège qui ne doivent pas pénétrer dans le palais.

On apporte le dais de l’impératrice Marie Féodorovna ; les deux grenadiers debout, à droite et à gauche de la porte, se signent, annonçant ainsi la fin de l’office, et rajustent leurs bonnets à poil sur leurs fronts ruisselans de sueur. Tandis que toute la famille impériale, accompagnant la mère du souverain, passe et gagne le Perron Rouge, une rumeur signale au dehors la marche de l’Empereur. Une effervescence, un délire, courent sur l’assemblée à l’instant où la lente machine empanachée, que trente généraux érigent au-dessus de sa tête, reparaît devant l’Archangelsky sobor. Il s’arrête à la porte de cette église : un rite aujourd’hui abandonné voulait qu’on répandît là sur sa personne une corbeille pleine de pièces d’argent et d’or. Puis la procession se dirige vers le Blagovéchensky sobor ; le grand maréchal comte Pahlen s’avance le premier ; derrière lui, l’archi-grand maître prince Dolgorouki, l’un et l’autre portant de longs cierges dont le vent incline les flammes ; puis c’est le métropolite qui élève la croix ; et tout à coup, pour un court moment, l’Empereur est visible dans le vivant encadrement des officiers qui l’entourent, de l’assistance exaltée et penchée vers lui. Saisissant tableau que celui de tant de visages divers exprimant le respect, l’amour, la crainte, la fatigue, la stupeur, tandis que passe le maître unique chargé de ses attributs, changé en un personnage impassible et fatal, en la statue du pouvoir !

L’Impératrice, qui marchait jusqu’alors invisible sur les pas de l’Empereur, se range près de lui au bas du Perron Rouge ; les deux souverains gravissent les marches solennelles. Leurs manteaux, soutenus à droite et à gauche, les enveloppent de plis vastes ; les diamans de leurs couronnes jettent des feux. Derrière eux, une foule véritable, car les compagnies les mieux choisies arrivent par le nombre même aux propriétés physiques de la foule, suit d’un mouvement dense et puissant qui renverse les chevaliers-gardes debout sur les degrés ; le métropolite, emporté, ne peut rebrousser chemin jusqu’à l’église ; il regarde la montée nombreuse des aigrettes, des plumets, des rubans, des épaulettes, des bijoux ; c’est toute la Russie, c’est toute l’Europe attachée au maître universel, et qui se hâte ambitieusement sur ses traces par l’escalier de l’honneur et du pouvoir.

L’usage veut que l’Empereur s’avance sur la terrasse du grand palais jusqu’au parapet d’où l’on domine la Moskva, les quais, la ville entière, et qu’il se montre de là au peuple massé dans les rues, aux fenêtres, sur les toits. Ce dernier acte est accompli et toute cérémonie suspendue, quand nous pénétrons dans les immenses salles. C’est étrange, après des impressions si répétées et si pressantes, de trouver là tant de calme et tant de liberté. Plus d’un personnage tombe fatigué sur les banquettes jaunes et noires de la salle Saint-Georges ; les deux hérauts du couronnement, habitués déjà à leur costume archaïque, le chapeau emplumé jeté sous le bras, causent gaiement avec deux maîtres des cérémonies ; nous circulons dans l’allée que tracent des gardes à cheval, leurs casques déposés sur le parquet ; des cosaques du Convoi, superbes cariatides rouges, prolongent la gauche de cette haie. Dans la salle Saint-Vladimir, les élèves des écoles militaires et les cadets attendent, appuyés sur leurs armes ; la salle Saint-Alexandre est occupée par les chevaliers-gardes ; les uhlans de l’impératrice Alexandra Féodorovna forment un piquet dans la salle du Trône. Les régales, sur lesquelles veillent deux grenadiers, sont à leur place ; une chaîne massive entoure la table qui les supporte ; c’est un fragment de la chaîne historique forgée avec l’argent de Kazan assez longue, dit-on, pour entourer toute la Place Rouge.

Le grand-duc Vladimir, qui sort des appartemens impériaux, s’approche, prend la couronne, et la retourne en différens sens. « Il paraît qu’un des gros diamans est tombé ? » dit-il. À ce moment, les maîtres des cérémonies commencent à frapper le parquet avec leurs cannes : l’Empereur va passer de nouveau, se rendant au repas du tsar.

C’est un vieil usage, né de cette conception primitive, toujours vivace, d’après laquelle le souverain russe est le père et le nourricier de ses sujets ; l’Empereur, revêtu du manteau, assis sous un dais, fête ses dignitaires dans la salle de la Granovitaïa Palata.

Jamais, depuis les héroïques bombances du moyen âge, cette salle antique n’a changé de destination ; mais elle avait perdu dans la décoration cet aspect purement russe qui convient au caractère russe de ces solennités. De vieux dessins, heureusement retrouvés sous des enduits plus récens, ont été l’objet d’une restauration soigneuse dès l’avènement d’Alexandre III ; ainsi la salle actuelle est en réalité un monument de ce dernier grand règne, qui fut pour la Russie un retour sur soi-même et la juste revendication de son indépendance artistique et intellectuelle.

Quatre voûtes profondes, qui se recoupent deux à deux, couvrent cette aire carrée ; elles tracent sur chaque mur deux cintres égaux, successifs, et forment quatre berceaux pareils ; un pilier carré lui-même, central, sur lequel appuient les berceaux, porte cet ensemble complexe et symétrique. Sur les surfaces convexes et découpées de cette couverture se répand une ornementation dorée, polychrome, que des profanes pourraient croire soit hindoue soit persane, et qu’il faut reconnaître pour orientale. Un riche parquet, centré sur le pilier comme l’est le plafond, va répétant quatre fois un grand motif étoile ; les trois sièges impériaux, surélevés, sont sous un baldaquin au couronnement pyramidal. Un dressoir à quatre faces est adossé au pilastre ; les tables s’étendent sur tout le pourtour de la salle.

Cependant le cortège parti du trône même s’avance, précédé par les hourrahs. L’Empereur, couronne en tête, sceptre et globe en mains, vient d’abord ; les deux Impératrices marchent de front, couronnées, suivies d’assistans et de pages ; les princesses étrangères succèdent sur deux files. Entrées à la Granovitaïa Palata, Leurs Majestés prennent leurs places et déposent leurs couronnes ; des officiers supérieurs, appartenant à la noblesse de Moscou, apportent les plats que le grand maréchal place sur la table. Tout le monde est encore debout, mais à l’instant où l’Empereur demande à boire, tout le monde s’incline et s’assied. Puis une cantate qu’un orchestre accompagne évoque le Ciel, la Terre, le Midi, le Nord, l’Orient, l’Occident ; plusieurs strophes sont sur ce thème d’actualité : que la Russie se tourne avec le même amour vers l’Occident, d’où lui vient la science, et vers l’Orient, d’où elle appelle les peuples à la civilisation. Le menu fixe l’ordre par lequel après chaque mets succède un toast : à l’Empereur, à chacune des Impératrices, aux membres du clergé, aux loyaux serviteurs du souverain.

Des salves d’artillerie sont les fanfares tonnantes qui signalent par tout Moscou la proclamation de ces santés. Un couchant clair empourpre le Kremlin, couronne chaque église d’un faîte rayonnant. Déjà la ville, jalouse de prolonger cette journée, se fait une lumière à elle, attache à chaque maison des lampes de couleur ; devises et formules se lisent sur les transparens ; des bustes de l’Empereur apparaissent dans des cabinets de verdure et de fleurs.

Il faut attendre longtemps, devant le temple du Christ-Sauveur, avant que la voiture progresse le long de la file où elle est engagée ; pas à pas, elle débouche enfin sur le quai ; et tout d’un coup, c’est un étrange Kremlin qui se dresse aux yeux, un Kremlin sans base, aérien, idéal, flottant en guirlandes de lumière dans un ciel mystérieux. Le clocher d’Ivan Veliki, couvert de lampes électriques qui semblent des perles, porte lui-même comme une couronne impériale. Tout le reste tremble au vent. Chaque tour est d’un seul ton, mais adroitement nuancé d’étage en étage : la tour de l’Annonciation, cramoisi, rose ; la tour Taïnitzkaïa violacé, mauve, lilas. Du haut de la porte Borovitzkaïa, un jet de lumière électrique erre sur la ville et montre des ondes de poussière qui tourbillonnent plus haut que les toits, jusqu’aux nuages. C’est comme un regard fulgurant qui interrogerait la nuit : « Qui vive ? » répète partout cette lueur. Par instans, la croix de quelque église paraît dans le ciel et répond : « Jésus. »

Mais tout d’un coup, devant cette féerie nombreuse, hardie, éblouissante, il vient un souvenir : « Qu’on nous donne seulement la lumière… » disait ce vieux paysan ; et l’on songe à cette Russie sombre, étalée à l’infini autour du palais lumineux. Oui, ce sera beau dans l’avenir, quand l’autorité ne sera plus seule éclairée et consciente, quand elle aura justement divisé et dispensé la connaissance, et quand chaque âme aura pris à cette source ce qu’il lui faut de clarté pour voir devant elle, autour d’elle, et pour marcher droit dans son chemin.


Art Roë.
  1. Paroles de l’Empereur Alexandre III.
  2. « Bonjour, uhlans ! » Tout chef russe s’approchant d’une troupe russe doit — zdorovatsia — s’abonjourer avec elle.
  3. Tout drapeau russe dure obligatoirement cent cinquante ans, à moins que dans ce laps de temps il ne vienne à être remplacé par un drapeau de Saint-Georges, conquis sur quelque champ de bataille.
  4. On discute sur le point de savoir si ce Lobnoe mesto représente simplement le faubourg de Jérusalem désigné par ces paroles de l’Evangile : « Allez en avant et vous trouverez un fine… », ou si l’appellation en vient du grand nombre de crânes (loby) autrefois accumulés en cet endroit. Selon l’imagination populaire, qui sur un mot bâtit une légende, la tête d’Adam serait ensevelie à cette place.
  5. Halles où des boutiques de tout genre sont disposées par rues parallèles.
  6. Eglise de l’Assomption.
  7. Eglise de l’Archange-Michel.
  8. Eglise de l’Annonciation.
  9. Assemblées provinciales comparables à nos conseils généraux.