IMPRESSIONS DE FRANCE

V[1]
LA PROVINCE ET PARIS

L’Europe est un toit, dont la crête va se dirigeant, des Pyrénées jusqu’à l’Oural septentrional, par les Cévennes, le Jura, les Alpes, le Fichtelgebirge, les montagnes de la Bohême, le plateau de Moravie, les collines de la Lithuanie et les hauteurs qui délimitent, au nord, le bassin de la Volga. Il n’y a, en Europe, que deux pays qui soient franchement à cheval sur ce toit : c’est la France et la Russie.

Seules, la France et la Russie ont leur écoulement sur les deux mers européennes, la Méditerranée et l’Océan. Mais la Russie s’étale sur la partie du toit la plus large, la plus plate et la plus enfoncée dans les terres, tandis que la France se ramasse sur son extrémité la plus étroite, la plus abrupte et la plus voisine de l’Océan.

C’est cette disposition qui donne à la France sa formule géographique. Les Alpes, ayant surgi par une éruption soudaine, l’ont jetée à l’eau d’un coup d’épaule. Avec le temps d’arrêt qui a formé le bourrelet des Cévennes et qui a laissé se produire la fissure du Rhône, notre sol s’est trouvé constitué par deux secousses, deux chutes de terrain promptes et brusques, qui font qu’il n’y a, chez nous, qu’un pas de la montagne à la mer.

Aussi ce sol est-il tout bossue et mamelonné, en pentes rapides, en détours soudains, en coins et recoins, vallons et rigoles, orienté à la diable, un terrain d’alerte et de cache-cache, où le soleil et l’ombre se jouent, et où il y a surprise et distraction constante à considérer, du haut des sommets fréquens, les aspects divers du pays. Ce serait un vrai désordre, s’il n’y avait cette forme générale de toit qui, en somme, règle la loi des pentes et détermine le cours divergent des deux grands fleuves français, la Loire et le Rhône.

Celui-ci était bien parti pour aller au nord, et alors il nous eût tournés tout à t’ait, comme le sont nos voisins, vers les mers froides et brumeuses. Mais, ayant rencontré la barrière du Jura, il s’est ravisé. Se glissant sous terre et ramassant la Saône, qui ne savait où aller, si lente, lentus Arar, il en a grossi son cours et il a dévalé vers la mer intérieure, faisant ainsi, comme par surprise, de la France, un pays à deux faces et un pays méditerranéen.

Sur l’autre pente, la Loire marque la direction générale. La Seine et la Garonne la suivent fraternellement, et les trois vont de compagnie vers l’Océan, la plus grande tenant ses deux sœurs par la main. Le Rhin, avec ses affluens, est une autre Loire, mais de région limitrophe, indécise. A part cela, toutes les rivières françaises coulent en terre française ; elles sont bien à nous et reflètent, dans leur cours rapide et décidé, un même sol et un même ciel. De toutes, on pourrait dire ce que le poète dit de l’une d’elles :


Sous les peupliers d’or, la Seine aux belles rives.


Sur ce sol ramassé, mamelonné, règne un air, un climat qui, partout, est sensiblement le même. Il n’est pas nécessaire de changer de vêtement, si l’on va de Dunkerque à Paris, et de Paris à Marseille : tout au plus ôter ou mettre un pardessus. Au fond, c’est l’Océan qui règle tout cela. Il nous dispense et nous mesure ses tiédeurs et sa fraîcheur alternativement. Quand il pleut à Nantes, il va pleuvoir à Paris, et la Saône se voile quand se couvrent la Seine et la Loire. Tout joue en même temps. Le pays entier se règle sans inconvénient sur l’heure de Paris : la France est si petite ! Pays proportionné, coteaux modérés, climat tempéré : voilà la France. C’est une agréable résidence, nuancée et délicate, et on dirait volontiers d’elle ce que le proverbe dit de nos journées atténuées, douces et chères :


En temps de demoiselle :
Ni pluie, ai vent, ni soleil.

Cet aspect général de la terre française ne frappe plus guère ceux qui vivent dans son intimité. Il faut avoir parcouru les pays de vastes steppes monotones et plates, ou de sol rocailleux et dénudé, ou les contrées d’une verdure trop uniforme, pour saisir le véritable caractère et comprendre tout le charme de la terre que nous avons sous les yeux et sous les pieds. L’étranger éprouve, naturellement, une impression plus vive. Un Anglais qui n’est pas suspect, Young, décrivait, dès le XVIIe siècle, en termes expressifs, une région pourtant assez pauvre, le Limousin : « La beauté de cette région est si variée et, à tous égards, si frappante et si intéressante, écrivait-il, que je n’essaierai pas d’en faire la description ; ce n’est pas une belle perspective qui s’offre, de temps en temps, aux yeux du voyageur pour le dédommager de la mauvaise apparence d’un long district, mais c’est une succession continuelle de paysages dont plusieurs auraient été célèbres en Angleterre par le nombre des curieux qui seraient venus les voir. Le pays est tout composé de collines et de vallées ; les premières sont fort élevées et s’appelleraient, chez nous, des montagnes, si elles ne produisaient rien et étaient couvertes de bruyères ; mais, comme elles sont cultivées jusqu’au sommet, leur hauteur n’est pas si visible à l’œil. Elles ont différentes formes ; les unes se changent graduellement en superbes demi-globes ; d’autres s’avancent en masses et paraissent suspendues dans les airs ; d’autres forment des amphithéâtres de jardins très cultivés. Dans quelques endroits, le coup d’œil est agité par des milliers de surfaces inégales, et, dans d’autres, le regard se repose tranquillement sur des scènes de douce verdure. »

Voilà bien le trait marquant du paysage français : la variété des motifs et le jeu constant des perspectives et de la lumière sur un terrain accidenté.


C’est cette forme générale du pays qui détermine les caractères particuliers de la vie sociale en France, la répartition de la population, ses occupations principales, l’organisation de la propriété, et peut-être même, en combinant ces données avec celles qui viennent de la race, de l’éducation et de l’histoire , l’esprit, les goûts, les aptitudes, les aspirations qui distinguent la nation française dans la famille des peuples civilisés.

Au flanc des montagnes, l’herbe pousse ; la prairie s’étale suivant le pli et l’ondulation des lorrains frais et difficilement cultivables. Le long des rivières, la prairie continue, descendant vers la plaine et allongeant sa bordure verte près des nombreux cours d’eau. A l’ombre des hauteurs et des collines, en plus d’un en- droit exposé aux vents humides, la prairie dévale et se découpe en enclos bordés de la ceinture des haies ; même dans les vallées plus larges, la prairie s’étale encore, à la faveur d’un sol facile à drainer et d’humidité constante. Donc l’élevage est une des grandes ressources de ce pays. Que ce soit l’élevage de la Normandie ou de la Bretagne, de la Thiérache ou du Morvan, de l’Auvergne ou du Dauphiné, il exige peu de main-d’œuvre ; il isole l’homme dans son enclos, fait de lui un prince sur son domaine d’émeraude ; il l’enrichit lentement, le rend lent lui-même, ne le poussant ni aux grandes fatigues, ni aux grandes consommations, ni au luxe, ni aux dépenses ; mais il l’enferme dans les petits bénéfices attentifs, le rend âpre au gain ; il arrondit les héritages, diminue les familles, fait les gens casaniers, de sens rassis, d’esprit réfléchi et avisé. L’herbager-propriétaire a pris de l’importance au fur et à mesure que la richesse s’est accrue et que la consommation de la viande s’est développée. Sa casquette de soie et sa longue blouse bleue envahissent les marchés et les foires. Dans certaines régions, il fait prédominer ses tendances particulières, sa taciturnité froide, son esprit de calcul et d’épargne, un certain goût du risque, de la spéculation et du maquignonnage.

Mais le soleil luit au flanc du coteau ; le sol est pierreux et caillouteux, il craque sous la bonne chaleur et la lumière de l’été. Les froids mêmes ne sont pas rudes. C’est la région de la vigne et des jardins. Le pampre embaume et fleurit, puisant dans le sol, par ses racines, et dans l’air, par ses larges feuilles, le sucre dont il fera la liqueur dorée ; au-dessus, le prunier s’élève et offre, quand vient la saison, parmi son maigre feuillage, ses globes juteux et mordorés.

Voilà bien l’étage français : vignes de Champagne à quarante mille francs l’hectare, alignées, soignées et peignées comme des jardins ; vignes de l’Ile-de-France, familières et sans apparat ; vignes de Touraine et d’Anjou, qui, de collines en collines, poursuivez en ondulant le long bandeau parallèle à la Loire et qui couvrez, de votre coiffe verte et rouge, tous les coteaux qui moutonnent le long des fleuves, des rivières et des ruisseaux ; vignes chères au roi Henri, Orléans, Vouvray. Tours, Saumur, coulée de Serrant ; vignes de la Saintonge et de l’Aunis, abondantes mamelles du vin des côtes qui plaît aux bourses modestes et satisfait le palais bourgeois ; vignes du Médoc et du Bordelais, grandes dames et riches propriétaires, « châteaux » à tourelles, crus illustres, contemporains du siècle dix-huit, au temps où le président Montesquieu vous lançait près de ses amis de la cour et de la ville ; robuste démocratie des clarets, conquérans de l’Angleterre, de la Belgique, de la Hollande et de tous les pays du Nord ; vignes du Midi, champs infinis, étendues banales à force d’être immenses, — raisins noirs, vins rouges, bons pour le peuple et pour le coupage, mais qui, dans une heureuse année, faites suer, à cette terre grillée du soleil, et même à la lande, même à la dune, même au marais du bord de l’eau, plus d’or sous un rayon de soleil que la houille et le travail humain n’en arrachent, dans le même temps, aux noires entrailles de la terre ; vignes du Rhône, ecclésiastiques et savoureuses ; et vous, enfin, vignes de la Saône et de la Seine, Beaujolais, Chalonnais, Côte-d’Or, Bourgogne, vins faits pour les papes et pour les rois, grands noms, armoriai impeccable, vins francs, vigoureux, généreux, Beaune, Nuits, Meursault, Pomard, Corton, Chambertin, l’Hôpital, — vous qui faites à l’homme un habitat si doux, un travail si sain, une humeur si gaie, grands vins qui vivez un siècle et petits vins, ginguelets, qui ne durez qu’un hiver et dont on ne fait qu’une lampée ; vignes de France, vignes de Gaule, vos qualités et vos défauts sont ceux du sol et ceux de l’homme qui vous cultive. « La vigne en terre, la voilà, la jolie vigne, » comme dit la chanson ; c’est elle qui fait la France. Qu’on la montre avec orgueil, qu’on la défende avec courage, qu’on la soigne avec amour ; car, sans elle, la France se transforme, s’attriste, s’étiole et disparaît.

Le vigneron est vigoureux, laborieux et tenace. Le vigneron est toujours en peine. Il est penché vers la terre. Le sol exerce sur lui une attraction si forte qu’il s’incline pour le saisir de plus près et que son corps en reste courbé. Il n’y a que le vigneron français que l’on voie ainsi plié en deux, dans sa vieillesse, par le travail de la houe.

Il est, plus encore que l’herbager, propriétaire et petit propriétaire, car la terre de vigne coûte cher et le labeur est constant. Il est donc étroitement attaché au sol ; mais il l’aime plus pour le travail que pour la possession. Il tient plus à la vigne qu’au pays. Qu’on lui donne quelque part, en Algérie ou en Tunisie, un coteau bien exposé, et le voilà parti ; il s’attache à ce nouveau sol comme un cep transplanté. Le vin qu’il boit lui donne de la gaieté, de la finesse, de l’œil, comme on dit, et de l’ouverture d’idée. Le pampre fleurit sur son visage. Le vigneron de Touraine, d’Anjou et du Poitou est toujours du pays de Rabelais. Le Bourguignon est de belle humeur, beau diseur, parfois éloquent. Tout cela fait un fond excellent ; et ces petits vignerons, quand leur taille se redresse et qu’ils se dégrouillent, sont de la race de ces fantassins bien guêtres, bien ficelés, secs et hàlés sous le shako, qui, d’un pas court et vif, ran plan, ran plan, ont fait le tour de l’Europe. Je dirai bientôt la grande misère qu’il y eut en France quand la vigne fut frappée. Nos maux viennent de là ; et c’est d’avoir su y porter remède que nous viendra, peut-être, la guérison.

Le vigneron a pour camarade le jardinier, chapeau de paille, tablier bleu et l’arrosoir à la main. Celui-ci demande à son champ deux ou trois récoltes par an. C’est un bon diable, doux et uni comme ses plates-bandes. C’est lui qui fait courir le duvet sur les pêches d’Argenteuil, c’est lui qui fait rougir les cerises de la vallée du Rhône, qui fait mûrir les poires juteuses, et dont l’inquiète vigilance arrose et dore le chasselas. Fine oreille, il surveille, en terre, le travail aveugle du radis, de l’asperge, de la pomme de terre ; il sait tout, c’est un débrouillard. Peu à peu, il transforme la terre de France. Il la caresse de sa main calleuse et douce. Il étend, sous le soleil, le tapis des couches et des châssis. Ses fleurs et ses fruits se répandent au loin. Fleuriste, artiste, le luxe du monde est, d’abord, son tributaire.

Mais voici les longs plateaux qui unissent les collines, voici les vastes plaines plates qui s’allongent au bas cours des fleuves. Ce sont maintenant les champs, et c’est le labourage. Au printemps, les blés en herbe courent sur la terre et frissonnent à l’aigre caresse du vent ; quand vient l’août, la plaine est blonde et l’océan mollement agité des moissons cuit sous le grand soleil ; la campagne est diaprée de la variété des récoltes : seigles prompts et haut montés, blé roux et grenu, avoines fines, orges à la barbe d’or ; puis, c’est la variété des prairies artificielles et des couverts, sainfoins, luzernes, trèfles incarnats, lentilles et hivernaches, et enfin la richesse des plantes industrielles, l’alignement infini et monotone de la betterave, cette vigne du Nord. A l’automne, le soc retourne le sol détrempé, la bonne odeur de la terre arable se répand, un vol de corbeaux passe sur le ciel comme dans les figures d’almanach, et le bras du semeur décrit sa spirale dans le soir tombant.

Le champ n’enrichit plus. Dans le Midi et le Centre, le cultivateur s’appuie sur le propriétaire par le métayage, et clopin-clopant, se soutenant et s’entravant l’un l’autre, ils joignent les deux bouts, avec une maigre récolte dépouillée de ses anciens profits industriels et qui demande tout au blé vendu à bas prix el à peine défendu contre la concurrence des contrées lointaines et les calculs des spéculateurs.

Dans le Nord, le cultivateur n’est pas plus satisfait ; fermier, maître chez lui, sur les cinquante ou cent hectares qu’il cultive, il est écrasé par le poids du loyer, des impôts, le prix des engrais, l’aléa de la récolte, le coût toujours croissant de la main-d’œuvre. C’est à peine si la culture de la betterave, incertaine souvent, le soutient, dans cinq ou six départemens. Quant à l’ouvrier des champs, quoique son salaire se soit accru, il n’est pas heureux. La machine lui a enlevé les travaux de la grange, qui occupaient ses hivers. Les chômages sont trop longs. Le temps n’est plus de la vie sédentaire, à travail mince et à menue dépense. Il faut maintenant payer tout très cher, donc travailler beaucoup et toujours. L’ouvrier des champs émigré ; son départ dépeuple les campagnes, renforce, dans les villes, l’apport de la chair à usine que le travail et le plaisir modernes éreintent et brisent rapidement.

Pour que le cultivateur puisse soutenir la redoutable concurrence dont le développement des voies de communication a failli l’accabler, il faut qu’il transforme les procédés de la culture, l’outillage et l’organisation de la ferme ; il faut surtout qu’il se transforme lui-même. Il doit atteindre aux grands rendemens, et, pour cela, il doit exposer, à l’aléa des saisons, une mise toujours plus forte et une assiduité toujours plus grande. A ses vieilles qualités d’endurance et de robustesse, il faut qu’il ajoute maintenant la souplesse et l’ingéniosité savante. Jamais la solidarité sociale ne s’emploiera à une œuvre plus pressante et plus noble qu’au secours qu’elle accordera, pendant cette crise, à l’homme des champs : car, tandis que son voisin, le vigneron, échappe à peine à un fléau sans exemple, il doit, lui, accomplir, dans un laps de temps très court, un progrès sans précédent.

Ces trois grands types ruraux, l’herbager, le vigneron et l’agriculteur, diversifient à l’infini le type du paysan français. Qui entreprendra de déterminer les physionomies variées de chacune de nos provinces et de ces races dont les aspects si fermes et si fidèles à eux-mêmes, subsistent, malgré le mélange et la confusion moderne, perpétuant le caractère distinctif des familles dispersées, jadis, à la surface du sol gaulois ?

Le Normand robuste, sensé et couvert ; le Breton brave, droit et Imaginatif ; l’Orléanais, intelligent, piquant et fin ; le Tourangeau jovial, matois et sage ; le Vendéen lent, lourd et loyal ; le Poitevin grave, indolent et satisfait ; le Limousin rustique, tardif et hiérarchisé ; le Périgourdin sagace, modéré et curieux ; le Bordelais actif, extérieur et bon enfant ; le Gascon loquace, tapageur et habile ; le Nîmois ardent, insinuant et prompt ; le Provençal ingénieux, retors et froid ; le Dauphinois prudent, inventif et rude ; le Lyonnais appliqué, technique et mystique, l’Auvergnat robuste, laborieux et âpre ; le Bourguignon aisé, plaisant et diligent ; le Comtois judicieux, finaud et disert ; l’Alsacien courageux, calme et solide ; le Lorrain réfléchi, hésitant et souple ; le Champenois poli, aimable et résistant ; l’Ardennais ferme, court et sûr ; le Flamand fort, froid et rassis ; le Picard vif, vaniteux et imprudent ; le Français de l’Ile-de-France, enfin, — leur maître à tous, — adroit, beau diseur et rusé, l’Ulysse d’une race où les Achilles ne manquent pas : ce sont là autant de types très différens qui se fondent pourtant en un type unique d’un caractère intellectuel, moral et même physique fortement marqué, le provincial.


Mais le provincial n’est pas toujours rural. Il est aussi urbain. Installées au bord des rivières, debout au défilé des montagnes, inscrites au flanc des coteaux, étalées à l’orée des vallées fertiles, les villes apparaissent, nombreuses, à chaque détour de route, bourgades, bourgs, cités et métropoles, noircissant l’air de la fumée des locomotives et des usines.

En vérité, elles ont été les maîtresses du pays, du jour où, prenant la royauté pour alliée, elles se sont emparées des hauteurs et ont découronné les collines de leurs châteaux forts. Dans un pays mamelonné, le château crut tenir la plaine ; mais, dans ce même pays, vallonné, les villes, grimpant aux collines, ont bousculé les seigneurs. Elles règnent depuis des siècles. Les grands rois, comme Philippe le Bel, Louis XI, et Louis XII, traitaient leurs bourgeois de « compères. » Richelieu travaillait pour elles. Elles ont fait la Révolution, alors que le paysan ne savait pas ce qui se passait et, prenant son fusil, tirait dans le tas, sur ses adversaires ou sur ses amis.

Ce qui est décisif, dans notre histoire et dans notre vie publique, c’est cette alliance que les villes ont conclue de bonne heure avec le pouvoir central. Partout, les partis populaires allaient au-devant de la royauté et lui offraient les clefs des portes sur un plat d’argent. La royauté, de son côté, les exhortait, les engageait, leur prêtait la main ; elle sapait ainsi, par-dessous, les seigneuries, qu’elle attaquait par-dessus. Le coup fait, on se partageait les dépouilles ; et les villes prirent ainsi l’habitude d’obéir à la direction venant du centre. Ces villes, si nombreuses et si actives, ne réclament, nulle part, l’exercice, si répandu ailleurs, des libertés républicaines. Les communes du moyen âge n’ont jamais ni revendiqué, ni pratiqué le self-government. Les autonomies locales ont été seigneuriales : des duchés, des comtés, des provinces ; jamais des cités. Marseille, Toulouse, Lyon, ne sont rien que de grands centres de population échelonnés sur les rivières et sur les routes qui mènent à Paris.

S’il y a une force de résistance en France, elle est aux champs ; on l’a bien vu dans les Jacqueries et les Chouanneries. L’aristocratie s’est toujours appuyée sur les campagnes. Quant aux grandes villes, elles donnent l’exemple de l’obéissance, et étendent au loin le pli de l’imitation. « Comme à Paris, » c’est le grand mot de l’agglomération urbaine française. Quand le paysan garde encore ses mœurs et son costume, le même, devenu ouvrier des villes, prend le chapeau, la redingote et l’âme bourgeoises. La constitution toute moderne d’un prolétariat urbain a été une étape décisive, quoique douloureuse, dans la tendance générale de la société démocratique française à se former sur l’idéal bourgeois. L’ouvrier des villes a quitté la blouse et laisse le bourgeron. Déjà plus raffiné, plus exigeant et plus conscient de sa force, il ne sait encore que se grouper ; demain, il saura s’organiser. Plus semblable alors à l’ouvrier de Paris, qui lui a ouvert la voie, il aura moins de confiance dans les solutions brutales, et il s’accommodera aux nécessités du travail, du moment où le travail sait s’accommoder à ses propres nécessités.


Ainsi, tous les chemins de la géographie et de l’histoire mènent à Paris. Les montagnes déboulent en collines, les collines en plateaux et en plaines, pour que, suivant le fil de l’eau, tout marche vers Paris. On part de Paris pour descendre ou remonter la Loire si proche et descendre le Rhône. La Garonne, plus lointaine, n’échappe pas à l’influence. Blottie au pied des Pyrénées, elle est prise ; c’est par Toulouse que Paris a commencé la grande conquête. Une fois que le Parisien Simon de Montfort en eut fini avec les Albigeois, il n’y eut plus qu’à fermer le cercle et rabattre sur le centre pour ramasser la France.

Le cercle est le mot ; car la France est un rond dont le centre est dans le Morvan. Si Arnay-le-Duc n’est pas la capitale, — ou, pour mieux dire, Autun ou Bourges, — c’est qu’il fallait que le cours d’eau fût navigable, pour assurer la communication avec la mer, maintenir la Normandie influencée par l’Angleterre, et aussi, veiller à la frontière toujours menacée du Nord-Est. Mais Bourges ou Autun restent les capitales de la défense. La configuration intérieure de la France, la direction de ses vallées, de ses routes, de ses rivières, son peu d’étendue, la ceinture de ses montagnes, tout la déterminait pour graviter dans l’orbite d’une agglomération centrale, d’une capitale, comme Paris.

Telle est la loi de sa configuration intérieure, telle est aussi la nécessité de sa situation en Europe. La France est un lieu de passage nécessaire, un carrefour. Qu’on vienne par terre ou qu’on vienne par mer, il faut lui passer sur le corps. Pour aller d’un versant à l’autre, pas d’autre chemin que de lui emprunter ses passages. Rien n’est plus frappant, à ce point de vue, que ce qui se produisit au début des guerres de César. C’était un temps de grande agitation parmi les peuples européens. Des nécessités de subsistance ou le retentissement de quelque lointain déplacement des populations asiatiques avaient mis le monde européen en mouvement. La Gaule se trouva menacée de trois côtés à la fois. Quand César pénétra sur son territoire, il venait, appelé par les Gaulois eux-mêmes, apporter du secours contre une double invasion, celle des Germains d’Arioviste et celle des Helvètes de Dumnorix. On barra la route aux uns et aux autres ; mais ils devaient, pendant des siècles, frapper aux portes, et finir par passer, trois cents ans plus tard.

La France est donc située au carrefour des peuples. C’est un chemin sans cesse foulé, si elle s’ouvre ; et, si elle se ferme, c’est une place perpétuellement assiégée. D’Espagne, d’Italie, d’Autriche, d’Allemagne ou d’Angleterre, c’est à elle qu’on en veut. De génération en génération, elle se transmet toujours le singulier héritage d’un ennemi héréditaire. Il faut qu’elle soit sans cesse sur sa muraille, l’arme au poing, et quelle veille. D’où la nécessité extérieure, non moins forte que la destinée intérieure, d’une discipline, d’une autorité centrale. La capitale, Paris, c’est, pour la France, la tente du centurion, au milieu du camp, avec les enseignes des légions et les faisceaux des licteurs.

Oui, il y a destinée, il y a loi, il y a tradition, il y a pli pris, il y a fait nécessaire et fait accompli. Mais Paris rend-il à la France tout ce qu’il lui prend ? L’herbager est descendu de sa montagne ou a quitté ses marais ; le vigneron hésite et se demande s’il laissera sa vigne ; le valet de ferme abandonne sa charrue au milieu du sillon ; l’agglomération urbaine, l’œil tourné vers Paris, attend l’exemple et l’ordre. Tout le monde obéit, même si c’est l’anarchie qui commande là-bas. Paris reçoit tout ; paye-t-il ? Problème posé depuis des siècles et auquel Paris, insaisissable Protée, fait des réponses partielles, spécieuses et contradictoires. Il prend l’herbager, le fermier, le fils du bourg, de la bourgade et de la ville et, de tout cela, il fait un nouveau Français, le Parisien. Le provincial urbain est lent et grave : il est intéressé ; la vie, pour lui, est uniforme, partagée entre le travail journalier et le repos vide et stérile. Il est à mi-côte, plus près de la terre et plus sensé d’ordinaire que le Parisien, plus débrouillé que le paysan ; mais enclin à copier les exemples qui viennent du centre en les exagérant, peu sûr de lui-même et de son propre jugement, le plus souvent entravé par une vanité assez superficielle et par la tyrannie du qu’en-dira-t-on. Le paysan, lui, est immobile, tenace, avare, d’idée extrêmement courte, écrasé sous le poids de la nature et figé dans la tradition qui l’incruste et le conserve ; sa vie est penchée sur la glèbe. S’il a une certaine jovialité du dimanche, le souci de l’existence et la méfiance l’arrêtent souvent sur ses lèvres et la retiennent au coin de son œil ironique. En somme, parmi les qualités françaises, celles qui dominent chez l’urbain et le paysan, ce sont les plus solides, mais les moins brillantes : la prudence et l’esprit d’épargne.

Ces provinciaux sont trente-cinq millions. En face d’eux, trois millions de Parisiens les contre-balancent aisément. Et le monde juge la France, qu’il ne connaît pas, d’après le Parisien qu’il croit connaître.

Un être ardent, actif, imaginatif, toujours en mouvement, gai, aimable, confiant, fin, endurant, mais gobe-mouches, imprudent, versatile ; créateur d’idées, ingénieux, inventeur, mais gaspilleur, déballeur, prodigue ; un être qui parcourt, d’un bout de l’année à l’autre, en courant, en un va-et-vient de pendule, les quelques hectares de terre où il vit, et qui les croit, de bonne foi, placés au centre du monde ; aussi prompt à se montrer, à se découvrir, que les autres sont renfermés et repliés sur eux- mêmes ; un être en dehors, vaniteux, spectaculeux, intempérant, souvent hardi, souvent poltron, doux à l’ordinaire, mais parfois atrocement féroce ; un être qui ne paraît maître ni de son cœur, ni de son imagination, ni de ses nerfs, mais qui pourtant tire tout de son cœur, de son imagination et de ses nerfs ; un être que tout le monde considère comme le type du Français, comme le Français par excellence, et qui ne ressemble guère aux trente- cinq millions de Français dont il est le frère et le fils : c’est le Parisien.

Il y a donc deux Français : le Français et le Parisien.


Une agglomération exceptionnelle et presque unique de trois millions, ou, pour mieux dire, de cinq millions d’hommes, dans un pays centralisé où pas une force, pas une institution, pas une tradition ne contre-balancent, depuis des siècles, l’influence de ce monde factice, donne à Paris une vie particulière et soumet ses habitans, comme ceux d’un cloître, à des conditions et à des habitudes d’existence qui en font des êtres à part, des Français très spéciaux.

Le peuple de Paris a contracté, par l’usage, le sens de la domination. Il se sent souverain, ou du moins directeur ; il est original et ne s’astreint guère à la copie ni à l’imitation. S’il emprunte, c’est qu’il s’inspire. Ce sentiment qu’il a de son rôle lui donne de la fierté, de l’assurance, un ton tranchant et décidé qui tourne, parfois, à l’exigence ridicule, et, à la prétention, quand il est hors de chez lui.

L’importance de l’agglomération fait que toutes les classes vivent pêle-mêle et confondues. Elles se touchent, se pénètrent, se contaminent, — et pourtant s’ignorent. Le contact constant polit, broie, égalise, uniformise, et pourtant l’ignorance où l’on vit les uns des autres donne de la fierté, de l’indépendance et développe une liberté individuelle telle qu’il n’en existe peut-être de pareille nulle part ailleurs au monde. Le Parisien n’est pas surveillé. Il est livré à lui-même. Mais il est sans cesse sous la puissance de la grande ville, comme les vagues montent et descendent l’une près de l’autre, tout en restant soumises à l’action obscure de la marée. Ce sont donc mille vies différentes cl très actives dans une même vie unique et énorme.

Ces millions d’individus ne souffrent que peu du contact social, parce que l’ignorance mutuelle où ils vivent l’un de l’autre le rend moins rude : l’envie n’est pas le vice dominant des Parisiens. Mais, en revanche, ils ne connaissent pas la résignation. Une excitation perpétuelle naît des tentations du luxe, de la provocation du succès, de l’incertitude du jeu, des hauts et des bas de chaque famille, de chaque rue, de chaque quartier. Un progrès, une mode, un caprice des foules font, du jour au lendemain, avec les pauvres, des riches, et inversement. Ce spectacle donne à la vie du Parisien une animation extraordinaire ; il est toujours entre la félicité et le désespoir.

Aussi, il adore le théâtre, qui lui donne l’image fidèle du drame perpétuel où se joue sa propre existence. Il est ingénieux à comprendre le travail des passions, parce qu’il sait, par sa propre expérience, que, si elles épuisent l’homme, elles le soutiennent et l’excitent. Cette vie animée, surchauffée, surmenée, devient, pour lui, comme une sorte de permanente ivresse. C’est une comburation constante et mutuelle de tous ces cerveaux et de chaque cerveau particulier, comme de ces charbons qui s’allument l’un de l’autre et, en brûlant, entretiennent le feu. Chaque individu a le sentiment, sans cesse accru par ces flatteries dont on entoure tous les souverains, qu’il contribue à la flamme qui éclaire l’horizon, et il bat son briquet, pour vivre d’abord, mais aussi pour ne pas rester obscur et ne pas passer inaperçu.

L’agglomération a, d’ailleurs, accumulé dans ce centre tous les élémens d’une excitation cérébrale continuelle. Ce ne sont pas seulement les établissemens d’instruction toujours ouverts et répandant à flots les données de la science théorique et pratique, les chaires tonnant, les presses roulant, les clubs hurlant, les musées, les théâtres, les concerts, les jardins, les expositions ramassant sans cesse sous les yeux du Parisien ce que la nature et l’histoire produisent de plus singulier ou de plus curieux ; c’est la foule elle-même donnant sans cesse un enseignement à la foule, c’est le trottoir de Paris instruisant Paris, c’est le café qui devient Procope, c’est l’atelier qui devient cénacle ; c’est l’expérience, la réflexion, l’invention qui pénètrent par les yeux, par les oreilles et par les pores, et qui emplissent l’homme presque à son insu, de tout cet acquis qu’il dégorge bientôt, presque sans le savoir, sous la pression de cette même foule qui l’a saturé.

Recevant sans cesse et produisant toujours, le Parisien, surmené et flambé, prend une grande confiance en soi. Il ne craint guère la comparaison. Habitué à demander à la société et à lui donner tout ce qu’on peut obtenir d’elle et lui rendre, il ne voit personne au-dessus de lui. Il acquiert vite un sentiment d’égalité, très net, très simple et très naturel, qui écarte toute idée de hiérarchisation et de subordination. Un homme vaut un homme : voilà le mot qui est gravé dans la cervelle de tout Parisien, et cela, s’explique en un lieu où la roue de la fortune tourne si vite.

Dans le sentiment de l’autorité qu’il exerce sur la France, le Parisien a pris l’habitude de la liberté, et le pli tranquille de l’égalité. Et c’est ce qu’il a, tout naturellement, inscrit dans la devise de cette Révolution qu’il a faite. Il y a joint le mot de fraternité, parce que, parmi ces foules immenses où la tendance à l’esprit de sociabilité et de ruche est très marquée, l’habitude de s’entr’aider est courante, traditionnelle, et qu’on est habitué à compter les uns sur les autres, et à se prêter la main.

Donc, une vie commune, intense, indépendante, égalitaire et bon enfant, voilà ce que Paris avait mis dans ses mœurs avant de l’inscrire dans ses lois ou, du moins, sur ses murs. L’absence de hiérarchie sociale et de cant, l’ignorance où l’on est les uns des autres, le tour d’esprit indépendant, la conscience de l’effort individuel, la violence des passions excitées et déchaînées sans cesse, tout cela donne au Parisien un ton libre dans le langage, un tour dégagé dans les mœurs, une absence totale de préjugés et de contrainte. Quoique ce peuple ne soit pas démoralisé, il est de conduite peu morale ; il suit avec facilité, et avec la complicité d’une indulgence mutuelle, la pente de ses instincts et de ses caprices. L’étranger lui apporte souvent l’appoint de ses vices. Dans ces conditions d’absolue indépendance, de tolérance réciproque, et de non-contrôle, il faut que ce peuple ait un fond solide pour ne pas être plus perverti.

Ce qui sauve Paris, c’est le travail ; Paris est peut-être le pays du monde où l’on travaille, sinon le plus, du moins avec le plus de vaillance, d’entrain et d’allégresse. Paris ne connaît pas cette trêve de deux jours, au moins, que Londres s’accorde toutes les semaines. Il n’a ni repos, ni répit. Paris est une des rares villes où, dans les chaleurs de l’été, quand le thermomètre marque 30° à l’ombre, on voit des hommes en redingote noire traversant, en plein midi, les rues et les places, sous le soleil torride, pour se rendre à leurs affaires.

Le travail de Paris n’est pas l’occupation calme et régulière, le train-train journalier qui constitue l’activité rythmée et l’hygiène sociale de la province. C’est un élan et un spasme répétés. Les muscles, le cerveau et les nerfs du Parisien sont toujours tendus ; ses nuits sont courtes, et il dort mal, dans l’obsession du réveil à l’heure dite. Le Parisien se lève pour s’habiller et partir. Il est toujours en tenue et sur le pont.

La diversité des besoins fait la multiplicité des occupations : chacun est incité à tirer de lui-même tout ce dont il est capable. Des facultés qui, partout ailleurs, seraient atrophiées et inutilisées, trouvent, ici, leur emploi. Diogène ne perd pas sa peine, même en roulant son tonneau. Valmajour gagne une fortune avec son tambourin.

Quoique la dépense musculaire de Paris soit considérable et que ses faubourgs ronflent, jour et nuit, au souffle de l’activité industrielle moderne, ce labeur ne lui suffit pas. Il est plus exigeant envers lui-même. Le ressort qu’il met en jeu, c’est son cerveau. Il s’ingénie ; il crée. Il est capable d’une forte attention. Le pli du front et la pâleur du visage inscrivent, sur la physionomie du Parisien, la marque d’une réflexion constante.

Tandis que la province accumule les petits mouvemens identiques et réguliers et amasse ainsi une puissante énergie d’épargne, Paris dépense cette énergie en un crépitement continu d’étincelles. La promptitude et la vivacité de l’intelligence prodiguée, chaque jour, à chaque minute, dans chaque atelier, est admirable. Un ouvrier ciseleur enlève une taille ou polit un nu avec un sentiment de la perfection et du goût qui ne l’abandonne pas, alors même qu’il est pressé par l’exigence du temps et par la loi du bon marché ; une modiste qui, sur les marches de la Madeleine, saisit au passage le défilé d’une noce mondaine pour s’inspirer et créer, à son tour, la mode qui sera celle de demain tend, à cette heure précise, l’effort de son cerveau avec une intensité pareille à celle de l’astronome de l’Observatoire en train de calculer la parallaxe d’une étoile. Causez avec le peintre en bâtimens qui vient refaire votre appartement, avec le tapissier qui tend vos rideaux, avec le tailleur qui essaye votre habit, vous serez surpris de tant d’ingéniosité, de goût et de philosophie. D’ailleurs, l’ouvrier parisien donne l’idée d’un maître : il ne vient plus seul ; il est presque toujours accompagné d’un aide, d’un tâcheron, d’un apprenti, qui dégrossit la besogne. Lui, en chapeau rond et jaquette, ne met la main à l’œuvre que pour le fini et le coup de pouce.

Nous voyons s’affirmer ainsi, à Paris, ce que nous avons vu s’esquisser parmi les foules ouvrières des grandes villes, l’embourgeoisement progressif de la main-d’œuvre française. Paris se laisse de moins en moins emporter vers les violences et les révolutions. Il connaît le dessous des programmes. Les phrases ne portent guère sur lui ; les rhéteurs l’évitent. Il assiste, avec une sorte de tranquillité compatissante, aux grands soulèvemens des agglomérations provinciales ; mais il s’y mêle peu. Le faubourg Saint-Antoine est, depuis longtemps, assagi.

Paris est tout à son labeur et à l’effort individuel. Son activité, qui va toujours s’excitant et se raffinant, pousse au-dessus d’elle-même, par un perpétuel bouillonnement, l’élite intellectuelle qui, de toute la France, est venue s’engouffrer dans le vaste réservoir. C’est un flux continuel et une vapeur constante. La lie elle-même se soulève et dégage parfois des combinaisons utiles et inattendues. Combien de forces resteraient perdues et improductives au fond de la province, combien de minerais inertes, s’ils n’eussent été mis en présence de ce puissant foyer ! Mais aussi, que d’efforts stériles, que de risques courus, de hasards tentés, d’entreprises avortées, pour un succès et un triomphe si rarement obtenus !

L’invention est, ici, la recherche et l’ambition de tous. Le commerce parisien réside, surtout, dans la mise en valeur d’une idée. Le marchand choisit son coin de rue ou sa spécialité, ouvre une boutique ou fonde une maison, puis il vend son pas de porte ou son brevet, et il va recommencer ailleurs. Le camelot plante sa baraque pour quinze jours, à Noël ; mais il y a pensé toute l’année.

Dans l’art, dans la littérature et dans la science, cette même recherche impatiente met les cervelles sens dessus dessous. Tous et chacun prétendent affirmer leur valeur particulière, leur originalité. Le besoin et l’intérêt y poussent d’abord ; puis l’amour-propre, la vanité, l’ambition des honneurs, de la notoriété, de la gloire. Il arrive une heure où l’intérêt pour l’idée et par l’idée aboutit au désintéressement.

Aussi Paris, soucieux de son renom et de sa grandeur, conscient des angoisses de la recherche et des douleurs de la création, est indulgent pour tous ceux qui luttent. Il subit, avec une patience inlassable, toutes les nouveautés. Il s’assoit aux « premières » avec une complaisance toujours prête et qu’aucune déception n’épuise. Mais, de quels hommages il entoure ceux qui réussissent, ceux qui ont reçu le don sacré, ou ceux dont la patience, selon le mot de Buffon, s’est poussée jusqu’au génie ! Qu’ils sont doux les premiers rayons de la gloire dans cette ville si prompte à comprendre et à se donner ! Quel accueil sur les visages, que de mains tendues vers ceux qu’un volume, une œuvre, un service soudain ont illustrés ! C’est alors que le travailleur, à demi éveillé de son ivresse créatrice, s’étonne, s’interroge lui-même, regarde autour de lui, et connaît enfin la douceur de vivre.

Il n’y a plus, à Paris, d’autre aristocratie et d’autre grandeur que celle du mérite, ou, tout au moins, puisqu’il faut faire sa part à la faiblesse des jugemens humains, que celle du succès. Paris est le seul pays où le travail soit admis sur un pied d’égalité et de considération, sans avoir à rendre compte de ses origines. Les rois passent inaperçus dans l’immense incognito et parmi la vaste indifférence d’une ville occupée à ses affaires et à ses plaisirs. Mais tout le monde est debout, tous les yeux sont ouverts, les acclamations partent d’elles-mêmes, quand paraît la Beauté, le Dévouement ou le Génie. Artiste, qui avez sculpté, pour le champ funéraire, l’immortel visage des douleurs humaines ; poètes, qui avez dit, en vers impeccables, les émotions anciennes et les légendes sacrées ; soldat, qui avez franchi les déserts,… me démentirez-vous ?


Avec ses qualités et ses défauts, naturels ou acquis, Paris gouverne la France. Mais, il n’en reste pas moins qu’en dehors de Paris, et en face de Paris, il y a la France. Si Paris était toute la France, elle flamberait bientôt comme un punch. Si la France n’avait pas Paris, elle serait incolore et terne, comme un tas de cendres sans étincelle. Paris est, pour la France, ce que sont les génies dans les familles, d’illustres embarras. On s’en glorifie et on s’en plaint ; très fier de les avoir, on est très ennuyé de la place qu’ils prennent.

Tout l’art du gouvernement, en France, est de faire vivre ce difficile ménage de Paris et de la province. Le pouvoir se sert de la centralisation : c’est un clavier si commode sous la main ! Une touche, et l’instrument sonore résonne tout entier. Mais, cette centralisation, c’est Paris qui l’a faite, et il entend l’accaparer à son profit. Il n’aime pas qu’on lui dispute la domination qu’il a coutume d’exercer.

Quand les rois eurent, avec le concours de Paris, fait la France, ils commencèrent à regarder Paris de travers. Jaloux de leur allié et de leur complice, ils lui cherchèrent des rivales paisibles et moins bruyantes. Grands chasseurs, ils fouillèrent les bois et y installèrent des Saint-Germain, des Fontainebleau, des Versailles. Mais Paris ramena à Paris « le boulanger, la boulangère et le petit mitron. » Les Bonapartes, fils de la démocratie, vécurent à Paris, mais ne surent pas s’arranger pour y mourir. La République anonyme voudrait bien échapper à la surveillance. Elle a toujours l’œil tourné vers le Versailles du grand roi. Elle y réunit ses congrès et y délibère sur les intérêts vitaux de la nation.

Le problème reste posé ; il n’est pas résolu. Même à Versailles, le Congrès fait les constitutions et les présidens sous l’œil et sous la main de Paris. Ajoutons que, si Paris n’était pas là (invisible et présent), les assemblées et les décisions seraient, sans doute, effroyablement rurales et rétrogrades. Il est hors de la conception française que le département de Seine-et-Oise gouverne la France.

D’ailleurs, que sont les départemens ? des formules géographiques, rien autre chose. La France s’est brisée elle-même en mille miettes par la volonté qu’ont eue les provinces de n’obéir à aucune d’entre elles, mais à un seul pouvoir central, incarnation d’elles toutes.

Donc, c’est clair : Paris est indispensable. Mais Paris est redoutable. Plus la démocratie s’installe, plus Paris est nécessaire et plus il est dangereux. Les gouvernemens modernes, si peu sûrs du lendemain, n’osent même plus regarder le problème de Paris en face ; ils se dérobent et vivent au milieu — et à côté — de la grande Ville, toujours inquiets de son rugissement. Paris, bon enfant, laisse faire, élit son Conseil municipal, radical ou nationaliste, qui prétend toujours à une sorte d’autonomie, qui refuse d’entrer en relation avec le pouvoir, fait le fier devant les préfets et, tout de même, dîne à la table des ministres, reçoit en grande pompe le Président, acclame les autocrates en voyage, protège les lettres, les arts et accepte les institutions établies. En somme, Paris, qui connaît sa force et ses devoirs, se rit lui-même de ses propres exagérations et laisse faire, tant qu’on ne touche pas à son travail, à ses préjugés et à ses formules.

Tel est le compromis sur lequel on vit, à la faveur de l’anonymat républicain. Peut-être, de ce compromis, se dégagera-t-il une de ces constitutions non écrites, un de ces pactes tacites sur lesquels les peuples vivent pendant des générations.

Quoi qu’il en soit, la grande difficulté de la vie française, c’est-à-dire d’un pays qui veut être centralisé pour être uni, reste le mariage de Paris et de la province, d’une capitale active, puissante, fastueuse et téméraire avec un pays tout de mesure, de prudence et d’épargne. Quand l’étranger nous juge d’après ce qu’il voit, c’est-à-dire d’après ce que lui montre Paris, il nous juge mal, il nous ignore.

Tant pis, et tant mieux,

Paris vaut plus que la France. Mais la France vaut mieux que Paris. Et c’est ce qui fait que, dans les heures critiques, on trouve toujours, dans cet admirable pays si connu et si méconnu, des ressources et des ressorts, imprévus qui surprennent et déroutent les observateurs les plus subtils et les adversaires les plus avisés. C’est que Paris appelle, alors, la France à l’aide. Et elle ne boude pas. On ne sait plus, des deux, qui dirige et qui obéit. Le ménage, devant l’ennemi, se montre uni et solide, tel qu’il est au fond, tel qu’il doit être pour la défense commune du foyer.


GABRIEL HANOTAUX.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.