IMPRESSIONS DE FRANCE

I
LE CENTRE. — ARNAY-LE-DUC

La carte me l’avait appris ; il existe, en France, un point géographique d’où les eaux coulent dans trois directions différentes et opposées. De ce point, une goutte ; d’eau idéale, divisée en trois parties, rejoindrait, par la Loire, l’océan Atlantique, par la Seine, la Manche, par la Saône et le Rhône, la Méditerranée ; c’est un petit Saint-Gothard, un Saint-Gothard français. Il est situé au cœur d’un triangle déterminé par Autun sur l’Arroux, affluent de la Loire, Beaune sur la Saône et Dijon sur la Seine, à la limite du Morvan et de la Bourgogne. Le bourg le plus proche est Arnay-le-Duc. Je suis allé à Arnay-le-Duc.

C’est une bonne vieille bourgade, accueillante et familière, à laquelle il ne manque rien de ce qui fait le charme d’une ancienne petite ville française. Maisons blanches, rues nettes, pavé retentissant quand dévale l’inévitable omnibus de l’inévitable Hôtel de la Poste, marmaille éparse, poules facilement effarouchées et facilement rassurées, paix profonde, silence général et géraniums fleuris sous les rideaux de mousseline blanche : voilà la ville. Peut-elle vous faire un plus joli accueil que de vous dire, par l’inscription qu’on lit, d’abord, sur une de ses antiques maisons : « Ici est né Bonaventure des Périers ? » Oui, le gaulois auteur du Cymbalum mundi, le philosophe au nez pointu, le Bourguignon salé qui en savait si long et qui en dégoisait tant sur les hommes et sur les dieux, le valet de chambre de Marguerite de Navarre, ce petit Voltaire de l’avant-veille qui dut connaître Rabelais, est né dans ce coin inconnu de la vieille Franco. La maison où il vint au monde subsiste, telle quelle, avec ses fenêtres en anse de panier ; et la ville elle-même n’a pas changé, probable, depuis que le mauvais sort du pauvre Bonaventure l’en a fait sortir pour courir le monde.

Le bourg est un peu loin de la gare où le petit chemin de for arrive en peinant et en soufflant ; on dirait qu’il y a quelque gêne dans le contact encore hésitant de la vieille ville et de la station récente. On voisine, et voilà tout. De beaux arbres subsistent, restes des avenues du vieux château, et suffisent, à eux seuls, pour justifier l’appellation seigneuriale, la Duché. Le château lui-même, bâti, dit-on, par les ducs de Bourgogne, retentit constamment, derrière ses murailles hautes, closes et discrètes, d’un grand bruit de fer : hélas ! c’est maintenant une clouterie. Le bourg a groupé, autour de sa vieille église, refaite au XVIe siècle, ses vieilles maisons monacales, aux judas grillés, ses rues étroites, ses places triangulaires ou de guingois, les longs murs blancs où grimpe, par-dessus la tuile, la verdure discrète des jardins, la ceinture du tour de ville, où, le soir, se perdent les amoureux, et enfin, le long des chemins, le semis des maisons rustiques et pauvres qui vont, pou à peu, se dispersant en faubourgs, s’égrenant et se perdant dans la campagne solitaire. Le pays, tout autour, se seul encore du Morvan. La campagne est verte, coupée de haies, avec de grands arbres qui marquent l’échiquier serré de la propriété morcelée.

J’arrivai à Arnay-le-Duc un soir de juin. Il faisait chaud. On entendait les buveurs crier et rire derrière les rideaux rouges des auberges : les femmes allaient et venaient par les rues, donnant le dernier coup de main à la besogne du soir, et surveillant les hommes et les en fa ns ; les vieux fumaient leur pipe, assis sur les bancs de pierre. A l’hôtel, souper copieux, hôtesse ; avenante et vin bon.

Après le souper, je parcourus la ville, à la clarté de la lune. Le monde était rentré ; les maisons avaient fermé leurs portes et leurs volets. La ville s’était endormie ; elle était pleine de silence et de lumière adoucie. La lune dessinait, sur le pavé blanc, les pignons d’ombre des maisons pointues et les tours rondes du château. L’air était parfumé de l’odeur des foins coupés dans la campagne ; le crapaud répétait, sur sa flûte rythmée, son idylle monotone, et les chiens aboyaient à la nuit claire.

Le lendemain, je partis à la recherche de mon Saint-Gothard. Un bon tape-cul, vieux comme les chemins et plus dur qu’eux, un solide roussin à la croupe ; râblée, un bon garçon finaud et qui en savait plus long qu’il n’en disait, c’était mon équipage. Nous roulions, dès patron-minette, « à la recherche des eaux. »

Par une belle route ombragée, nous longeons les pâtis où est parsemée la tache blanche des bœufs morvandiots. Sur la hauteur, une chapelle témoigne d’un grand souvenir. C’est là que notre Henri IV, encore roi de Navarre, fit ses premières armes sous l’amiral de Coligny, et que, s’efforçant de gagner le Midi, la petite armée protestante, n’ayant pas 6 000 hommes, passa sur le ventre aux 12 000 hommes du maréchal de Cossé-Brissac qui prétendait lui barrer la route. Ces passages, qui unissent les grandes vallées de la Seine, de la Saône et de la Loire, ont toujours eu une importance stratégique et historique considérable.

La route s’allonge sur les crêtes, — les crêtes que les Gaulois et. les Romains suivaient en marche, pour surveiller le pays au loin. Ce château, non loin, nomme la région : c’est le Fête. Nous franchissons l’Arroux, près de sa source, nous dirigeant vers son affluent, l’Eau-de-Beaune. Sur l’horizon, des lignes bleues rangées en cercle font un autre faite et complètent le cirque. De ces hauteurs et de celles que nous suivons, découlent apparemment les eaux souterraines qui vont sourdre à nos pieds, dans la vallée. Le ciel est clair et le temps frais ; le cocher fait claquer son fouet allègrement. Le vent doit souffler rude sur ces hauteurs, l’hiver ; les arbres isolés sont penchés de l’ouest à l’est comme sur les bords de la mer. Aussi la contrée n’est pas riche : une fillette en chapeau de paille à ruban garde un petit troupeau de cochons et de moutons que rassemble et bouscule le trot constant d’un maigre grand’chien noir.

Voici le château du Grand-Fête, aux Carnot, dont le nom remplit toute la contrée.

Nous descendons la côte ; un instant, l’aspect du pays change : la prairie, cesse, champs superbes, céréales, riches coteaux bien exposés. Adieu le Morvan, c’est la Côte-d’Or. Pourtant, au fond de la vallée il y a un repentir ; la terre est peu perméable ; la prairie reprend, pauvre et d’aspect chétif. Le château de Villeneuve se cache parmi les grands arbres. Nous approchons ; il faut quitter la route. On demande le chemin à un vieux paysan vêtu du sarrau gaulois et coiffé du chapeau noir à ganse qui rappelle le chapeau breton. Il mène en laisse une chèvre qui broute la haie : il finasse, et nous interroge avant de répondre.

Nous avons franchi l’Eau-de-Beaune ; nous allons vers la source de l’Armançon. Nous sommes sur le plateau où les deux pentes se rejoignent insensiblement. Tout près, un village bien pauvre, Meilly-sur-Rouvres. Le chemin se perd, s’arrête, dans les marécages. La voiture ne-peut plus avancer, il faut mettre pied à terre. Ce sont des prairies humides à l’herbe grossière, des terres molles qui cèdent, en giclant, sous le pied, des ajoncs, longtemps cachés dans le mystère des bois. Tout autour, la forêt enserre encore les mauvais terrains, aujourd’hui défrichés. Je pousse une pointe dans le sol boueux et fétide. Au passage, les vaches blanches accourent et regardent en meuglant.

Enfin j’y suis : je viens de quitter les eaux qui vont vers la Loire et qui s’écoulent à Nantes. Voici, maintenant, celles qui vont vers la Seine, les eaux qui passent à Paris. Au fond d’une cuve naturelle, dans la prairie humide et triste, une touffe d’herbes vertes, un tuyau de dix mètres et un petit réservoir de quatre mètres carrés : c’est la source, de l’Armançon, qui recueille les eaux de tous les plateaux environnans et du cirque que je viens de franchir. Les collines nous entourent. Nous sommes bien dans une cuve ; mais cette cuve a. elle-même, de trois côtés différens, son écoulement. Car c’est ici que le parti se dessine et que les eaux, qui paraissent mortes et stagnantes, commencent sourdement la séparation et le voyage qui mènera les unes à la Méditerranée, les autres à la Manche, les autres à l’Océan.

Rien de saillant, ni de brusque, ni même d’accentué dans ce départ des trois grandes vallées. Tout au contraire ; le point est insignifiant, quelconque, négligeable. La source est dans la nature la plus simple, parmi des herbages indifférens ; tout près, un cheval qui paît, des vaches ; sur une ondulation, un berger et son troupeau ; tout autour, des oiseaux qui s’entêtent dans la même chanson. Soudain, c’est le bruit d’un train qui passe. A deux kilomètres, le village d’Essey, malgré le chemin de fer, est la pauvreté même ; plus loin, un autre village : Thoisy-le-Désert, le bien nommé.

C’est, en effet, dans ce désert anonyme, parmi ces marécages, derrière ces bois, au pied de ces coteaux caillouteux, dans l’incertitude de ces champs incultes, que naissent la Bourgogne, Ici Morvan, le Lyonnais, — que naît la France. Il est modeste, mon Saint-Gothard. A lever la jambe, on le tient sous le pied.


Cependant cette cuve est dominée, de loin, par une colline qui, d’en bas, paraît liante et noble : ses flancs sont après : des constructions la couronnent. « Elles sont romaines, » me dit mon cocher ; le lieu est ancien ; il s’appelle Châtellenot. Les Romains ! Quand il s’agit d’eaux, on les rencontre toujours. Quand il s’agit de lignes de faîte ou de partage, ils sont là. Montons à Châtellenot.

Par des chemins raboteux, orniéreux et caillouteux à vous arracher le ventre, nous sommes allés vers la haute colline. Nous traversons d’abord des bouts de bois mal entretenus, aux chemins verts et peu foulés ; mais à mi-côte, voici des haies denses, touffues, vigoureuses et fleuries de troènes, d’aubépines, de sureaux, de roses sauvages. A droite et à gauche, les champs reparaissent et les prairies aménagées où l’on fane le foin.

Tout à coup, au milieu d’un champ, auprès du sommet où est bâti Châtellenot, une statue parmi les herbes. J’approche : sur un piédestal de pierre, une femme est debout, drapée à l’antique ; elle tient à la main une corbeille de graines ou de fruits. C’est une Cérès ou une Pomone ; son port est noble ; la draperie est d’un bon travail, la figure charmante, quoique mutilée par le temps et par les injures des passans. Mon cocher assure qu’elle est romaine ; les paysans qui travaillent aux champs ne savent pas ; « on l’a toujours vue là. » Ce morceau intéressant est-il ancien, est-il connu, est-il classé ? Il m’étonne et me séduit par sa grâce, par son isolement, par l’idée qu’il représente : la Cérès antique, mère des moissons, érigée et conservée séculairement en ce point qui domine, au loin, les horizons de la terre gallo-romaine.

Du pied de la statue, en effet, je découvre, à perte de vue, toute la cuvette où se fait le partage des eaux. Maintenant je la comprends, je la lis, pour ainsi dire, comme une carte. La plaine est toute parsemée de vastes étangs et de réservoirs. C’est, à gauche, le réservoir de Cercey où s’attardent, tout près de leur source, les eaux de l’Armancon ; c’est, en face, le réservoir de Chazilly d’où les eaux coulent, d’une part, dans l’Arroux et, d’autre part, dans l’Ouche et, par là, dans la Saône ; les autres se confondent, vers Rouvres, avec les marécages de la plaine.

Le Châtellenot actuel est ce qui reste d’un vieux château féodal dont les ruines sont éparses sur la colline. Tel quel, il rappelle la villa romaine décrite par Pline. Un corps de bâtiment, ayant façade sur la vallée et monté sur trois étages de terrasses en gradins, se compose d’un pavillon central et de deux ailes ; le tout est construit en briques et moellons et couvert en tuiles ; l’entrée principale s’ouvre par derrière, sur le plateau ; c’est une poterne percée dans une sorte de donjon carré. Tout contre, une vieille chapelle construite en appareil très ancien et ombragée de grands arbres, avec une vieille abside romaine, en cul de four.

Le cirque, dominé par la position du château, est beaucoup plus vaste et plus important que je ne l’eusse cru tout d’abord. Géographiquement, il appartient à l’Auxois. — l’Auxois d’Alise-Sainte-Reine. Cercey, Thoisy-le-Désert. Pouilly, tous les villages que je vois d’ici semés dans la plaine avaient pour capitale l’Alésia de Vercingétorix, qui est à quelques lieues au nord. En face, ce sont les collines de la Côte-d’Or. Au sud, dans la direction de Nolay, c’est l’ouverture qui mène en Suisse, par le Jura, et vers le sud, par le Rhône. A l’ouest, ce sont les montagnes du Morvan, et j’aperçois, d’ici, le Mont-Beuvray, la Bibracte ; des Eduens.

Quels noms, et quelle haute et grande antiquité évoquée tout à coup et réunie ; là sous un seul regard ! Comme le champ historique et le paysage lui-même s’élargissent ! La cuve, à mes pieds, montre clairement ses trois parties distinctes, comme si la nature avait voulu dessiner, dès la matrice, les trois aspects de la création quelle méditait : à gauche, les étangs et les bois : en face, les prairies ; à droite, la terre arable et les premiers carrés de vignes.

Je retiens vers la Cérès et je la dessine ; avant de partir, je jette un dernier coup d’œil sur la vallée respectable. Quand les Romains s’installèrent là, ils savaient ce qu’ils faisaient. Car, c’est ici, entre la Bibracte des Eduens et l’Alésia de Vercingétorix, c’est dans ces lieux que la Gaule a vécu, s’est défendue et a péri, au point où se rapprochent ses grands fleuves, en combattant pour la contrée mère des eaux.


J’ai poursuivi mon excursion. Je n’avais pas visité toute la région des étangs et je voulais la parcourir tout entière. Reprenant chemin par Arnay-le-Duc qui forme, en somme, le centre de la grande cuve, je marchai vers Nolay, c’est-à-dire vers le sud-ouest, vers les vallées de la Saône et du Rhône.

À quelques kilomètres d’Arnay, on rencontre, de nouveau, les grands réservoirs qui sont généralement situés sur les contours de la cuve : c’est l’étang de la Candie, qui se perd dans une ceinture de marécages couverts de nénuphars et qui forme une masse d’eau de plus de soixante hectares ; c’est l’étang de Rouheys et l’étang du Bois des Rupts : de là, les eaux s’écoulent dans toutes les directions et les réservoirs, eux-mêmes, sont alimentés par les infiltrations des hauteurs environnantes. On monte peu à peu, les gradins du cirque par Antigny-la-Ville, Champignolles, Jours-en-Vaux. On longe la forêt de Saussey et l’on débouche sur Cussy-la-Colonne.

Ici, encore, la grande figure de Rome se dresse tout à coup. Sur le territoire du petit village ignoré, au cœur d’un étroit vallon, dans un champ nommé Précheraine, auprès d’une source suintant imperceptiblement parmi les pierres, se dresse isolée, élégante et fine, parmi la nature rustique, une colonne du galbe le plus pur, couronnée par un chapiteau corinthien.

Entourée d’une margelle de pierres, émergeant d’une frondaison robuste, elle est élevée sur un piédestal triangulaire ; un tambour octogonal la soutient. Là, sont sculptées, en relief, les figures des grands dieux protecteurs de Home, et en outre un captif et une femme. Le fût s’élance au-dessus ; sa hauteur est de dix mètres environ. La partie inférieure est palmée, la partie supérieure est polie. Le chapiteau actuel a été refait d’après l’ancien, lors d’une restauration sous Charles X. Parmi les feuilles d’acanthe, sont sculptés les visages et les attributs des divinités de l’Olympe : Jupiter et l’aigle, Mercure et le caducée, Apollon et la lyre, Junon et le paon.

Tout autour, la campagne est solitaire et nue. Aucune hauteur remarquable, aucun tumulus, aucun souvenir particulier ; un village insignifiant et sans passé. Non loin de là, il est vrai, un autre village porte le nom significatif de Saint-Romain. Mais c’est tout. Que fait là cette colonne ? De l’autre côté du cirque, elle est, en quelque sorte, la contre-partie, de la Cérès de Châtellenot. Les deux mystères se complètent : la Majesté de Rome est assise entre les deux.

On dit que la colonne aurait été érigée, ici, par les Romains, en commémoration d’une victoire remportée sur les Helvètes. Je me suis reporté au texte de César : il raconte que la grande émigration des Helvètes, à laquelle il avait résolu de s’opposer, avait franchi la Saône en venant du mont Jura, qu’elle avait remonté le cours du fleuve sur la rive gauche ; qu’ensuite, du consentement des Eduens, elle avait pénétré dans leur territoire, en se dirigeant vers l’ouest. César la surveillait ; mais, manquant de vivres, il se décida à quitter la poursuite de l’ennemi et à rejoindre la capitale des Eduens, Bibracte. Les Helvètes, croyant qu’il fuyait, l’attaquèrent inopinément, et la grande bataille s’engagea. César dit, en propres termes, qu’il était à dix-huit mille pas de Bibracte ; or, c’est, à peu près, la distance qui sépare Cussy d’Autun. La tradition se vérifierait donc et ce serait sur ce point qu’aurait eu lieu la bataille mémorable, premier acte de la guerre qui devait livrer la Gaule à César et à la domination romaine. Le cirque et le circuit s’achèvent. La grande guerre a commencé- ici, et elle s’est terminée là-bas, à Alésia. Voilà le vrai point central, le nœud historique et géographique du pays. Il suffit, d’ailleurs, d’achever l’excursion pour s’en convaincre.

En quittant Cussy, un dernier effort nous porte au gradin le plus élevé de l’immense ceinture dont nous venons de parcourir le diamètre. La région a pris, tout à coup, un aspect grave, austère, presque pénible. Le plateau qui sépare les deux versans, celui de l’Océan, à l’ouest de la Loire, et celui de la Méditerranée, à l’est, par le Rhône, n’est qu’un désert aride et nu ; ce sont les Grands Chaumes, où l’herbe pousse à peine. De vastes étendues sans un arbre, sans une maison, sans un champ cultivé ; à peine, au loin, la silhouette d’un berger veillant sur un mince troupeau. Lentement, sous le soleil implacable, et par la route rôtie et sèche, nous montons au sommet. Une auberge en ruine se nomme Bel-Air.

De là, tout à coup, un panorama magnifique s’ouvre devant nous, et c’est le spectacle de l’abondance, de la richesse, de la fécondité. La brusque rupture des falaises de Saint-Romain laisse la vue tomber à pic sur la vallée ; et c’est la vallée de la Saône, au point où elle est, peut-être, la plus riche et la plus belle, — où elle est une des plus belles et des plus riches vallées du monde.

Au loin vers le nord, c’est Nuits, c’est Beaune ; à mes pieds, c’est Poinard, c’est Volnay, c’est Meursault ; en face c’est Nolay et Chagny et Chalon-sur-Saône ; un peu au sud, à droite, c’est la région des mines, le Creusot et Montceau-les-Mines. Au-dessus de la vallée, vêtue de brume ensoleillée, au-dessus des lignes populeuses que font les moissons, les herbages, les haies, les villages, les villes, les mines, au-dessus des coteaux vêtus du manteau des vignes, au-dessus encore, une ligne bleue, c’est le Jura. Et au-delà, bien au-delà, par les jours clairs, à la veille des pluies, dans le ciel, une imperceptible ligne blanche, quelque chose d’indiqué à peine ou plutôt de deviné, ce sont les Alpes, les Alpes des Helvètes battus, là, par César, et c’est leur chemin même que l’œil parcourt, d’ici, sans obstacle.

Quelle entrée superbe, quelle descente allègre et joyeuse sur la Côte-d’Or, par la route qui dévale des Grands Chaumes et qui se précipite sur Nolay ! Le cheval trotte et fait sonner ses grelots ; la voiture roule vers la bonne terre qui s’ouvre en bas. Un dirait que le ciel veut se mettre de la partie. Hue courte averse nous avait surpris, après l’arrêt de Bel-Air ; mais le soleil sort du nuage et un arc-en-ciel se déploie sur l’immense vallée. Elle resplendit dans le contraste de la lumière el. de l’ombre, et l’on dirait un monde féerique, je ne sais quel coin des Mille et une Nuits dans lequel, par la porte triomphale, nous allons pénétrer.

C’est, tout simplement, la bonne et savoureuse Bourgogne. Nous sommes à la Rochepot, bientôt à Nolay, d’où nous prendrons la Saône, à Chalon, et nous entrerons ainsi dans les pays méditerranéens.


Il est trop aisé de se rendre compte, maintenant, de l’importance de la région parcourue. Contre l’envahisseur venant du Rhône, le refuge est inévitablement ici. Les populations ont remonté le fleuve ; elles ont suivi le cours des rivières ; car, la vallée, ce n’est pas seulement l’eau, c’est la nourriture pour les hommes et pour les animaux. Où se réfugier ? Non pas dans les montagnes, inaccessibles et incultes, où l’on mourra de faim et où l’on s’isolera de tout le monde. On remonte encore ; mais la vallée est intenable et de poursuite trop facile. Or, le Morvan offre ses prairies verdoyantes, ses recoins solitaires, ses vallons étroits et faciles à couper, ses hauteurs accessibles et, pourtant, de défense facile ; il a autour de lui, comme un boulevard, le désert des Grands Chaumes. Et puis, c’est de là que viennent les eaux ; c’est par là que se joignent les grandes vallées ; c’est par là que les secours des frères du nord et de l’ouest arriveront sans danger. Tenant ces lieux, on est maître de toutes les communications.

Ainsi raisonnèrent, instinctivement, les vieux Gaulois, et le pays des Eduens fut, pour eux, le véritable chef-lieu et la citadelle de la Gaule. Bibracle et Alésia les virent vivre et mourir. Les Romains leur succédèrent et tirent comme eux : ils occupèrent fortement ces régions, y établissant la capitale « auguste » par excellence, Autun.

Aujourd’hui, les mêmes régions vivent dans l’oubli et la sécurité. Elles ont laissé à d’autres l’honneur et le péril des grands combats et des grandes gloires. Les champs de bataille sont ailleurs, les Germains d’Arioviste étant plus redoutables que les Romains de César. Mais il ne convient pas que les temps modernes oublient les nobles services que ces vaillantes terres ont rendus aux anciens Ages, et, parmi tant de sujets qui m’attirent dans la figure et dans le passé de notre pays, j’ai eu quelque joie à découvrir, au cœur de la France, un Saint-Gothard de cinquante mètres, qui est un pays illustre depuis plus de vingt siècles.


II. LES CATHÉDRALES

Chartres, juin 1899

… Il n’y a rien qui s’emplisse d’histoire comme ces cathédrales. Jamais le génie français, si apte à comprendre, à ramasser les idées, à les résumer et à les rendre claires, n’a mieux débrouillé les aspirations obscures de l’humanité, son rêve en marche vers l’Infini.

A Chartres, il y a trois personnes maîtresses, trois dames, trois Notre-Dame : c’est d’abord la « Vierge Noire » des Druides ; puis la Vierge orientale dont la « chemise, » la fameuse relique, vient de Byzance et d’Asie, puis la « Vierge au Pilier, » qui est du moyen âge et française. L’Asie, l’Europe celtique, l’Europe romaine et chrétienne, voilà ce que ces humbles ouvriers ont réuni dans un seul sanctuaire, voilà les diverses traditions qu’ils ont reçues d’un peuple qui les sentait obscurément au fond de lui-même, voilà ce qu’ils avaient à raconter aux populations de l’Ile-de-France et aux pèlerins venus du monde, entier pour voir et adorer.


Pour traduire ces idées intimes, ces instincts séculaires et ces aspirations obscures, pour répondre à l’attente et à l’émotion du fidèle, il fallait le plonger dans une atmosphère particulière, dans une lumière atténuée et tamisée, dans une sorte de grâce.

On entre ; les rayons du soleil, les traits de l’Apollon antique, si clairs et si droits, se précipitent sous la voûte. Mais, bientôt, l’ombre les saisit, les dévore ; ils sont, déjà, comme fondus dans l’obscurité ambiante, lorsque leur éclat atténué rencontre celui qui tombe des vitraux, si doux et si somptueux à la fois, et alors s’établit une pleine harmonie grise, qui se l’ait, de toutes les couleurs que la lumière du dehors et le prisme des vitraux lui ont livrées. Elle remplit, de ses ondes ternes, les hautes voûtes de la nef, tandis que le regard est appelé vers le transept et le chœur par les grands rayons lumineux, qui, en traits obliques, frappent l’autel et signalent la transfiguration. C’est comme une sorte de bain pénétrant et doux dans lequel on est plongé par l’art des constructeurs, — la lumière et le silence captés et sensibles, dans le calme et la majesté des lieux clos.

La nef est tout entière tenue volontairement dans cette demi-obscurité, cette simplicité, celle gravité : le dallage est rude, les tombes sont exclues et tout ce qui profane. Le rythme monotone et les effets répétés des colonnes, des chapelles, des chapiteaux font comme une musique calme et lente. Mais, tout à coup, un luxe inouï éclate : et c’est au point où siège Dieu.

Le reste convenait à l’assemblée des hommes. Pour la divinité, c’est tout autre chose. Le pourtour du chœur, qui, autrefois, s’accompagnait, Au jubé, rassemble tout ce que la richesse et la souplesse de l’imagination ont pu inventer pour illustrer et ennoblir le sanctuaire. Le poème de la religion y est sculpté tout entier avec une abondance, une richesse, une réalité, une sincérité qui font à l’autel la plus magnifique couronne de travail humain et d’adoration. Quatre siècles de persévérance y ont suffi à peine et les vieux imagiers du moyen âge, qui ont commencé l’œuvre, ont transmis quelque chose de leur foi aux élèves du cavalier Bernin qui l’ont achevée.

Ce qui est admirable, c’est que cette nef, une des premières construites, est, peut-être, la plus vaste, la plus belle, et qu’elle arrive du premier coup au définitif : tant est grande la force du bon sens !


C’est bien une œuvre collective. Une lettre, écrite en 1145, par Hugues, archevêque de Rouen, montre tout le monde au travail : « Les habitans de Chartres, dit-il, ont concouru à la construction de leur église, en charriant des matériaux… Nos diocésains eux-mêmes, les Normands, se sont transportés à Chartres pour accomplir un vœu. Depuis lors, les habitans de notre diocèse et des contrées voisines forment des associations pour le même objet ; ils n’admettent personne dans leur compagnie, à moins qu’il se soit confessé, qu’il ait renoncé aux animosités et aux vengeances et qu’il se soit réconcilié avec ses ennemis. Cela fait, ils élisent un chef, sous la conduite duquel ils tirent, leurs chariots en silence et humilité. »

Cette construction n’appartient donc à personne. Elle se prolonge à travers les siècles et réunit toutes les classes. Les verrières sont de saint Louis et de Blanche de Castille : c’est pour la reine Blanche qu’a fleuri, dans le portail, la « rose de France ; » mais elles sont aussi des cordonniers, des drapiers et des serruriers. Voilà de quel cœur travaillaient, au XIIIe siècle, tous ensemble, ces Français de France.


Le Diable, « le Malin, » n’apparaît ici nulle part. Tout est clair, franc, optimiste, comme la vie ordinaire des gens de province qu’aucune pensée secrète ne trouble, qu’aucun vice de l’esprit n’a effleurée.


Je trouve imposante l’assemblée des chaises qui sont comme agenouillées dans l’ombre. Elles représentent, de leur bois simple, l’assemblée des fidèles. Elles sont là depuis des générations ; les pères et les enfans s’y succèdent.


J’ai passé là une journée entière. Les chants ont succédé au silence ; le silence a succédé aux chants. J’étais seul, alors, et je n’entendais, sous la haute nef, que le bruit de mes pas.

Vraiment, les œuvres de l’homme peuvent soutenir la comparaison avec celles de la nature. On trouverait une grotte de cette dimension qu’on en sérail stupéfait. On viendrait, pour la voir, du bout du monde.


Sur ces grandes plaines de Beauce où le moindre relief fait montagne, l’architecte a eu cette idée simple qu’il fallait un monument très haut et très élancé. La fine flèche du vieux clocher, aiguë, aérienne, indique ce qu’il a voulu faire : sacrifier tout à l’ascension vers le ciel ; d’où, nécessairement, la force, la puissance et la sobriété ; partout, mais surtout en bas. C’est un édifice plein, logique et nu. Il ne faut pas s’attarder aux parties ornées, si belles qu’elles soient ; ce sont des superfétations et des excroissances. La leçon de l’église est donnée par la façade et la nef, mais, surtout, par le vieux clocher et par la crypte.

Il faut s’imaginer ce que fut, ou ce qu’eut été, sur l’immense plaine, l’église magistrale avec ses neuf Mèches pareilles à celle qui subsiste, et portant vers le ciel, pour toutes les populations de laboureurs, à dix lieues à la ronde, la prière à la Vierge-Mère.


Car Chartres, c’est la Notre-Dame par excellence, la Notre-Dame druidique, celle qui est née des entrailles du pays. Je ne vois rien de plus émouvant, à ce point de vue, que la visite à la crypte : la crypte, c’est l’âme, c’est la mère, c’est la nourrice de l’église. C’est là que viennent les longues files de pèlerins marmonnant des prières, égrenant des chapelets et cherchant, au fond de leur âme obscure, le motif du respect et de piété qui les rassemble. C’est là que le cœur des populations palpite : là fut, en effet, dans les temps anciens, le sanctuaire des Carnutes, le plus vénéré de toute la Gaule, vers lequel les chefs s’acheminaient, un à un, sous les bois, en cas de péril public, soucieux de consulter l’oracle. (César, VI, 13.)

Le culte qu’on célébrait était celui de la Vierge Noire, la même, probablement, qui avait son temple à Pessinonte et que toute l’antiquité celtique a comme et adorée. Ne pas oublier que, d’après la tradition locale, la primitive église aurait été élevée avant que la Vierge Mère du Christ fût morte, de même que la Vierge Noire a été sculptée par les Druides avant que la Sainte Vierge et son fils ne fussent nés et par une sorte de prescience de ce qui devait s’accomplir. Ainsi, la tradition est reconnue par l’Eglise elle-même ou, du moins, par les fidèles. La cathédrale n’est que la châsse énorme et la couverture chrétienne du Saint des Saints de la vieille Gaule.

La crypte renferme, dans sa partie la plus mystérieuse, près de la chapelle de la Vierge Noire, une eau sacrée, le puits des Saints Forts. Et ceci paraît encore plus ancien que la Vierge Noire, — qui sait ? peut-être le point de départ et l’origine de tout. — Au pied de quelque buisson, au fond des forêts obscures, dans les temps très anciens, cette eau coulait. Le Dieu y fut adoré ; les rassemblemens se firent autour d’elle ; les sacrifices mystérieux s’y perpétuèrent. La guerre de l’Indépendance fut décidée là. Aujourd’hui, la cathédrale s’est élevée, et les troncs de sa nef remplacent les chênes de la forêt. Le mystère règne ; toujours sous ces voûtes, et la crypte garde, avec la Vierge Noire et l’eau sainte, vainement proscrite par les conciles, le secret de cette race vivace qu’on croit légère et superficielle et qui a des racines et des profondeurs mystérieuses que l’on ne connaît pas.


Aussi de quel cœur les braves populations de l’Ile-de-France ne s’y sont-elles pas consacrées ? La construction de l’église n’est rien qu’une longue lutte contre les incendies. Depuis le petit temple initial, construit sur la grotte des Druides jusqu’à la Notre-Dame actuelle, frappée et à demi détruite dans ce siècle même, en passant par la vieille basilique naïve de saint Fulbert dont les peintures de la crypte ont conservé l’image, nous connaissons l’histoire de celle série de catastrophes qui se promène à travers les siècles. Les édifices se succèdent, toujours détruits, toujours reconstruits, grimpant les uns au-dessus des autres, et laissant leurs traces dans le monument actuel, depuis le vieux fût, de colonne du IVe siècle, encastré dans les fondations et qui soutient, encore tout l’édifice, jusqu’au vase-de bronze planté au haut du clocher neuf et où fleurit la girouette. C’est un vœu perpétuel, une aspiration au durable, parmi l’éphémère des choses, et au noble, parmi leur vulgarité.


Quelle joie ce fut pour ces gens, qui ne songeaient qu’à la survie, non à la vie, quelle joie, quand, à la place des plafonds de bois, toujours en péril du feu, ils ont trouvé la Voûte, la voûte immortelle, — qui dure maintenant depuis sept cents ans ! S’ils savaient que leur rêve est réalisé, que leur œuvre est toujours là, hautaine et massive, qu’elle a tout bravé : les accidens, les révolutions, le feu du ciel, et qu’elle n’a pas brûlé, et qu’elle ne s’est pas écroulée, et que la flèche est toujours là, élancée et fine au-dessus des champs !


Je ne le répéterai jamais assez : ces gens de l’Ile-de-France ne sont contens que de l’exquis et du parfait. Aussi, ils sont de critique vive, agressive, — aiguillon constant et douloureux. On dirait que l’architecte en a souffert lui-même. Car son esprit fin et caustique a inséré, en bas de la plus belle partie du monument, les figures ironiques de la Truie qui file, et de l’Ane qui chante, allusion évidente à ceux qui blâment sans savoir et sans produire.


La façade plate, étroite, où la rosace s’insère simplement dans le carré, est si belle que je la trouve attique. Je l’ai regardée pendant une journée entière. J’étais là, le matin, à six heures. Il est six heures du soir. Elle est encore blanche, lumineuse et nette, comme quand j’arrivais tout à l’heure. L’ombre ne la touche pas… c’est qu’il n’y a pas de place pour l’ombre. On dirait une serviette, une Sainte-Face tendue le long du ciel. Rien ne peut la salir. L’eau du ciel coule tout le long et lave tout. Et le grand soleil la caresse sans obstacle, la cuit et la dore. Façade admirable pour un pays de grains. Car on dirait une aire qui s’est dressée après que le travail fut accompli.


Comment ces gens qui sont des « barbares » ont-ils pu concevoir une chose si simple, si parfaitement, équilibrée, d’un si grand bon sens ; tellement que des générations plus « artistes, » en voulant embellir, ont gâté, vulgarisé ? Ainsi, du clocher neuf, élégant, certes, mais qui, par comparaison, est vaniteux et prétentieux. L’architecte, Jean de Beaune qui, assurément, n’était pas une bête, a voulu signer : l’admirable anonyme du moyen âge qui avait conçu les neuf clochers pareils l’eût pris en grande pitié !

Même ces riches portails latéraux feraient de la peine, dans leur luxe déchiqueté, s’ils ne sauvaient, tout par le sourire si bon enfant et si fin des statues. Ile-de-France, je vous retrouve encore là, adroite, insinuante et atténuée.

Dans son ensemble, la Notre-Dame de Chartres est la grande œuvre gothique, la pure, la sainte, la noble, sortie du sol, fille de la race, — élégante et juste !


III. L’AITRE SAINT-MACLOU

J’avais quatre heures à passer à Rouen. Mes deux amis m’attendaient à la gare. Ils m’avaient laissé l’entière disposition de mon temps. Ils voulaient m’accompagner seulement et me faire, à mon gré, les honneurs de leur ville.

« Allons à Saint-Maclou, » leur dis-je. Ils m’annoncèrent que le déjeuner nous attendait, pour midi, à l’Hôtel de la Couronne. Il était dix heures du matin.

La ville se débarbouillait de la bruine matinale. Le pavé était gras et glissant. Comme on était aux derniers jours de l’automne, les gens se hâtaient dans les rues, les mains dans les poches et le col relevé. C’était jour de marché. La vieille ville était remplie du bruit des voitures, du cri des marchands et de l’empressement des ménagères, le panier sous le bras. On se bousculait un peu ; mais il faisait bon vivre dans la cohue familière.

Pour aller à Saint-Maclou, nous passâmes devant la maison de la rue Saint-Romain, qui s’écroule d’elle-même tandis que la ville, partagée en deux camps, discute passionnément la question de savoir si on la démolira. La politique s’en mêle. Les uns déclarent qu’il faut élargir les rues, ils ont raison ; les autres voudraient qu’on gardât les vestiges de l’antiquité, ils n’ont pas tort. Ceux-ci luttent ; pour la beauté de la ville ; ceux-là, pour sa commodité. Se disputer, tandis que le temps passe, c’est la vie.

On m’arrêta devant la maison dont le ventre hydropique menace les passans, et on voulut avoir mon avis. Je dis que cela demandait réflexion. Comme nous n’étions pas pressés, nous nous attardâmes volontiers à échanger, sur ce sujet, de nombreux propos inutiles. Nous avions plaisir à être ensemble.

Sur la place Saint-Maclou, nous nous mîmes en extase. La dentelle de pierre tombait du ciel comme un store blanc sur le fond gris de la brume. Nous fîmes le tour de l’église. On l’a dégagée depuis quelque temps et on a construit, vers le chevet, quelques édifices d’usage ecclésiastique qui ne sont pas sans grâce. Un amateur original et millionnaire s’est pris d’amour pour ce quartier où il est né et il l’orne, à ses frais, comme l’eût fait quelque âme pieuse du moyen âge. Les sentimens et les monumens durent ensemble et ils disparaîtraient ensemble si l’on mettait la pioche dans ce vieux coin de la vieille cité.

Au lieu d’entrer dans l’église, nous prîmes à gauche, nous passâmes sous l’arcade d’une porte cochère dont les panneaux garnis de clous disaient la robuste antiquité et nous nous trouvâmes en un lien cloîtré et découvert : c’est l’aître Saint-Maclou.

Nous dîmes deux mots en passant à la concierge. Pour nous répondre, elle ouvrit un vitrage ; sur le devant de sa loge et montra sa tête pâle et les bandeaux plats de sa chevelure jaune. C’était une jeune femme un peu fanée et qui paraissait lasse. Elle nous donna obligeamment le renseignement que nous lui demandions. Derrière la femme, dans l’ombre, on apercevait un intérieur modeste, avec des chaises de bois et de paille, un buffet de menuiserie mesquine, des ustensiles de ménage cloués au mur jauni. Sur le rebord de sa fenêtre, trois chrysanthèmes se mouraient dans un pot de faïence bleu.

Nous entrâmes dans l’aître. C’est un lieu mélancolique. Les trépassés dorment là, oubliés, sous l’aile de l’église. Le cimetière, jadis, n’était pas plus grand qu’un mouchoir. On a bâti, tout autour, l’ossuaire en forme de cloître, et la bonhomie des aïeux a sculpté, sur les bois des arcades, toute la « Danse des morts. » Ce ne sont que squelettes, tibias, faux, sabliers, croix funéraires et crânes décharnés montrant leurs dents d’ivoire. La mort est donc là, partout, présente. Elle est dans la terre où elle gît parmi la cendre des défunts ; elle est le long des murs qu’elle anime de sa fantaisie macabre ; elle est dans la vieille ; église, qui prie pour tout son monde, ceux qui sont venus et ceux qui vont venir.


L’aître était vide. On eût dit un jardin. Il est divisé en petits carrés par des barrières de bois ; des plantes courent sur des treilles ; quelques fleurs s’attardaient encore dans d’étroites plates-bandes le long du cloître et les derniers liserons grimpaient aux fenêtres. On respirait une odeur de terre et une senteur d’humidité pénétrante.

Nous nous taisions. Tout à coup, une porte s’ouvrit, et, comme une nuée d’oiseaux lâchés, un vol de fillettes s’envola. Ce ne fut qu’un cri de joie dans tout l’aître, soudain réveillé.

C’était l’heure de la récréation, et les enfans de l’école avaient un moment de liberté, telles en profitaient, comme vous pensez. Elles étaient bien une quarantaine. Elles se formèrent rapidement en plusieurs groupes, les grandes, les moins grandes et les plus petites. Celles-ci jouaient aux quatre coins, avec des cris, des appels, des éclats de rire. Les plus grandes s’étaient rapprochées et causaient entre elles comme de petites dames. Nous les regardions attentivement. Ce sang normand est beau avec le rose de la vie à fleur de joue. Fines, sveltes, allongées, elles sont plutôt brunes que blondes, et elles ont une grande douceur dans l’éclat de leurs yeux bleus. Quel joli bouquet elles faisaient ainsi réunies en corbeilles, avec les belles nattes pleines et drues tombant dans le dos et quelle jolie promesse pour la vie et pour l’amour !

Les sœurs de l’école surveillaient le petit troupeau. Elles portent un costume gris souris très clair, un tablier blanc, une coiffe blanche, et la figure est encadrée d’un bonnet sans ailes ni ruche, comme dans les figures gravées sur les pierres tombales. Elles allaient et venaient doucement parmi les groupes, épongeant parfois un front en sueur ou apaisant, d’un geste souple, une partie trop animée. Une vieille Normande s’approcha des sœurs. Elle avait une collinette bien serrée sur les oreilles, un fichu à ramages jaunes et rouges, la jupe aux cent plis, et un immense panier sous le bras.


Tout à coup, du haut du clocher, un appel puissant retentit. C’était la cloche de onze heures. Les corbeaux s’envolèrent eu croassant. Une immense rumeur se développa, et versa ses ondes sonores à la suite du premier coup qui venait de se faire entendre. Les enfans crièrent plus haut encore ; les gosiers devinrent perçans comme des flûtes. La cloche redoubla et ronfla comme un orgue. Le quartier tout autour s’anima, et, en même temps, le soleil, déchirant la brume, emplit l’étroite enceinte d’un soudain rayon.

Alors, on eût dit que la vie se réveillait un instant et engageait le combat avec la mort, maîtresse souveraine jusque-là. Les jeux s’excitèrent dans une sorte d’ivresse ; la vieille Normande gesticulait avec animation ; des oiseaux voletèrent en piaillant ; l’ombre et la lumière se poursuivirent parmi les sculptures macabres qui se mirent en mouvement, et les crânes décharnés riaient joyeusement de leurs dénis d’ivoire.

Tout le petit jardin était en tête et, sous la terre réchauffée et amollie, les vieux morts eurent envie de se soulever pour prendre part à la joie de leurs enfans qui criaient à plein gosier et qui frappaient le sol en dansant.

Car c’étaient les filles de toutes les mères couchées là. C’était la même race, le même sang, les mêmes à mes peut-être. Mortes et vivantes, elles étaient réunies au pied de la vieille église qui les avait vues, et les voyait, et les verra toutes passer sans cesse à travers les siècles, et qui les abrite indistinctement.


La sœur maîtresse se montra sur le seuil de l’école. Elle frappa trois fois, de la main, sur son livre d’heures ; la récréation était finie. Les sœurs rassemblèrent le petit monde. Sur un signe, les jeux cessèrent ; les figures roses se rapprochèrent et, deux par deux, elles rentrèrent et disparurent dans l’ombre du vieux porche. Cependant, les voix gazouillaient encore, comme celles des oiseaux dans les haies quand le soir tombe. Elles se turent pourtant, l’une après l’autre, et le silence remplit de nouveau tout le cloître. On n’entendait plus que la voix grêle d’une petite qui, à l’intérieur de la classe, égrenait sa leçon en hésitant.

Le soleil s’était caché. La brume monta de la terre et s’épaissit lentement. L’église s’enveloppa d’un suaire. Les morts se rendormirent.

Nous partîmes, craignant de troubler leur repos.

En passant devant la loge, nous saluâmes la concierge. Elle sortit un instant sa tête pâle, regarda le ciel et, craignant la pluie, rentra le pot de chrysanthèmes.


Gabriel Hanotaux.