Impressions de Berlin

Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 80-99).
IMPRESSIONS DE BERLIN

Qui voudrait soutenir aujourd’hui que la paix, à laquelle nous sommes parvenus au prix de si grands sacrifices, est vraiment adéquate à la guerre ? Qui oserait nier que nous sommes inquiets pour l’avenir, et qu’il ne nous est pas facile, malgré notre victoire, d’avoir des « âmes de vainqueurs ? » Les difficultés grandissent. Nous ne saurions nous donner trop de peine pour comprendre les périls auxquels nous pouvons être exposés demain.

Ayant longuement étudié, avant la guerre, les transformations économiques et sociales de nos redoutables voisins, j’ai cherché, à plusieurs reprises, depuis la fin des hostilités, à me rendre compte des changements qui se sont produits en Allemagne ; j’ai cherché surtout à entrevoir ce que nous pouvons pressentir pour un jour prochain. Je voudrais communiquer aux lecteurs de la Revue quelques-unes de mes impressions et leur dire quelles sont mes craintes.


Les premiers voyages que j’avais entrepris après l’armistice m’avaient fait croire que les idées particularistes (et le particularisme a été longtemps pour l’Allemagne une tradition) allaient reprendre quelque force. N’était-ce pas une nouvelle Allemagne politique qui paraissait vouloir s’édifier sur les ruines de l’Empire ? Ce n’était qu’une illusion : l’idée d’unité s’est au contraire affirmée de nouveau. Le nombre est minime de ceux qui paraissent aujourd’hui sympathiques aux idées séparatistes, ou qui du moins osent le dire. Le nombre est minime également de ceux qui, en faisant quelques réserves sur la Prusse, ont le courage de dire que c’est elle qui a entraîné l’Allemagne dans une voie fausse, que c’est elle qui est la véritable cause de sa défaite. L’œuvre de Bismarck semble, à cet égard, plus solide que jamais. L’adroite propagande qui a été faite par les Prussiens de Berlin pour fortifier dans les différentes parties de l’Allemagne le sentiment de la solidarité nationale a été couronnée de succès. Et c’est, hélas ! en attisant la haine à notre égard qu’ils sont parvenus à ce résultat. « Ce sont les Français, ont-ils dit, qui sont cause de la détresse actuelle. C’est par l’union étroite de tous les Allemands que nous parviendrons à nous dégager de l’abominable traité qu’on nous a imposé. Evitons donc avec soin tout ce qui pourrait nous désunir. »

Cette propagande a été d’autant mieux accueillie que l’Allemagne avait éprouvé beaucoup de déceptions. La révolution du mois de novembre 1918 avait fait concevoir des espérances qui ne se sont pas réalisées. « C’est une ère nouvelle, qui va commencer, dirent alors ceux qui s’emparèrent du pouvoir, ère féconde qui amènera de grandes améliorations. La « socialisation » ne peut manquer d’avoir d’heureux effets ; nous ne tarderons pas à reprendre dans des conditions économiques et sociales meilleures l’œuvre que la guerre a interrompue. » Et comme la situation des classes populaires a empiré, celles-ci tournent contre nous toute l’aigreur qui est la conséquence de leur contrariété : la France seule aurait empêché la reprise de la vie économique. « Vous voulez nous étrangler, me disait il y a quelques jours un vieux savant, qui avait entretenu jadis de bonnes relations avec les savants français. Vous vous obstinez à ne pas comprendre que, pour guérir toutes les blessures qui ont été faites, il faut accepter l’idée d’une reprise générale de la vie économique. N’est-il donc pas nécessaire que l’Allemagne s’enrichisse, pour qu’elle puisse vous donner les milliards que vous lui réclamez ? Votre conduite est odieuse. Jamais peuple n’a été traité comme nous. » — « La paix de Versailles, me disait de son côté un historien distingué, est le plus grand crime qui ait été commis dans l’histoire de l’humanité. »


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De toutes les questions qui méritent aujourd’hui de fixer l’attention des enquêteurs, il n’en est pas de plus grave que la question de la « responsabilité. » Beaucoup d’Allemands se donnent une peine incroyable pour prouver à leurs compatriotes d’abord, aux autres nations ensuite (c’est heureusement plus difficile), que le peuple allemand n’est responsable ni de la guerre ni de ses conséquences. « Nous prouverons, m’affirmait, il y a peu de jours, le professeur Hœniger, à l’aide des documents qui ont été trouvés soit sur le front russe, soit en Belgique et sur le front français (il m’a parlé notamment de documents qui auraient été découverts au fort de Moronvilliers), que l’Allemagne a été victime d’un guet-apens. Nos diplomates ont pu commettre des erreurs, nous sommes innocents. » L’immense majorité des Allemands est aujourd’hui convaincue que la guerre a été une « guerre de défense. » « Si l’Empereur a déclaré la guerre, m’a-t-on maintes fois répété, c’est parce qu’il savait bien que nous allions être attaqués ; ce n’est pas celui qui déclare la guerre qui est le véritable auteur du conflit. »

L’Allemagne sent combien il est important pour elle de faire admettre que, si ses diplomates ont été maladroits ou ont commis des erreurs (on ne les défend guère), le peuple du moins est innocent. « A quelque parti politique que nous appartenions, nous devons, dit Streseman, entreprendre une campagne acharnée pour montrer que notre bon peuple n’est pas coupable. » Parlant de là, on déclare que l’Allemagne ne doit pas être « punie. » C’est une monstruosité de parler de châtiment. Le traité de Versailles, fondé sur l’idée de la culpabilité de l’Allemagne, ne peut être respecté.

Et de même que les Allemands déclinent toute responsabilité, ils se refusent aussi à accepter l’idée de « regret. » « Nous n’avons rien à regretter, » m’a déclaré avec aigreur le professeur Ulrich Stulz, juriste estimé, directeur de la Fondation Savigny. Et comme je disais à un de ses collègues que nous nous serions montrés moins défiants si nous avions pu constater l’existence en Allemagne d’un sentiment de contrition pour le passé et de ferme propos pour l’avenir : « Eh quoi ! me répondit-il, de pareils sentiments, c’est bon pour les enfants qu’on invite à demander pardon quand ils ont fait une sottise ; nous sommes parvenus à un degré plus élevé d’intellectualité. »

Le peuple allemand accepte donc de payer, comme paye le joueur qui, ayant commis des fautes, a perdu la partie. Mais il espère bien gagner la partie suivante. Et il est décidé à tenter de nouveau la chance. J’ai demandé souvent si on voulait recommencer la guerre. Les réponses qui m’ont été faites n’ont guère varié. « Une nouvelle guerre est inévitable, » ne m’a pas caché M. Stutz. D’autres, moins belliqueux, m’ont laissé entendre que c’était, en effet, le sentiment qui pénétrait peu à peu dans tous les esprits. Et c’est d’un ouvrier u pacifique » que je tiens ce propos : « Vous avez voulu humilier l’Allemagne : elle ne pourra pas rester sous le coup de l’humiliation que vous lui avez imposée[1]. »


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J’ai demandé aussi à beaucoup d’Allemands ce qu’ils pensaient des sanctions. J’ai recueilli, dans tous les milieux, les plus vives doléances à cet égard Elles sont unanimement regardées comme inconciliables avec l’acceptation de l’ultimatum de Londres. « C’est le maintien de ces sanctions qui est, m’a-t-on dit, la cause principale du redoublement d’animosité dont vous vous plaignez ; elles contribuent aussi à empêcher l’Allemagne d’évoluer vers la démocratie. » — « C’est une mauvaise tactique, me disait un industriel, de vouloir tenir l’Allemagne sous une pression continue du dehors. Vous en serez victimes. » Des réflexions qui m’ont été faites, je dois conclure que le peuple allemand voudrait, tout en payant certaines sommes (le moins possible, bien entendu), qu’on lui laissât les plus grandes facilités pour rétablir sa situation économique, de telle sorte que l’Allemagne, redevenue prépondérante sur le terrain industriel et commercial, put être bientôt en mesure de ton ter avec succès la guerre de revanche si ardemment désirée.

C’est sous l’empire de cette préoccupation que les Allemands fulminent contre les dispositions qui entravent les relations commerciales entre les régions occupées et celles qui ne le sont pas, qu’ils nous accusent de vouloir, contrairement au traité de Versailles, briser l’unité politique en même temps que l’unité économique de l’Empire, qu’ils soutiennent que nous voulons empêcher, d’une façon « inadmissible, » le relèvement du pays. « Mauvaise tactique, ajoutent-ils ; vous ne faites, en agissant de cette manière, que renforcer la cohésion nationale et paralyser les tendances séparatistes auxquelles vous étiez favorables. »

Beaucoup d’Allemands vont jusqu’à regretter que le gouvernement ait accepté l’ultimatum. « Il eût mieux valu, m’ont-ils dit, laisser vos soldats occuper la Ruhr. On aurait bien vu ce que cela vous aurait donné ! Lloyd George nous aurait d’ailleurs défendus. » La plupart des industriels ne sont pas de cet avis. L’un d’eux faisait naguère la remarque suivante : « Les Français n’auraient pas été trop embarrassés pour exploiter nos mines. Mais ils n’auraient pu, faute de wagons, expédier au dehors tout le charbon qu’ils en auraient extrait. Ils en auraient vendu sur place une notable partie. C’est aux industriels de Rhénanie et de Westphalie qu’ils l’auraient cédé. La situation des industriels dans les autres parties de l’Allemagne aurait vite été déplorable. »


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Toutefois la diversité des réflexions que j’ai recueillies au cours de mon voyage m’a permis de constater que les Allemands ne jugent pas tous la situation de la même façon. Beaucoup reconnaissent qu’ils « doivent » réparer le mal qu’ils ont fait.

Ainsi le gouvernement actuel admet que l’Allemagne a au moins sa part de responsabilité ; il parait comprendre, mieux que ceux qui l’ont précédé, les motifs de notre inquiétude ; il essaye de résister à la poussée des partis réactionnaires, et de nous donner quelques satisfactions. Un entretien avec M. Walther Rathenau, la personnalité la plus marquante du ministère, offrait à cet égard un intérêt particulier. M. Rathenau est un homme d’une véritable valeur intellectuelle, et d’une tournure d’esprit originale. C’est un philosophe, en même temps qu’un réalisateur et un savant. Je connaissais, depuis longtemps déjà, ses principaux ouvrages ; il y est dit que l’Allemagne, même victorieuse, se trouvera nécessairement après la guerre en présence de grosses difficultés. Je connaissais aussi ses projets de réformes sociales, et les critiques qu’il avait adressées à l’organisation économique de l’Allemagne telle qu’elle s’était constituée à la fin du XIXe siècle et au commencement du XXe. Je savais comment il réclamait que le Reich fût organisé sur des bases nouvelles, et déclarait l’heure venue de préparer l’avènement d’un état démocratique national, d’un régime qui devait avoir pour résultat une réglementation meilleure, en même temps qu’une augmentation considérable de la production. Sous le nom de Planwirtschaft, il proposait, il y a quelques mois, toute une organisation qui devait grouper en associations fortement constituées les industries d’une même branche. M. Rathenau a fait de réels efforts pour chercher comment peut être réalisée « la conciliation des intérêts de la collectivité avec ceux de l’individu. » Que pense-t-il donc de la situation actuelle et de la légitimité de nos revendications ? Trouve-t-il, lui aussi, que nous ayons fait à l’Allemagne des conditions tellement injustes qu’elles soient inacceptables ? « La guerre, m’a-t-il dit, a laissé derrière elle une plaie qu’il faut cicatriser : cette plaie, ce sont vos régions dévastées. Tant qu’elles ne seront pas remises en état, aucune entente durable ne sera possible entre nous. Je veux travailler, dans toute la mesure de mes forces, à effacer les traces de ces dévastations. Ne convient-il pas que la France et l’Allemagne étudient de concert ce qui peut être fait ? Nous sommes prêts pour notre compte à vous offrir notre collaboration. » Sachant bien d’ailleurs la défiance que nous inspirent ces propositions, M. Rathenau m’a parlé de l’utilité qu’il pourrait y avoir à fonder maintenant des sociétés d’entreprises communes, et du désir qu’il éprouvait de fournir des prestations en nature. « Ces prestations sont d’autant plus naturelles, a-t-il ajouté, que vous ne pouvez pas livrer vous-mêmes tous les matériaux qui vous sont nécessaires. Et ces livraisons que nous vous offrons, nous vous les ferons le plus rapidement possible. Le problème des réparations, — il a de nouveau développé cette idée au Congrès de la Presse qui s’est tenu à Hambourg, — n’est-ce pas en réalité le problème de la reconstruction du monde, problème immense qu’on ne peut résoudre qu’en admettant l’idée d’une solidarité de souffrance, et comprenant que la restauration d’un pays est impossible si le rétablissement des autres pays dans une situation économique satisfaisante ne se produit pas également ? Vous voudriez que l’Allemagne payât toutes les sommes qui sont nécessaires pour la remise en état du monde ; mais elle n’a ni or, ni matières premières ; elle ne peut payer qu’en travail ; il faut admettre l’idée d’une solidarité internationale, si l’on veut que l’Allemagne s’acquitte de sa dette. »

Ce sont là considérations générales et philosophiques. J’ai cherché à savoir ce qu’en pensent les Allemands eux-mêmes : la plupart d’entre eux les jugent dangereuses. Les économistes que j’ai entretenus de ce grave problème prétendent que la solidarité internationale, vers laquelle M. Rathenau veut orienter les esprits, est irréalisable : « elle est, m’ont-ils dit, en opposition trop complète avec le régime d’économie capitaliste qui domine notre époque. »


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Ancien ministre des Finances, le chancelier actuel, M. Georges Wirth, un Allemand du Sud, qui s’exprime sur ces questions avec beaucoup de réserve, est de ceux qui espèrent que l’Allemagne parviendra à se démocratiser. La « démocratisation de l’Allemagne, » voilà en effet l’un des problèmes les plus importants de l’avenir, un de ceux auxquels le président Wilson, dont on m’a si souvent parlé (car on chercha toujours à se cramponner à ses quatorze points), attachait le plus d’importance. Ne disait-il pas, lorsqu’il a déterminé l’Amérique à entrer en guerre, qu’il comptait rendre le monde « sûr pour la démocratie ? » — Un socialiste autrichien, M. F. Austerlitz, avait écrit cependant, quelques mois auparavant, dans l’Arbeiterzeitung de Vienne, que la démocratisation de l’Allemagne était une utopie. « La démocratie, disait-il, est un état d’esprit bien plus qu’un ensemble d’institutions ; il peut y avoir dans un pays une foule d’institutions démocratiques, sans qu’on puisse affirmer pour cela qu’il est une démocratie… L’histoire prouve que l’Allemand préfère l’ordre et la discipline à la conscience de soi ; le propre de la politique allemande, c’est l’idée monarchique. » Un autre socialiste, le docteur Edouard Stilgebauer, n’hésitait pas à écrire plus récemment : « La République apparait aujourd’hui aux Allemands comme un régime ridicule ; les Allemands n’ont pas encore répudié cette idée que la démocratie est dangereuse ; c’était le sentiment du vieil empereur Guillaume Ier, pour lequel on conserve beaucoup d’affection ; c’était l’opinion de Bismarck qui disait un jour : le peuple allemand est monarchiste jusqu’aux moelles[2]. » En tout cas, le régime d’apparence républicaine qui s’est imposé au mois de novembre 1918 n’enthousiasme personne ; il n’est pas le corollaire d’un désir sincère de liberté ; il ne peut être présenté ni comme un réveil de la conscience, ni comme le fruit d’un désir profond de se débarrasser d’un régime jugé déplorable. La république en Allemagne a eu pour origines la faim, le découragement, les déceptions ; elle n’est en aucune manière l’aboutissement d’un travail fécond des esprits désireux de se ressaisir. M. Stilgebauer reconnaît que l’Allemagne n’offre pas le spectacle d’une nation qui se régénère, d’une nation propre à comprendre les changements d’ordre moral cependant nécessaires pour l’avenir.

Sur cette question si grave, que de fois m’a-t-on répondu, lorsque je cherchais à obtenir quelques précisions : « Mais qu’est-ce donc au juste que la démocratie ? Nous demandez-vous de la comprendre comme vous la comprenez vous-mêmes ? Le vent qui a soufflé sur la France depuis 1789, a-t-il donné des bases solides à votre démocratie ? Nous étions attachés depuis si longtemps à des institutions monarchiques, que nous ne pouvons pas devenir en quelques mois de bons démocrates. » L’une des réponses qui me fut faite m’a rappelé cette remarque du prince de Bülow notant un jour que le principal mérite de Bismarck avait été de comprendre que, pour achever l’unité de l’Allemagne, il fallait soustraire cette œuvre délicate aux facultés qui, par hérédité, sont les plus faibles chez les Allemands, c’est-à-dire aux facultés politiques, pour les confier à leurs meilleures facultés innées, c’est-à-dire à leurs facultés guerrières. L’Allemand n’a pas le sens politique ; il lui faudra longtemps pour l’acquérir, une génération au moins, m’a dit M. Wirth. Et il a ajouté : « C’est toute une éducation à entreprendre. » Or, que d’événements peuvent se produire avant que cette éducation soit terminée ! Le gouvernement actuel ne pourra résister à la formidable poussée qui vient des partis de réaction ; le gouvernement Wirth-Rathenau ne se maintiendra qu’en faisant siennes les doléances de ceux qui fulminent sans cesse contre nous. Et comment oublier que le chancelier a donné son assentiment aux paroles de son prédécesseur déclarant à la Chine que le gouvernement allemand ne pouvait « renouveler une reconnaissance générale du traité de Versailles, » car une pareille démarche équivaudrait à son acceptation par le gouvernement allemand, « ce qui porterait préjudice à la révision ultérieure de ce traité ? »

J’étais bien aise aussi de savoir comment M. Wirth, financier important et grand ami d’Erzberger, apprécierait devant un Français la situation financière du Reich. Pense-t-il, à l’encontre de certains économistes, que l’Allemagne est en état de faire face aux engagements qu’elle a pris ? « Nous voulons, m’a-t-il dit, montrer toute notre bonne volonté. Il faut redoubler d’ardeur au travail, le gouvernement actuel le reconnaît. Il faut faire rendre le maximum aux impôts qui existent déjà, il faut en créer d’autres dont le produit sera affecté aux réparations. Je suis de ceux qui pensent que la frontière doit être soigneusement gardée ; nous devons faire des économies et nous dispenser d’acheter les produits qui ne sont pas de première nécessité. Le sous-sol de l’Allemagne peut être d’ailleurs exploité d’une façon plus intensive, nos forêts pourront être employées pour les paiements que nous sommes disposés à faire. J’espère que nos industriels feront un effort pour augmenter le plus possible les exportations. Nous faisons appel à l’esprit de sacrifice de toutes les classes : elles doivent toutes comprendre qu’il faut travailler sans relâche au relèvement du pays. Nous comptons sur une collaboration étroite des industriels et des ouvriers, des commerçants et des banquiers. Cette collaboration, en même temps qu’elle fortifiera l’unité du Reich (M. Wirth m’a paru très hostile aux tendances séparatistes), facilitera l’accroissement qui est absolument nécessaire de notre production. On m’a reproché d’avoir accepté l’ultimatum, mais l’occupation de la Ruhr, si nous avions refusé, aurait eu pour nous de bien plus fâcheuses conséquences. » M. Wirth s’attend à de nouvelles attaques de ceux qui ont voté contre l’acceptation, mais il se déclare résolu à travailler pour l’apaisement.

Devons-nous penser que les espérances du chancelier deviendront des réalités ? Beaucoup, parmi ceux auxquels j’ai demandé leur avis, m’ont paru sceptiques. « M. Wirth a assumé, m’ont-ils dit, une tâche formidable. L’Allemagne ne pourra payer le tribut que l’Entente lui a imposé ! (C’est une idée qu’on cherche, j’ai pu m’en convaincre, à faire entrer dans les cerveaux.) Le paiement d’une annuité fixe de 2 milliards de marks-or est impossible ! Quant aux paiements variables dont la valeur sera fixée d’après les exportations allemandes, ne vous faites pas d’illusions : cela ne vous donnera pas ce que vous croyez. Vous espérez que la valeur des exportations allemandes va devenir quatre fois plus importante qu’elle ne l’est maintenant. Erreur ! La diminution des fortunes privées, qui sera la conséquence des impôts que nous aurons à payer, ne permettra pas une telle augmentation du commerce extérieur allemand. Vous oubliez que notre industrie est surtout une industrie de transformation. Elle exige l’emploi de matières premières qui ne sont pas en général produites par notre pays. L’achat de ces matières premières, avec notre change déprécié, est une dépense formidable pour nous. En admettant même qu’en 1925 les exportations allemandes s’élèvent à 25 milliards de marks-or (c’est le chiffre donné par M. Loucheur), il faut tenir compte de ce fait que 60 à 70 p. 100 de ces exportations devront être consacrées au paiement des matières premières et des denrées alimentaires dont nous avons besoin. La base que vous avez fixée pour le paiement des taxes variables vous donnera infailliblement des mécomptes. Les difficultés en présence desquelles nous a placés l’acceptation de l’ultimatum sont insolubles ! »


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J’ai pu m’entretenir aussi avec le Président du Conseil, M. Adam Stegerwald, ancien secrétaire général des Syndicats chrétiens. Je lui ai demandé ce qu’étaient devenus les programmes des différentes catégories de syndicats ouvriers avec lesquels il est depuis longtemps en relations. Ils se sont entendus pendant la guerre sur le terrain du patriotisme, car on a fait croire à tous les ouvriers que la guerre n’était qu’une guerre défensive. « Mes socialistes, avait dit un jour l’Empereur, je les connais : ils marcheront. » On sait comment ils ont marché. Le président du Reichstag, M. Kempf, avait pu dire avec raison : « Nous n’avons qu’un cœur et qu’une âme pour soutenir la lutte dans laquelle nous sommes engagés ! » M. Stegerwald m’a parlé des conséquences que la guerre avait eues sur l’esprit des travailleurs. Leur patriotisme s’est accentué. Les différents syndicats sont unis pour la défense de la patrie allemande. Les ouvriers sont presque tous des « unitaristes. » Les idées séparatistes (ce que M. Joseph Smeets m’a dit à ce sujet ne peut suffire pour me faire changer d’avis)[3] ne trouvent au sein des masses ouvrières que fort peu d’adhérents.

J’ai rappelé aussi à M. Stegerwald le souvenir des discussions qui s’étaient élevées entre les syndicats catholiques et les syndicats chrétiens (interconfessionnels). Ces luttes ne sont plus qu’à l’état de souvenirs. « Mais on ne peut s’attendre, estime-t-il, à une fusion entre les freie Gewerkschaften (syndicats socialistes) et les autres syndicats ; le fossé qui les sépare est toujours aussi profond. » Il y a entre eux, en effet, sur le terrain moral et religieux de profondes divergences. M. Stegerwald est nettement catholique. Il est de ceux qui pensent que la religion, nécessaire à l’homme, est aussi nécessaire à l’Allemagne pour se relever. Et le relèvement moral du pays ne lui parait pas moins important que son relèvement matériel. Il repousse donc énergiquement la thèse de ceux qui voudraient faire triompher les idées de laïcisation : c’est d’ailleurs une des raisons qui expliquent les attaques dont il est l’objet.

La question religieuse est une de celles dont il est impossible de faire abstraction si on veut comprendre les préoccupations actuelles du peuple allemand. Dans les régions protestantes, l’indifférence a prodigieusement grandi. La révolution de 1918 et la chute de l’Empereur ont eu à cet égard un grave contrecoup. Beaucoup de pasteurs protestants sont de purs rationalistes. Ceux qui sont sincèrement croyants ont peu d’action sur les masses populaires. L’un des professeurs avec lesquels je me suis entretenu du problème religieux, — un protestant, — n’a pas hésité à me répondre : « Le protestantisme a fait faillite ! » Il y a sans doute en Allemagne des esprits élevés, qui désirent une réforme. L’action de ces réformateurs est en quelque sorte noyée dans le courant autrement puissant de la philosophie de Kant, dont les disciples ne croient pas à l’utilité d’une religion précise et positive. Le désarroi de l’Allemagne au point de vue moral est grand. Mais je dois ajouter qu’il y a aussi des Allemands qui, en présence des progrès de l’immoralité et de la débauche, se tournent vers la religion : le catholicisme semble en progrès. Un certain nombre de protestants, frappés de sa force morale, se sont depuis quelques mois convertis. On m’a donné des renseignements significatifs sur les associations de jeunes gens qui se proposent de restaurer la vie religieuse, et de reprendre l’étude, un peu négligée, du dogme et de la liturgie. Ces jeunes gens paraissent se bercer de l’espoir de concilier la conception catholique avec une admiration pour le germanisme qui, — a l’appeler par son nom, — n’est autre aujourd’hui que le prussianisme. On sait la place énorme que cette doctrine accordé à la notion de force et au concept de l’État. Dociles aux doctrines de Fichte et de Hegel, les Allemands, — les catholiques, comme les autres, — en sont venus à croire que le germanisme est le droit du monde nouveau. Lorsque Guillaume parlait de son vieux Dieu, les catholiques n’ont, élevé aucune protestation. Et depuis cette époque ils n’ont guère changé. J’ai demandé à plusieurs d’entre eux comment ils avaient interprété la pensée de l’Empereur. La question est demeurée sans réponse.

Je n’ose encore espérer que les catholiques allemands pourront déterminer un recul de cet esprit prussien qui a empoisonné l’Allemagne. Seront-ils capables d’aider les populations germaniques, dont l’intellectualité était autrefois très différente de ce qu’elle est maintenant, à s’orienter vers des conceptions religieuses et morales qui nous offriraient des garanties pour l’avenir ? L’un de ceux auxquels je laissais entendre que les catholiques me paraissaient complètement dominés par ceux qui continuent à jouer le rôle de chefs d’orchestre dans le concert des peuples germaniques, m’a fait cet aveu significatif : « Pour réagir, nous n’avons plus assez de caractère. »


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Un voyage en Allemagne provoque d’autres remarques. Dans tous les milieux, qu’il s’agisse de catholiques ou de protestants, qu’on interroge des ouvriers ou des bourgeois, des professeurs ou des étudiants, on est frappé de voir à quel point les préoccupations d’ordre matériel ont envahi les esprits.

La transformation économique de la fin du XIXe siècle et du commencement du XXe avait déjà modifié la mentalité du peuple allemand. On était très préoccupé, dans toutes les classes de la société, de vie agréable, de confort, et de bien-être. La « matérialisation » croissante de la société était un fait indéniable. Il a fallu pendant la guerre se soumettre à bien des privations : on voudrait pouvoir se dédommager maintenant. « La production allemande, faisais-je observer au docteur Havenstein, directeur de la Reichsbank, qui connaît très bien la situation économique et financière, a plus que triplé de 1875 à 1913 ; la consommation pendant cette période a doublé. Si les Allemands qui se plaignent de ne produire aujourd’hui que la moitié de ce qu’ils produisaient avant la guerre[4] voulaient réduire de moitié leur consommation, ils se retrouveraient vite dans une situation économique satisfaisante. — Malheureusement, me répondit M. Havenstein, il est impossible de demander aux Allemands de se plier au genre de vie dont se contentaient leurs pères ou leurs grands-pères il y a cinquante ans ! L’Allemagne a marché trop vite Elle ne peut revenir en arrière. »

En circulant à Berlin (et la même constatation a été faite dans d’autres villes), j’ai eu le sentiment que les besoins ont considérablement grandi. Les magasins sont très bien approvisionnés. On y trouve tout ce qu’on peut désirer. Et les acheteurs ne manquent pas. Les restaurants et les cafés regorgent de clients ; les théâtres et les cinémas sont pleins. Même dans les quartiers populaires, on n’a pas l’impression d’être dans un pays qui « marche à sa ruine. » Il y a sans doute des catégories sociales qui sont durement éprouvées. Les classes moyennes surtout doivent s’imposer des privations ; j’en dirai autant de beaucoup d’ouvriers, car il est prouvé maintenant que l’augmentation des salaires a été moindre que l’augmentation du coût de la vie. Mais cependant nous n’avons pas lieu de nous apitoyer sur la situation de nos ennemis. L’activité économique de l’Allemagne est considérable. Si les petits industriels sont gênés, si quelques-uns font faillite, les grandes industries sont presque toutes prospères. Les informations recueillies par les services économiques de la Haute Commission interalliée, combinées avec les statistiques que j’ai pu me procurer à Berlin[5], permettent de penser qu’elles souffrent moins que nous de la crise industrielle qui se fait sentir partout dans le monde. J’ai relevé de notables progrès du mouvement de « concentration » qui leur a permis de parvenir à une puissance d’action extraordinaire. C’est ainsi que le trust électro-minier créé par Stinnes dispose d’un capital de plus de 2 milliards. Il produit les matières premières telles que le charbon et le fer ; il produit la fonte et l’acier, puis les produits finis, tels que locomotives, automobiles, navires et bateaux. L’un des journaux socialistes de Hambourg, le Hamburger Echo, après avoir fait des réserves sur les procédés auxquels recourent les potentats de l’industrie, déclarait dernièrement qu’il fallait rendre hommage à l’activité qu’ils déploient, à leur puissance d’organisation, au zèle dont ils font preuve pour préparer le relèvement de l’Allemagne Ces grands consortiums distribuent d’ailleurs à leurs actionnaires de très beaux dividendes. Le consortium des industries chimiques Concordia a donné un dividende de 75 pour 100 (au lieu de 8 pour 100 l’an dernier). Les Deutsche Eisenwerke de Berlin ont donné 60 pour 100 ; l’union des sucreries du Rheingau a donné 48 pour 100. La plupart des grands cartels donnent 20, 30, 40 pour 100, et font en outre d’importantes réserves. « Les profiteurs de la guerre, écrit M. de Gerlach dans le journal Die Welt am Montag, font suite aux profiteurs de la guerre… Tout le monde sait au surplus que des millions de papier-monnaie sont dissimulés pour échapper aux impôts. Depuis la guerre, la morale fiscale, comme l’autre, est allée à tous les diables. »

Ce mouvement de concentration mérite d’autant plus de fixer notre attention que nous ne devons pas nous faire d’illusion sur le but que se proposent les grands industriels aidés par les grands financiers. Ils veulent, quelles que puissent être les difficultés présentes, que, dans quelques années, lorsque certains tassements se seront produits, l’Allemagne possède sur le terrain industriel une supériorité analogue à celle qu’elle avait en 1914 sur le terrain militaire. « Ce qui se passe aujourd’hui, écrivait M. Rathenau lui-même, avant d’être appelé au ministère, n’est que le prélude d’un grand mouvement qui nous conduira à la formation d’un organisme parfaitement agencé, où aucune force ne sera perdue ; nous ferons une part aux désirs de socialisation, mais le problème de la socialisation a peu d’importance à côté du problème de l’organisation qui doit nous per mettre d’augmenter notre puissance de travail pour l’avenir. »

Il est à peine besoin d’ajouter qu’on parle souvent du fameux Stinnes. Est-il sympathique ? Je ne voudrais pas l’affirmer, mais je peux dire que les Allemands admirent son imagination constructive et son talent d’organisation. On le considère comme l’apôtre d’une thèse nationaliste qui plaît. Le Vorwærts disait un jour de lui : « C’est un magicien ! » Il a su donner une note pangermaniste à des journaux (il en a acheté près de cent), qui étaient connus pour leur fidélité aux idées démocratiques. Les efforts qu’il a faits pour accaparer les principales usines autrichiennes ont accru la considération qu’on a pour lui. Il inspire confiance. On espère qu’il saura rendre l’influence allemande prépondérante dans l’Europe centrale, et que, grâce aux concessions considérables qu’il a obtenues en Russie, l’Allemagne sera maîtresse un jour du marché russe.

Les commerçants se plaignent beaucoup. Ici encore, il ne faut pas prendre à la lettre leurs doléances. Il se peut que le commerce extérieur ne donne pas de gros profits. Avant la guerre, l’Allemagne importait (en valeur) plus de marchandises qu’elle n’en exportait. Mais le déficit était largement compensé par les avoirs allemands à l’étranger et par les profits que procurait au pays sa flotte commerciale. Le solde débiteur, qui est plus considérable aujourd’hui qu’avant la guerre, ne peut être compensé : la flotte de commerce n’existe plus et les avoirs allemands à l’étranger ont été vendus. La confiance dans la valeur de la devise allemande va donc forcément baisser. Ce qui est vrai, c’est que les capitaux étrangers affluent en Allemagne, et que le cours des actions d’un grand nombre de sociétés s’élève. La dépréciation du change a pour conséquence une hausse du cours des actions ; elle est favorable à beaucoup de capitalistes. On évalue à plus de 100 milliards de marks le total des valeurs allemandes qui se trouvent entre les mains d’étrangers.

Il n’était pas sans intérêt de savoir ce que les ouvriers pensent de la situation, de savoir surtout s’ils ont confiance dans l’avenir de l’Allemagne. La note qui domine m’a paru être une note optimiste. L’un de ces ouvriers, après s’être plaint que « les beaux jours de l’Allemagne fussent passés, » m’avouait que les constructeurs de machines faisaient des affaires d’or. Le journal anglais Cologne Post parlait dernièrement (numéro du 7 juin 1921) de la situation prospère des fabriques de bateaux, de machines à écrire, de bicyclettes, de matériel roulant, etc.. et de l’importance des commandes reçues de l’Amérique méridionale et des pays Scandinaves. Le journal Der Konfekdonär (n° du 12 juin) reconnaît que, si l’industrie lainière marche médiocrement, la situation des filatures de colon est satisfaisante. On se plaint dans l’industrie chimique, mais c’est parce que l’Angleterre soumet à un contrôle rigoureux l’entrée des matières colorantes et refuse l’entrée aux couleurs qui peuvent être fabriquées dans le pays même. Autre aveu : jamais on n’a joué autant à la Bourse que maintenant. Et ce sont les fabricants qui jouent le plus. Ne gagnant pas ce qu’ils voudraient en vendant leurs produits, ils tâchent de faire des profits supplémentaires en spéculant sur les valeurs. C’est une maladie.

Les banquiers font naturellement de gros bénéfices. Nous avions déjà constaté que les banques, dès 1919, étaient parvenues à de brillants résultats. Les rapports concernant l’année 1920 sont autrement significatifs. Toutes les grandes banques ont vu leur activité s’accroître et, chose importante à noter, elles reçoivent de l’étranger des sommes considérables : on spécule à la hausse. La Berliner Handelsgesellschaft a reçu ainsi à elle seule, en 1920, près d’un milliard de marks. Nous pouvons certifier que la plupart des banques font de gros bénéfices sur les opérations de change, car elles prélèvent de fortes commissions. Elles font aussi beaucoup d’avances sur marchandises, dans des conditions très rémunératrices.

On dit bien que le volume des transactions est la conséquence de l’inflation. Ce phénomène économique, qui gêne évidemment beaucoup d’industries, ne suffit pas à expliquer les différences qui existent entre les chiffres de 1919 et ceux de 1920. Nous pouvons affirmer qu’en dépit de l’inflation, il y a eu une reprise des affaires, qui a laissé à des catégories nombreuses de personnes de gros profits. L’accroissement des dépenses prouve que la prospérité révélée par certains bilans n’est pas une pure illusion. Il n’y a pas que des Schieber et des mercantis dans les lieux de plaisir, les hôtels et les théâtres, les cafés, les restaurants et les cinémas. « Les caisses d’épargne, écrit Maximilien Harden, sont archipleines et personne, ajoute-t-il, ne sait ce qui est amoncelé dans les armoires, les bahuts et les cachettes de la campagne. » Pour ne pas être forcées de distribuer des dividendes correspondant à la dévalorisation de l’argent, les banques et les sociétés industrielles dissimulent leurs réserves et inscrivent à leur bilan, en les évaluant en marks-papier, des quantités de machines et d’outils. D’autres donnent ou bien des sommes fantastiques sous forme d’actions nouvelles émises à bas prix, ou bien d’énormes primes aux actionnaires[6]. Les banques, avoue de son côté la revue Die Bank, réalisent de tels bénéfices qu’elles sont obligées de recourir à des artifices pour les ramener à une mesure décente[7].

Voilà ce qui doit nous donner à réfléchir, à nous autres Français. Le gouvernement actuel nous offre une « collaboration » qui pourrait en effet nous permettre de restaurer plus vite nos départements dévastés. Mais cette collaboration ne pourrait manquer de faciliter le développement déjà si remarquable de l’industrie allemande. Et dans quelques années, lorsque, grâce à ce concours, nos régions du Nord seront remises en état, nous nous trouverons en présence d’une industrie qui aura pris tant de force que la lutte sera impossible pour nous.


* * *

L’examen des différentes questions que je viens d’aborder, m’a souvent conduit à parler de l’Angleterre. Les Allemands font à ce sujet de singuliers aveux.

Aux yeux du professeur Höniger (il n’est pas seul de son avis), c’est l’Angleterre qui est responsable de la guerre, c’est elle qui a tout dirigé. M. Rathenau m’a parlé lui aussi de la « perfide Albion. » Il considère que l’Angleterre reste l’ennemi le plus dangereux pour l’avenir. Il estime qu’elle pèse d’un poids inquiétant sur la politique générale du monde. Il n’est pas éloigné de penser qu’une entente entre la France et l’Allemagne contre l’Angleterre pourrait devenir un jour une « nécessité. » Et pourtant l’Allemagne a aujourd’hui un tel désir de nous brouiller avec nos alliés qu’elle se montre pleine d’indulgence pour eux : il existe de l’autre côté du Rhin un véritable « courant d’anglomanie. » Il est pénible à un Français d’entendre des Allemands répéter, sous les formes les plus variées : « Les Anglais ! mais ce sont nos meilleurs alliés ! » On m’a plus d’une fois rappelé les affinités de race qui existent entre Allemands et Anglo-Saxons ; on m’a laissé plus d’une fois entendre que le terrain gagné par l’Angleterre était précisément le terrain perdu par nous. C’est avec une âpreté singulière qu’on cherche à relever les désaccords qui peuvent se manifester, soit au point de vue de l’occupation de la Ruhr, soit au point de vue de la Haute-Silésie. La Ruhr ! « Nous savons bien, m’a-t-il été cent fois répété, que les Anglais ne veulent pas que vous l’occupiez. Ils ne veulent pas que vous preniez en Europe une situation prépondérante. Ils sentent d’ailleurs mieux que vous l’importance qu’aurait à bref délai cette reconstitution économique de l’Europe à laquelle vous mettez tant d’obstacles. Ils rendent hommage mieux que vous à nos efforts et savent bien que nous ne sommes pas un danger pour l’avenir ( ? ) » Quant à la Haute-Silésie, aucune question n’a contribué autant que celle-là à surexciter la haine des Allemands à notre égard. Que n’avons-nous, hélas ! au lendemain de l’armistice, tracé, « d’après les statistiques allemandes, » la limite que nous avons tant de peine à déterminer maintenant ? On se fût incliné devant cette solution : j’en ai eu l’assurance maintes fois répétée.

Les Allemands ne se sont pas trompés en pensant que le temps travaillerait pour eux. Ils cherchent, par tous les moyens imaginables, à empêcher la résurrection de la Pologne. « La Pologne ! mais elle n’est pas viable ! Les Polonais sont si arriérés qu’ils sont incapables de constituer un État ! Ils ne parviendront à se civiliser, me disait une Allemande fort instruite, une ancienne admiratrice du professeur Lasson, que dans la mesure où ils accepteront de subir l’influence d’une race supérieure, la race allemande ! » Ainsi reparaît la thèse que l’Allemagne soutenait si énergiquement avant la guerre, la thèse des races supérieures et des races inférieures, la thèse d’après laquelle celles-ci doivent accepter « pour leur plus grand bien » la tutelle des premières. C’est à l’Allemagne investie d’une mission providentielle qu’il appartient d’entraîner dans son orbite les peuples qui l’entourent. L’Allemagne veut, dans le domaine politique comme dans le domaine économique, réaliser la grande loi de la concentration.

Les Allemands agitent, au surplus, à propos de la Haute-Silésie, un autre problème, un problème économique. Beaucoup d’entre eux ne se préoccupent guère de la question de savoir s’il faut reconnaître aux habitants du pays le droit de décider de leur sort. C’est une question secondaire. Il s’agit, en prévision d’un nouveau conflit et de l’éventualité d’une occupation de la Ruhr par les armées françaises, de conserver une région qui, au double point de vue métallurgique et minier, permettrait de tenter une nouvelle guerre avec quelque chance de succès.


J’ai été amené, au cours de mon enquête, à faire d’autres observations. J’ai cherché, par exemple, à savoir si le retour de l’Empereur était envisagé, si Guillaume II avait chance de remonter sur le trône et de retrouver la situation qu’il a perdue. J’ai recueilli des réponses très embarrassées. Beaucoup d’Allemands conservent manifestement quelque sympathie pour le souverain déchu ; ils avaient une si profonde affection pour son grand-père ! Ils éprouvent aussi un sentiment de reconnaissance à l’égard des Hohenzollern. Le souvenir de Frédéric II, surtout, n’est pas effacé dans les esprits et nous ne devons pas oublier que Guillaume II a été acclamé au cours du procès de Leipzig.

Je ne crois pas cependant qu’il ait chance de revenir. Sa chute a été piteuse et le kronprinz n’est pas aimé. Mais si, de quelqu’une des dynasties tombées, surgissait un homme de valeur, je suis convaincu qu’il pourrait aisément restaurer l’Empire ; le terrain est préparé : l’Allemagne cherche un homme. « L’Allemand, disait un jour M. Ernest Lavisse, a le regard hiérarchique. » J’ai été frappé, au cours de mes derniers voyages, de voir à quel point la discipline, qui s’était affaiblie pendant les premiers mois qui ont suivi la guerre, a reparu ; on était habitué, dans toutes les classes de la société, à recevoir d’ « en haut » les impulsions dont on avait besoin. L’Allemand cherche d’instinct ceux qui représentent l’autorité ; il est plein de respect pour les puissants et les forts. C’est pourquoi il admire tant ces capitaines d’industrie qui lui apparaissent comme les plus capables, dans le désarroi actuel, d’aider l’Allemagne à se remettre en selle et à retrouver la situation qu’elle a perdue.


En comparant l’Allemagne actuelle à l’Allemagne d’avant-guerre, on a, en dernière analyse, le sentiment qu’on est en présence de profonds changements : « L’Allemagne, écrivait naguère Théodor Wolff, est comme une mer agitée, couverte d’épaves. » Cette observation est exacte. La machine impériale est détraquée, mais on la répare ; on cherche en même temps à voir comment on pourra en utiliser les débris. Les difficultés présentes ne doivent pas nous faire conclure que l’Allemagne n’est plus un danger. Les Allemands se raidissent ; ils n’ont rien perdu de leur orgueil : ils sont toujours convaincus qu’ils sont le premier peuple du monde. Et ils n’ont rien perdu non plus de leur propension au mensonge. L’Allemand est très dissimulé, j’en ai eu plus d’une fois la preuve. Il attend son heure ; il espère bien que ses dirigeants ne laisseront pas échapper le moment favorable. « Ayons confiance, disait naguère le général de Winterfeldt, nous retrouverons demain la situation que nous avions hier. » L’influence de ceux qui préparent une revanche grandit peu à peu. Le fameux pangermaniste Kurd von Strantz, dans une lettre enflammée que plusieurs journaux ont reproduite, n’a pas craint de pronostiquer une nouvelle guerre « à bref délai. »

Certains Allemands paraissent animés d’un désir, peut-être sincère, de justice et de vérité ; mais ce désir est comme submergé par une sorte de culte à l’égard du germanisme. Cet état d’esprit est le résultat du dressage auquel l’Allemagne a été soumise et de la transformation qui s’est faite sous la triple influence de l’école, de l’armée, de l’administration.

Si nous considérons ce que l’Allemagne a fait hier, nous devons nous demander ce qu’elle pourra faire demain. Il ne faut sans doute pas désespérer de l’avenir ; mais l’enquête à laquelle je me suis livré ne m’a pas permis de découvrir jusqu’à ce jour une Allemagne libérée de l’influence prussienne, une Allemagne avec laquelle nous puissions collaborer sans crainte pour les œuvres pacifiques qui sollicitent l’activité des hommes. Le premier devoir de la France est de garantir sa sécurité. Soyons très attentifs du côté de l’Est et préparons-nous à prendre, s’il le faut, de viriles résolutions.

Georges Blondel.

  1. « Il faut espérer, m’a dit un autre, qu’une autre guerre nous donnera ce que nous n’avons pu obtenir avec celle-ci. » En étudiant les efforts qu’on fait pour former la jeunesse, j’ai constaté qu’on tenait à ce que cet effort pût aussi servir, comme me le disait un des principaux pédagogues de là-bas, à « faciliter nos buts militaires. » « La guerre, écrit M. de Waldeyer-Hartz à propos du procès de Leipzig, est une nécessité. Elle ne peut être justifiée moralement que si on la considère comme un jugement de Dieu, devant lequel toute humanité se rapetisse à d’infimes proportions (Kretizzeitung, 2 juillet 1921). » Les manifestations hostiles à la délégation française ont paru toutes naturelles. On y a vu « l’incarnation de la haine et de la volonté d’anéantissement qui anime la France. »
  2. Le Démocrate, 5 mai 1920.
  3. M. Smeets est le chef d’un petit groupe qui voudrait arriver à la création d’une république rhénane complètement séparée du Reich.
  4. Ils produisent en réalité davantage.
  5. Je dois remercier à ce sujet M. R. Kuczynski, directeur de l’office de Berlin Schnœneberg. Il a donné aussi des chiffres intéressants dans la brochure qu’il a publiée sous ce titre : Wiedergutmachung und deutsche Wirtschaft. Berlin (Engelmann), Pentecôte 1921.
  6. Die Zukunft, 16 juin 1921.
  7. Numéro de juillet 1921. Il n’est pas sans intérêt de noter que les caisses d’épargne, qui ont vu les dépôts augmenter, se sont mises à faire de la banque. Les sommes qui leur ont été confiées sont allées finalement à l’industrie, comme si on les avait portées chez un banquier.