Impressions d’un combattant, notes de route/06

IMPRESSIONS D'UN COMBATTANT

NOTES DE ROUTE
VI[1]
LA MAITRISE DE L’ARTILLERIE

Les impressions que m’a laissées le village de T… où nous avons pendant quelque temps tâté du Boche, aux environs de la Noël, sont parmi les plus vives que nous aient procurées nos randonnées le long du front, et elles viennent sans cesse en nos mémoires déchirer de leur lancette aiguë la brume vaporeuse et floue où peu à peu s’ensevelissent les choses qui ne sont plus.

Ce village formait alors la pointe extrême d’un secteur qui s’avançait audacieusement dans les lignes ennemies, si bien que l’on y était bombardé non seulement de l’avant, mais de droite et de gauche, et même, en un point, presque de l’arrière. Aussi, souvent une salve, qu’on eût crue française en entendant le départ des coups vous éclater dans le dos, se trouvait être à leur arrivée bel et bien allemande. Le bourg dont la lisière descendante était margée par les tranchées ennemies formait la proue d’un promontoire d’où l’on apercevait en contre-bas, à une douzaine de kilomètres, les toits de Noyon et les tours carrées de sa cathédrale… et souvent aussi les fumées blanches des trains de ravitaillement boches qui émergeaient d’un masque sombre de bois, comme dans certaines cérémonies on voit les aigrettes légères et mobiles des femmes jaillir de la ligne prosaïque des chapeaux hauts de forme. Souvent nos bons canons de 105 ont été taquiner les convois ainsi révélés par leur panache, mais à de telles distances un tir efficace sur but mobile n’est pas très aisé. La petite terrasse à l’extrémité du village d’où on avait ce magnifique et triste coup d’œil sur le pays occupé par l’ennemi était d’ailleurs très bien vue de ses tranchées, et on n’y pouvait guère séjourner quelques instans sans que des sifflemens nombreux, qui n’étaient point ceux des gentils rossignolets, vous murmurassent à l’oreille de ne point trop divaguer en ce lieu.

Il n’était de maisons dans ce bourg qui n’eussent été peu ou prou démolies par les marmites qu’y envoyait chaque jour l’ennemi, aux heures où les ravitaillemens faisaient défiler quelques détachemens dans ses rues. Rien là que de très naturel ; mais il me souvient d’une vieille bonne femme, à la figure toute ridée comme un vieux fruit séché, restée je ne sais comment dans le village et qui, du matin au soir, tricotait paisiblement devant sa porte : j’ai vu plusieurs fois les gros obus tomber à peu de mètres d’elle ; elle ne levait même pas le nez de dessus son tricot. Etait-ce parce que la fin lui était chère et désirable, parce qu’elle avait déjà tant enduré que rien, même pas la mort imminente, ne pouvait plus faire réagir sa sensibilité, lassée jusqu’à l’anesthésie ? Etait-ce au contraire parce qu’ayant déjà vu tomber beaucoup d’obus, elle n’y prêtait plus guère attention, car la mort sans cesse frôlée est comme ces choses familières qu’on finit par ne plus voir à force de les avoir sans cesse dans le regard, comme ce bruit du moulin auquel le meunier ne pense que lorsqu’il cesse ? Etait-ce simplement une pauvre inconsciente, un de ces cerveaux simples que par milliers l’atroce guerre a vidés de leur raison, comme le boucher, d’un geste sec, vide le ventre des agneaux ? Je ne sais, mais toujours je garderai dans ma rétine la silhouette de cette vieille accroupie sur la pierre, sourde au tonnerre mortel qui l’éclaboussait et n’entendant que le cliquetis léger de ses aiguilles annelées de laine.

Le chef d’escadron F…, qui commandait là l’artillerie, était un de ces hommes parfaitement cultivés, d’une énergie et d’une ardente bravoure volontairement masquées de froideur, qui sont si nombreux dans l’armée française. Dans le trou creusé en plein champ qui lui servait de poste de commandement, au centre du réseau téléphonique qui liait de toutes parts son âme à l’âme vibrante de ses canons, et pareil en ce lieu à l’araignée qui, au centre de sa toile, attend et guette l’ennemi, il ne se départait pas d’une élégante et très raffinée politesse. Ses manières extrêmement « régence, » en ce palais où les candélabres étaient des bouteilles…, hélas ! vides, les tapis des plaques de boue et les lambris des racines tressées de vers de terre, nous impressionnaient à tel point que, si nous en osâmes sourire, ce ne fut jamais que tout au fond de notre for intérieur. On ne vit jamais qu’une fois le commandant F… déserter un instant son calme poli : c’est un jour que, d’une allumette soigneusement frottée sur sa cuisse, il s’apprêtait à allumer une cigarette ; un obus, tombant à cet instant et qui couvrit tout le monde de terre, éteignit d’un seul coup la frêle torche de la régie. « N… de D… » cria le commandant, et, rougissant un peu de s’être emporté, il frotta aussitôt une autre allumette.

Tout près du poste de commandement, dans la batterie P… dont mille souvenirs de charmante camaraderie me font aujourd’hui sentir l’âpre nostalgie, il y avait un de nos cimetières, un de ces petits cimetières de soldats que l’image a déjà popularisés et où s’alignent, comme à la revue, les légers tumuli trapézoïdaux, avec leur croix de bois que coiffe un pauvre képi posé de travers. C’est là que, chaque jour que Dieu fait, on couchait ceux que l’ange de la mort avait touchés de son aile libératrice. Et dans cette humble nécropole guerrière, si semblable à toutes celles où, de la mer aux Vosges, sont couchés ceux dont l’éphémère ardeur est endormie à jamais, toujours les mêmes sentimens jaillissaient, comme des fleurs tristes, du fond de la terre remuée : l’envie qu’inspire au sage, la mort rapide, en pleine force, dans l’ardente exaltation de l’action et de l’enthousiasme, mais aussi la douleur que traîne là-bas, dans ses voiles noirs, la longue panathénée des mères, des veuves, des orphelins. Si je parle ici de ce petit cimetière si pareil à tous les autres, si banalement sublime, si magnifiquement pauvre, c’est qu’au milieu de ces tombes silencieuses il y en avait une qu’une chose poignante fleurissait d’une immatérielle couronne de mélancolie : il n’y avait point de képi sur sa petite croix de bois, mais une baïonnette y était enfoncée, et, clouée par elle sur le bois blanc il y avait une lettre toute tâchée de pluie et jaunie de soleil. et dans cette lettre, d’une grosse écriture gauchement appliquée de paysanne, la mère du soldat lui disait : « Mais la Louise voudra peut-être de toi, mon petit, maintenant que tu t’es bravement conduit… » Quel poète transfiguré par la guerre en soldat, quel artiste cruellement sensible au tragique simple et profond a cloué là, d’un coup de baïonnette, cette lettre, en fermant la tombe du « petit » camarade ?

La boue qui régnait dans le secteur de T… dépassait tout ce qu’on peut imaginer ; même en Argonne, je n’en ai point trouvé autant. Cette vase déliquescente uniformément répandue partout, où l’on s’enlizait sans cesse et dont la couleur jaune avait fini par se répandre à force d’éclaboussures jusqu’au sommet des arbres et des bicoques, fondait tout, choses, hommes, bêtes, dans une immense symphonie ocreuse où le regard finissait par n’avoir plus de repères. Si Danton avait passé par là, il n’aurait jamais osé dire qu’on n’emporte pas la terre de la patrie à la semelle de ses souliers. Cette boue avait au moins l’avantage de donner aux hommes une teinte uniformément neutre et qui, à quelques décamètres, les distinguait à peine du sol. Ainsi se trouvait réalisé, bon gré mal gré, le plus invisible des draps militaires. A mon humble avis, en effet, la couleur bleu horizon, bien que très supérieure au point de vue invisibilité aux anciennes teintes franches de nos uniformes, n’est peut-être pas la perfection à cet égard. Une couleur est d’autant plus invisible dans un décor donné qu’elle tranche moins, qu’elle fait moins contraste avec celle des objets ambians. Or, il est évident que très généralement les soldats se projettent pour un observateur situé à quelque distance, soit sur le fond du sol, sur la terre nue, soit sur de la végétation, herbe, buissons, arbres. Or, la terre a toujours des tons tirant sur le jaune ou le brun ; les végétaux sont verts ou jaunes. L’idéal aurait donc été un drap d’uniforme tirant à la fois sur le jaune et le vert, qui sont d’ailleurs des nuances voisines, et surfont sur la première de ces couleurs.

C’est précisément à quoi tendent le khaki des Belges et des Anglais, le gris des Allemands, des Italiens et des Serbes. Le bleu horizon ne se justifiait véritablement que dans deux cas : 1° lorsque les soldats se profilent sur le fond du ciel ; mais alors, ils sont immédiatement vus de toutes façons et se profilent en noir, quelle que soit d’ailleurs leur couleur ; 2° lorsqu’ils sont très éloignés, à une distance où le fond du paysage, la terre, les végétaux, paraissent tous bleutés à cause de la diffusion de la lumière à travers une épaisse couche d’air. Car c’est en somme le même phénomène, la diffusion prépondérante des petites longueurs d’onde de la lumière sur les particules atmosphériques, qui produit le bleu du ciel et le bleu des « horizons » si connu de ceux qui savent peindre… et même de ceux qui savent regarder. Mais ce phénomène ne se produit qu’à une distance de plusieurs kilomètres ; c’est pourquoi il est tout naturel qu’on ait peint en gris bleu les canons de 75 qui sont toujours à une distance notable de la tranchée ennemie, et aussi la coque des cuirassés qui ne combattent que de très loin. En appliquant la même couleur à l’uniforme des fantassins qui sont tout à proximité de l’ennemi, on a peut-être commis une extrapolation un peu hardie d’une donnée juste.

La nature, heureusement, remet toujours les choses au point ; c’est elle qui, sans qu’aucun tailleur, aucun peintre, aucun intendant soit jamais intervenu, a donné au tigre la robe jaune rayée de noir qui se confond avec la jungle où l’ombre des tiges zèbre le sol ensoleillé ; c’est elle qui a donné au lion la couleur du sable du désert, au papillon la forme et la nuance des feuilles mortes où il s’immobilise pour échapper à l’ennemi. Le « camouflage » n’est pas une chose nouvelle ; la réaction naturelle des choses sur les êtres sanctionnée par la survivance du plus apte, c’est-à-dire, — comme à la guerre, — du plus invisible, l’a depuis longtemps réalisé dans le règne animal. Seulement, ce que nous appelons camouflage, les naturalistes l’appellent « mimétisme. » — Le camouflage n’est qu’un mimétisme que la force des choses impose aux guerriers humains et à leurs engins, comme aux animaux, dans la terrible lutte pour la vie.

Et c’est pourquoi, rectifiant même ce qu’il y a d’imparfait dans l’œuvre humaine, le frottement continuel de notre drap « bleu horizon » contre la terre et contre l’herbe finit par donner à ce bleu une nuance à la fois verdâtre et jaunâtre, la nuance précisément qu’il fallait. Tous ceux qui ont vu la tenue de nos soldats lorsqu’ils ont séjourné un temps dans les tranchées et l’ont comparée à l’idyllique bleu horizon qu’on admire dans les devantures des tailleurs et aux terrasses de certains cafés élégans, me rendront témoignage qu’il en est bien ainsi, et que la fonction finit toujours par améliorer l’organe, même quand elle ne l’a pas créé.

Pour en terminer avec le chapitre du costume militaire, qui n’est point si méprisable, puisque la vulnérabilité des soldats en dépend, — et puis, dans Aristote lui-même, il y a un chapitre des chapeaux ! — une remarque m’a beaucoup frappé dans le secteur de T… Il y avait là une division algérienne, et le pittoresque déjà si naturellement varié des chéchias, des fez, des burnous, des petites vestes courtes aux paremens jaunes des tirailleurs, se compliquait encore de ce qu’on était dans la période intermédiaire où les uniformes voyans déjà condamnés n’étaient pas encore complètement remplacés par le bleu horizon. Si bien qu’avec les culottes de velours aux tons variés, les chandails, les cache-nez et les écharpes multicolores comme les fantaisies des marraines, il n’y avait pas une escouade où ne régnât la plus multiforme, la plus diverse polychromie, et qu’il était sans doute difficile de trouver dans la division deux hommes dont la culotte fût assortie à la coiffure de pareille manière. Aussi certains campemens que je vis là semblaient d’immenses manteaux d’arlequin. Et c’est ainsi que le mot uniforme était arrivé à désigner la chose la moins uniforme du monde. M’est avis d’ailleurs que ce n’est pas le seul mot dont la guerre a ainsi bouleversé le sens, et je sais plus d’une chose dont il faudrait intervertir la signification passée pour la rendre adéquate au présent…

Pour ce qui est des marraines et de leur affectueuse sollicitude si tendrement doublée de laine et rembourrée de tabac, j’ai compris un jour que leurs envois étaient même plus appréciés qu’on n’imagine d’ordinaire. C’est quand, déshabillant pour lui prendre ses pièces d’identité un pauvre tirailleur qu’une méchante balle bête venait de toucher au cœur, on le trouva habillé, sous sa veste, d’un, de deux, de trois, de quatre chandails superposés sous lesquels s’étageaient sept douillettes chemises, — ceci est authentique. En voilà un que les paquets du soldat n’avaient point laissé démuni, et qui pourtant eût cru démériter de la confiance des lointaines bienfaitrices en ne portant pas tout son trésor sur lui. Qu’Allah recueille sa pauvre âme candide en son paradis aux sources fraîches !


Ce matin, nous attaquons, dans le secteur ; c’est le moment de la « préparation » d’artillerie qui précède comme un formidable prélude symphonique… et comme un glas, l’instant décisif et tragique où l’infanterie, en avant de nos batteries, sortira de ses tranchées. Et tandis que rugit le tonnerre formidable de toutes les pièces de tous les calibres, je songe à ces camarades fantassins avec qui tout à l’heure je prenais le café, et qui se préparent à bondir vers la mort, là tout près devant nous, le fusil à la main, l’âme pleine d’une sombre résolution, le regard un instant… un seul instant voilé, parce que tout l’essaim des chers souvenirs vient d’y poser l’ombre de son vol rapide. Il y a un moment à peine, ils devisaient gaiement, s’occupant de mille petites questions de détail, et pourtant ils savaient qu’un fort pourcentage d’entre eux était condamné à mort ; ils le savaient, mais ne laissaient point voir qu’ils le savaient, car ils avaient cette pudeur de l’émotion qui donne tant d’élégance morale aux hommes de chez nous, même aux plus simples.

Tandis qu’ils se préparent à se hisser sur le parapet, dans quelques minutes, quand l’aiguille des montres synchronisées hier soir marquera du même coup la fin de la canonnade, les pensées en mon esprit défilent en un cortège précipité et dense. Je songe que, pendant que nous sommes là dans nos batteries, presque point inquiétés par les ripostes sporadiques des batteries ennemies, qui, à peine ce jour-là, blesseront quelques-uns d’entre nos canonniers, nos camarades fantassins vont là-bas se heurter aux terribles fils barbelés, tandis que les mitrailleuses allemandes déploieront sur eux, en sifflant, l’éventail mortel de leurs trajectoires divergentes. Et nous avons alors un peu honte d’être artilleurs, et un muet hommage s’élève de nos cœurs vers cette infanterie, qui reste vraiment, du moins par l’héroïsme, par la nécessaire abnégation, « la reine des batailles. »

Du poste d’observation, nous voyons quelques-unes des phases de l’affreuse mêlée, nous voyons tomber quelques-uns de ceux qui ont tout donné en ce lieu à la France, et dont les silhouettes, alanguies par la mort, goutte à goutte tachent de rouge les petites plaques blanches et irrégulières que la neige tombée la nuit a posées çà et là sur le sol et qui semblent de loin des chiffons déchirés, abandonnés par quelque lavandière. Mais à quoi bon décrire ces choses ? Files ont été racontées cent fois par ceux qui les ont vécues, dans l’âpre sensation du corps à corps. A quoi bon décrire le retour des survivans et des blessés, qui sont vibrans encore d’impétuosité, le morne défilé en leurs brancards des grands blessés dont le regard, à défaut du corps, est toujours debout, la tourbe informe des prisonniers dont l’attitude est à la fois de surprise joyeuse d’être encore vivans et de stupeur de bête traquée… Tout cela a été dépeint maintes fois, et de main de maître.

Ce que je voudrais seulement, c’est examiner en quelques mots ici le mécanisme de ces combats presque toujours pareils dans leurs grandes lignes et qui, de tranchée à tranchée, avec les mêmes vicissitudes sanglantes, avec les mêmes sacrifices saintement acceptés, font depuis tant de mois frémir de leurs saccades intermittentes tout le front de France. Ce que je voudrais en un mot, et si j’ose employer cette expression, c’est faire un peu la physiologie de cette forme étrange de guerre qui nous a été imposée, c’est tacher de montrer dans quel sens elle évolue, et comment, par une intervention toujours plus puissante et mieux réglée de l’artillerie, elle doit finalement, avec des sacrifices, inversement proportionnels en hommes et en machines, bouter dehors le Hoche.

On me pardonnera d’aborder ici, « moi qui ne suis roy, ne rien, » des questions de tactique. Mais le phénomène « bataille » est, comme tous les phénomènes naturels, justiciable de l’expérimentation et de la critique scientifiques. Il est, au même degré qu’un* ; réaction chimique ou qu’une maladie, soumis aux lois de l’observation et de la logique. Peut-être, d’ailleurs, le moindre « apprentif, » celui qui a, ne fût-ce que quelques semaines, pris une part active à la guerre, celui qui a, si j’ose employer cette image un peu triviale, mais si juste, « mis la main à la pâte, » celui-là, pourvu qu’il ait des yeux pour voir, des oreilles pour entendre et du sens commun pour déduire, connaît mieux l’art de la guerre que s’il avait seulement suivi, fût-ce pendant vingt ans, les enseignemens livresques, aprioristes, théoriques et systématiques de toutes les académies militaires du monde. « L’expérience est la source unique de la vérité, » a dit Henri Poincaré. Vous me rendrez témoignage que c’est vrai aussi à la guerre, mes camarades, qui de la chrysalide pacifique où le commerce, l’industrie, la terre, ou le laboratoire vous tenait enfermés, avez jailli métamorphosés soudain en âpres guerriers. Nos chers camarades de l’active, cadre incomparable d’une fresque glorieuse, dont les âmes mûries déjà dans la noble servitude militaire étaient si admirablement préparés à recevoir l’empreinte fécondante des faits, sont d’ailleurs unanimes à confesser, eux aussi, que la vraie école de la guerre a été pour eux la guerre elle-même ; les leçons antérieures, tous les enseignemens des livres et des systèmes pèsent peu auprès de la grande et glorieuse leçon qui a commencé pour tous le 1er août 1914.

Lorsque les Allemands, après la bataille de la Marne, se sentirent réduits à la défensive et qu’ils se terrèrent pour garder le terrain momentanément conquis par eux derrière une longue ligne de tranchées, lorsqu’ils furent obligés, pour éviter de la voir tourner, de prolonger cette ligne, jusqu’à la mer d’une part, de l’autre jusqu’à la frontière suisse, ils nous imposèrent la guerre qui depuis n’a pas cessé sur notre front, et qui, autant qu’on peut le prévoir, ne s’achèvera qu’avec la campagne elle-même.

On a dit et écrit souvent que cette guerre de tranchées était une nouveauté et qu’on ne l’avait jamais vue que dans les sièges, mais non en rase campagne. Rien n’est plus faux pourtant, et il suffit pour s’en convaincre de considérer les toutes dernières guerres, et notamment la plus récente avant celle-ci, la guerre des Balkans, où l’on vit à Tchalaldja une ligne de tranchées, allant d’une mer à l’autre, arrêter net l’invasion du territoire turc par les Bulgares. Déjà au Transvaal, puis plus près de nous en Mandchourie, on pouvait apercevoir une évolution de la défensive en rase campagne dans ce sens.

Mais ce rôle fondamental de la fortification de campagne qu’on avait un peu négligé, chez nous, avait été, en vérité, mis en évidence depuis fort longtemps par les vieux maîtres du passé, notamment, par le beau génie militaire de notre Vauban. Celui-ci est généralement considéré comme un maître incontesté pour tout ce qui concerne l’attaque et la défense des places ; mais on ignore trop que ce grand bâtisseur de forteresses avait des vues non moins étonnantes sur la guerre en rase campagne et nous avons trouvé dans quelques-unes de ses œuvres inédites, signalées par le colonel de Hochas, quelques préceptes qui, à deux siècles de distance, projettent sur les choses actuelles des lumières singulièrement suggestives. C’est ainsi que Vauban enseigne qu’une armée doit se retrancher en rase campagne : « . Pour qu’un petit nombre d’hommes puisse résister à un plus grand… Pour pouvoir occuper des postes avantageux et les garder avec des forces médiocres et de beaucoup inférieures à celles de l’ennemi sans le craindre… Pour pouvoir fermer l’entrée de nos pays à l’ennemi. » Quel enseignement en peu de mots !

Si malgré cela, si malgré surtout l’enseignement des plus récentes guerres, les états-majors ont un moment un peu dédaigné l’art et la nécessité du retranchement en rase campagne, c’est que, passant par-dessus ces précédens si proches, sans leur accorder l’attention voulue, ils étaient hypnotisés par le souvenir prestigieux des campagnes napoléoniennes. Si j’ose employer cette image mathématique, leur erreur fut de ne pas considérer l’évolution de la guerre comme une « fonction continue. » Ils oublièrent que l’art de prévoir n’est que l’extrapolation d’une courbe, et que dans toute extrapolation bien faite, ce sont les derniers points du tracé de la courbe, et non des points quelconques pris arbitrairement sur celle-ci qui sont surtout à considérer. Quand on ajoute un nouvel étage à une maison qui en a cinq, ce serait folie que de vouloir le poser sur le rez-de-chaussée ; c’est au dernier construit qu’il doit se superposer en épousant ses formes.

Le règlement des armées en campagne du mois de décembre 1913 disait : « L’artillerie soutient les attaques de l’infanterie, elle ne les prépare plus. » Ce plus entendait marquer un progrès et comme la répudiation de quelque hérésie antérieure. Cette doctrine, qui eût pu être vraie contre un adversaire non retranché, est venue, comme on sait, se briser à jamais contre les parapets cuirassés des sapes, et se déchirer aux crocs des fils de fer barbelés. C’était fatal : Vauban a calculé dans son ouvrage inédit sur la Fortification de campagne qu’ « un homme bien retranché en vaut six qui ne le sont pas. »

Sans vouloir disputer sur ce chiffre par lequel Vauban n’a voulu évidemment indiquer qu’un ordre de grandeur, il faut remarquer qu’avec les engins actuels, la disproportion se trouve encore bien plus forte à l’avantage du combattant retranché. D’une part, en effet, l’abord des tranchées est aujourd’hui beaucoup plus lent à cause surtout des ronces de fils de fer qui sont un moyen de retarder la marche inconnu de Vauban. En outre, dans sa comparaison, celui-ci suppose tous les adversaires armés de mousquets. Aujourd’hui, au contraire, le défenseur a à sa disposition la mitrailleuse, à l’exclusion de celui qui donne l’assaut et ce fusil multiplié renforce beaucoup le désavantage de l’assaillant, surtout si, comme c’était toujours le cas naguère, celui-ci n’est armé que du fusil et de la baïonnette. — Jusqu’à quelques mètres de l’ennemi retranché, la baïonnette n’est rien qu’une menace terrible, mais impuissante, et le fil barbelé se rit des menaces. Quant à la balle du fusil, sa trajectoire rectiligne, son « tir tendu, » comme disent les balisticiens, ne lui permet de toucher que ce qui dépasse le talus de la tranchée. Pour tout ce qui est derrière celui-ci, la balle est inoffensive.

Par ces quelques remarques, on s’explique les pertes assez élevées qu’a subies un temps l’infanterie attaquant de vive force les retranchemens ennemis. C’était la mort, la mort glorieuse, mais inutile pour beaucoup, et ceux qui mouraient ainsi n’avaient pas même l’âpre et suprême volupté d’avoir porté aussi des coups mortels. Seuls ceux qui parvenaient à la tranchée adverse avaient cette joie.


Heureusement, aujourd’hui l’héroïsme du fantassin n’est plus exposé autant qu’au début à sombrer impuissant sur les récifs d’acier qui bordent la défense ennemie.

C’est que, par la force douloureuse des choses, on a été amené, d’une part à donner des armes nouvelles à l’infanterie, d’autre part, à ne plus la lancer que sur des positions d’abord « préparées » par l’artillerie, — n’en déplaise au règlement, — et réduites au minimum de nocivité.

L’arme nouvelle qu’on a donnée aux fantassins, c’est la grenade qui fait en quelque sorte de chacun d’eux un artilleur, car la grenade n’est qu’un petit obus à main (en italien d’ailleurs, l’obus s’appelle granata et en allemand granat). La grenade est une bombe en miniature qui éclate en mille fragmens meurtriers dans un assez grand rayon. Il est évident que, dans la lutte à courte distance, elle est bien plus dangereuse que la balle du fusil qui ne traverse qu’un étroit pinceau de l’espace et dont la portée énorme est parfaitement inutile dans la guerre de tranchées. D’autre part et surtout, la balle avec sa trajectoire tendue ne peut toucher les hommes abrités : derrière chaque levée de terre il y a pour la balle un angle mort (c’est ainsi, que, par une singulière ironie linguistique on appelle le seul angle où on soit sûr de n’être pas tué par un projectile). Au contraire, plus d’angle mort avec la grenade : jetée adroitement, elle retombe presque verticalement dans les trous les mieux abrités et les éclats mortels et bondissans reviennent et fauchent tout derrière l’abri fallacieux. Grâce à la grenade, le fantassin qui attaque est dangereux longtemps avant d’aborder la tranchée ; grâce à elle, il peut d’un seul coup mettre hors de combat plusieurs adversaires ; grâce à elle, dans les combats de boyaux, lorsque l’ennemi se défend dans une tranchée dont une partie est déjà conquise, il ne lui suffit plus d’un coude du boyau, d’un épaulement quelconque pour être à l’abri. Partout la grenade le poursuit, comme le furet fait au lapin, dans ses galeries sinueuses. La grenade en un mot a contribué à rétablir les chances du fantassin qui attaque ; elle ne le livre plus désarmé à la gerbe mortelle des mitrailleuses abritées.

Elle a un autre avantage qui plaira aux amans du panache, à ceux qui voudraient justement que le guerrier le plus beau et le plus valeureux fût toujours le vainqueur. Dans cette guerre où la valeur des machines balance toujours et prime souvent celle des hommes, la grenade met superbement en relief les qualités de cœur et de muscles qui jadis empanachaient la bataille. Pour lancer la grenade avec une adroite précision, il faut des jarrets, et de ce jarret moral : la décision. Le grenadier d’aujourd’hui a dans l’action toute la vigueur élégante, tout le galbe harmonieux qui poétisaient le discobole antique.

Ainsi est ressuscité le prestige d’une arme qu’on croyait morte et dont l’histoire est curieuse. C’est Sa Majesté Louis Quatorzième qui institua les grenadiers : elle avait l’art de choisir et d’écouter les « compétences » et dans l’art militaire elle eut aussi son Molière qui fut Vauban ; les grenadiers étaient d’abord chargés de lancer les grenades, et ceci était une conséquence du rôle important qu’avait pris le retranchement avec Vauban. Mais bientôt après, elles furent abandonnées. Les grenadiers ne furent plus que des soldats d’élite d’infanterie, et ils n’eurent plus d’autres grenades que celles, anodines et dorées, qui ornaient leurs buffleteries. Grenadiers sans grenades aussi, ceux de l’épopée impériale. Ce mot avait tout à fait perdu son sens et cette fonction son organe. — Il a fallu un de ces retours fréquens de l’histoire, — car la marche du progrès est sinusoïdale comme les méandres d’un fleuve, — pour rendre dans la grande guerre des peuples la grenade aux grenadiers.

A l’heure présente, les grenades employées de part et d’autre de la barricade peuvent se ramener à quelques types très simples, pesant quelques centaines de grammes, contenant quelques décigrammes d’explosif, — généralement de cheddite chez nous, — et qu’un grenadier exercé peut jeter jusqu’à une quarantaine de mètres avec beaucoup de justesse. De même qu’on a des obus percutans et fusans, on a des grenades percutantes et des grenades fusantes. Les premières sont faites de manière à éclater au moment où elles touchent le but, les fusantes de façon à n’éclater qu’un certain nombre de secondes après qu’on a mis le feu à une mèche lente, ce qu’on fait en déclenchant un percuteur au moment du lancement. Les unes et les autres ont leurs avantages comme les obus percutans et les fusans mais on a, avec raison, une tendance à préférer les grenades fusantes parce que celles-ci, même si elles ne tombent pas dans la tranchée, peuvent souvent y rouler ensuite et éclater en temps voulu, tandis que les grenades percutantes n’éclatent qu’au point de chute.

Chose curieuse : la plupart des grenades employées par nos ennemis et par nous-mêmes n’ont plus du tout la forme sphérique du fruit qui, à l’origine leur a donné son nom. Par leur forme généralement ovoïde, par leur surface notre et striée de rainures, qui assureront une fragmentation systématique, elles ne ressemblent plus guère au doux fruit africain dont on tire ce sirop cher aux petits enfans. Nos poilus appellent avec assez de pittoresque exactitude « grenades-citrons » ces engins ovoïdes : étranges fruits bâtards que n’avaient point catalogués les botanistes !

Quant aux grenades à fusil que les Boches lancent comme nous avec le fusil de guerre chargé à blanc et qui portent à plusieurs centaines de mètres, elles étaient employées déjà au XVIIIe siècle. On les lançait même alors parfois à la pelle. Aujourd’hui on se contente, si j’ose dire, de les fabriquer « à la pelle. » C’est en effet par centaines de mille chaque jour qu’on les produit en France, en Angleterre… et aussi en Allemagne.

Qu’on me pardonne de m’être étendu quelque peu sur le rôle de la grenade, mais cela ne m’écarte point de mon sujet qui est l’artillerie, bien au contraire. En devenant grenadiers, les fantassins sont devenus en quelque sorte artilleurs, puisque chacun d’eux lance maintenant de petits obus explosifs.

Et puis il y a quelque chose d’attachant, il y a je ne sais quel parfum vieille France dans le nom même et dans le geste semeur de nos grenadiers. Ceux qui, du matin au soir… ou plutôt du matin au matin, émoustillent d’un bras rapide le Boche dans ses repaires sont donc un peu les frères, par la hardiesse, de ce grenadier dont Racine, alors qu’il était correspondant de guerre, nous a dit les exploits et qui s’appelait « Sans-Raison, » ce qui est un bien joli nom pour un grenadier.


Tandis qu’au début de la campagne l’infanterie marcha contre les tranchées presque sans liaison avec l’artillerie, tandis qu’ensuite elle n’attaqua plus sans avoir été précédée d’une « préparation d’artillerie » très intense qui durait quelques minutes, aujourd’hui c’est pendant des heures, pendant des jours qu’on bombarde avant de lancer le fantassin à l’assaut.

Telles sont les trois phases successives qui caractérisent jusqu’ici l’évolution subie par l’attaque dans cette guerre.

Pendant la première, pour les raisons indiquées plus haut, l’infanterie fut exposée à des pertes inutilement terribles en se lançant sur des positions intactes et abritées. On ne tarda pas à reconnaître la nécessité de désorganiser d’abord peu ou prou ces positions, et c’est ainsi qu’on fit précéder au bout de quelque temps les attaques d’un bombardement déclenché à point nommé avec toute l’intensité possible par toute l’artillerie du secteur. Après un certain nombre de minutes, on arrêtait soudain ce bombardement au moment du départ des vagues d’assaut, ou du moins on le reportait plus loin, on « allongeait le tir, » comme disent les idoines.

On fit d’abord assez court ce bombardement préparatoire pour deux raisons : la première est qu’on ne disposait nulle part de stocks de munitions permettant d’alimenter une dépense à la fois intense et très prolongée de projectiles ; la seconde est qu’une « préparation » soudaine et brève fut, un temps, considérée comme une condition de succès parce que, pensait-on, l’attaque ainsi déclenchée comportait un élément de surprise, tandis qu’une préparation prolongée eût laissé à l’ennemi le temps de se préparer à la résistance, d’amener ses réserves, de tirer sur les nôtres et de contre-battre d’ailleurs notre artillerie.

Malheureusement l’expérience, la cruelle, mais impeccable expérience, démontra bientôt qu’une préparation d’artillerie aussi courte était, surtout avec les faibles calibres presque seuls existans au début de la guerre, incapable de détruire véritablement les nombreuses résilles de fils barbelés et de démolir suffisamment les retranchemens que l’ennemi renforçait d’ailleurs peu à peu en y adjoignant des blindages et des abris profonds, cuirassés d’une épaisse couche de terre et de madriers. Quant à l’effet de surprise, on constata qu’il n’avait pas l’importance escomptée, les points importans des premières lignes étant de part et d’autre continuellement gardés par des hommes déterminés dont quelques-uns munis de mitrailleuses suffisaient, avec la complicité des fils barbelés, à arrêter des bataillons entiers. Enfin, pour ce qui est des réserves ennemies, on s’avisa qu’il y avait pour les empêcher de déboucher un meilleur moyen que d’éviter de les prévenir (car avec le téléphone on est vite prévenu), c’est le tir de barrage.

Qu’est-ce donc que ce tir particulier dont l’emploi est aujourd’hui mentionné presque chaque jour dans nos communiqués ? C’est, comme son nom l’indique, une sorte de barrage que l’on crée entre deux régions du terrain en envoyant sur la ligne droite idéale qui sépare ces deux régions une rafale continue de projectiles. Ainsi, tandis que dans les tirs ordinaires d’artillerie on vise un objectif déterminé à détruire ou à bouleverser, dans les tirs de barrage on crée seulement, en une zone arbitraire du terrain, une sorte de nappe étroite et mortelle qu’une troupe ne peut traverser sans danger. Le tir de barrage est comme un long détroit de mort creusé soudain entre deux territoires et qui interdit de passer de l’un à l’autre… autrement que dans la barque du nocher Caron.

Tout cela conduisait à cette conclusion inévitable : si l’on voulait attaquer sans gaspiller outre mesure les vies précieuses des fantassins, il fallait à la fois détruire d’abord de fond en comble les réseaux protégeant la ligne ennemie et les retranchemens et abris de cette ligne elle-même avec leurs occupans, et aussi la séparer de ses réserves et de ses ravitaillemens par l’infranchissable rideau mortel et bruissant des tirs de barrage. Mais pour cela il faut une débauche énorme et prolongée, un torrent continu, un ruissellement inépuisable de projectiles, et c’est ainsi qu’est née la tactique nouvelle dont le symbole émouvant et vrai est le cri aujourd’hui célèbre : « Des canons, des munitions ! » dont M. Charles Humbert s’est fait, pour le bien de la patrie, l’éloquent héraut. Aujourd’hui, la tactique ne doit plus être qu’une technique.

Pour occuper en un ou plusieurs points la ligne ennemie, ce qui est le seul moyen de repousser l’Allemand, il fallait naguère sacrifier beaucoup d’hommes, car, des attaquans, une grande proportion, hélas ! tombait en route.

Il en a fallu moins lorsqu’on a compris que l’on ne devait attaquer qu’une ligne désorganisée ; il n’en faudra plus guère lorsque l’artillerie aura, — cela s’est déjà vu sur la Somme et tout récemment lorsque nous avons repris Douaumont et Vaux. — assez bouleversé et dépeuplé le terrain pour que l’assaillant puisse l’occuper sans coup férir, le fusil en bandoulière et la cigarette aux lèvres. — Il faut qu’on en arrive là bientôt et partout, il le faut, car le noble sang de France doit être économisé à tout prix, car il faut pour faire un obus quelques heures à peine, pour faire un canon quelques jours et quelque argent, tandis que pour faire un soldat français il faut vingt ans de tendres soins, d’affectueuses angoisses, de leçons et de peines… Que dis-je ! il a fallu des siècles de fine civilisation, de délicate patine cérébrale, de mœurs douces et de légère raison concentrées lentement dans nos trop rares familles. Qui oserait balancer quand il s’agit, pour conserver à la planète cette chose unique et charmante, de puiser dans les bourses et les usines, n’importe où ?

Le jour où, selon nos vœux, nous aurons assez d’engins pour que nos poilus n’avancent plus jamais que sur un terrain d’abord conquis par l’artillerie, ce jour-là certaines théories seront battues en brèche, mais on aura épargné le plus précieux des trésors humains. Il faut qu’on en arrive à ce jour où l’infanterie sera encore la reine des batailles…, mais une reine qui règne et ne gouverne pas.

Et quand viendra ce moment, les R. V. F. seront moins fréquemment nécessaires pendant la bataille… Ces initiales, peintes d’abord sur les autobus parisiens mobilisés et devenus transports de boucherie, veulent dire : « Ravitaillement en viande fraîche. » Par extension, les poilus, qui aiment à ironiser sur eux-mêmes et ne se croient point tenus à la gravité pudique de ceux qui ne risquent rien, ont pris l’habitude d’appeler R. V. F. les renforts apportés dans l’action par les camions automobiles servant au transport des réserves.

Certains préjugés sont d’ailleurs de ces morts qu’il faut qu’on tue et il s’en faut de beaucoup que les idées pourtant si simples que nous venons d’exposer et qui découlent limpidement de la logique des faits, soient admises sans conteste. Il y a peu de jours, un de nos meilleurs écrivains militaires, M. le colonel Rousset, ancien professeur à l’École de guerre, écrivait ceci à propos de la bataille de Verdun : « Le feu arrête une troupe quelconque et brise son essor, mais il ne fait reculer que les pusillanimes. Pour avoir raison des autres, pour les refouler dans l’offensive comme dans la défensive, il faut le choc ou tout au moins la menace de choc. Et seule l’infanterie est capable de produire l’un ou de dessiner l’autre. L’ultima ratio à la guerre n’est point le canon, malgré sa réputation usurpée, mais l’homme. » — Malgré l’autorité de leur auteur, j’ose ne point souscrire entièrement à ces opinions de l’éminent critique. Tout d’abord, en effet, si le feu de l’artillerie ne fait reculer que les pusillanimes, il peut détruire les autres, ce qui vaut encore mieux que de les mettre en fuite, et alors l’infanterie n’a plus qu’à prendre possession, sans aucun choc de sa part, du terrain dépeuplé de tous ses défenseurs vivans. En fait de choc, il n’en est point de plus vigoureusement efficace que celui de l’acier lancé par le muscle puissant des explosifs. L’expérience du début de la guerre en ce qui nous concerne, la retraite russe de l’an passé, toutes ces choses qui nous ont fourni depuis des causes de redressemens victorieux, ont démontré d’une façon incontestable que la supériorité momentanée qu’eut alors l’armée allemande, était due pour la plus large part à la supériorité de son artillerie qui lui permettait, comme un immense balai, de déblayer à distance le terrain devant sa marche. Le nier sérait précisément faire injure à nos fantassins et à ceux de nos alliés et cela signifierait implicitement que nos hommes et les leurs ne valaient pas, poitrine contre poitrine, ceux de l’ennemi. C’est ainsi qu’à vouloir faire une trop large part au rôle de l’infanterie, on aboutirait à la diminuer.

Il ne s’agit point d’ailleurs dans tout ceci d’instituer une de ces discussions d’école qui n’ont que faire à l’heure où tous les Français mêlent leur sang héroïquement répandu. Il ne s’agit point de contester que l’infanterie est et reste la reine des batailles ; mais le canon en est le roi.

Les Allemands le sentent si bien qu’ils espèrent par une surabondance d’artillerie, alimentée par leur formidable industrie, compenser leur infériorité numérique croissante. Il faut que cela ne soit pas, et cela ne sera pas.

Ceci même nous amène à envisager un autre aspect de la tactique actuelle : dans l’exposé schématique que nous avons esquissé ci-dessus du rôle de l’artillerie, nous n’avons considéré que ce qui se passe d’un côté de la barricade. Mais il est clair que l’adversaire tiendra à user des mêmes moyens, des mêmes tirs destructifs contre les tranchées, des mêmes tirs de barrage à l’arrière de celles-ci contre les réserves et les ravitaillemens. Et alors une nouvelle besogne s’impose, celle d’empêcher l’artillerie ennemie de faire tout ce que fait la nôtre, c’est-à-dire la réduire au silence et à l’impuissance en la contrebattant énergiquement. Nouvelle et essentielle fonction de l’artillerie et qui complète et couronne les précédentes.

Le schéma succinct et fort incomplet que nous venons de tracer suffit à nous faire comprendre quelques-unes des particularités étranges, cent fois répétées, qui caractérisent la bataille actuelle. C’est ainsi que dans les communiqués, — français et ennemis, — on lit continuellement qu’une tranchée prise par l’un des adversaires a été peu après reconquise par une contre-attaque.

Ce curieux va-et-vient de l’assaut, qui se répète continuellement, nous est maintenant facile à comprendre : les grosses densités de bombardement aujourd’hui concentrées en un point rendent celui-ci absolument intenable pour l’adversaire, qui ne peut qu’être tué ou se replier ; l’adversaire vient alors le remplacer après avoir cessé son bombardement, mais il est à son tour bientôt chassé par le bombardement adverse. Mais, me dira-t-on, comment chacun des adversaires peut-il parvenir à la tranchée à occuper à travers les tirs de barrage que l’autre parti ne manque pas de déclencher devant elle quand il a dû l’abandonner ? C’est qu’il est plus facile de traverser un tir de barrage que de rester immobile sous un tir contre tranchées de même intensité : on se mouille moins en traversant seulement la rue quand il pleut, qu’en y stationnant sous l’averse.

De cette brève esquisse, il résulte que la lutte depuis deux ans sur notre front est, si j’ose employer cette image, analogue à celle de deux béliers qui, les cornes contre les cornes, les deux fronts étroitement butés, poussent chacun de l’avant de toute leur énergie. L’interférence de leurs deux efforts n’aboutit d’abord qu’à une épuisante immobilité, jusqu’à ce qu’une dissymétrie dans le heurt de cette double énergie fasse reculer soudain un des combattans et casse d’un seul coup l’équilibre de ses jarrets. C’est ainsi que, sans doute, s’achèvera la lutte quand nous aurons assez de canons et de projectiles pour dominer nettement ceux de l’Allemand. Certes, il a des lignes de défenses successives sur lesquelles il arc-boutera au fur et à mesure son effort de résistance. Ces lignes, il faudra les conquérir « par approximations successives, » comme disent les mathématiciens, mais après, le moment viendra où la bête croulera soudain. D’ici là, il faut patienter et surtout travailler…, car l’Allemand travaille, lui. En somme, nous devons tendre vers le point idéal, — s’il peut être question d’idéal en des matières aussi temporelles ! — où notre infanterie n’aura plus de pertes que par l’artillerie. Ce jour-là, qui n’arrivera peut-être que dans la prochaine guerre, il me semble, — bien qu’il soit toujours hasardeux de vaticiner, — que la lutte se réduira à un combat entre deux artilleries, c’est-à-dire que la victoire sera à celle qui dominera en portée, calibre et repérage : en portée, car celui qui tirera 100 mètres plus loin que l’autre pourra l’atteindre sans être atteint lui-même ; en calibre, car les plus gros canons feront taire les plus petits ; en repérage, car avant tout il faut savoir où est l’artillerie sur laquelle on tire, et toutes les autres supériorités ne sont rien sans celle-ci et sont balancées par elle.


Maintenant que quelques vues synthétiques guident notre incertitude à travers les sinuosités de cette immense ruée de guerre, nous pouvons d’un regard plus clair examiner les rôles et les raisons d’être respectives des divers engins, canons légers et canons lourds, obusiers et mortiers, gros et petits calibres, canons de tranchées, dont la gamme étrangement variée fait qu’aujourd’hui un canonnier complet doit être une sorte de Pic de la Mirandole, ou plutôt, — soyons modeste ! — une façon de Maître Jacques.

La plus continuelle des besognes de l’artillerie est, comme nous avons vu, d’inquiéter et d’empêcher si possible le ravitaillement de la ligne ennemie, ravitaillement en munitions de toutes sortes, — les alimens sont aussi des manières de munitions ; — en matériel et aussi en « matériel humain, » comme disent les stratèges de Berlin. Pour cela, il est indispensable que les batteries soient renseignées exactement sur les temps et lieux de ces ravitaillemens ; comme d’ailleurs elles doivent elles-mêmes n’être pas trop près de la première ligne, par suite des nécessités du défilement, pour éviter d’être trop facilement repérées et trop vulnérables, et aussi pour faciliter les accès de leur propre ravitaillement, il est indispensable qu’elles aient des observateurs avancés qui les renseignent sur leurs objectifs et règlent leur tir.

Ces observateurs se tiennent soit dans les tranchées de première ligne, soit dans des points élevés convenablement choisis. Ils sont l’œil de la batterie, œil situé très en avant, et la batterie est à cet égard un peu comme ces crustacés pédoncules ou podophlalmiques qui portent leur organe visuel au bout d’une longue antenne. Etant donnée la rareté du personnel nécessaire, les meilleurs observateurs de première ligne pour l’artillerie sont encore les fantassins de la tranchée avancée, et c’est ainsi que s’est établie, peu à peu, une « liaison » intime et utile entre les deux armes. Cette liaison du canon avec ses observateurs, on la réalise généralement par téléphone, à moins que l’intensité du bombardement déchiquetant sans cesse les fils sans cesse réparés, oblige comme à Verdun à recourir aux signaux optiques, dont les fusées sont une forme, ou simplement aux coureurs, à ces agens de liaison dont l’héroïsme solitaire est plus beau que celui du coureur de Marathon, car ils n’annoncent pas la victoire, ils la préparent, ils ne courent pas loin d’une mêlée terminée, mais ils se précipitent tête baissée dans l’homicide rideau des tirs de barrage.

Dans la plupart des cas d’ailleurs le téléphone suffit à cette besogne indispensable, et il la réalise mieux que les autres procédés, car lui seul permet la transmission immédiate et explicite des données.

Les Parisiens se souviennent encore de ce petit drame : Au téléphone, qu’Antoine jouait avec tant de sobre émotion et où l’on voyait un mari entendant, au bout du fil, assassiner sa femme. Des drames de ce genre-là, tragiques ou joyeusement macabres, — car la mort des ennemis n’est point une chose pénible, — nous en avons vécu cent fois, plus dramatiques certes encore que celui du théâtre-Antoine. C’est une des sensations les plus étrangement modernes de cette guerre, une de celles que le canonnier savoure avec le plus de raffinement, que de participer aux effets mortels du canon, par la voix, grâce à quoi l’on est présent là où on n’est point. Dans l’obscurité amplificatrice de la « cagna » téléphonique, il semble qu’on voie mieux les choses qu’un entend au bout du fil que si on les voyait vraiment, car l’imagination ailée les pare de ses irisations rayonnantes, comme fait une puissante lunette qui montre les étoiles plus brillantes qu’à l’œil nu et esthétiquement déformées par son achromatisme imparfait.

Grâce à cette télépathie suspendue au fil téléphonique, « au fil mystérieux où nos cœurs sont liés, » nous sommes présens en tous les points de la trajectoire de nos obus, et surtout, au point de chute, là où leur invisible et harmonieuse parabole fait jaillir soudain, au contact du sol brutal, un geyser de terre noire… C’est ainsi que l’idéal heurtant la dure réalité s’achève souvent en un sombre éclaboussement qui aveugle et qui blesse…

Entre ces mille souvenirs de téléphonie balistique dont vibre encore le microphone mental de nos mémoires, en voici un pris au hasard, mais qui synthétise bien ce je ne sais quoi d’inédit, de mystérieux et de fantastique à la manière d’Hoffmann ou de Wells, que la guerre présente doit à la technique scientifique.

C’était devant Saint-Mihiel, quelque part vers le sommet de cette gibbosité du front bordée par la Meuse et qu’on a appelée « la hernie de Saint-Mihiel » [étranges vicissitudes du langage militaire qui permettent qu’on parle de la hernie d’un « front ! » Nous étions là quelques officiers subalternes et jeunes… subalternes parce que jeunes… réunis par une heure de répit à quelques cent mètres de la ligne boche, dans une de ces vieilles fermes si fréquentes dans les sapins de ce pays meusien. Malgré la proximité des lignes et grâce à nos précautions pour n’y faire aucune fumée et aucune lumière visibles, l’ennemi avait renoncé à bombarder cette masure après y avoir lancé quelques obus dont l’un avait fait dans le plafond de la pièce principale un gros trou béant sur le ciel. On se battait ce soir-là dans le secteur. Défilés derrière un pli de terre, nous étions restés un long moment en contemplation devant le paysage étonnant qui étalait devant nous ses formes gorgées de bruits et de lueurs, et où passait en nous frôlant l’aile invisible de la mort. Devant nous le Camp des Romains barrait l’horizon de sa pyramide géante, encerclée à la base comme d’un délicat filigrane par le triple réseau des tranchées allemandes. On voyait nettement, découpé sur le clair de lune, le fort orgueilleux qui, comme un diadème de pierre, couronnait le mont altier. Mais ce fort était désert maintenant, les Boches ne pouvaient s’y maintenir à la vue de nos canons, et le Camp des Romains obéissant à la loi étrange de cette guerre qui veut que généralement les ouvrages fortifiés soient les seuls endroits inoccupés par l’artillerie, ne servait plus qu’à masquer celle que l’ennemi avait entassée derrière lui. Ainsi cette forteresse n’était plus qu’un voile, plus rien qu’un mur derrière lequel il se passait quelque chose.

C’était à droite, au Rois d’Ailly, que l’action se déroulait, et nos âmes vibraient de tous ses échos grondans et surtout de tous ses reflets. Car c’est une chose bien curieuse, et non un des moindres paradoxes de cette guerre, que la nuit on voit beaucoup mieux la bataille que le jour. Le jour, le départ des coups de canon est généralement invisible avec les poudres sans fumée, pourvu que la pièce soit le moins du monde défilée ; quant aux éclatemens, surtout les percutans, leur gerbe de fumée n’est guère visible très loin au soleil. La nuit, au contraire, les lueurs de départ des pièces, lorsqu’elles ne sont pas très profondément défilées, trouent le noir comme des coups de poignard lumineux ; on dirait au bord des crêtes les langues de feu soudain jaillies de mille démons infernaux. Quant à l’explosion des obus à l’arrivée, elle s’accompagne d’un brusque éclatement de lumière qui baigne tout l’horizon d’une cascade de rayons instantanée, et blesse la rétine comme un spasme lumineux. Si on ajoute à ces saccades de lueurs celles, lentes et calmes, des fusées qui au-dessus du sol suspendent leur vol silencieux de comètes ralenties ; si on y ajoute encore les longs panaches divergens des projecteurs qui balaient soudain le noir, se croisent comme des lames de ciseaux et s’éteignent bien vite, — car il ne faut pas laisser à l’ennemi le temps de repérer l’appareil qui les lance, — on comprendra pourquoi la vision est sans doute plus richement impressionnée la nuit que le jour par la bataille. Dans tout cela, ce soir-là, il y avait encore quelques étoiles pâlies par le clair de lune et qu’éclipsait à chaque coup — poignant symbole — la fulgurance des explosions mortelles. Nous qui étions, cette fois, étrangers à la lutte pourtant si proche, nous rêvions à ces choses, et je pensais quant à moi que si autour de ces étoiles lointaines il y avait, dans quelque planète, des astronomes capables, avec leurs lunettes, de voir ces singuliers signaux nocturnes, multipliés sur des centaines de kilomètres vers le 50e degré de latitude de la planète Terre, ils devaient faire à leur sujet des conjectures bien extravagantes. Mais les plaques de neige scintillante, qui tachetaient le Camp des Romains, comme du sucre en poudre une pièce de pâtisserie, nous eussent avertis qu’il faisait très froid, si l’onglée ne s’en était chargée ; comme il n’est pas de rêverie qui s’accommode longtemps de l’inconfort, et que l’ossianisme ne nous était pas commandé par notre service, d’ailleurs achevé ce soir-là, nous rentrâmes dans la ferme.

Nous y faisions depuis un moment en sourdine un peu de musique grâce au concours d’un vieux piano égaré en ces lieux je ne sais comme,… et je crois même que nous avions joué aussi un peu de Beethoven et de Schumann, car la belle musique n’a pas cessé d’être douce aux cerveaux sensibles et équilibrés, quand soudain la sonnerie du téléphone frémit au mur. L’un de nous se précipite : c’est le chef de bataillon X… qui occupe la tranchée de première ligne devant Bisiée, à quelque distance devant nous et qui nous annonce que les Boches sont en train d’opérer leur relève en face dans les tranchées au pied du Camp des Romains. On voit sous la lune complice la longue théorie des fantassins qui monte dans l’étroit chemin et glisse tout le long de la troupe descendante. La voix du chef de bataillon est calme mais un peu tremblante ; pensez donc, quel magnifique objectif ! Vite, trois coups de téléphone successifs de l’un de nous à trois batteries voisines : « Vous avez fait vos réglages sur tel chemin ? oui ? Vous êtes en surveillance sur lui ? oui ? Vite quelques salves sur la relève des Boches que l’infanterie y signale. » Le récepteur raccroché, trois minutes encore s’écoulent, puis soudain douze coups de tonnerre sur nos têtes, douze longs sifflemens, comme d’une bise satanique, et quelques instans après douze bruits plus sourds.

C’est la première salve triple qui fait son œuvre ; après un intervalle où les secondes sont des siècles, le même jeu sonore recommence. Puis, une fois encore. C’est fini maintenant. Un coup de téléphone du commandant X…, tout joyeux, nous annonce que tout a bien marché : il voit les fantassins allemands couchés par tas et par douzaines dans le chemin creux où ils ont été surpris. La bonne mélinite a fait sa besogne et plus d’un ne connaîtra plus jamais les grâces blondes de sa Gretchen, ni les grâces, brunes de la lourde bière germanique. Mais aussi, qu’avaient-ils à chercher aventure si loin de chez eux ? Puis, l’e récepteur raccroché avec amour, comme on raccroche au râtelier un bon fusil après la chasse, nous reprenons notre musique… et je crois même que nous jouâmes encore un peu de Beethoven et de Schumann…

Et voilà une de ces petites choses qu’on vit cent fois tous les jours sur la ligne du feu, et qui sont riches de sensations neuves et toutes fleuries de suggestives pensées. En ce pays meusien, tout cela est imprégné en outre de je ne sais quelle poésie pastorale qu’on ne sent point dans les plaines boueuses et ternes du Nord. Ici, il y a les sapins, sombres et droits comme la vertu, mais sous lesquels la mousse est si douce aux citadins devenus guerriers et déshabitués du velours ; il y a le givre diamanté, il y a jusqu’au nom même des villages… Kœur-la-Grande, Kœur-la-Petite, étranges et tendres, avec quelque chose de gaélique ou de Scandinave, et qui contribuent adonner à ces marches de la patrie leur charme mélancolique et prenant.


Par le petit exemple qui précède, on devine combien était nécessaire, combien est précieuse, aujourd’hui qu’elle est complètement réalisée, la liaison intime de l’artillerie et de l’infanterie. Le synchronisme que cette liaison établit entre les diverses armes a doublé l’efficacité de chacune, car, à la guerre surtout, l’union fait la force ; si aujourd’hui le canonnier et le fantassin s’aiment et s’estiment, si au cantonnement l’un est toujours sur de trouver chez l’autre l’eau et la paille, qui sont en cette guerre ce que le pain et le sel étaient dans le monde antique, c’est parce qu’ils comprennent tous l’utilité de coordonner leurs rôles disparates. Contrairement à ce que certains pensaient naguère, « chacun pour soi et Dieu pour tous » n’est pas la devise des victorieux, et il n’y a pas entre les armes de « liaisons dangereuses. »

L’artillerie met d’ailleurs aujourd’hui elle-même des observateurs dans les tranchées avancées ; mais comme son personnel est limité, elle continue à utiliser aussi ceux de la « ligne. » La fusion des âmes du canonnier et du fantassin en un amalgame inoxydable s’est complétée le jour où l’artillerie elle-même s’est transportée dans les tranchées, le jour où l’infanterie a eu ses canons à elle, près d’elle. L’artillerie de tranchée, dont je voudrais expliquer maintenant le rôle et l’importance, est servie par des canonniers, mais « liée » à l’infanterie.

Un naturaliste, tombé soudain de la lune et qui étudierait la faune qui voltige dans l’air du côté de nos marches de l’Est, ferait des remarques bien imprévues. A côté des légères libellules, des moustiques musicaux, des oiseaux, que le canon n’a point chassés, ni le Lebel, car il les terrorisait moins que le fusil de chasse, il y verrait passer dans la brise d’étranges et gigantesques scarabées métalliques qui planent un instant silencieusement sur leurs ailes d’acier, puis s’écrasent au sol avec un grand fracas ; ce sont les « torpilles aériennes » que notre artillerie de tranchée déverse copieusement sur l’Allemand, ou plutôt sur le Boche. Ce dernier mot, qui chiffonnait certaines oreilles délicates et apparemment encore mal adaptées au son du canon, peut être en effet employé sans vergogne depuis que le Journal officiel, publiant la citation de Jacquet assassiné comme on sait, à Lille, l’a intronisé officiellement, il y a peu, dans la langue.

La torpille aérienne est, comme sa sœur marine dont la forme oblongue et fuselée est analogue, chargée d’une grande quantité d’explosif, et comme elle munie d’ailettes qui assurent sa direction, l’empêchent de culbuter et la font tomber sur la pointe. Elle est lancée suivant ses dimensions, par divers légers canons de tranchée, dont le calibre varie de 58 millimètres à 340 millimètres. On a d’ailleurs utilisé beaucoup, lors des improvisations du début, pour le lancement de bombes de tranchées à tranchées, les vieux crapouillots qui, depuis Louis-Philippe, se morfondaient dans les arsenaux, attendant, comme la Belle au Bois Dormant, un réveil qui devait être tonitruant. Le grand Carnot semble avoir prévu tout cela lorsqu’il écrivait en 1812 « qu’il est possible d’employer efficacement des armes en usage chez les anciens, et dont on ne se sert pas depuis longtemps. »

Ce qui a rendu possible et nécessaire la résurrection de ces vieux et modestes engins à feu et la naissance de leurs jeunes rivales, les nouvelles pièces de tranchée, c’est la proximité des tranchées adverses. Si, pour tirer sur l’artillerie qui est toujours assez éloignée ou sur les cantonnemens et ravitaillemens ennemis, il faut des canons à longue portée, en revanche, on pourra, de tranchée à tranchée, envoyer des tonnes d’explosifs avec des moyens bien plus faibles. En effet, les canons sont lourds parce qu’ils sont longs et parce qu’ils sont épais ; il faut qu’ils le soient, comme nous le verrons, pour envoyer leurs projectiles loin, et pour résister à la forte pression de la poudre nécessaire pour obtenir leur portée. Au contraire, pour envoyer un projectile, toutes choses égales d’ailleurs, à quelques dizaines et même quelques centaines de mètres, il suffit de charges de poudre beaucoup plus faibles. Pour prendre un exemple classique, notre vieux canon de 155 C, modèle 1881, tire son projectile dans les mêmes conditions à 5 600 mètres, avec une charge de 1 100 grammes de poudre, et à 1 900 mètres seulement, lorsque la charge n’est que de 400 grammes. La vitesse initiale, qui était de 280 mètres à la seconde dans le premier cas, n’est plus que de 149 mètres dans le deuxième. Par conséquent, si on n’a besoin que de faibles portées, on peut employer un canon beaucoup moins long et à parois bien moins épaisses, par conséquent bien plus léger. Le recul beaucoup moindre ne nécessite plus alors de mécanismes délicats pesans et encombrans. Vu la faible distance des objectifs, les appareils de pointage peuvent être allégés et simplifiés. Pour toutes ces raisons, les canons de tranchée sont, pour un projectile contenant un poids donné d’explosif, infiniment moins lourds que les canons proprement dits.

C’est ainsi que la bombe à ailettes que lance notre petit canon de tranchée de 58 millimètres contient 4 kilos d’explosif, c’est-à-dire à peu près autant que l’obus en fonte aciérée de notre bon vieux canon de 155. Or le canon de 58 pèse à peine 180 kilos » tandis que le 155 pèse sur son affût 5 700 kilos ! Il est vrai que le premier ne porte son projectile qu’à environ 400 mètres, tandis que le 155 envoie aisément le sien à 11 kilomètres. On ne peut pas tout réunir, et il n’est pas, même à la guerre, de panacée universelle.

Si d’ailleurs les canons de tranchée peuvent envoyer des charges d’explosif aussi fortes que les canons lourds et longs, ce n’est pas seulement à cause de leur portée plus faible. C’est pour une autre raison encore : non seulement la faible vitesse initiale de leur projectile permet d’alléger les parois du canon, mais elle permet d’amincir aussi celles du projectile. Pour résister à la violente percussion des canons longs et à sa rotation rapide dans l’air qui produit une force centrifuge violente tendant à le rompre, l’obus ordinaire doit avoir des parois épaisses et résistantes. Cette nécessité n’existe pas avec les projectiles de tranchée ; ainsi le projectile du 58 qui contient 4 kilos d’explosif ne pèse que 10 kilos, tandis que l’obus de 155, qui contient à peu près la même charge, pèse, à cause de ses parois bien plus épaisses, près de 44 kilos, près de trois fois plus !

On peut se demander enfin comment un canon de petit calibre comme le 58 millimètres (où l’on ne pourrait pas introduire la main) peut lancer des projectiles aussi gros que celui dont nous venons de parler, — et il en lance de bien plus gros encore. La raison en est simple : avec ces petits canons on lance des torpilles dont le diamètre dépasse beaucoup celui de la pièce parce qu’ils n’entrent pas dans l’âme de celle-ci et n’y pénètrent que par un mince appendice fixé à leur partie arrière. Si on veut me permettre cette comparaison, les petits canons de tranchée propulsent les grosses torpilles à ailettes par le même dispositif qui est réalisé dans le fusil « Eurêka, » bien connu des enfans, et où l’on voit une tige de bois enfoncée dans le fusil servir de queue à la balle en caoutchouc beaucoup plus grosse, qui émerge de l’arme. C’est un des motifs pour lesquels les canons de tranchée sont chargés par la bouche, et non par la culasse, comme leurs grands frères. Tous les mortiers de tranchée ne sont d’ailleurs pas identiques à cet égard, et il en est, — surtout les plus gros, — où le projectile s’enfonce tout entier dans l’âme.

Le poids relativement minime des canons de tranchée leur donne sur les gros cet avantage qu’ils peuvent être bien plus facilement déplacés et abrités, c’est-à-dire qu’ils échappent mieux au repérage. Enfin cette artillerie nouvelle a cette qualité précieuse que ses projectiles peuvent être chargés avec des explosifs très sensibles, — nous allons voir pourquoi, — ce qui multiplie notre productivité en explosifs et permet de réserver exclusivement aux obus la fabrication des explosifs stables, ce qui est d’un grand prix, étant donné la rareté des matières premières nécessaires.

Cette différence est due à la force d’inertie qui bride et freine les mouvemens de la matière et aussi, hélas ! ceux de l’humaine espèce et qui est, en vérité, la plus grande force du monde. Pourtant le bon Jules Verne l’avait oublié lorsque, voulant envoyer ses héros dans la lune, il ne trouva rien de mieux que de les confier à l’obus du « Columbia » : il n’avait, hélas ! négligé qu’une chose, c’est que le départ du coup eût aplati comme galettes les voyageurs au fond du projectile interastral, en vertu de la même force d’inertie qui, lorsqu’un wagon démarre brusquement, vous projette soudain en arrière.

Cette force, l’explosif enfermé dans le ventre des obus la subit lui aussi. Quand on tire un obus de 75, l’explosif inclus est pressé par l’inertie sur le fond de l’obus avec une force de 600 kilos par centimètre carré qui tend à l’écraser. C’est pour cela que, pendant si longtemps, on n’avait rien trouvé de mieux que la vieille poudre noire, peu brisante, mais stable, pour charger les obus. Les explosifs plus puissans, la dynamite, le coton-poudre, subissaient, à cause de l’inertie, un choc au départ du coup qui produisait des éclatemens prématurés. On croyait alors que les explosifs étaient d’autant plus puissans qu’ils étaient plus sensibles. La découverte de Turpin a été précisément de montrer qu’il n’en est rien et de trouver dans l’acide picrique fondu un explosif à la fois très puissant et peu sensible. Il est même si peu sensible qu’on peut écraser sans danger un bloc de mélinite sous un marteau pilon et qu’il a fallu pour faire éclater les obus a mélinite imaginer des amorçages, des détonateurs spéciaux, qui, au point de chute, réveillent de son profond sommeil leur terrible puissance. Aujourd’hui tous les explosifs employés dans les obus des belligérans, — car, naturellement, la mélinite a été copiée partout, — sont fondés sur ces principes qui rendent inoffensif le choc au départ des explosifs nitrés. Ceux-ci, la mélinite notamment, ont parmi leurs constituans des matières premières relativement rares — étant donnée la consommation fantastique du front — comme les nitrates et divers produits de la distillation de la houille.

Les explosifs chlorates diffèrent des nitrés en ce que l’agent comburant, celui qui brûle l’explosif comme l’air brûle le gaz d’éclairage, est un chlorate et non un nitrate. Berthollet avait fait sous la Révolution la première étude sérieuse des explosifs chlorates. Mais il y fallut bientôt renoncer pour les usages de guerre à cause de leur foudroyante instabilité, de leur sensibilité extrême au moindre choc, à la caresse même d’une barbe de plume, qui causèrent des catastrophes effroyables.

Un chimiste anglais, M. Street, quelque temps avant la guerre, réussit à domestiquer les chlorates si redoutés en les mélangeant à des corps gras, notamment à l’huile de ricin, et c’est ainsi que sont nées les cheddites qui tirent leur nom du village de Cheddes, dans les Alpes, où on les fabriquait en grand, dès avant la guerre, pour l’industrie, à cause des facilités que les chutes d’eau fournissaient pour l’électrolyse et la fabrication des chlorates. Je dis les cheddites, car il en est de différentes compositions.

Eh bien ! ces explosifs et d’autres analogues que la prudence interdit d’employer dans les obus à grandes vitesses initiales, ont trouvé un débouché inépuisable dans les projectiles de tranchée. J’ai cru devoir m’étendre un peu sur leur compte, car il ne faut point perdre de vue que c’est en dernière analyse l’explosif scellé dans le projectile qui est l’arme efficace et vraie, l’ultima ratio de l’artilleur. Certes les flancs du vase d’acier qui porte à son but le précieux philtre de mort, certes la forme et la nature du tube qui lance ce vase d’acier ne sont point négligeables, mais après tout ils ne sont que les humbles supports de l’explosif-roi. C’est lui qui est leur cœur et leur âme, et leurs formes, nous l’avons vu déjà, peuvent varier beaucoup sans que ses effets à lui soient moindres :


Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse…


Pour achever ce tableau, il nous faudrait donner quelques précisions sur la construction de ces engins de tranchée. On comprendra le sentiment qui nous interdit d’en rien faire. Il suffira qu’on sache que la vitesse initiale de leurs bombes est faible, d’une centaine de mètres en moyenne, ce qui permet de suivre aisément dans l’air leur vol menaçant. Quant aux effets produits, ils sont formidables, et cela n’est point pour étonner, puisque certaines de ces bombes renferment près d’un quintal d’explosif, à peu près autant que ce monstrueux obus de 400 que les visiteurs peuvent admirer au vestibule du ministère des munitions et que l’ennemi a pu voir d’encore plus près sur la Somme. Qu’il me suffise de dire que la torpille de 40 kilos fait dans le sol un entonnoir de plus de 4 mètres de diamètre et de 1 mètre de profondeur, qu’elle est capable de boucher la tranchée où elle tombe sur une longueur de 4 mètres et que les éclats, au nombre de plusieurs milliers, sont dangereux jusqu’à près de 500 mètres. D’où la nécessité d’être soi-même bien abrité quand on la tire.

Ce n’est pas seulement des canons où l’agent propulseur est la poudre, qui sont utilisés aux tranchées ; il en est d’autres aussi où la propulsion est différente, pneumatique notamment. Il convient d’ailleurs de ne pas oublier que les Boches emploient eux aussi des engins de tranchée très analogues aux nôtres. Tout ce que nous puissions faire, c’est d’en avoir un plus grand nombre qu’eux et mieux approvisionnés.

Un célèbre philosophe a écrit récemment que la guerre actuelle était une lutte de la qualité contre la quantité. Il avait peut-être raison au point de vue des théories ; mais ce ne sont point seulement des systèmes qui s’affrontent aujourd’hui sur la lisière sanglante du front : ce sont des armées, ou plus exactement des armes. Et comme leur qualité de part et d’autre est, il faut l’avouer, à peu près équivalente, c’est une guerre de la quantité contre la quantité que nous faisons. Nous serons vainqueurs parce que nous dominerons quantitativement, parce que nous aurons un plus grand nombre d’engins. Quant aux subtilités qualitatives, elles ne pourront, croyons-nous, refleurir que dans les fraîches plates-bandes de la paix retrouvée.


Mais si les engins de tranchée permettent à bien moins de frais et avec des machines beaucoup plus simples et moins lourdes que les canons de lancer des projectiles équivalens, pourquoi emploie-t-on et fabrique-t-on encore des canons ? Quelle est, à côté de l’artillerie de tranchée, la nécessité de l’autre ? Et dans celle-ci pourquoi l’artillerie lourde a-t-elle pris un rôle qui échappe aux limites d’action de l’artillerie de campagne même multipliée ? C’est ce qu’il me reste à examiner.

Sans parler même de la lenteur relative et de la faible précision de son tir, sans parler de la faible vitesse initiale de ses projectiles qui fait que le coefficient « vitesse, » pourtant si important, n’intervient guère dans leurs effets, il est une faiblesse qui limite étroitement l’action de l’artillerie de tranchée, c’est la petitesse de sa portée utile. Avec elle on ne peut agir qu’à très petite distance. Cela laisse invulnérable tout ce qui est derrière une bande étroite que j’appellerai, si on veut me le permettre, l’épiderme du front ennemi, et cela ne permet pas d’atteindre les voies de ravitaillement qui sont les artères et les veines irriguant ce front, ni les centres nerveux qui commandent ses réactions, postes de commandement, nœuds de chemin de fer, abris des munitions et des réserves.

Seule l’artillerie proprement dite peut porter assez loin et jusqu’en pleine chair dans la masse ennemie le désordre et la mort.

Enfin, dans l’artillerie elle-même, les pièces lourdes se sont, dans cette guerre, montrées d’une efficacité écrasante et bien supérieure à celle des pièces légères de campagne. Lorsque, dernièrement, « Herr Professor » Rausenberger, qui est un des directeurs des usines Krupp, déclarait que les principaux avantages obtenus par ses compatriotes étaient dus à leur supériorité en artillerie lourde, il énonçait un fait incontestable, encore que pas assez prévu. Un professeur allemand est capable de beaucoup de choses, même de dire parfois la vérité. C’est ce qui est arrivé ce jour-là.

Pourquoi un adversaire démuni d’artillerie lourde est-il, comme on dit dans l’élégant jargon des sports, « handicapé » par celui qui en est mieux pourvu ? C’est surtout, — à côté d’autres raisons que nous verrons, — parce que les gros canons tirent beaucoup plus loin, toutes choses égales d’ailleurs, que les petits. C’est-à-dire que, si l’on prend deux canons dont l’un soit la réduction exacte de l’autre, — et qu’on donne à leurs projectiles la même vitesse initiale, — le plus petit portera beaucoup moins loin, et, chose à première vue paradoxale, le projectile lourd du gros canon tombera moins vite sur le sol que le projectile léger du petit.

Pourquoi ? Pour l’expliquer congrûment, il me faudrait appeler à mon secours les théories de la balistique, toutes hérissées d’un réseau barbelé de formules transcendantes. Mais pour les heureux mortels qui n’ont point sucé le lait rance de la déesse Mathématique,


La plupart des cas balistiques
Sont des cas très cabalistiques,


comme écrivait naguère un canonnier-poète de mes amis, qui avait lâché la lyre pour la lunette de pointage.

Donc, et bien que les X n’effraient plus personne depuis que la littérature de guerre a répandu un peu partout et jusque dans les documens officiels cette lettre fatidique qui cache tant de lieux et de gens, je vais tâcher d’expliquer dans le simple langage de tout le monde pourquoi les canons lourds ont une portée plus grande que les autres.

C’est uniquement à cause de la résistance de l’air. Notre fin 75 lance à la vitesse, initiale d’environ 630 mètres à la seconde un obus de 6 kilos et demi à la portée maximum normale d’environ 7 kilomètres. S’il n’y avait pas d’air, il porterait à 28 kilomètres, environ quatre fois plus loin. Comment diminuer cette influence retardatrice de l’air ? En augmentant le poids du projectile. Il est évident, en effet, que si on laisse tomber du haut de la tour Eiffel une boulette de papier et une boulette de plomb de mêmes dimensions, celle-ci arrivera beaucoup plus vite sur le sol, car elle sera moins retardée par l’air. C’est pourquoi la substitution des boulets de fer aux boulets de pierre moins lourds a augmenté beaucoup autrefois la portée des « quanons. » De même, si on lance à la main à une vitesse donnée un petit grain de sable et une pierre, celle-ci portera beaucoup plus loin, parce qu’elle subit moins la résistance de l’air. Celle-ci est, en effet, proportionnelle à la surface de l’objet, et la valeur de cette surface par unité de poids diminue quand le poids augmente. Ainsi la surface d’une balle de plomb sphérique de 8 grammes n’est pas huit fois plus grande que celle d’une balle de 1 gramme, mais seulement quatre fois. C’est pour cela que, bien qu’ayant une vitesse initiale très supérieure, la balle du fusil porte beaucoup moins loin que l’obus du 75, et celui-ci moins loin que les obus des canons lourds. Pour prendre un exemple numérique, supposons un gros obus de 305 millimètres, un obus de 75 millimètres et une balle de shrapnell de 10 grammes, tirés tous trois sous un angle de 5 degrés et avec la même vitesse initiale de 800 mètres à la seconde : le premier portera à 8 500 mètres, le second à 5 000 mètres, la troisième à 550 mètres seulement.

En résumé, le principal avantage des canons lourds tirant des gros obus provient de la résistance de l’air. S’il n’y avait pas d’air autour de la Terre, tous les canons semblables, quelle que soit leur taille, tireraient aussi loin, et l’artillerie lourde aurait beaucoup moins d’importance. Il est vrai qu’alors il n’y aurait pas non plus d’artilleurs, ce qui serait dommage, car dans une tête, casquée ou non, il y a toujours un peu de cette chose divine : la pensée.

Tout cela on le savait, — en théorie, — avant la guerre. Si néanmoins on n’avait pas développé dans tous les pays l’artillerie lourde, c’est d’abord qu’on la considérait comme trop peu mobile pour la guerre à grande vitesse qu’imaginaient certains, doucement endormis dans le bercement fallacieux des précédens napoléoniens. C’est aussi qu’on supposait n’avoir jamais à tirer à des distances très grandes. En effet, pensait-on avec raison, tirer sur des objets tellement éloignés qu’on ne les voit pas est complètement inutile, car un tir doit pouvoir être réglé, donc son objectif vu, un tir non réglé n’étant qu’un gaspillage de poudre aux moineaux. Comme on ne peut guère observer du sol, à l’œil nu, les effets d’un tir à plus de quatre ou cinq kilomètres, on jugeait inutile d’avoir des portées plus grandes.

Ce raisonnement si bien déduit s’est trouvé faux d’abord parce que la guerre, qui devait être rapide dans le temps et dans l’espace, s’est cristallisée, sans respect des théoriciens, dans une longue immobilité, ensuite et surtout si l’officier qui tire ne peut pas voir lui-même à une dizaine de kilomètres et plus où tombent ses projectiles, il a des yeux qui le peuvent voir pour lui. Il a un œil fixe : le ballon observateur, — connu depuis Jemmapes, — et d’où la vue amplifiée par de bonnes lunettes porte à des distances très grandes. Il a surtout un œil mobile, qui peut l’aller voir à sa place : l’avion qui, par signaux optiques ou T. S. F., reste lié à la batterie et permet de régler le tir à des distances insoupçonnées autrefois. L’aéroplane était le complément nécessaire, et, si j’ose dire, le périscope du canon lourd.

Mais, se récrient ceux qui ne veulent pas s’être trompés, nous savions déjà que l’artillerie lourde était essentielle dans la guerre de positions, et si elle s’impose aujourd’hui, c’est uniquement parce que la présente lutte s’est, contre toute attente, figée précisément en guerre de positions. Malheureusement, rien n’est plus faux : si les Franco-Anglais à Charleroi, si les Russes en 1915, si les Serbes, si plus récemment les Roumains dans la Dobroudja durent reculer, malgré des prodiges de vaillance, c’est surtout parce que les Allemands étaient munis de pièces lourdes qui leur permettaient de déblayer le terrain devant eux à grande distance, sans que l’artillerie légère adverse put les atteindre. C’était la lutte en terrain découvert et à distance d’un guerrier muni d’un fusil contre un autre qui n’aurait qu’un revolver. Dans toutes ces affaires, la portée supérieure des projectiles allemands permettait aux troupes du Kaiser de n’avancer que derrière un mouvant rideau de fer mortel, comme derrière un lointain bouclier. Pour ne m’arrêter qu’à l’offensive de Mackensen en Dobroudja, ce sont évidemment ses gros canons seuls qui détruisant, comme l’a remarqué M. Charles Humbert, à plusieurs kilomètres en arrière du front des Roumains, la voie de chemin de fer qui les ravitaillait, disloquant, par-dessus leur artillerie de campagne impuissante, leurs communications, a obligé nos alliés à cette retraite. Dans tout cela il s’agit de guerre, non pas de position, mais au contraire de mouvement, et c’est ainsi que le canon lourd, rendu mobile grâce à la traction mécanique, s’est montré l’arme la plus efficace de la guerre de mouvement. Ses projectiles précèdent comme des fourriers de mort la marche des troupes, les abritant, du même coup, des ripostes impuissantes derrière les arceaux bruissans de leurs gigantesques trajectoires.

L’emploi offensif du canon lourd comme l’emploi défensif du fil barbelé tend à ce but, tenacement recherché par nos ennemis, qui est de détruire mécaniquement à distance l’ennemi sans lui permettre le contact, l’abord direct. Ils ont voulu faire de la guerre, si j’ose employer ce néologisme, une « télédestruction. » Certes cette forme de guerre où la valeur et la force des soldats ne sont que des fétus emportés dans une tempête métallique a quelque chose d’attristant. Mais puisque nous ne pouvons nous y soustraire, elle aura du moins cet avantage qu’en la poussant à notre profit jusqu’à ses dernières limites où nous n’aurons plus de contact avec le Boche que par les terribles rallonges de l’acier, qu’en y conquérant à notre tour la maîtrise, nous pourrons enfin, grâce à elle, épargner le précieux sang de France.

Pour citer quelques exemples connus des portées obtenues avec les canons lourds, il me suffira d’indiquer que notre vieux 155 installé sur des affûts modernes et notre bon 105 à tir rapide tirent couramment jusqu’à 13 kilomètres ; notre ancien canon de 14 centimètres peut dépasser 16 kilomètres, notre canon de 32 centimètres atteint une vingtaine de kilomètres ; quant à nos grands canons de bord, devenus terriens grâce à d’ingénieux affûts, le 305 atteint facilement 20 kilomètres, le 340 peut porter jusqu’à plus de 32 kilomètres, c’est-à-dire presque aussi loin que les canons allemands de 380 qui ont bombardé Dunkerque. Nous avons d’autres types excellens de canons lourds dont on me saura gré de ne pas parler ici. Ce ne sont pas les modèles excellens qui nous manquent ; l’important est d’en multiplier les exemplaires.

Tous ces canons lourds, dont beaucoup sont munis de reculs sur l’affût, sont devenus relativement très mobiles, grâce à d’ingénieux dispositifs, soit qu’on les déplace par tracteurs (A L T, ce qui veut dire : artillerie lourde à tracteurs), ou sur voie ferrée (A L V F), ou seulement attelés (A L A) de chevaux qui sont encore, chaque fois qu’il est possible, le plus souple des tracteurs. Qu’on la classe en artillerie lourde de campagne (A L C), en artillerie lourde de position (A L P), en artillerie lourde à grande puissance (A L G P), il nous suffira de savoir que, par un vigoureux coup de reins, nous sommes en passe de dominer bientôt l’ennemi dans la qualité, sinon encore la quantité totale de nos canons lourds. Les caractéristiques de chaque type importent peu, notre but étant ici non d’une nomenclature technique sans intérêt, mais d’une vue d’ensemble de la question : il n’est pas nécessaire, pour bien comprendre les grandes théories transformistes, de connaître en détail toutes les espèces de phanérogames, de même que réciproquement, hélas ! les minutieuses notions de détail ne suppléent pas toujours à une claire vision panoramique des phénomènes. Si j’ai indiqué ci-dessus quelques-unes des abréviations conventionnelles qui, dans les états-majors, servent à désigner les catégories de canons, c’est que ces désignations énigmatiques qui se multiplient chaque jour, jusque dans les conversations, finiront par faire du langage militaire une série de cryptogrammes pleins d’embûches pour les Champollions de l’avenir. Souhaitons que ce soient là les seules énigmes que cette guerre laisse en suspens.


Il est clair que les avantages de la grande portée des canons lourds ne sont pas moindres dans la guerre de position, qui se poursuit sur notre front, que dans la guerre de mouvement, dont nous avons vu, depuis deux ans et demi, maint exemple. A Verdun, sur la Somme, partout où l’on attaque et où l’on se défend, les canons lourds peuvent seuls inquiéter les ravitaillemens éloignés de l’ennemi, le couper de ses bases par des barrages puissans, démolir ses gares et ses voies ferrées, enfin et surtout contrebattre ses propres batteries à grande portée. Sans eux, celles-ci seraient les maîtresses de la situation, protégées par leur éloignement de la riposte des pièces légères, et de ce fait dispensées même de la précaution de se masquer, comme il arriva lors de la première offensive allemande de Verdun où l’on vit un moment les pièces lourdes ennemies audacieusement installées à ciel ouvert, en des points de l’horizon où nos regards seuls pouvaient les atteindre. Mais on ne reverra plus cela, maintenant que Pétain, puis Nivelle ont passé par là.

Mais il est encore dans la guerre de tranchées, à côté de la grande portée des canons lourds, un autre élément qui leur assure une supériorité : la puissance de leurs projectiles.

Un obus de 53 kilos est-il dans la bataille plus ou moins efficace que dix projectiles de 5 kg. 300 (c’est le poids de notre obus explosif de 73) ? C’est une question qui a été très agitée avant la guerre et lorsque se discutait académiquement la question de l’artillerie. Les uns répondaient par une affirmative absolue, les autres non moins âprement par la négative. La vérité, à mon humble avis, est entre les deux extrêmes, autant que le démontre l’expérience actuelle, et l’expérience, ne l’oublions jamais, prime tout syllogisme pour déceler la vérité. Contre une troupe non abritée, il est évident qu’en moyenne les dix petits projectiles seront plus efficaces que le gros : cela provient de ce que, même tirés par une seule pièce sur une hausse unique, ils subissent, n’étant jamais parfaitement identiques, une certaine dispersion qui leur fait battre une zone bien plus étendue que le gros obus, malgré le rayon d’action assez grand de celui-ci. A fortiori, cela est, si les dix projectiles sont tirés sur des hausses différentes. C’est pour le même motif qu’une mitrailleuse est plus efficace qu’un canon sur une troupe à découvert.

Mais quand donc dans cette guerre a-t-on l’occasion de tirer sur une troupe non abritée ? C’est quand cette troupe attaque, puisque pour avancer elle doit sortir de ses abris. Pour un même poids de projectiles, le canon de campagne, le léger 75, est donc supérieur au canon lourd comme arme défensive.

Mais il n’en est plus de même lorsque l’ennemi est abrité dans des tranchées couvertes ou dans des réduits protégés sous une épaisse couche de terre à plusieurs mètres de profondeur, comme c’est le cas actuellement : un gros obus pourra démolir ces abris et leurs défenseurs, alors que plusieurs petits obus du même poids total les trouveront invulnérables. Cela provient de deux causes : 1° un poids d’un kilo nous tombant sur la tête d’un premier étage, nous brisera immanquablement le crâne ; ce que ne feront pas mille poids d’un gramme tombant successivement de la même hauteur sur le même point ; 2° le gros projectile tombe en un seul point où agit toute sa puissance ; celle des petits projectiles est diffusée par la dispersion du tir, quelque précis qu’il soit. Autrement dit, le gros projectile agit comme un clou qu’on enfonce par sa pointe dans une table, les petits comme si on voulait enfoncer ce clou en posant sa tête plate sur la table. Il est évident que, dans ce cas, il pénétrera beaucoup moins, même si les deux coups de marteau sont de même force.

En résumé, et pour tout dire d’une formule synthétique, l’efficacité supérieure contre les obstacles matériels d’un obus lourd sur un poids total équivalent d’obus plus petits provient de ce que la puissance du premier est concentrée en un point unique du temps et de l’espace.

Parmi les choses paradoxales et imprévues mises en évidence par cette guerre, il n’en est guère de plus contraires aux théories d’école, de plus hétérodoxes que celles que nous venons d’exposer : le souple 75, considéré naguère à cause de sa légère mobilité et de son tir rapide comme l’arme d’attaque par excellence, se trouve être, à la lumière crue des faits, un outil offensif médiocre et l’instrument le plus merveilleux de la défensive. C’est lui qui, sur l’Yser, sur la Marne, et lors de la ruée allemande sur Verdun, a sauvé la situation par son efficacité d’engin d’arrêt. Les mastodontes de l’artillerie lourde qu’on croyait devoir être confinés dans les forteresses se trouvent au contraire être les outils indispensables du mouvement en avant et de l’attaque, ceux sans lesquels celle-ci ne peut être efficacement « préparée. »

Etrange renversement des rôles, étrange culbute des théories aprioristes, et qui doit nous inspirer plus que jamais l’horreur du dogmatisme volatil des systèmes, le respect de l’expérience et du fait !

Et pourtant… en cherchant bien, on trouverait peut-être dans ce paradoxe si nouveau l’odeur surannée qu’ont les fleurs desséchées oubliées dans les pages d’un vieux livre jauni. N’est-ce pas en effet Vauban qui, dans son inédit Traité de la fortification de campagne, a écrit ceci : « Toutes canonnades qui ne peuvent pas nettoyer le derrière des parapets et des épaulemens sont inutiles, attendu qu’elles ne peuvent déplacer les troupes ni par conséquent favoriser l’attaque. »

N’est-ce pas là, saisie en un raccourci prophétique, toute la claire vision des causes qui devaient rendre indispensable l’artillerie lourde pour déplacer les troupes et par conséquent attaquer ?


Cette phrase du grand Vauban nous amène enfin à considérer un dernier aspect du problème de l’artillerie lourde. « Nettoyer le derrière des parapets et des épaulemens » s’obtient non seulement en les détruisant par les « canonnades, » mais aussi en tirant des coups de canon qui, plongeant derrière eux, rendent leur protection fallacieuse et illusoire l’abri qu’ils procuraient à la troupe.

Autrement dit, il faut, dans certains cas, pouvoir tirer derrière des objectifs défilés, troupes ou batteries. Et comme, dans cette guerre, on défile le plus possible les hommes et les canons et les dépôts divers, de matériel, derrière des crêtes ou des plis du terrain, ces cas sont très nombreux. C’est ce qui a amené à créer, à côté des canons lourds à grande portée, à grande vitesse initiale et par conséquent à trajectoire tendue, toute une artillerie lourde à trajectoire courbe, dont les obus retombant aussi près que possible de la verticale sont capables d’atteindre des points très défilés. Cette artillerie lourde spéciale comprend les obusiers et les mortiers qui sont en somme des canons beaucoup plus courts.

Anciennement, du temps de la poudre noire, on était convenu d’appeler obusiers les canons dont la longueur ne dépassait pas dix à douze fois leur calibre, et mortiers ceux dont la longueur n’atteignait pas dix calibres. Mais l’emploi des poudres progressives dites sans fumée, à combustion plus lente, a conduit à augmenter quelque peu les longueurs d’âme des pièces pour obtenir un effet équivalent sur les projectiles. La classification précédente n’est donc plus tout à fait exacte et, pour ne pas risquer de faire éclater son élasticité, nous dirons seulement que les obusiers sont des canons courts et les mortiers des obusiers courts.

Ce qui, par une conséquence naturelle, distingue surtout les canons des obusiers, c’est que les premiers emploient de fortes charges de poudre, ceux-ci des charges faibles. C’est parce que la charge y est faible que la longueur n’a pas besoin d’être très grande pour que toute cette charge ait eu le temps de brûler avant que le projectile ne sorte de la pièce. Cette faible charge a pour effet une médiocre vitesse initiale du projectile et partant une moindre portée. Pour atteindre un objectif donné, l’obusier devra lancer son projectile beaucoup plus haut que le canon, de même que, d’un bout à l’autre d’une large rivière, le bras vigoureux d’un athlète pourra jeter une pierre presque horizontalement, tandis qu’une petite main faible d’enfant devra la lancer très haut pour qu’elle retombe assez loin.

Le projectile de l’obusier arrive donc non plus de plein fouet et presque horizontalement, mais de haut en bas sous un grand angle. De plus, l’obusier tirant très obliquement, — car l’angle sous lequel on tire est voisin de celui sous lequel la trajectoire s’achève, — peut non seulement atteindre des objectifs très défilés, mais se défiler lui-même derrière un pli de terrain mieux et plus bas que le canon. Par exemple, tandis que, pour atteindre\in but placé à six kilomètres, l’obus du 75 ne monte qu’à environ 400 mètres en l’air, celui de certains obusiers montera jusqu’à près de 1 500 mètres, de sorte qu’ils pourraient tirer par-dessus un obstacle de cette hauteur.

Il y a en somme entre l’effet de l’obusier et celui du canon la même différence qu’entre ceux de la grenade et de la balle du fusil.

On voit d’après cela que le tir plongeant des obusiers et des mortiers sera particulièrement efficace contre les abris terminés par une surface horizontale, contre les batteries ou les organisations défensives très défilées et pas trop éloignées, contre les tranchées elles-mêmes au besoin, dont les parapets sont inefficaces contre le tir courbe.

Et à ce propos, un souvenir me revient en mémoire. L’artillerie a rarement le plaisir de voir in anima vili l’effet immédiat de ses projectiles. J’eus pourtant ce plaisir le jour dont il s’agit et où j’observais quelque part en Woëvre, dans une tranchée de première ligne, un tir de 220. Le 220 est un vieux mortier trapu, tassé sur son affût plat, et qui a un peu l’air d’un seau à charbon avec son trou noir et peu profond où l’on voit presque affleurer le museau de l’obus ogival qu’il lance de haut en bas, et dont il dépose comme à la cuiller les 118 kilos de poids, dont 36 kilos d’explosif, dans l’hiatus entr’ouvert des tranchées.

Ce jour-là, nous tirions sur un bout de tranchée que nous avions de bonnes raisons de supposer occupée. La batterie à 2 000 mètres derrière nous ; l’écouteur à l’oreille, le ventre au sol, le regard tendu comme un arc, nous attendons. Et soudain la batterie nous téléphone : « coup parti ! » Nous savons que l’obus a jailli de la pièce avant d’entendre son rugissement, car le son va dans le téléphone neuf cent mille fois plus vite que dans l’air, et nous n’entendrons que dans quelques instans la détonation qui est déjà dans le passé. Instans longs comme des heures et qui tendent plus encore nos mains et nos regards sur l’œil double de la jumelle. Et nous pensons à tout ce qu’évoque ce « coup parti, » aux servans dont les gestes là-bas s’entrelacent harmonieusement ; au tireur, le tire-feu en main, un instant braqué sur ses jarrets guêtres et un peu boueux ; à l’obus volant, à cette masse de fer ceinturée de cuivre, qui véhicule tant de mort potentielle et qui pourtant tout à l’heure éclatera pour nous comme un gros rire sonore et percutant du pays gaulois. Nous pensons à son invisible trajectoire sifflante, courbée en forme de parabole comme celle des comètes. Puis soudain, c’est le « boum » formidable qui nous gifle en passant, puis un gros nuage jaune devant la tranchée boche suivi du croassement énorme de l’éclatement. Deux mots au téléphone pour faire allonger le tir qui était un peu court, et on recommence. Cette fois, c’est bien tapé. Une gerbe confuse vole en l’air, avec les débris du parapet, des piquets de fil de fer et, au milieu de ce brouillard jaune, deux Boches aux contours diffus, on dirait peints par Carrière, bras et jambes largement étendus et courbés, comme des plongeurs.

Ce même jour, j’ai entendu en rentrant au cantonnement un des plus jolis mots qui soient jamais tombés de la rude barbe d’un guerrier français. Comme nous nous abritions un instant derrière les murs pantelans du petit village de X… (à moins que ce ne soit W… ou Z…,) on s’y perd dans cette géographie majuscule, que les Boches « marmitaient » violemment depuis une heure, nous avisâmes un marsouin qui, inexprimablement hirsute, roulait des yeux furibonds derrière le demi-mur où il montait la garde, tout maculé de débris par un obus qui venait d’éclater a deux pas : « Il faut se méfier avec ces s…-là, nous cria-t-il ; ils ne font pas attention où ils tapent ; ils finiraient par vous crever un œil. »

Les effets plongeans des obus de 220 que nous observâmes ce jour-là sont actuellement encore dépassés de beaucoup avec les gros obusiers récens, dont le 400, malgré son projectile de près d’une tonne, n’est pas le plus puissant.

Les effets d’écrasement et de destruction de ces projectiles d’artillerie lourde sont dus, pour une large part, comme dans les engins de tranchée, à leur grande capacité d’explosif, mais aussi à leur poids et à leur forte vitesse restante qui les fait pénétrer très avant dans la terre. Ils sont d’ailleurs munis de fusées plus ou moins retardées qui ne les font éclater qu’une fois cette pénétration achevée. C’est ainsi que, sur la Somme, on est venu à bout des abris boches les mieux protégés. Quant à la puissance mise en jeu, elle est formidable : pour n’en prendre qu’un exemple, l’obus de 540 kilos de notre 340 de marine tombant en un point où sa vitesse est réduite à la moitié de sa vitesse initiale, c’est-à-dire à 400 mètres par seconde, possède encore une force vive capable de lancer un poids de 4 500 kilos à 1 kilomètre de haut ! Comment s’étonner après cela de voir des gros obus lancer à des centaines de mètres des objets d’un poids énorme, projeter comme nous l’avons vu des chevaux entiers jusqu’au sommet des plus grands arbres où leur lamentable carcasse semble celle de quelque hippogriffe tombé là du haut des nues, abattre enfin comme à Vaux, à Douaumont, dans la Somme, des constructions aux murs puissans, si bien que le terrain nivelé comme par un râteau géant n’y semble plus qu’une sorte d’épiderme rasé que les « entonnoirs « criblent comme des pores.

En réalité, dans les chiffres précédens, je n’ai tenu compte que de la force vive mécanique mise en jeu, c’est-à-dire celle qui provient de la masse du projectile et de sa vitesse. Si notre obus de 340 était en métal plein comme les anciens boulets, il aurait à l’arrivée la force vive indiquée ci-dessus ; mais cet obus n’est pas tout en métal ; il contient une charge énorme d’explosif, et la puissance dégagée à l’instant de la chute par celui-ci s’ajoute à la précédente et fait beaucoup plus que la doubler.

Quel est en effet dans les effets destructeurs des obus et dans les entonnoirs qu’ils creusent la part relative du poids et de la vitesse et celle de l’explosif ? On ne possède pas sur cette question de données précises. Mais un raisonnement simple va nous montrer que la puissance de l’explosif est très supérieure en général à la force vive mécanique. Considérons par exemple notre petit obus explosif de 75 ; la charge de mélinite qu’il emporte est plus grande que la charge de poudre qui le chasse, et dont le travail n’est dépensé que pour une moitié à la propulsion de l’obus, le reste étant absorbé par les réactions de la pièce (recul, etc.). Or les puissances totales développées par un gramme de poudre et un gramme de mélinite sont du même ordre de grandeur. Il s’ensuit que la puissance de l’explosif est très supérieure à la force vive de l’obus à la sortie de la pièce, plus de quatre fois d’après le raisonnement précédent ; a fortiori est-elle très supérieure à cette force vive, lorsque l’obus, ayant déjà parcouru une partie de sa trajectoire, sa vitesse est très réduite. C. Q. F. D.

C’est pourquoi les obus en acier auxquels on peut donner une épaisseur de parois plus petite à cause de la résistance supérieure de l’acier à la percussion, sont en principe d’une plus grande capacité d’explosif et d’une plus grande efficacité que les obus en fonte. On arrive ainsi à faire tenir jusqu’à 30 pour 100 de leur poids dans certains obus allongés en acier. Mais l’acier est plus dur et plus difficile à préparer, et si on utilise beaucoup d’obus en fonte, c’est qu’il faut faire flèche de tout bois… de tout fer, veux-je dire.

De tout cela résulte enfin, que si un gros obus est plus efficace que plusieurs petits de même poids total, c’est qu’il peut contenir un volume plus grand d’explosif, l’épaisseur de ses parois, n’étant guère supérieure à celle des petits qui doivent comme lui résister à la percussion, d’où résulte qu’une fraction beaucoup plus grande de son volume reste disponible pour l’explosif. Et c’est pourquoi 500 kilos de gros obus contiennent plus d’explosif que 500 kilos d’obus de petit calibre.

Telles sont brièvement esquissées, autant qu’on peut le faire sans s’enlizer dans des développemens techniques ardus, les principales raisons qui font du canon lourd le maître véritable, le roi de la bataille moderne.

En vérité, lorsqu’on jette sur le passé un de ces coups d’œil qui nous montrent des ondulations monotones et toujours pareilles de l’horizon humain, on voit que dans ces monstrueux et puissans engins qui portent la mort libératrice à des distances énormes, il n’y a rien que l’application perfectionnée d’idées déjà anciennes.

Nos lointains ancêtres, du temps où la guerre n’était qu’une bagatelle et où quelques pauvres centaines d’hommes hors de combat suffisaient à décider du sort des empires, avaient déjà des canons lourds. Dès le XVe siècle, on avait des bombardes lançant des boulets de plusieurs centaines de livres : le gros canon de Gand, fondu vers 1450, lançait un boulet de 360 kilos, et une des bombardes du duc de Bourgogne expédiait à bonne distance des boulets de pierre du poids de 900 livres. Si on a diminué ensuite le volume et le poids des pièces, c’est que les progrès de la balistique ont permis d’obtenir, grâce à une vitesse initiale plus grande, les portées utiles, sans être obligé de recourir aux lourds projectiles qui se jouent mieux de la résistance de l’air.

Si on est revenu aux grosses pièces, c’est en somme surtout parce que les portées utiles ont augmenté, grâce à l’observation aérienne. On a alors combiné la plus grande vitesse initiale avec le plus gros projectile. De là est né le canon lourd présent. Mais il s’en faut qu’on soit encore arrivé à la limite des distances où, avec les moyens actuels, l’artillerie pourrait tirer. Lorsqu’on appliquera aux grosses pièces la vitesse initiale de 1 200 mètres à la seconde, déjà réalisée avec certains canons de marine, on tirera bien plus loin. Même en gardant la vitesse de 900 mètres, lorsqu’on fera des canons longs plus gros que le 340 et le 380, on ira encore plus loin queux, puisque, avec un projectile plus lourd, on se rapprochera de plus en plus de la portée théorique dans le vide qui, avec cette vitesse initiale, est de plus de 80 kilomètres. Nous verrons cela dans la prochaine guerre.


Il n’y a qu’un moyen de venir à bout d’un ennemi qui vous lance de loin mille tonnes d’obus, c’est de lui en rétorquer dix mille de plus loin encore. Comme me l’écrivait, il y a bien longtemps, un des chefs dont la clairvoyante maîtrise s’est imposée au premier rang ; « Cette guerre est une question de tonnes de métal à déverser sur l’ennemi. » Ce mot du général Nivelle doit être enchâssé au centre de toutes nos pensées, jusqu’au jour où l’enclume ennemie se brisera sous le dur marteau de notre acier. La mort s’est trouvée plus douce aux Français que la seule perspective d’une génuflexion devant l’étranger. « Etre Boche ou ne pas être, » a-t-on osé leur dire. Ils ne se laisseront pas broyer entre les deux ignobles mâchoires de ce dilemme teuton. Mais, pour cela, il faut préférer le vouloir au rêve, l’action au vouloir. La Victoire n’est pas de ces petites mijaurées que quelques bouquets de fleurs rhétoriciennes rendent à merci. C’est une rude fille du peuple, musclée et fière : la poudre aux yeux ne l’impressionne que si elle est pyroxylée. Travaillons.


CHARLES NORDMANN.

  1. Voyez la Revue des 17 septembre et 1er novembre 1914, 15 mars et 15 juin et 153 juillet 1915.