Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 7

VII

UN BAL

Il était environ dix heures et demie quand nous pénétrâmes dans un salon d’une dimension fort modeste, où se pressaient à s’étouffer dix fois plus de personnes que ne comportait l’étendue de la pièce.

Un grand nombre de bougies et un lustre éclairaient brillamment la salle, et le coup d’œil, tout d’abord, ne laissa pas que de flatter mes sens. C’était un mélange de nudités, d’étoffes éclatantes, de parures étincelantes, de bijoux et de fleurs ; — des parfums pénétrants se répandaient au milieu de cette chaude atmosphère. J’éprouvai comme un éblouissement ; il fut passager.

Le costume noir des hommes, leur air plus grave et plus compassé que celui d’un prêtre à l’office me firent descendre des hauteurs où j’étais monté, et les désillusions commencèrent, quand je me rapprochai de ce cercle de dames que le coup d’œil d’ensemble m’avait montrées si séduisantes !

Francœur m’observait malicieusement.

— Nous sommes sans doute, lui dis-je, chez un grand personnage, ou du moins chez un homme riche ?

— Vous n’êtes, me répondit-il, que dans un salon bourgeois, section des employés.

— Mais, fis-je, les employés sont d’heureux mortels ; le gouvernement les traite magnifiquement, pour qu’ils se puissent permettre un luxe pareil.

— Erreur, trois fois erreur, aimable Japonais, reprit Francœur ; le maître de cette maison de si opulente apparence, quoique occupant un poste dit supérieur, ne touche pas 4,000 francs d’appointements ; de fortune personnelle, il en a peu ou point ; sa femme est parfaitement mise, comme vous le voyez, et lui-même (Francœur me désignait un gros personnage appuyé sur le chambranle de la cheminée) paraît comblé de toutes les faveurs de la fortune : sa santé est florissante ; sa boutonnière est ornée d’une foule d’ordres, décorations qu’il a bien gagnées, soyez-en sûr, par dix années d’immobilité sur un fauteuil rembourré.

— Il faut, repris-je, qu’on s’attende à quelque banquet à la suite de la danse, car je m’explique de moins en moins la fête que voilà !

— C’est une exposition de petites vanités ! Ne cherchez pas ailleurs le motif de cette réunion. Ce luxe apparent cache bien des misères ! Le sot orgueil de ces victimes de la centralisation et de l’absurde réprobation que leur inspire le commerce, se compense grandement par les mille et une humiliations qu’ils éprouvent chaque jour.

Celui-ci, par exemple, donne par an deux soirées, quelquefois une seule, mais il est obligé d’implorer des bourses pour ses fils ; — quant à ses filles, n’ayant pas de dot, elles n’auront pas de maris.

Sa vie entière n’est qu’un perpétuel calcul d’économie et qu’une incessante poursuite de créanciers. Sa femme est couverte de soie, et lui-même fait honneur à tous les salons. Mais venez demain, vous le trouverez cirant ses bottes pendant que sa femme aide au ménage ; tous deux, déjeunant avec une tasse de café et, le soir, dînant sans vin d’un peu de beurre et de pain dur.

— Comment ! dis-je à Francœur, le gouvernement attire-t-il ces employés à le servir ?

— Il ne les attire point, ils viennent, ils supplient, ils se précipitent ; — ils courent se livrer au char gouvernemental, qui les écrase comme ces fanatiques d’Asie sous le char des divinités hindoues. C’est par centaines de mille qu’il faut compter les postulants ; on a beau prodiguer les difficultés et les entraves, rien n’y fait le nombre augmente ; trois, quatre, cinq années de noviciat stupide et de travail infécond ne rebutent personne ; ils se précipitent, vous dis-je ! Quant à vous expliquer la cause d’une telle aberration d’idée qui fait que tant de personnes intelligentes préfèrent cette existence d’esclave aux jouissances de la vie indépendante que donnent l’industrie, le commerce, l’agriculture, je ne saurais le faire ; je le constate et c’est tout. Aussi débordons-nous de trop plein, lorsque nos colonies désertes voient s’éteindre leurs derniers planteurs ; aussi l’univers, si vaste et si beau, qui provoque les nations voisines, qui les fait grandes, riches, florissantes ; l’univers, avec toutes ses merveilleuses productions, semble fermé à la France.

Francœur allait s’échauffer, je l’arrêtai.

— Nous faisons des études de mœurs, lui dis-je. Quelle est cette dame un peu maigre, mais fort belle, qui valse avec tant d’abandon ?

Mon guide poussa deux mélancoliques soupirs, puis souriant, me répondit :

— Cette femme est belle, c’est vrai ; charmante, j’en sais quelque chose ; mais coquette, et cela gâte tout. Tenez, voyez les regards qu’elle vous jette, elle provoque tous les hommages, accepte tous les soupirs, accapare toutes les adorations ; si votre gravité vous permettait toutes ces évolutions cadencées qui semblent avoir tant de charme pour les gens qui nous entourent, vous sentiriez, non sans émotion, je vous assure, son corps souple et brûlant frémir dans vos bras ; sa main presserait la vôtre, et cet œil noir que vous admirez, plongérait dans vos yeux pour y chercher le chemin de votre cœur ; — vous l’entendriez se plaindre de la banalité de l’amour des hommes, et c’est elle qui présente l’encensoir pour que chacun y jette l’encens ; — elle vous dirait que sa vie n’est qu’un combat, quand c’est elle qui cherche la lutte, heureuse des ravages qu’elle produit et des esprits qu’elle enchaîne ; elle ignore que la modestie est la meilleure des garanties et que le regard d’une femme vertueuse fait baisser les regards les plus audacieux. Avez-vous des femmes coquettes à Yédo ?

— Des femmes coquettes ! fort peu ; mais quand par malheur elles s’avisent de l’être, nous les enfermons.

La plupart des femmes qui nous entouraient avaient le haut du corps presque nu, et, comme j’allais demander à Francœur l’explication de cette coutume bizarre, l’une d’elles passa près de nous souriante et penchée sur son danseur ; elle était outrageusement décolletée !

— C’est la mode, me dit Francœur.

— La mode !

— Oui ; la mode, vertueux Japonais, est une loi qui, chez le peuple le plus spirituel de la terre (c’est nous qui l’affirmons du moins), règle les diverses manières de se bien vêtir.

— De ne pas se vêtir du tout, veux-tu dire ?

— Vous allez voir. Cette loi, plus inconstante que la fortune plus légère que le caprice qui l’inspire, plus tyrannique, plus cruelle que les arrêts d’un sultan d’Afrique, vient on ne sait d’où ; quelques jeunes écervelés, une coquette, une danseuse de corde, une fille libre, l’imposent, et chacun s’y soumet sans murmurer.

Et tenez ! ne faut-il pas à toutes ces femmes une furieuse rage de la suivre — cette mode, — pour étaler ainsi ces épaules osseuses ou ces poitrines si contraires aux proportions des statues antiques ? Ne serait-il pas plus adroit et de meilleur goût de laisser l’œil en suspens plutôt que d’étaler aux lumières tant de difformités ?

Mais revenons à cette femme qui vous étonnait tout à l’heure : elle est connue pour sa piété ; elle est tout en Dieu.

— Pas ici, répliquai-je.

— Ah ! fit mon guide, n’allez pas la juger faussement ; elle sait admirablement allier le plaisir et la religion, voilà tout ; livrée au monde aujourd’hui, demain elle sera tout à l’Église. Elle s’y consacrera avec ferveur : elle est dame de charité, membre de toutes les corporations et fondatrice de plusieurs ordres que je ne saurais vous nommer. Allez la voir et dites-lui que les petits Japonais sont exposés aux pourceaux et que ces jeunes âmes réclament son assistance ; elle réunira quelques bonnes amies, et le directeur spirituel recevra ensuite des sommes que ne toucheront jamais vos petits martyrs.

— Martyrs vous-mêmes ! fis-je avec dépit ; nous n’exposons point nos enfants et nous n’avons de martyrs au Japon que ceux qui violent les lois.

— C’était un exemple, me répondit Francœur ; mais allez dire à cette même femme que son frère se meurt de misère ; qu’il a faim, qu’il a froid, qu’il souffre, en un mot, et qu’il réclame son assistance : « C’est un paresseux, répondra-t-elle, c’est un impie ; qu’il meure dans l’impénitence finale. »

Cette dame de charité se donne pour sainte mission de consoler les malades ; l’autre jour, elle visitait l’hôpital ; passant devant le lit des pauvres délaissées, elle demandait à chacune d’elles la cause de sa souffrance : « Et vous, disait-elle à l’une de ces malheureuses, vous avez un enfant ? — Oui, madame. Et le père, qu’est-il devenu ? — Il m’a abandonnée. — Voilà ce que c’est que la mauvaise conduite ! C’est Dieu qui vous punit, mon enfant. »

Et elle poursuivait ses visites.

Trop de ces femmes savent, par d’habiles compromis, marier les plaisirs et les pratiques religieuses ; Ces pratiques les acquittent à leurs yeux, mais ne les changent pas ; chaque jour les voit retomber dans les mêmes fautes, et Dieu, qu’elles ne prient que du bout des lèvres, ne saurait transformer leur cœur.

En ce moment passa devant nous une jeune fille blanche et rose, ravissante, belle comme une houri dans un rêve d’opium ; elle me rappelait la première femme que j’avais aimée, Lio-Kama de Nagasaki. Son regard modeste, son air enfantin contrastaient avec sa toilette ; elle semblait honteuse d’être si belle et de le faire voir. L’orchestre jouait une valse ; la jeune fille bondit bientôt au bras d’un élégant cavalier ; je la suivais presque enivré. Lorsqu’elle revint auprès de moi, le bras gracieusement arrondi, soutenue par son danseur, je ne pus maîtriser une sorte d’extase : ses épaules gracieuses, frémissantes, palpitantes, me fascinèrent, me subjuguèrent ! Ma foi ! je perdis la tête, mon indignation céda devant ma faiblesse ; aussi, j’ai honte de le dire, j’admirai ! j’oubliai mon âge, ma position, ma gravité, la vertu ; j’admirai, attendant avec une profonde impatience qu’une nouvelle évolution de la belle danseuse me permît de contempler encore tous ses charmes. Quant à Francœur, qui m’observait, il sourit légèrement ; mais si légèrement que ce fût, je compris la leçon ; je rougis et rougis d’autant plus, que d’autres regards, regards lubriques, s’attachaient sur la chaste jeune fille, inconsciente de l’effet produit et, sans doute, en ignorant la cause.

— Voilà la chasse au mariage ! me dit Francœur. La mère, par une négligence étudiée, par un savant oubli, a laissé à la jeune vierge un corsage trop large, une épaulette trop basse, permettant ainsi aux prétendants de fouiller à l’aise et de scruter en public les secrètes beautés de sa fille ; les jeunes gens, les vieillards eux-mêmes peut-être s’enflammeront : le souvenir de cette suave poitrine de dix-huit ans les tiendra éveillés durant le silence des nuits, jusqu’à ce que, dévorés d’amour, ils viennent déposer aux pieds de la mère une demande ardemment souhaitée.

— Et la pudeur ! Français du diable ! fis-je à mon guide, la pudeur !

— Ah ! la pudeur ! la pudeur ! Nous en faisons chez nous ce que vous faites en Orient de vos femmes coquettes, — nous l’enfermons à la maison.