Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 4

IV

AVIGNON, LYON. — ARRIVÉE À PARIS

— Il est grand temps de partir. Eh vite ! Le chemin de fer est implacable ! exclama Francœur en regardant sa montre, et deux à trois coups de fouet furent appliqués sur le dos de notre cheval, qui nous eut bientôt transportés à l’embarcadère.

— Eh ! vite nos billets ! Allons, entrez dans cette salle. Bien. Surveillez vos bagages ! Bon Dieu ! éloignez ces badauds qui nous entourent. Le peuple marseillais sera toujours le même ! Attendez-moi, je reviens.

Francœur se fit de vive force un passage au milieu de la foule et disparut. Un quart d’heure après, je le vis revenir essoufflé et triomphant.

— Allons, s’écria-t-il, grâce à Dieu, voici les billets. Tout est bien qui finit bien. Montons en wagon. Pressons-nous ! La cloche sonne. Il est plus que temps. Suivez-moi. Je vais choisir une caisse.

— Une caisse ! que veux-tu dire, Francœur ?

— Oui, par Dieu ! oui, me répondit mon guide, une caisse. Vous prendrez un coin et j’occuperai l’autre. Le voyageur est un colis à deux jambes. L’ignorez-vous ? Allons, montez !

Et Francœur me poussa dans un compartiment et m’y installa.

— Maintenant, me dit-il, qu’il vienne princes, rois, marquises ou duchesses, nous ne bougerons pas.

— Mais, repris-je, la galanterie ne voudrait-elle pas que nous cédassions les meilleures places aux dames ? Ne craignez-vous pas de vous attirer quelque fâcheuse affaire ?

— Comment ? Qui a dit cela ?

— Certain petit livre traitant des mœurs européennes. J’y vois que les deux plus belles qualités françaises sont la politesse et le courage. Que la galanterie veut que les hommes abandonnent partout aux dames la préséance, et que, si l’on vient à manquer à cette règle de la plus simple politesse, le premier seigneur venu est en droit de vous rappeler à votre devoir en mettant l’épée à la main.

— Ta ! ta ! ta ! Candide docteur, me répondit en riant Francœur, votre livre fut parfait, mais il radote aujourd’hui. Autre temps, autres mœeurs. Les idées de 89, les droits de l’homme, les principes anglo-américains, 1830, le besoin d’égalité éclatant en 1848, ont changé toutes ces vieilles prérogatives. La grammaire, qui a force de loi, a dit : Le masculin est plus noble que le féminin, et, vive Dieu ! nous fumons, crachons, jurons, ronflons devant les dames, qui, à tout prendre, nous aiment autant que par le passé. La galanterie a été tuée à bout portant par la jeune génération, c’est juste, mais l’indépendance de l’homme vis-à-vis de la femme est née le jour de ses funérailles. C’est là le plus clair bénéfice de soixante années d’insurrections, d’émeutes et de révolutions !

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À quelques centaines de ris plus au nord, Francœur se mit à la portière et signala à l’horizon la ville d’Avignon.

— Voilà, me dit-il, une bonne cité qui a vu bien des miracles. L’un est la construction de son pont par un jeune pâtre qui commença par se moquer d’un pieux évêque et souleva ensuite un énorme rocher du bout des doigts. L’autre et le plus fameux, c’est la présence des papes qui régnèrent bel et bien temporellement sur quelques millions d’âmes. Aujourd’hui il ferait beau voir de pareilles prétentions. Nous aimons même trop l’indépendance pour ne pas gémir sur le sort des malheureux qui subissent en Italie le despotisme d’un homme portant tiare à la tête et mules aux pieds. Car, compatissant docteur, sachez qu’il est encore dans la Campagne de Rome six à sept cent mille citoyens qui se laissent à la fois commander et bénir. C’est grotesque, navrant et bouffon, n’est-il pas vrai ?

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J’ai rarement vu le bon Francœur plus animé.

Je dois dire, en toute conscience, que la gravité des motifs qu’il allègue contre la papauté ne m’a pas saisi tout d’abord. Il me semble qu’au fond de tout cela il est des ambitieux qui souhaitent de renverser une couronne pour s’en emparer, et des milliers de gens naïfs qui les acclament sans trop savoir ce qu’ils font. — Le gouvernement de Sa Majesté le pape est, hélas ! un gouvernement ! — c’est tout dire. — S’il fallait repousser tous les souverains parce qu’ils ne s’acquittent pas habilement de leur rôle, la carte du monde entier serait bouleversée. — Ce que je vois de plus positif dans cette affaire, c’est que la religion catholique souffre cruellement et s’éteint. Aussi je compte bien introduire le bouddhisme en Occident. Rentré au Japon, j’engagerai plusieurs bonzes à venir prêcher en Europe ; je leur prédis du succès, car, à la marche que prennent les choses, il n’y aura bientôt plus de culte dans une partie de l’ancien continent. Le peuple français, qui est à l’avant-garde du progrès, s’est prononcé nettement ; quelques illustres personnages encouragent la nation à persévérer dans cette voie. Gloire céleste ! Confucius et Bouddha vont faire le tour du monde et s’implanter dans cet Occident, hier si orgueilleux de sa religion chrétienne ! Pour le moment, ceux qui détruisent ne songent guère à reconstruire. Rien ne s’élève à la place de ce que l’on abat ; partout une complète indifférence. L’occasion est donc favorable ; accourez, lamas, bonzes et talapoins !

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Arrivés à Lyon, nous visitâmes, Francœur et moi, les quartiers, les quais, les monuments principaux.

— Eh bien ! me dit mon guide, que pensez-vous de la physionomie de cette cité ? Vous paraît-elle heureuse ou misérable, austère ou corrompue, indolente ou active ?

— Je la suppose, répliquai-je, riche et pauvre, dévote et dépravée, travailleuse et lente tout à la fois.

— Bien jugé ! reprit Francœur. Lyon est en réalité une ville pauvre, parce que les ressources de son commerce reposent sur le luxe. Elle ressemble à ces personnes hydropiques qui, par le fait même de leur maladie, semblent grasses et bien portantes. L’ouvrier est en général ici laborieux, mais facile à entraîner ; émeutier dans l’occasion, malpropre par habitude, routinier, triste et soucieux par tempérament. Les maîtres qui les dirigent sont calculateurs, réservés, mystiques plutôt que religieux. Ils ont du goût pour les arts qui mènent à la fortune et comprennent le beau dans l’industrie, parce qu’ils y trouvent leur intérêt.

La seconde ville de France étudiée, nous songeâmes à gagner Paris. Ce que nous ne tardâmes pas à faire. Huit heures après notre départ, nous touchions aux limites de la capitale.

De loin, le murmure de la grande cité, pareil au grondement sourd d’un monstre gigantesque, vient frapper l’oreille. Des milliers de cheminées, grandes comme des tours, se pressent dans les faubourgs et promènent sur l’horizon des bandes noirâtres de fumée. Le bruit discordant des usines et des forges retentit de toutes parts. Du sein des fournaises jaillissent des étincelles. Le fer se ploie, se retourne comme la pâte sous les coups réitérés des marteaux et des machines.

Les grandes villes sont toutes entourées d’une ceinture où s’agglomère la lie de la population, sorte de bave infecte rejetée au dehors. Paris n’échappe pas à la règle. Une sombre couronne de quartiers où la misère et le vice s’entassent pêle-mêle l’enveloppe comme d’une muraille. La gangrène a également mordu au cœur la grande capitale. C’est dans les parages du centre que l’amour prend ses allures les plus ignobles ; par une étrangeté du sort, les parias de la société gravitaient encore hier à peu de distance du palais où la justice frappe chaque jour le crime de ses condamnations. On aurait dit qu’une puissance vertigineuse attirait ces malheureux près du gouffre qui devait les engloutir. L’intérieur de Paris ayant été rasé, tous ces bouges sont tombés. À leur place s’élèvent de belles maisons qui seront sans doute habitées par les juges des hommes et par les représentants de Dieu sur la terre !

En entrant dans Paris, ce qui me frappa surtout, ce fut l’air de volupté, l’atmosphère de plaisirs profanes qu’on y respire à pleins poumons. Heureux peuple que celui de France, parce qu’il oublie tout et ne prévoit rien !