Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 10

X

LES MUSÉES DE PARIS

Cette correspondance terminée, j’eus hâte de m’initier de plus en plus aux mystères de la vie parisienne.

Dès les premiers jours de mon installation, Francœur m’avait montré les principaux monuments et les grands édifices. Mes yeux émerveillés s’étaient portés sur un vaste palais que les souverains habitent et qui a été, dit-on, témoin des événements les plus divers et les plus tragiques. On m’en a raconté un nombre considérable : mais ma mémoire ne les a que faiblement retenus. Je me souviens seulement qu’il y a dans cette histoire beaucoup de sang versé, beaucoup de trahison et d’infamie.

Tout près du palais, sont logés, dans un ensemble spacieux de bâtiments, des soldats, des artisans, des domestiques et de petits employés. Ce palais ressemble au daïri du mikado.

Un édifice carré joint à ce bâtiment renferme des curiosités qui ont un prix inestimable. Nous parcourûmes des salles pleines de statues. Je fus, je l’avoue, de prime abord un peu révolté du goût du public : en effet, toutes les fois que des personnages d’une nudité — je dirai presque téméraire — s’offraient aux regards des visiteurs et des visiteuses, — loin d’être courroucés, ils manquaient rarement de s’écrier que c’était admirable, que rien au monde ne pouvait être plus beau !… Je remarquai également avec beaucoup de surprise que les hauts dignitaires de l’époque contemporaine se plaisent à se faire représenter avec des vêtements fort légers qui laissent l’épaule, les bras, la poitrine et jusqu’aux jambes à peu près nus ! J’étais presque scandalisé ! « Comment se fait-il, me disais-je, que des hommes, que des femmes qui n’oseraient pas se montrer pendant deux minutes dans un pareil costume, consentent à passer à la postérité avec un accoutrement si peu conforme aux règles les plus simples de la décence et du bon goût ? »

Je réfléchissais à la bizarrerie des Européens, lorsque je me trouvai tout d’un coup dans une salle spacieuse dont les murs étaient couverts d’immenses toiles. Je ne comprends que médiocrement les arts, je juge avec mon cœur et non avec mon esprit ; — mais pourtant toutes les fois qu’un édifice, qu’un tableau, qu’une statue m’impressionne, toutes les fois que je sens battre mon cœur, je suis convaincu que je ne me trompe pas et qu’en face de moi est une œuvre de génie.

Eh bien ! il faut le dire à votre honte, chers concitoyens, toutes vos peintures m’ont laissé froid, tandis qu’à côté de ces beaux tableaux français, j’ai tressailli, j’ai presque pleuré : — c’est bien là le grand art ! Ces toiles vous transportent, avec un caractère de vérité incroyable, tantôt au milieu des scènes les plus dramatiques, — tantôt au sein des paysages les plus enchanteurs ! Ah ! dénigrez quelques prétentions des Occidentaux, mais inclinez-vous bien bas devant leur supériorité artistique.

Plus loin, après avoir franchi des galeries où je m’exaltai comme un jeune homme, — je fus frappé par l’affluence de peuple qui se pressait autour de vieilles cuirasses, d’antiques habits et de débris d’un autre âge.

— Qu’est-ce à dire, Francœur ? m’écriai-je.

— Vous êtes entouré des souvenirs des potentats français : — anges et démons, niais et hommes d’esprit, tous ont ici leurs reliques. Tenez, continua-t-il, regardez ce livre de prières, il fut trouvé dans la chambre d’une reine très-célèbre.

— Bien vertueuse devait être cette princesse ! répondis-je, pour qu’on ait gardé jusqu’à ses moindres souvenirs.

— Tombé droit à côté ! répliqua Francœur : la reine dont il s’agit était cruellement méchante ; elle se plaisait à tyranniser son peuple et à martyriser sa famille.

— Mais alors, au nom du ciel ! m’écriai-je, que remarquez-vous de si captivant dans ce livre ? J’aimerais mille fois mieux voir le chapelet d’une bonne femme ignorée, mais qui aurait été grande par le cœur. L’oubli l’ayant accompagnée dans la vie, l’histoire aurait au moins songé à elle. À l’aspect de cette relique d’une sainte personne, mon âme impressionnée s’élèverait vers Dieu, et j’en concevrais un immense respect pour ceux qui auraient accordé de la gloire à la vertu ; mais parce que le hasard de la naissance a fait reine cette méchante femme, il faut que la postérité, subissant encore le stupide prestige de cette puissance morte, examine comme curiosité ce qui fut sa propriété ! Non, non : ceci est encore un triomphe du génie du mal. Ces fausses reliques m’exaspèrent. Présentez-moi la palette d’un grand peintre, la plume d’un écrivain illustre, le ciseau d’un sculpteur éminent, l’épée d’un guerrier intrépide, et je vous remercierai. Vous m’aurez fait aimer l’humanité, fière et reconnaissante de ses hommes de génie. Je me soucie peu de beaucoup de ces objets, qui ne me rappellent rien, si ce n’est l’injustice se perpétuant après la mort. Pourquoi la plupart de ces hommes dont vous me montrez les vêtements et les richesses ont-ils été fameux ? Je ne l’ignore pas : c’est parce que quelques prétendues gouttes de sang très-noble coulaient dans leurs veines. Sans cela presque tous auraient couru grand risque d’être aussi peu connus que les paysans de vos campagnes. La mort devait les niveler. Ce musée détruit l’équilibre ; cette collection consacre les faveurs du hasard. Or donc, ce que je voudrais, c’est un musée des grands cœurs. La pauvreté y coudoierait l’opulence. À côté des haillons du pauvre mort en faisant le bien, on distinguerait le sceptre du souverain qui aurait été le père ou le dieu de son peuple. Que de sublimes leçons enseignées alors par ce musée ! L’égalité, ce rêve éternel des belles âmes, aurait au moins son domicile dans ce palais des souvenirs ! J’y vois déjà, au premier rang, le large glaive et la couronne de ce monarque qui, chez vous, a jeté les bases de la justice, et, bien qu’ignorant, a compris l’avantage de la science. J’y vois l’armure de cette courageuse jeune femme qui a sauvé la France. J’y vois les souvenirs de cet immense génie qui, il y a soixante ans, plaçait votre nation au premier rang des peuples civilisés.

Ce chapeau usé, percé de balles, qui couvrait sa tête ; cette redingote si simple qui enveloppait ses épaules, parlent à mon esprit et l’enthousiasment ; car cet homme qui les portait n’était rien et a été tout. Enfant du peuple, il s’est élevé, ouvrant devant lui la voie large à tous ceux qui ont du cœur. Voilà ce qui m’impressionne.

Francœur me conduisit ensuite dans les salles hautes, je veux dire dans des étages élevés, où s’alignaient, comme au sein d’un port de mer, des jonques, des navires et des pirogues. J’y reconnus nos bâtiments, à deux bossoirs et à bec d’aigle, de l’ère des Mings. Quant aux embarcations de l’époque contemporaine, je n’en aperçus pas une seule. Cette partie du musée n’en est pas moins fort saisissante. Comme elle renferme des plans très-détaillés de places fortes, accusant ici un point accessible, là révélant des murailles mal défendues, plus loin montrant des batteries cachées derrière des buttes de terre, je pense que les puissances étrangères ne doivent pas se faire faute de profiter de ces renseignements précieux. Lorsqu’elles projettent quelque descente en France, elles envoient sans doute des ingénieurs prendre connaissance de ces admirables plans, afin qu’ils méditent à loisir la destruction de tel fort ou le bombardement de tel autre.

Vous êtes libres, lecteurs, de juger imprudente une pareille confiance. Pour moi, je vois là une preuve de plus de la grandeur d’âme des Français. Ils semblent dire : « Nous n’avons que faire de la ruse ; nos véritables remparts ne sont pas ces murailles de pierre ; ils résident dans notre courage, plus inébranlable que la roche. » Je sais bien ce que répondrait à cela compère Koulou-Koulou, qui saisit le côté faible de tous les arguments : « Superbe ! s’écrierait-il, mais absurde ; les nations doivent se redouter entre elles comme la peste. Un peuple voisin d’un autre n’est toujours qu’un voleur en expectative, qui n’attend qu’un bon moment pour pénétrer dans votre maison. Iriez-vous bénévolement tenir ce discours à un brigand qui méditerait de vous dévaliser : « Monseigneur, voici les secrets de ma serrure ; voici le couloir que vous aurez à suivre pour arriver à ma chambre ; là, vous rencontrerez un verrou, vous le ferez sauter ; puis, pour m’assassiner sûrement, vous appuierez votre poignard quelques lignes au-dessous du menton. »

Mais Koulou-Koulou est un esprit très-malveillant. Nous nous gardons bien de l’interroger.

Après la marine, vient l’ethnographie. Plusieurs salles sont consacrées à rappeler aux visiteurs que le peuple français n’est pas le seul qui s’occupe d’industrie et d’art. Le musée qui suit la collection de vaisseaux est donc destiné à présenter des témoignages du génie de chaque nation. Certes j’applaudis à cette belle idée. La comparaison est une des bases du progrès. La civilisation s’étiole lorsqu’elle ne grandit pas au contact de la lumière de tous les peuples.

Mais que ce musée serait profitable, s’il répondait à l’idéal que l’on se plaît à former ! En raccourci, il représenterait la Terre ; qui s’y promènerait, voyagerait à travers le globe. Je l’intitule le Palais des Mondes. À l’entrée, figurent des cartes, des plans, des paysages transportant immédiatement dans des régions lointaines. À l’Asie sont consacrées les premières salles, car l’homme a dû naître sur les hautes montagnes qui couvrent le Tibet. L’ordre de l’histoire, c’est la chronologie. Je veux que mon musée m’arrête à chaque étape de l’âge des nations. Ici des souvenirs des époques les plus anciennes, plus loin des témoignages d’ères plus modernes, et j’arrive ainsi en l’année de grâce où nous sommes. J’assiste progressivement à la transformation de l’homme, je lis à livre ouvert dans l’histoire de sa vie depuis sa création jusqu’à ce jour. Cette collection me fait réfléchir et me porte poétiquement dans le passé. En la visitant, le peuple se souvient de ses aïeux, et, s’il lui plaît de comparer l’industrie des Chinois, des Russes ou des Français à la sienne, il le peut ; des métiers, des fabriques en miniature sont disposés sous ses yeux. Soyez sûrs qu’il les étudiera, car il s’intéresse à tout ce qui est utile. Il sait ou doit savoir que, pour progresser, il faut qu’une nation s’assimile les découvertes des nations ses sœurs.