Impressions d’Allemagne

Imprimerie Générale J. Sapte (p. Titre-69).


IMPRESSIONS D’ALLEMAGNE
MUNICH, DRESDE, BAYREUTH

BÉZIERS
IMPRIMERIE GÉNÉRALE, J. SAPTE
9, avenue de Pézenas et avenue de Bédarieux, 10
1898



À MAGDELEINE

dont la gaieté a été le charme du voyage


Septembre 1897


IMPRESSIONS D’ALLEMAGNE



En 1856, Théophile Gauthier écrivait en tête de l’un de ses voyages cette page charmante :

« Le voyage est peut-être un élément dangereux à introduire dans la vie, car il trouble profondément et cause des inquiétudes semblables à celles des oiseaux de passage prisonniers au moment des migrations, si quelque circonstance ou quelque devoir vous empêche de partir. On sait que l’on va s’exposer à des fatigues, à des privations, à des ennuis, à des périls même ; il en coûte de renoncer à de chères habitudes d’esprit et de cœur, de quitter sa famille, ses amis, ses relations, pour l’inconnu, et cependant l’on sent qu’il est impossible de rester, et ceux qui vous aiment n’essaient pas de vous retenir et vous serrent silencieusement la main sur le marchepied de la voiture. En effet, ne faut-il pas parcourir un peu la planète sur laquelle nous gravitons à travers l’immensité, jusqu’à ce que le mystérieux Auteur nous transporte dans un monde nouveau pour nous faire lire une autre page de son œuvre infinie ? N’est-ce pas une coupable paresse d’épeler toujours le même mot sans jamais tourner le feuillet ? Quel poëte serait satisfait de voir le lecteur s’en tenir à une seule de ses strophes ? Ainsi chaque année, à moins d’être cloué sur place par les nécessités les plus impérieuses, je lis un pays de ce vaste univers qui me paraît moins grand à mesure que je le parcours et qu’il se dégage des vagues cosmographies de l’imagination. Sans aller précisément au Saint-Sépulcre, à Saint-Jacques-de-Compostelle, je fais un pieux pèlerinage aux endroits de la terre où la beauté des sites rend Dieu plus visible. »

Nous n’avions pas comme le bon Théo la prétention de franchir les mers et de changer d’hémisphère, mais en lisant, il y a quelques mois, le programme du Cycle de Bayreuth, nous avons. senti qu’il était « impossible de rester ». Et, grâce à la complaisance d’incomparables compagnons, nous partions par une belle matinée de juillet, exemptes des ennuis du voyage, les yeux fixés sur ces noms qui éveilleront toujours les visions d’art les plus pures : Munich, Dresde, Bayreuth.


Le départ a lieu le premier juillet à 10 heures. À la gare, Fournel porte nos bagages, s’empresse, nous fait des recommandations, puis, quand nous sommes installés dans notre wagon, s’approche une dernière fois pour demander « si nous allons traverser la mer ». Il se rassure en apprenant que nous n’aurons affaire qu’à des fleuves et pendant qu’il nous adresse un dernier salut, nous fixons ce beau geste avec nos kodaks.

À Tarascon, il faut descendre, commencer les transbordements de nos bagages qui seront le seul ennui de tous les jours, s’asseoir à la table de ce buffet pendant qu’un aimable voisin nous initie à sa manière de voyager dans les wagons restaurants !

À Lyon, le temps est presque froid, ce qui est délicieux après la chaleur accablante de la journée. Gustave fait apporter nos soupers du buffet ; ils sont renfermés dans des boîtes de carton rose et nous nous amusons avec un tas de plats de poupée que nous y trouvons.

Vers 10 heures, nous sommes à Bellegarde et nos cœurs se serrent à ce mot de frontière, comme si une barrière de plus allait s’élever entre nous et ceux que nous laissons, et nous restons penchés aux portières pour voir le plus longtemps possible ces montagnes qui sont encore la France.

À minuit, il faut serrer nos bagages, mettre nos manteaux ; dans l’obscurité l’on aperçoit au loin une sorte de buée lumineuse, c’est Genève, et, comme dans un rêve, nous descendons de wagon, nous traversons la gare et nous entrons dans cette ville qui est restée le plus joyeux de mes souvenirs d’enfant.

À l’hôtel des Bergues où nous sommes logés, nos chambres ouvrent leurs fenêtres sur le lac, et lorsque le silence enveloppe tout, je reste longtemps à contempler ce tableau retrouvé si intact dans ma mémoire : le profil des montagnes, les contours du lac, les ponts, l’île autour de laquelle nagent les cygnes, et ma pensée va à ceux qui jadis n’ont conduite ici, qui ont tant admiré ce que je regarde en ce moment et qui dorment maintenant les yeux fermés aux beaux horizons de ce monde.

Il a été décidé dès hier que nous nous lèverions très-matin pour faire voir à Magdeleine, qui ne la connaît pas, le plus possible de Genève.

Nous déjeunons de ce lait exquis et de ce miel couleur d’or que nous retrouverons partout maintenant, et nous sortons à pied, joyeux, le cœur léger, dans un de ces moments d’oubli complet des soucis de ce monde.

Nous allons d’abord voir la cathédrale qui est élevée sur le point culminant de la rive gauche du lac.

De l’édifice primitif élevé par Conrad II il reste peu de chose. Transformée aux xiie et xiie[sic] siècles, elle a été abimée au xviiie par un portique corinthien : À l’intérieur elle est belle et sévère, mais nue et glacée. L’on nous montre cependant une exquise chapelle du xve où l’austérité huguenote s’est un peu adoucie. Il y a des vitraux charmants, un orgue qui ressemble à ces jolis meubles anglais du temps de la reine Anne et des rideaux armoriés qui sont d’un goût très pur. Puis nous nous arrêtons sur la place de cette cathédrale, si étrangement calme avec ses maisons d’architecture austère, sa mélancolique fontaine et ses vieux ormes qui ont vu passer les fidèles d’avant Calvin.

Au musée, nous inspirons une telle confiance au gardien qu’il nous y enferme. Nous y voyons un Corot charmant, l’esquisse de Vélasquez pour le Philippe II que nous rencontrerons dans quelques jours à Vienne, une religieuse morte où l’on sent le pinceau du pieux ami de Port-Royal, et des œuvres de Rodin, très nombreuses dans ce musée.

Comme le temps est magnifique et que nous avons quelques heures libres avant le départ, nous allons visiter la villa Ariana, un peu en dehors de la ville, sur la rive gauche du lac. C’est un musée légué, il y a quelques années, à Genève par Philippe Revillod : un millionnaire doublé d’un savant. Ce musée, ou plutôt ce palais, est composé d’une rotonde et de deux ailes dans le goût de la Renaissance. On lit sur la corniche cette inscription pieuse : Deo juvante exegi monumentum. À l’intérieur, l’œil est ébloui dès l’entrée par les proportions et lé luxe de la décoration. Luxe pas très français peut-être, mais non dépourvu de grandeur. À droite et à gauche s’ouvrent les salles de collections : tableaux, armes, argenterie, porcelaines, le tout un peu trop touffu, il me semble, et qui demanderait une plus rigoureuse sélection. Pour finir, on nous montre une délicieuse bibliothèque dont les boiseries sont sculptées d’après les stalles de l’église de Brou, et qui serait un lieu de rêve pour lire et travailler.

Le paysage que domine l’Ariana est certainement un des plus beaux du monde et nous regrettons de ne pouvoir passer une journée entière sous ces arbres, en face de ces montagnes et de ce lac.

Devant le péristyle, au milieu d’une pelouse, il y a une grosse cloche japonaise en bronze, couverte de chimères et de dragons, et nous nous amusons à la faire sonner.

Avant de quitter Genève, je veux aller revoir l’ancienne cathédrale Notre-Dame. Elle est maintenant la propriété des catholiques libres. Je l’avais vue autrefois étincelante de lumière, remplie de fidèles, toute vibrante de la parole de son grand évêque. Je la retrouve solitaire, violée, presque en ruines : c’est l’« abominationem desolationis » de l’Évangile et nous nous éloignons le cœur serré en traversant les galeries de cet évêché jadis si vénéré maintenant un lieu de passage banal, livré à tous.

À 1 heure, départ pour Bâle où nous coucherons ce soir. It fait une chaleur étouffante, et à Lausanne nous descendons pour boire de ce lait exquis que l’on sert sur le quai même de la gare, sous une tente de couleur gaie ; et l’heure est vraiment joyeuse sous ce beau ciel, dans cet amusant va et vient de touristes, alpinistes, chasseurs d’aigles ou de chamois. Des petites filles nous offrent des bouquets de rhododendrons. Nous en achetons et nous garderons ces fleurs roses en souvenir.

Dans l’après-midi, pas très loin de Berne, le ciel devient tout à coup très noir. Des gouttes de pluie tombent qui ressemblent à de l’argent en fusion, et cette pluie se change en grêle grosse comme des noisettes. Elle rebondit sur les wagons, contre les glaces des portières avec un bruit horrible de dévastation ; les prairies en sont toutes blanches et nous ramassons des grêlons énormes qui mettent plusieurs minutes à fondre dans nos mains.

Après cet orage, nous faisons apporter de la bière, et je suis enchantée, moi qui n’en ai jamais bu, de découvrir que je l’aime et qu’elle a un agréable goût de fleurs.

À la tombée du jour, nous arrivons à Bâle où nous logeons à l’hôtel des Trois-Rois. Lorsque nous entrons dans nos chambres : « le Rhin », nous dit-on en désignant la croisée et nous courons regarder le grand fleuve avec beaucoup d’émotion.

3 Juillet.

Avant de visiter Bâle, nous allons à la messe et aussi au télégraphe, pour envoyer de nos nouvelles. Nous sortons de bonne heure par une matinée très fraîche et nous cherchons un peu au hasard ce télégraphe qui doit être dans les environs du marché. En passant nous nous amusons à regarder les marchandes qui nous offrent, avec une gravité huguenote, des fruits et des bouquets.

L’église où nous entendons la messe est dédiée à St Claire. Pour y aller il faut passer le Rhin sur un vieux pont que décore un charmant pavillon du xiiie siècle, surmonté de la statue d’un saint. Pendant l’office divin, des enfants chantent des cantiques allemands sur des airs tristes d’une extrême douceur.

À l’hôtel, Magdeleine et Gustave nous attendent sur le balcon suspendu au-dessus du Rhin ; ils y ont fait porter une table et des fauteuils d’osier et nous faisons là un délicieux déjeuner en regardant couler les flots sombres sur lesquels les martinets volent en criant.

Au musée de Bâle : Il y a d’abord une salle où nous entrons croyant avoir aperçu un Puvis de Chavannes, et nous nous trouvons en face d’un tableau étrange : c’est une des plus cruelles énigmes de la vie, traduite dans une langue très vraie, très noble et très simple. Et plus nous avancerons dans notre voyage, plus nous serons intéressés par son auteur, ce Bocklin qui fait des choses tristes, différentes de toutes les autres et qui répondent à nos goûts et à nos idées.

Une heure après devant le Christ d’Holbein couché dans son cadre en forme de sépulcre. Maintenant nous ne parlons plus ; c’est depuis notre départ, notre première rencontre avec un de ces chefs-d’œuvre devant lesquels la parole manque et les yeux se mouillent.

Lorsque, longtemps après, nous voulons sortir de ce musée, la pluie tombe à torrents et nous regardons, pour attendre la fin de l’averse, des oiseaux empaillés des animaux antédiluviens, dans des salles où l’on respire des odeurs de camphre, d’arsenic et de mort.

La cathédrale de Bâle est couleur de corail, et cette église rose est d’un effet très inattendu.

Plusieurs fois brûlée, détruite en 1356 par un tremblement de terre, reconstruite par l’évêque Jean de Münsingen, elle ne fut terminée qu’à la fin du xive siècle. La façade est ornée d’une Vierge avec l’Enfant et de ces deux singulières statues de saint Martin et de saint Georges que nous connaissions par les moulages du Trocadéro. L’intérieur est d’une simplicité grandiose ; le chœur élevé au-dessus d’une crypte, était merveilleusement disposé pour le déploiement des cérémonies catholiques. Pendant que nous visitons, l’organiste s’installe à son instrument et se met à jouer une mélodie grave, d’un charme primitif que nous écoutons sans grande émotion, assis sans façon sur les bancs de ce temple désert.

L’après-midi sera consacrée à la visite du musée historique qui est installé dans l’ancienne église des Cordeliers. :

Dans la nef, des tentes, des armes, des bannières lui donnent l’aspect d’un camp barbare. Dans le chœur sont entassés des sculptures, des stalles, des rétables, et ce qui reste de la « danse des morts. » Une figure surtout nous arrête : une jeune fille blonde au sourire de Joconde, vêtue d’une somptueuse robe d’un vert pâle, ornée de rubis. Plus que toute autre, dans la composition du vieux maître, elle devait symboliser l’œuvre aveugle et implacable de la mort.

À droite du sanctuaire est le trésor. Riche des dépouilles des églises réformées, il possède des croix byzantines, des ostensoirs, des calices, des reliquaires aux formes barbares, couverts de perles et de pierreries.

Sur les galeries supérieures s’étalent les objets de l’industrie locale : ustensiles de ménage, instruments de musique, costumes, joujoux. Puis au rez-de-chaussée on nous montre des salles où sont reconstitués des intérieurs du xve et du xvie siècles. Il y a là des détails intimes qui nous amusent et nous charment.

Pour nous reposer, nous allons nous asseoir sur la Pfalz, haute terrasse ombragée de marronniers située derrière la cathédrale, Elle domine le Rhin et la fraîcheur y est délicieuse. Des bébés jouent sur le sable, les plus grands traînent les plus jeunes dans de petits chars très primitifs. Ils ont tous des membres vigoureux, de belles joues roses, et nous, mamans, nous aimons à voir rire et jouer ces petits qui nous rappellent les nôtres.

Le soir, fatigués d’admiration, nous restons sur notre balcon à contempler le Rhin sur lequel s’étend un ciel d’orage, et que des cigognes traversent d’un vol très lent. Nous parlons de Wagner et de Bayreuth dont chaque jour nous rapproche et tout-à-coup Magdeleine, par je ne sais quelle réminiscence de la Damnation de Faust manifeste pour Berlioz un enthousiasme inattendu dans un cri qui restera célèbre dans nos annales.

4 Juillet.

C’est dimanche et c’est le jour du départ. Nous allons d’abord entendre la messe dans cette église de St-Claire sur l’autre rive du Rhin. Aujourd’hui les alentours en sont très animés. Des hommes sont groupés sous les tilleuls de la place et les portes restent ouvertes avec un va-et-vient de fidèles. Après la messe, un prêtre fait le prône en Allemand. Nous restons par curiosité, mais nous partons bientôt, ennuyés de ne pas comprendre.

Pour rentrer à l’hôtel, nous avons l’idée de monter dans un de ces petits bacs qui desservent les deux rives. Cette traversée nous charme et nous laissons pendre nos mains hors du bateau pour les baigner dans cette eau couleur d’algue marine qui est le Rhin des légendes, la « robe verte » déchirée par Condé.

Quelques heures plus tard, à la gare badoise.

Ici, c’est l’Allemagne, et l’aigle impérial s’étale partout. Nous nous sentons d’abord le cœur un peu serré dans cette gare, mais les employés y sont si polis que la mauvaise impression s’efface. Puis on voit des types si amusants, un père Dominicain, entre autres, bien singulier avec son. chapeau haut de forme, sur son froc blanc.

Le train suit d’abord une route parallèle au Rhin qui bondit sur des rochers entre des rives magnifiques. Nous passons devant de vénérables couvents qui ont des aspects de forteresses et des châteaux qui ont des noms charmants tels que le Kussenberg (Mont du Baiser}. Tout-à-coup, après Schaffouse le paysage se déploie comme un décor : C’est la chûte du Rhin, et un grand cri d’admiration jaillit de nos lèvres.

Comme c’est dimanche, les populations sont en fête et l’on entend de tous côtés des chœurs chantés à pleine voix par les paysans de la Foret-Noire. Maintenant nous apercevons le château d’Arenenberg et Miss, toujours prête à manifester ses opinions politiques, se met à chanter : Partant pour la Syrie.

À Constance, on nous conduit à un hôtel immense où nous dînons dans une salle arabe d’un luxe criard. Ici nous sommes tout à fait sur le sol allemand, et, devant les grandes casernes, les soldats, par ce beau dimanche, se reposent en causant et c’est une grande émotion pour nous de voir ces soldats qui sont l’ennemi.

Il y a deux villes bien distinctes à Constance, la vieille ville jadis libre, puis autrichienne, puis badoise, où nous visitons la Cathédrale restée catholique, des maisons historiques, de vieilles portes flanquées de tour et le monument élevé à la place où fut brûlé Jean Huss. Mes compagnons ravis de la promenade et de la beauté de la soirée se mettent tout-à-coup à chanter un refrain patriotique devant ce monument qui doit en être tout étonné.

À côté de l’ancienne Constance, il y en a une autre, toute jeune, celle-là, sortie hier des bords du lac, et dans un luxe inouï de fleurs et de verdure, se cachent des villas et des chalets, vrais asiles pour le bonheur s’il existait.

Vers le soir, nous nous embarquons sur un grand bateau tout blanc qui s’appelle le Rupprecht, pour aller coucher à Lindau. Il y sur le pont beaucoup de ces couples heureux que le lac, les montagnes, la belle soirée d’été, n’éveilleront pas de leur rêve. Elle est cependant incomparable, cette soirée. D’abord le ciel et l’eau sont d’un bleu très pâle, puis à mesure que le soleil s’abaisse vers l’horizon, tout prend une nuance plus profonde, du bleu foncé, puis du gris perle, grises les vagues, grises les côtes aux profils adoucis par les brumes, grises les grandes cîmes lointaines de Saint-Gall et d’Appenzell. Bientôt c’est le crépuscule, le vent devient froid et l’eau prend une teinte très sombre. Les passagers descendus en partie dans les différents ports de la côte sont maintenant plus rares, et, tout à-coup, sur ce pont désert, l’heure est presque solennelle ; le souvenir de ceux qui sont loin nous cause une sorte d’angoisse et la course de ce bateau dans le froid et dans le vent nous donne l’impression d’une fuite éperdue loin des douleurs humaines, vers la paix et vers la mort.

Nous couchons à Lindau, petite ville du Wurtemberg, coquettement couchée dans les eaux du lac, sur une très étroite presqu’île. Son petit-port est d’une animation extraordinaire et les grand bateaux blancs s’y succèdent sans cesse chargés de voyageurs et d’approvisionnements. Le seuil de l’hôtel où nous sommes logés est battu par les eaux du lac, et, de nos fenêtres, la vue est magnifique sur Bregenz et le Vorarlberg.

5 juillet

Ce jour-là nous traversons la Souabe au milieu de paysages de la plus grande beauté. Ce sont des forêts à perte de vue, s’ouvrant pour laisser la place à des lacs charmants ; les maisons sont semblables à ces chalets de Nüremberg qui ont amusé notre enfance. Dans les champs semés de nombreux calvaires, les paysans occupés au labeur de la terre se meuvent lentement avec des gestes rares ; l’on sent déjà un peuple grave et fort. À mesure que nous pénétrons plus avant dans la Bavière, le sol devient plus plat. Aux collines boisées succèdent des marécages. Bientôt nous voyons poindre à l’horizon des clochers, des tours, des dômes… Nous sommes à Munich.

6 Juillet.

Munich (forum ad monachos).

Belle ville, un peu vide, un peu triste, d’une mélancolie qui nous fait l’effet d’un hommage à ses derniers souverains : ce Louis Ier, qui fut le créateur de sa grandeur moderne, et de cet autre roi Louis dont la vie a le charme douloureux d’une légende et qui portait en lui l’esprit magnifique d’un Louis XIV avec l’âme malade d’un Hamlet.

Pour aller à la Pinacothèque, nous faisons grande toilette et nous mettons des gants blancs ! Puis dans un religieux silence, nous nous dirigeons vers ce musée dont nous rêvons depuis notre enfance, Bientôt nous nous trouvons en face de ces chefs-d’œuvre qui se nomment le Christ d’Albert Dürer, la Sainte Élisabeth d’Holbein, le Vieillard de Rembrandt, la Mise au Tombeau de Botticelli. Mais pourquoi en parler ? Je ne saurais le faire, mais encore moins les oublier.

En traversant la place de la Résidence pour rentrer à l’hôtel, nous croisons un grand carrosse du temps de Louis XIV, blanc et bleu de ciel, chargé de laquais poudrés, le tricorne en bataille. À l’intérieur, une pâle silhouette, à longue barbe blanche, couverte de décorations. Oh ! comme cela nous paraît un spectacle d’un autre âge, à nous, enfants de la France égalitaire d’aujourd’hui. Avec quel sourire étonné nous suivons des yeux ce carrosse du Régent qui nous semble une chose démodée que nous ne sommes plus habitués à voir que dans les musées historiques ou dans les contes de Perrault.

Nymphenbourg !… Peut-on rêver un nom plus joli ? Le château qui le porte l’est beaucoup moins avec son horrible teinte d’ocre et son mobilier banal. Le parc répond mieux à notre attente. C’est d’abord l’arrangement officiel de Versailles avec une réduction du « grand canal » et du « tapis vert ». Mais sur les côtés, on nous montre des bois charmants où la nature se donne libre carrière, remplis d’allées couvertes, dont on ne voit pas la fin, et de jolies rivières qui coulent sous le feuillage. Au milieu de ces bois, on nous ouvre un pavillon d’aspect assez modeste, mais dont l’intérieur est d’une magnificence féérique et imprévue. Les murs de ses trois salons sont couverts de grands dessins d’argent posés sur des fonds d’un bleu de rêve ou d’un jaune pâle de topaze. Du plafond descendent des lustres de Venise en cristal blanc d’un aspect boréal et tout cela répercuté dans des glaces immenses où l’on voit à l’infini ces trois salles argentées dignes de la marraine de Cendrillon.

Au retour de Nymphenbourg, nous passons devant un hôpital dont le médecin et directeur est un prince, neveu du régent.

7 juillet.

Ce matin nous allons au palais royal pour visiter le trésor.

Il est installé dans une salle entourée de vitrines devant lesquelles l’œil s’arrête ébloui. Ce sont des amoncellements de pierreries, de coupes, de miroirs, de coffrets enrichis de diamants et de perles ; des statuettes ciselées par Benvenuto et qui sont des objets sans prix. Il y a aussi la couronne de Bohême toute sertie de pierres frustes énormes, et celles de saint Henri et de l’impératrice Cunégonde qui sont d’un goût barbare et charmant.

Parmi les joyaux modernes, on nous montre, posée sur un coussin de velours, une couronne de perles faite à la mesure d’un jeune front de femme. Créée pour celle qui incarnait alors le rêve du futur roi, elle est là comme un monument d’une mélancolie suprême. Le roman ébauché finit dans le mystère. Nul n’échappe à la destinée : elle attendait les deux victimes du lac de Starnberg et de la rue Jean Goujon ; et au lendemain de ce dernier martyre, elle nous impressionne infiniment la couronne de la fiancée de Louis II.

Avant de sortir nous nous arrêtons devant une plaque d’or et d’émail, souvenir offert par les officiers de l’armée de Bavière au vainqueur de la guerre de 1810. Le domestique de la cour qui nous a guidés jusque-là se retire alors par un mouvement d’une délicatesse à laquelle nous étions loin de nous attendre, et, plus que je ne puis le dire, nous en sommes émus et reconnaissants.

Le palais des rois de Bavière est tout entier d’un goût détestable. Nous garderons longtemps le souvenir pénible de certains appartements décorés avec des coquillages et des cailloux de couleur. Dans une salle, on nous montre une curieuse collection de portraits. Ce sont ceux de toutes les femmes dont le roi Louis 1er avait remarqué la beauté. Il y a des boulangères, des bourgeoises et des princesses. Il y a les portraits de sa mère et de la reine Marie. Si le fameux arrêt du mont Ida avait dû se rendre dans cette salle, le tribunal, ce me semble, se serait trouvé dans un grand embarras. Elle est tout de même infiniment triste cette collection d’images de femmes personnifiant la jeunesse et la grâce et depuis longtemps disparues, passées comme des fleurs,

Au tombeau des Rois.

Il faut d’abord entrer dans l’église des Théatins qui est de ce style rococo qui nous poursuit si désagréablement. La jeune femme qui nous guide nous fait passer à droite de l’autel, puis, soulève une lourde trappe. Nous nous engageons alors dans un escalier si sombre et si froid que nous sommes nous-mêmes glacés. Arrivés dans la crypte, elle allume quelques flambeaux et alors, comment dire l’impression produite par ces rangées de cercueils, dans cette nuit et dans ce froid. Ils sont disposés en longues files, tous semblables, sans aucun ornement. Au milieu on nous montre celui de Louis Ier, à sa droite celui de Louis II couvert de fleurs qui tombent en poussière. À gauche la place encore vide du malheureux roi Othon, entré vivant dans la mort. Elle est infiniment impressionnante cette crypte des rois de Bavière et majestueuse comme la mort.

Un de ces soirs, en sortant du musée où à chaque instant l’admiration nous ramène, nous entrons dans la Brasserie Royale, la plus célèbre de Munich. On y consomme, dit-on, par jour, plus de cent hectolitres de bière. Jusqu’à ces dernières années, elle occupait une sorte de cave où, à la lueur de lampes fumeuses, l’on distinguait des groupes dignes du pinceau de Teniers. Le progrès l’a transportée dans un local mieux aéré et plus vaste, dont les voûtes sont supportées par des piliers trapus. Entre ces piliers, autours d’immenses tables, les classes et les sexes sont mêlés fraternellement. On mange du jambon, des saucisses, et l’on boit sans cesse ni trêve la bière blonde qui coule là-bas. Le consommateur va la recueillir lui-même, après avoir préalablement lavé sa chope dans un bassin rempli d’eau où chacun fait sa vaisselle sans s’occuper du voisin. Dans cette salle, une odeur fade, écœurante, vous monte à la gorge, le sol est glissant et gras de la bière répandue, des débris sans nom qui tombent de ces tables, et cependant le spectacle est presque réconfortant. Ici, ni cris, ni discussions passionnées, les gens se sont assis autour de ces tables uniquement pour savourer une boisson saine, dans le nuage de fumée bleue d’une pipe de porcelaine. Et parmi ces groupes, il y en a d’extrêmement intéressants. Dans tel coin, c’est l’exacte reproduction d’une toile hollandaise, tandis que deux vieux, installés sous la clarté d’une haute fenêtre, nous font penser à l’Aveu tardif de Perret.

Avant de quitter Munich nous voulons aller faire une promenade sur le lac de Starnberg, afin de voir de près le lieu funèbre où Louis II a trouvé la mort. Nous partons par un temps magnifique et nous arrivons, après une heure de route, au petit village qui donne son nom au lac. Le bateau qui nous emporte est encore plus beau que celui de Constance. À cause du soleil, une tente est déployée sur le pont où l’on nous sert du lait et des gâteaux. Les côtes sont charmantes, toutes parsemées de villas et de châteaux. Le bateau louvoie d’une rive à l’autre et bientôt nous rapproche de ce que nous sommes venus voir. Il y a d’abord une forêt à l’extrémité de laquelle se dresse un pavillon semblable à une forteresse, et d’où le roi partit pour mourir. Puis, au bord du lac, au milieu des sapins dont le pied baigne dans les vagues, une petite chapelle en construction. C’est là que s’est passé le drame dont ces eaux gardent le secret. Ces arbres ont entendu le dernier soupir de celui dont un des plus grands génies du siècle avait dit après une première rencontre : « Il est si grand, si beau et si bon qu’il ne me semble né que pour mourir »

10 juillet.

Ce matin nous montons dans l’Orient-Express pour aller coucher à Vienne, Ce nom d’Orient-Express nous impressionne et nous donne comme une vision toute proche d’autre pays de rêve : le Bosphore, Stamboul, la Corne d’or.

On est installé dans ce train avec tout le confort possible.

D’abord nous parcourons une partie de la Bavière à travers d’incomparables forêts. À un certain moment, le train s’arrête au milieu des bois devant une maison de garde, loin de tout pays habité. Les domestiques du restaurant descendent, vont puiser de l’eau à une fontaine, et ces détails familiers nous donnent l’impression d’une extraordinaire promenade dans un palais roulant qui serait à nous.

À Salzbourg, nous entrons en Autriche et bientôt nous pénétrons dans la vallée de ce Danube qu’il nous tardait tant de voir. Oh ! le beau fleuve, sombre et majestueux. Un ciel chargé de lourdes nuées d’orage accentue le caractère grandiose du paysage que dominent des abbayes célèbres. À ce moment, moins ému que nous, un monsieur, s’adressant à Magdeleine, s’informe du nom de « la rivière » que nous regardons.

En approchant de la capitale, la vallée s’élargit, la campagne, très peuplée, s’égaie d’habitations sans nombre, et, à la nuit tombée nous entrons à Vienne par le vieux faubourg de Mariahilf.

11 juillet.

Notre première visite est pour la cathédrale. Elle est le monument le plus considérable de Vienne. Bâtie au xive siècle sur les débris d’une église du xiie, elle conserve des traces de l’époque romane, telles que la porte du Géant qui décore la façade. Celle-ci est flanquée de deux tours appelées Tours des Payens.

L’intérieur a la forme d’une croix latine ; on y voit des tombeaux somptueux, entr’autres celui de Frédéric III et du prince Eugène, ainsi que la chaire où saint Jean Capistran précha la croisade contre les Turcs. À l’heure matinale où nous la visitons, cette cathédrale est déjà pleine de fidèles. Devant des images miraculeuses, des femmes sont prosternées sur les dalles, avec des yeux brûlant d’espoir et de souffrance qui nous rappellent ceux des Contadines de Naples.

Le musée de Vienne est installé dans un palais moderne d’une rare magnificence et dont un suisse majestueux garde l’entrée. Dans l’escalier qui rappelle celui de notre Opéra est placé le groupe de Canova, Thésée et le Centaure. Nous admirons trop rapidement, hélas ! les Dürer, les Rembrandt, les Vélasquez ; Cœtera desiderantur !

Nous employons l’après-midi de ce beau dimanche à visiter Schonbrunn. Du Ring, il faut presque une heure pour s’y rendre en passant par les vilains faubourgs traversés à notre arrivée.

Le palais, d’un style très lourd, est précédé d’une vaste cour dont la porte monumentale est flanquée de deux obélisques. Nous entrons au rez-de-chaussée dans une galerie ouverte, où un gardien du château nous invite à le suivre pour la visite des appartements. Dans le premier salon nous trouvons un buste de Marie-Antoinette. Il ne doit pas être signé d’un nom célèbre et ne rend que d’une manière bien imparfaite la princesse qui « semblait marcher sur les nuées » ; mais il nous impressionne profondément, vu là, dans ce palais d’où elle partit pour Versailles, la Conciergerie et l’échafaud. Un peu plus loin, c’est encore elle, à douze ans, peinte dans la grâce de la première enfance, et cette fois, ce visage de petite fille aux yeux confiants et rieurs nous arrache tout-à-fait des larmes.

Maintenant nous sommes dans la chambre qui fut occupée par Napoléon en 1809, et où le duc de Reichstadt est mort. C’est entre ces murs tendus des mêmes étoffes que le fils de l’Empereur a souffert et langui. L’horizon que nous voyons de ces croisées, est le même que son œil cherchait aux heures d’angoisses, et c’est avec une émotion profonde que nous approchons de ce lit où, celui dont le premier cri avait fait tressaillir le monde, a rendu le dernier soupir dans le silence et l’abandon.

Nous descendons ensuite dans les jardins, et devant ce palais, ces portiques, ces bassins qui n’ont pas chargé depuis le commencement du siècle, le souvenir de l’Empereur nous revient une dernière fois. Il a gravi cet escalier, ses éperons d’argent ont sonné sur ces dalles, et sous cette porte a passé la silhouette légendaire, la grosse tête pâle sous le petit chapeau, et cette grande ombre nous fait trouver tout le reste insignifiant.

En quittant Schonbrunn, nous allons finir la soirée au Prater. Il nous semble que ce doit être là un endroit très élégant, un autre bois de Boulogne avec encore plus de luxe et de distinction. Nous entrons d’abord dans une allée qui s’appelle le Prater du Peuple, ou Prater de Polichinelle (les Français ne souffriraient pas cela !) À droite et à gauche sont installés tous les jeux traditionnels de la foire au pain d’épices : chevaux de bois, massacres, montagnes russes qui semblent porter leurs voyageurs jusque dans les nuages, et des cafés, des brasseries innombrables d’où sortent les flonflons des valses et des czardas. La foule s’écrase dans ces établissements, dans les allées et sur les pelouses, qu’égaient les costumes éclatants et bizarres des nounous hongroises et moraves.

Dans la grande allée, nous retrouvons la solitude, mais non le luxe attendu. Les gazons sont à l’abandon, les lacs encombrés de roseaux ressemblent à des marécages et les équipages ne dépassent pas en élégance les plus modestes fiacres parisiens. C’est par cette allée qu’en mai 1807, après avoir traversé l’île Lobau et le Danube, les Français sont entrés à Vienne.

12 juillet.

Ce matin l’Empereur est venu de Schonbrunn à la Hoffburg, et nous allons à midi, dans la cour intérieure du palais pour voir changer la garde pensant que ce sera un très-beau spectacle, et pour entendre la musique militaire. Comme il est vrai qu’il y a un plaisir à regarder le mur derrière lequel il se passe quelque chose, nous restons longtemps dans cette cour à considérer ces croisées où, pendant l’audience impériale, se tiennent debout et immobiles les grands dignitaires, vêtus d’uniformes étincelants.

À midi, la garde est sous les armes ; comme ils sont disgracieux ces soldats dans leurs vilains uniformes ! Maintenant voici le drapeau et la troupe forme le carré. Nous approchons pour écouter cette musique qui va jouer sous les fenêtres de l’empereur, et, comme au lieu de ce que nous attendons elle commence une valse à l’usage des cirques et des orgues de Barbarie, nous nous enfuyons indignés.

Pour nous dédommager nous allons visiter le palais Lichtenstein qui renferme une célèbre collection de tableaux. À notre grande surprise, dès avoir franchi le seuil, nous nous trouvons transportés dans un délicieux coin de Rome. Nous avons sûrement déjà passé cette porte monumentale pour aller admirer quelque toile de Raphaël ou quelque fresque du Guide dans les environs du Palatin. Le jardin offre la « régularité latine, qui rappelle les traits du visage », selon la théorie de Bourget, et la villa qui se dresse au fond est bien la sœur de la Farnésine.

C’étaient de puissants seigneurs, ces princes dont nous visitons la demeure. Nous en voyons la preuve dès l’entrée sur ces cassoni de mariage où les armoiries des fiancés disent les plus hautes alliances. Cette salle des coffres est d’ailleurs adorablement belle. Dans des bahuts de marqueterie sont exposés des cristaux, des faïences précieuses et sur les murs sombres se détachent des bas-reliefs de marbre et de terre émaillée. Puis il y a dans la galerie de peinture deux portraits de Rembrandt qui nous retiennent longtemps.

À l’église des Capucins.

Bien avant l’heure indiquée nous arrivons à ce couvent où sont renfermés les tombeaux de la maison de Habsbourg. Nous attendons longtemps dans un long cloître où passent de vieux moines qui ressemblent à saint Antoine, abbé. Enfin un jeune religieux aux gestes vifs nous ouvre une porte sur laquelle est écrit le mot « Kaisergruft ». Nous descendons une vingtaine de marches, et, en bas, c’est le caveau. Oh ! pas émouvant du tout, celui-ci. Rien de la simple majesté qui nous a tant émus à celui des rois de Bavière. Ces empereurs et ces reines reposent dans des cercueils sur lesquels toute la fantaisie du xviiie siècle s’est donnée libre carrière. Ce ne sont que groupes d’amours jouant avec des guirlandes, cartouches enrubannés, etc., et le jeune capucin, pressé et nerveux, passe de l’un à l’autre avec de grands gestes inquiétants qui font flamboyer sa lampe. Il explique, il cite des noms d’une voix fébrile avec une extrême impatience d’en finir.

Mais il y a dans un coin obscur, près du mur de droite, un cercueil modeste, orné de quatre têtes de lion supportant de grands anneaux de bronze. C’est celui-là que nous sommes venus voir. En nous penchant nous lisons : À l’éternelle mémoire de Joseph-Charles-François, duc de Reichstadt, fils de Napoléon, empereur des Français, né à Paris, le 20 mars 1811, etc., et nous inclinons pour une prière.

Aujourd’hui, par un temps magnifique, nous irons visiter les villages qui s’appellent Aspern, Essling, Wagram. C’est sur la rive gauche du Danube qu’est située cette plaine de Marchfeld où se décida le destin de l’une des plus grandes guerres des temps modernes. Cette plaine d’une fertilité merveilleuse s’étend jusqu’aux frontières de Hongrie.

Après une heure de route dans le soleil et la poussière nous arrivons à Aspern. C’est là que par une journée de printemps chaude et pure, eut lieu, le 20 mai 1809, une des plus sanglantes batailles du siècle. Nous entrons dans l’église où Masséna soutint un véritable siège, elle est remplie du reste des souvenirs du combat, et une vieille gravure suspendue dans une chapelle tend à nous démontrer que dans ce jour mémorable la victoire resta aux Autrichiens !

Nous nous remettons en route au milieu de ces blés qui composent un paysage unique ; ils s’étendent à l’infini à droite et à gauche du chemin, sans qu’il soit possible d’en déterminer les limites et les gerbes en tas, ressemblent aux vagues de cet océan d’or figé.

Essling est un tout petit village composé de quelques maisons bâties en bordure de la route. Ici, aucune trace de cette lutte pendant laquelle Hiller, Vacquant, Masséna et Legrand se disputèrent, de huit heures du matin à cinq heures du soir « ce tas de ruines fumantes », auprès desquelles Lannes eut les deux genoux emportés par un boulet. Nous cueillons quelques fleurs dans les haies, du chemin, et, toujours, dans les blés infinis nous nous dirigeons vers Wagram.

Oh ! le charmant, le joli village, si gentiment groupé autour de son église que surmonte une tour carrée, Les enfants jouent au seuil des fermes, les paysans conduisant des chars à bœufs rentrent lentement ; au bord d’un ruisseau des oies battent des ailes, c’est un doux et paisible spectacle qui contraste singulièrement avec ce nom qui résonne comme la sonnerie d’une charge.

Le curé qu’on est allé chercher, arrive dans son modeste costume laïque : il taillait ses rosiers, nous dit-il, et nous montons à sa suite sur la tour carrée qui sert de clocher. Du haut de cette tour, sur les dalles que nous foulons, le 6 juillet 1809, de 4 heures du matin à 4 heures après-midi, l’Empereur, la lorgnette à la main dirigea la bataille. Le bon curé prend une peine infinie pour nous expliquer : « C’est par ici, dit-il, en montrant l’horizon, que les Français arrivèrent. » Et il nous semble que le siècle remonte son cours, nous entrainant avec lui.

Nous allons ensuite voir la ferme où l’Empereur a logé. Lorsque le fermier comprend ce que nous lui voulons son visage s’éclaire. Il nous ouvre avec empressement la chambre historique dans laquelle une humble statuette en craie placée sur une armoire émeut davantage en ce lieu que le bronze ou le marbre ailleurs. Voici la table où il a mangé, le plat dans lequel on le servit, « Des Anglais m’en ont offert un grand prix, dit le paysan en frappant sur cette table, mais mon père m’a toujours dit : « Je te défends de la vendre ». » Et le brave homme est là debout rassemblant ses souvenirs, se remémorant pour nous les récits que lui ont transmis, avant de descendre dans la tombe, les vieux qui avaient vu cela.

« Parlez-nous de lui, grand’mère,
« Grand’mère, parlez-nous de lui. »

Ravis de notre promenade, émus et reposés, nous rentrons à Vienne, à travers les blés infinis dans un coucher de soleil d’apothéose qui convient bien à la fin de ce jour consacré à l’épopée.

Prague, 13 juillet.

Prague ne ressemble à aucune autre ville. Elle tient du ghetto, du monastère et de la cité du moyen-âge. Nous y arrivons par une belle après-midi, ravis de voir une ville qui s’appelle Praha, dont la rivière s’appelle la Moldau et le capitole le Hradschin, mots étranges qui nous donnent l’impression d’un pays très lointain et un peu barbare.

Nous allons d’abord au quartier juif, une des curiosités de Prague, disparu déjà à moitié sous la pioche du gouvernement comme foyer d’infection et d’épidémies. Par cette tiède soirée les habitants de ces rues sombres sont assis sur le seuil des maisons, el les enfants se roulent dans les ruisseaux. Devant les boutiques sordides sont exposés des gâteaux et des charcuteries inconnues et repoussantes. Les physionomies de ces juifs manquent absolument de caractère ; nous nous attendions à trouver ici cette laideur spéciale à Israël, nez pointus et œil sournois. Parmi les femmes, nulle trace de la beauté de leur race. Aucun Léopold ne doit s’égarer chez ces Rachel.

La plus ancienne de leurs synagogues (Prague en possède vingt-deux) date du xiiie siècle. C’est un étrange édifice que l’on croirait consacré à quelque culte barbare et mystérieux. Les voiles du sanctuaire, les lampes, le chandelier à sept branches ont un aspect usé et abandonné, vieux bric-à-brac qui ne donne d’autre impression que la répulsion et l’effroi pour cet opprobre, sceau indélébile de ceux qui ont crucifié le Christ.

À côté de la synagogue nous visitons le cimetière, curieux entassement de pierres chargées d’inscriptions hébraïques sur lesquelles de grands sureaux laissent pendre leurs grappes fleuries, et là aussi l’on sent l’indélébile stigmate, et nous, qui nous taisons à la vue d’un petit oiseau mort, nous passons au milieu de ces tombes, indifférents, presque sans respect pour ces juifs qui sont là-dessous.

On nous conduit ensuite, car notre temps est très limité, et cette visite à Prague doit être très rapide, au palais Waldstein qui nous rend sous ce ciel du Nord l’impression d’Italie déjà éprouvée à la villa Lichtenstein à Vienne. Il y a une galerie ouverte qui rappelle « les Lances » de Florence et tout le palais est dans le goût de la Renaissance. Dans une salle du rez-de-chaussée, on nous montre précieusement conservé, le cheval de bataille de l’illustre général de la guerre de Trente ans. À l’étage supérieur, nous parcourons des galeries somptueuses qui disent la grandeur du passé de ces Waldstein dont la puissance fit plusieurs fois trembler les rois de Bohême.

Pour rentrer à l’hôtel, nous traversons la Moldau sur le Karlsbruck, pont monumental orné de trente groupes de saints qui lui donnent l’aspect d’un sanctuaire en plein vent. Du reste, plusieurs fois par an on célèbre la messe sur ce pont en l’honneur de Saint-Jean Népomucène, au pied du petit monument élevé à l’endroit précis où il fut précipité dans les flots. De ce pont, le Hradschin produit un effet splendide avec sa couronne de cathédrales, de couvents et de palais.

14 juillet.

Ce matin, dès avoir déjeuné, nous courons à l’hôtel-de-ville pour voir une horloge dans le genre de celle de Strasbourg. Lorsque l’heure sonne, un coq se met à chanter et les douze apôtres défilent en s’inclinant devant Notre-Seigneur.

Puis nous montons en voiture pour aller prier devant la statue du petit Enfant Jésus de Prague, dans l’ancienne église des Carmes. Cette statue est placée sur un autel chargé d’ornements rococo et enfermé dans une sorte de châsse en cristal et en argent. Quelques fidèles prient devant l’image miraculeuse, entr’autres une Infante d’Espagne avec laquelle nous aurons plus tard des démêlés sérieux. On nous montre dans la sacristie la garde-robe de l’Enfant Jésus ; il y a des tuniques et des manteaux lourds d’or et d’argent qui sont des présents de rois et de reines.

Au palais Nostitz.

Nous entrons un instant pour voir dans la galerie de peinture le Rabbin de Rembrandt, mais nous ne regardons que lui. Nous savons que demain nous verrons le musée de Dresde et aucune peinture ne nous intéresse à la veille de ce grand jour. Nous parcourons rapidement des salons magnifiques ; on nous ouvre aussi les appartements privés, même la nursery où sont rangés des petits lits blancs pareils à ceux de Gaby, de Claire et de Simone et où dorment les descendants des seigneurs qui sont là-bas dans la galerie, peints par Rembrandt et par Rubens.

Le couvent des Prémontrés, situé sur le point le plus élevé du Hradschin, doit être une délicieuse retraite pour les désabusés de ce monde. Il renferme une bibliothèque de 70,000 volumes que l’on nous permet de visiter. L’installation qui rappelle la grande galerie de Mazarin à la Bibliothèque nationale, est somptueuse ; le plafond est peint à fresque et ses lourdes boiseries sont richement sculptées et rehaussées d’or. Un religieux vêtu d’une robe d’un blanc de neige, avec de longues mains soignées de bibliothécaire, nous en fait les honneurs. Avec une grâce charmante, pour mieux nous faire admirer les richesses du couvent, il nous apporte des manuscrits précieux, bibles, évangéliaires dont les couvertures d’or et d’argent sont ornées d’émaux et de pierreries. Et de ces longs doigts blancs il tourne avec précaution les feuillets de parchemin pour nous montrer les miniatures, et ses explications en langue tchèque ajoutent une impression de lointain à l’examen de ces manuscrits d’un autre âge.

Lorsque nous partons, le bon père charge Miss de ses commissions pour un dominicain de Dijon qu’il a connu à Verichoffen, puis il nous dit adieu avec cette gaieté sereine propre aux êtres détachés de tout. Si ce religieux aime passionnément sa vocation et ses livres, le bonheur doit habiter dans cette bibliothèque, un peu trop dorée, des Prémontrés du Hradschin.

De là, nous allons visiter un couvent de capucins où une princesse du temps passé a fait construire. en reconnaissance d’une grâce obtenue, la reproduction de la maison de Lorette. Puis, dans une galerie, on nous montre le trésor du couvent, entassement d’objets précieux ; un ostensoir entre autres, orné d’une multitude de diamants, don d’une grande dame dont le portrait est là suspendu au mur et qui a dû se dépouiller de tout cela après l’un de ces brisements du cœur qui sont pour les femmes l’heure de tous les sacrifices.

De la cathédrale de Prague, on ne voit qu’une partie, le reste ne sera livré au culte que dans quelques années. Ce qu’il nous est permis de visiter date du xive siècle. Nous y voyons le tombeau de saint Jean de Népomucène, dont la décoration dans laquelle on a employé trente quintaux d’argent, est Le spécimen le plus extravagant du style rococo.

La chapelle Saint-Winceslas, au contraire nous charme par son aspect primitif, somptueux et barbare. Les murs en sont couverts d’une théorie de saints et de saintes dont les vêtements et les auréoles sont formés par de larges plaques d’agathe, de lapis et d’autres pierres précieuses de Bohême. Les physionomies effacées ä-demi par l’humidité et les siècles, prennent au milieu du froid éclat de ces pierres une expression farouche presque effrayante.

Au château, nous parcourons rapidement des salles sans intérêt. Nous nous arrêtons cependant dans celle qui fut le théâtre de cette licence diplomatique appelée : La Défénestration de Prague ; elle est garnie de quelques vieux meubles curieux. Pour finir nous allons au Chapître des Dames nobles dont l’abbesse est toujours une princesse du sang royal. Et les portraits de ces jolies abbesses sont suspendus aux murs des salons d’honneur. Elles sont charmantes et très graves sous la lourde couronne et le long manteau d’hermine ; elles portent au doigt l’anneau pastoral et tiennent dans leur petite main gantée une belle crosse d’or. Il y a une très jeune princesse de Wurtemberg dont la physionomie est exquise d’étonnement enfantin et amusé sous ce majestueux costume ecclésiastique.

Du balcon de cette abbaye la vue est merveilleuse. La ville s’étend en une masse sombre d’où jaillissent des tours et des clochers. Tout-à-coup de chacun d’eux partent les premiers coups de l’Angelus et pendant quelques instants ce concert monte jusqu’à nous, comme un adieu de Prague à ses admirateurs charmés qui vont partir.

Lorsque nous nous rendons à la gare, nous découvrons sur une porte une inscription en français bien imprévue au milieu de ces caractères tchèques incompréhensibles :

« L’art de vaincre n’est rien sans l’art de subsister. »

Là furent sans doute installés les magasins de l’Intendance de Napoléon alors qu’au lendemain de Wagram il assurait sa position militaire dans la haute Autriche. Bien française, la gaieté de ces mots survivants de la conquête ! Mais que c’est peu d’avoir fait tuer des milliers d’hommes pour n’avoir laissé ici qu’un alexandrin humoristique sur ce pauvre fronton.

Dresde, 16 juillet

Par une soirée pluvieuse nous faisons notre entrée à Dresde. Elle nous apparaît toute enveloppée des vapeurs glacées de l’Elbe qui semble rouler avec ses flots tous les brouillards de la mer du Nord. Notre hôtel est situé presque en dehors de la ville à l’extrémité d’une immense place dont le Musée occupe un des côtés. Et c’est une vraie surprise, cette absence de mouvement, de passants et de voitures qui nous laisse mieux seuls avec notre rêve de demain. Depuis combien d’années nous désirions cette heure ! Le soir nous restons longtemps à regarder la sombre façade de ce palais pour lequel nous venons de si loin, après nous être mutuellement adressé pour demain ce souhait des petits paysans d’Italie aux voyageurs : « Puissiez-vous jouir de vos yeux ! »

17 Juillet.

C’est le grand jour et nous sommes debout bien avant l’heure. Il pleut ; il fait encore plus froid qu’hier, et nous aurions voulu du soleil pour éclairer notre joie. Oh ! comme il fait bon tout de même traverser sous cette pluie la grande place aux dalles glissantes et comme le cœur bat au moment de passer ce seuil. Deux fois dans ma vie j’ai déjà éprouvé quelque chose de semblable : par une froide et pure nuit d’hiver, en montant dans la gondole qui, à mon arrivée, à Venise m’attendait sur le grand canal ; et, bien des années plus tard, par une matinée du printemps de Rome, lorsque je soulevai le lourd rideau de cuir derrière lequel allait m’apparaître pour la première fois l’intérieur de St-Pierre.

Dans ces moments, l’attente est si délicieuse que l’on est toujours tenté de la prolonger, surtout lorsqu’elle est mélangée de cette crainte inhérente à la pauvre faiblesse humaine qui croit voir l’idéal se briser dès que nous le touchons de la main.

« Ah ! Mieux vaut repartir aussitôt qu’on arrive
« Que de te voir faner, nouveauté de la rive ! »

Mais l’art a tenu ses promesses. Ici nous avons passé des heures de recueillement et de joie profonde. Par la pensée nous les revivrons souvent car elles sont de celles qui consolent ; heures bénies, vécues en communication avec le « beau » dont le Poussin a si bien dit qu’« il est la délactation ».

Bayreuth, 18 août.

En route pour le sanctuaire !

Chacun de nous se recueille, se plonge dans l’étude de Parsifal ou du Ring ; maintenant, jusqu’à la fin de « notre série » nous ne lirons rien qui ne se rattache à Wagner ou à son œuvre.

Bientôt, aux diverses stations, nous nous signalons mutuellement des pèlerins de Bayreuth : misses à lunettes, américaines ayant rasé leur chevelure pour la commodité du voyage, françaises charmantes toujours. Nos kodacs sont immédiatement utilisés pour immortaliser dans notre album les types les plus remarquables. Vers le soir, à droite sur une jolie colline boisée nous saluons un édifice en brique rose sur lequel flottent les couleurs de Bavière : C’est le théâtre des fêtes ; nous sommes arrivés.

La gare et la ville offrent une animation inexprimable. L’on prend les voitures d’assaut pour se rendre à l’installation plus ou moins primitive assignée d’avance ou à une de ces « restaurations » que la passion musicale donnera seule le courage d’affronter. Nous sommes logés chez un honnête bourgeois de Bayreuth et pendant ces huit jours, nous serons de la part de toute la famille l’objet des plus touchantes attentions. Cet humble appartement d’où la vue s’étend librement sur la campagne, nous dépayse et nous change ; il nous semble planer de là au-dessus de l’univers. Nos lits, sommairement composés d’un sommier et d’une couverture attachée aux draps par un système compliqué de boutons, nous initieront aux austérités de la Trappe. Nous n’y dormirons pas moins bien, à l’ombre protectrice des indispensables bustes de Wagner et de Litz.

Nos journées de Bayreuth se ressemblent toutes. D’abord le premier déjeûner dans la chambre de Magdeleine qui a l’avantage de posséder une table. Sur ce meuble unique, Madame Steeger dépose solennellement du lait et du café, aidée par sa fille Lizzie, une exquise petite fleur d’Allemagne dont nous emporterons un souvenir charmé.

Puis l’on sort pour une longue promenade, pèlerinage aux tombes de Wagner et de Litz, excursion aux jardins de feu la joyeuse Margrave ou seulement pour le plaisir de marcher un peu, de respirer l’air tiède de ce ciel de Franconie mélancolique et voilé. Puis c’est le déjeûner qui n’est jamais à Bayreuth « l’heure délicieuse », où l’on fait connaissance avec tous les produits de la cuisine locale : compotes au jus de citron et ragouts mystérieux. Après le déjeûner l’on rentre au logis. Alors tout pour l’art. L’on se réunit chez Magdeleine. Chacun prend la place qui convient le mieux à sa disposition particulière, et Miss, au milieu du grand silence, lit l’analyse de l’œuvre que nous écouterons le soir. Et puis, c’est la montée lente et silencieuse, sous le tiède soleil vers le théâtre rose où nous allons entendre ce qui faisait dire à Lisiz : « Ce ne sont pas des chefs-d’œuvre, ce sont des miracles ».

Sur la terrasse qui s’étend devant le théâtre, en attendant le signal pour entrer, nous avons passé des heures charmantes. Rois, musiciens, princesses, sculpteurs, journalistes, grandes dames, actrices et grands seigneurs, marchent, passent, forment des groupes échangeant leurs réflexions dans tous les idiomes connus. Au milieu de cette cosmopolis, Madame Wagner passe accompagnée de son fils et de ses deux filles, saluée bien bas par tous comme la reine de ces lieux.

Nous préférions entrer bien à l’avance dans la salle encore vide. Lentement le grand amphithéâtre se remplissait, les nouveaux arrivants glissant comme des ombres. À un moment donné, un peu de clarté inonde la salle ; puis, chacun étant rendu à sa place, les gradins étant complètement garnis, c’est tout-à-coup l’obscurité complète, le silence absolu au milieu duquel on perçoit l’imperceptible frôlement produit par mille mains de femme enlevant leur chapeau d’un geste uniforme et discret. Comme une larme, tombe alors dans le silence solennel la première note de l’ouverture.

C’est ainsi que nous avons assisté à l’interprétation magistrale de Parsifal cette « incroyable apogée d’un génie toujours supérieur à lui-même et à celle de cette Tétralogie que Wagner sculpta », dit Saint-Saëns, « comme les patients ciseleurs de pierre du moyen-âge sculptaient les cathédrales ».

L’heure des entr’actes est exquise ; on respire sur cette terrasse l’air attiédi du crépuscule, on contemple le doux paysage, l’on rêve aux absents que l’on voudrait associer à ses admirations. Puis la dernière note expirée, dans la nuit tout-à-fait venue, l’on redescend vers Bayreuth en longues files pressées, échangeant quelques phrases brèves, exclamations d’un enthousiasme qui préfère le silence et nous regagnons la maison de Lizzie et les petits lits de cénobites où, jusqu’au lendemain, la plainte des Niebelungen berçait notre sommeil.

Heidelberg.

Nous avions lu quelque part qu’Heidelberg possédait la plus belle ruine du monde après le Parthénon et l’Alhambra ; aussi désirions-nous passionnément voir la merveilleuse ruine.

L’aspect de la ville est riant et élégant, rappelant beaucoup nos belles stations balnéaires de France. La principale avenue est bordée par des hôtels, des brasseries, des magasins de photographies et des souvenirs à l’adresse des touristes. Pour monter au château, on traverse dans toute sa longueur cette allée d’Étigny badoise, puis l’on suit quelque temps la rive du Neckar, jolie rivière qui coule doucement entre les hautes pentes boisées. L’on s’engage ensuite dans une route ombragée de grands arbres qui escalade l’escarpement fort rude de la colline. Cette promenade est un enchantement. En approchant du sommet nous découvrons à nos pieds la vallée du Neckar qui s’étend dans une plaine immense. Le panorama éclairé par le radieux soleil ressemble plutôt à un rêve d’art qu’à une réalité.

Accompagnés par un guide manchot qui ne nous rendra pas de grands services puisqu’il ne comprend pas un mot de français, nous entrons dans le château par une tour carrée au milieu de laquelle s’ouvre un porche encore muni de sa herse et nous nous trouvons devant un spectacle bien digne de l’admiration que d’avance nous lui avons vouée.

Deux palais, bijoux de la Renaissance, taillés dans du marbre rose et dont les dessins sont dûs, dit-on, à un élève de Michel-Ange, s’élèvent à droite et au fond du tableau, tandis que le côté gauche est occupé par les ruines à demi-effondrées du manoir de Louis-le-Barbu.

Les boulets semblent avoir respecté ces merveilles pour lesquelles la foudre a été moins clémente. Des personnages de la mythologie et de la Bible garnissent les innombrables niches des palais roses ; on les enlève en ce moment pour les soustraire aux injures du temps et les remplacer par des moulages. Nous avons assisté au départ de quelques-unes de ces divinités : il était souverainement triste. Couchées et liées sur de grands fourgons elles ressemblaient à des blessées emportées pour mourir loin du palais dont elles faisaient depuis des siècles l’ornement et la vie.

Une jeune femme nous guide dans les salles souterraines, les tours effondrées, les galeries coupées de larges brèches, tandis que la musique d’un casino voisin lance aux échos de la montagne, la valse de la Fille du Régiment, de l’un de ces régiments qui ont si bien fendu ces tours et jeté ces pans de murs dans des profondeurs d’abime.

Le lendemain, par une matinée un peu brumeuse nous remontons au château. Cette fois les flonflons du casino se taisent et la ruine a un aspect plus solitaire et recueilli.

Dans une aile presque intacte nous visitons un petit musée archéologique qui renferme de fort belles choses. Nous découvrons dans une vitrine l’anneau de Luther et de Catherine de Bora, ce petit monument d’iniquité est composé d’une croix repliée et fermée par un rubis couleur de sang.

Heidelberg était la dernière étape proprement dite de ce voyage. À partir de ce moment nous n’avons conservé que de courtes notes sur la traversée du grand duché de Bade, paradis des chasseurs, où les chevreuils sortaient du bois leurs têtes curieuses pour regarder fuir notre train.

À Strasbourg, triste et dernière étape, mélancolique pèlerinage à la cathédrale, visite à la célèbre horloge qu’une main inconnue arrêta avant l’heure de la défaite, promenade au bord du Rhin, tout cela sous la pluie et les nuées grises comme au travers d’un douloureux cauchemar.

À minuit, l’Orient-Express nous emportait et huit heures plus tard nous déposait à Paris.

Notre grand voyage était terminé. Nous en avons prolongé les joies en essayant d’en fixer les impressions.

Mes compagnons ne me contrediront pas étant de ceux qui pensent comme Goëthe qu’« il est inutile de parler de ce que l’on admire si ce n’est pour le faire avec une partialité pleine d’amour ».