Impressions d’Afrique/Chapitre XXI

A. Lemerre (p. 419-429).

XXI


Les Montalescot s’étaient vite habitués à leur nouvelle résidence. Louise s’occupait avec passion de son étonnante découverte, pendant que Norbert explorait curieusement le Béhuliphruen ou la rive droite du Tez.

La pie apprivoisée, toujours fidèle, faisait l’admiration de tous par son attachement et son intelligence ; l’oiseau, réalisant chaque jour de nouveaux progrès, exécutait avec une sûreté merveilleuse les ordres les plus divers dictés par sa maîtresse.

Un jour, en errant au bord du Tez, Norbert fut séduit par l’extrême souplesse d’une terre jaunâtre légèrement humide, dont il s’empressa de faire provision. Le jeune homme put dès lors occuper ses loisirs en modelant, avec sa facilité habituelle, de charmantes statuettes délicieusement campées, qui une fois séchées au soleil prenaient la consistance et l’aspect de la terre cuite. Talou, s’intéressant manifestement à ces travaux artistiques, semblait élaborer quelque projet dont une circonstance fortuite amena bientôt la complète maturité.

Depuis que nous séjournions à Éjur, diverses bêtes de boucherie, embarquées sur le Lyncée pour être abattues en cours de route, avaient contribué tour à tour à notre alimentation. Grâce au maître-coq parcimonieux, fort ménager de cette précieuse réserve, il restait encore plusieurs veaux appelés à subir le sort de leurs compagnons. Le prévoyant cuisinier se décida enfin à entamer ce groupe de survivants et nous servit un soir à dîner, en même temps que les tranches appétissantes de la première victime, un plat de mou finement assaisonné. Talou, qui par instinctive curiosité s’était toujours montré friand de nos mets européens, goûta soigneusement cette dernière préparation, dont il voulut aussitôt connaître la provenance et l’aspect naturel.

Le lendemain, Sirdah, triste et angoissée, vint nous trouver de la part de son père, dont elle commenta les pénibles instructions par une foule d’appréciations personnelles.

À son avis, Talou exécrait Louise, dont l’image s’associait toujours dans sa pensée avec celle du roi Yaour. Le frère et la sœur étaient confondus dans le même sentiment d’aversion farouche, et l’empereur ne leur offrait un double exeat qu’en échange de prodiges irréalisables, dont il avait laborieusement réglé tous les détails avec un raffinement plein de malicieuse cruauté.

Parmi les caisses et ballots éventrés lors de l’accident du Lyncée, se trouvait un important stock de jouets adressé à un marchand de Buenos-Ayres. Talou s’était fait montrer en détail tous les articles, nouveaux pour lui, contenus dans le colis, s’intéressant spécialement aux objets mécaniques, dont il manœuvrait lui-même le remontoir. Il avait distingué surtout certain chemin de fer qui le ravissait par son merveilleux roulement dû a un complexe réseau de rails facilement démontables. C’est de cette amusante invention qu’était issu en partie le projet dont Sirdah venait nous exposer le détail.

Inspiré par son dernier dîner, Talou exigeait du pauvre Norbert la construction d’une statue de grandeur naturelle, captivante comme sujet et suffisamment légère pour rouler, sans les détériorer, sur deux rails crus faits de cette même matière inconsistante si bien accommodée la veille par le maître-coq. En outre, sans parler cette fois d’aucun poids spécial, l’empereur réclamait trois œuvres sculpturales plus ou moins articulées, dont seule la pie savante devait, à l’aide de son bec ou de ses pattes, mettre le mécanisme en mouvement.

Ces conditions remplies, se joignant au bon fonctionnement de l’appareil dont Louise poursuivait l’achèvement, assureraient la liberté du frère et de la sœur, qui dès lors pourraient se joindre à notre détachement pour atteindre Porto-Novo.

Malgré l’extrême rigueur de cet ultimatum, Louise, sans céder à l’abattement, comprit que son devoir était d’encourager et de guider Norbert.

Il s’agissait, en premier lieu, de trouver une matière à la fois légère, flexible et résistante, pouvant servir à élever une statue presque impondérable.

On fit à l’aventure des recherches dans les bagages extraits de notre navire, et Louise poussa brusquement un cri de joie en découvrant plusieurs paquets importants, bourrés de baleines de corsets uniformément noires. En consultant les étiquettes, on vit que l’envoi était fait par une maison en liquidation, qui sans doute avait cédé au rabais une partie de son approvisionnement de réserve à quelque fabricant américain.

Les intérêts en jeu étant trop graves pour laisser place à aucun scrupule, Louise s’empara de la marchandise, quitte à dédommager plus tard le destinataire.

Pour choisir le sujet captivant imposé par les instructions de l’empereur, la jeune femme n’eut qu’à puiser au hasard dans sa mémoire copieusement enrichie par d’innombrables lectures. Elle se souvint d’une anecdote contée par Thucydide dans son Histoire de la Guerre du Péloponèse, alors qu’en de rapides préliminaires l’illustre chroniqueur cherche à comparer le caractère athénien et la mentalité spartiate.

Voici quel est en substance le classique récit tant de fois traduit par maintes générations de lycéens.

Un riche Lacédémonien nommé Kténas avait à son service un grand nombre d’ilotes.

Au lieu de mépriser ces esclaves ravalés par ses concitoyens au niveau des bêtes de somme, Kténas ne songeait qu’à relever au moyen de l’instruction leur niveau moral et sensitifif. Son but noble et humanitaire était d’en faire ses égaux, et, pour forcer les plus paresseux à étudier avec zèle, il avait recours à de sévères punitions, ne craignant pas d’user parfois de son droit de vie et de mort.

Le plus récalcitrant du groupe était sans contredit un certain Saridakis, qui, aussi mal doué qu’apathique, se laissait distancer sans honte par tous ses camarades.

Malgré les plus durs châtiments, Saridakis restait stationnaire, consacrant vainement des heures entières à la simple conjugaison des auxiliaires.

Kténas vit dans cette manifestation de complète incapacité l’occasion de frapper d’une façon terrible l’esprit de ses élèves.

Il donna trois jours à Saridakis pour graver définitivement le verbe ειμι dans son souvenir. Ce délai écoulé, l’ilote, devant tous ses condisciples, articulerait sa leçon en face de Kténas, dont la main armée d’un stylet atteindrait à la moindre faute le cœur du coupable.

Sûr d’avance que le maître agirait suivant ses terrifiantes promesses, Saridakis, torturant son cerveau, fit d’héroïques efforts pour se préparer à la suprême épreuve.

Au jour dit, Kténas, rassemblant ses esclaves, se plaça près de Saridakis, en dirigeant vers la poitrine du malheureux la pointe de sa lame. La scène fut courte ; le récitant se trompa grossièrement dans le duel de l’unique imparfait, et un coup sourd résonna soudain au milieu du silence angoissé. L’ilote, le cœur transpercé, tourna un instant sur lui-même et tomba mort aux pieds de l’inexorable justicier.

Sans hésiter Louise adopta cet émouvant modèle.

Secondé par les indications de sa sœur, Norbert parvint à élever, avec les flexibles baleines, une légère statue munie de roues. Les clous et outils nécessaires à ce travail lui furent délivrés par Chènevillot, qui construisit lui-même une bascule bien équilibrée propre à recevoir au dernier moment les rails délicats et fragiles. Pour compléter l’œuvre pleine de vigueur impressionnante, Louise traça en lettres blanches sur le socle noir un large titre explicatif, précédant la conjugaison du fameux duel murmuré par les lèvres expirantes de l’ilote.

Les effigies à mouvement commandées par l’empereur réclamaient maintenant trois autres sujets.

L’enthousiaste Louise était grande admiratrice de Kant, dont les portraits hantaient fort nettement son esprit. Sous ses yeux Norbert exécuta un buste de l’illustre philosophe, en ayant soin d’évider l’intérieur du bloc pour ne laisser au sommet de la tête qu’une couche argileuse sans nulle épaisseur. Chènevillot disposa dans la cavité cranienne un jeu de lampes électriques à puissants réflecteurs, dont l’éclat devait figurer les flammes géniales de quelque lumineuse pensée.

Louise s’inspira ensuite d’une vieille légende bretonne relatant de façon touchante l’héroïque et célèbre mensonge de la nonne Perpétue, qui ne craignit pas de risquer sa vie en refusant de livrer aux sbires lancés à leur poursuite deux fugitifs cachés dans son couvent.

Cette fois ce fut un groupe entier que Norbert dut modeler avec art et patience.

En dernier lieu, le jeune homme, docile instrument de sa sœur, évoqua le régent courbé devant Louis XV ; l’étudiante aimait l’antithèse contenue dans cette humble marque de respect donnée à un enfant par le plus puissant personnage du royaume.

Chaque œuvre était munie d’un mécanisme très simple, spécialement adapté au bec ou aux pattes de la pie, dont l’éducation coûta plus de peine qu’on ne pouvait s’y attendre.

En effet, le nouveau travail était beaucoup plus complexe que les insignifiants tours de force accomplis jusqu’alors par l’oiseau. Les mouvements devaient être exécutés à la file sans pilotage ni indications, et le volatile retenait difficilement une telle série d’évolutions différentes et précises. Norbert aida sa sœur pour le laborieux dressage qu’il était urgent de mener à bien.

Cependant Louise poursuivait activement ses travaux chimiques, dont les dernières manipulations exigeaient un local aménagé d’une façon toute particulière au point de vue de l’éclairage.

Sur sa demande, Chènevillot édifia une sorte de logette fort exiguë, dont les parois, prudemment privées d’issues, n’engendraient aucun rais.

Une lumière jaunâtre très atténuée devait seule être admise au sein du laboratoire ; or un vitrage teinté, même assombri par la plus dense opacité, n’aurait pu manquer de produire des reflets désastreux sur l’étrange plaque sensible en préparation.

La solution du problème fut donnée par Juillard, qui avait assisté aux entretiens de Louise et de l’architecte.

Le savant possédait dans sa grande caisse de livres un précieux exemplaire de la Jolie Fille de Perth, provenant de la première édition du célèbre ouvrage. Les pages vieilles de plus d’un siècle étaient complètement jaunies et pouvaient servir à tamiser et à ternir l’aveuglante clarté du soleil africain.

Malgré le prix inestimable de cette pièce extrêmement rare, Juillard, sans hésiter, l’offrit à l’étudiante, qui, la trouvant parfaitement adaptée à ses projets, remercia chaudement l’aimable donateur.

Chènevillot découpa les feuillets en forme de tuiles, qui, disposées sur plusieurs épaisseurs et maintenues par une fine charpente, composèrent la partie supérieure de la logette. Un judas pratiqué au milieu de cette légère toiture permettrait à la prisonnière de venir parfois humer un peu d’air pur, après avoir couvert soigneusement ses divers ustensiles et ingrédients. La prudence devant, dans un cas aussi grave, l’emporter sur le confort, c'est par cette ouverture laissée unique à dessein que Louise effectuerait ses entrées et ses sorties, au moyen de deux petites échelles doubles à degrés plats fabriquées par l’architecte dans ce but spécial. La moindre infiltration lumineuse pouvait en effet compromettre la réussite du travail, et le judas du plafond se prêtait mieux qu’aucune porte latérale à une fermeture hermétique garantie par son propre poids.

La logette se dressait sur la place des Trophées, non loin de la Bourse, dont la séparaient les statues de Norbert correctement alignées. Avant de poser le toit, Chènevillot avait aménagé l’intérieur, qui contenait une des échelles doubles, une chaise volante et une table chargée des fournitures nécessaires à la merveilleuse découverte.

Louise passa dès lors la plus grande partie de ses journées enfermée dans son laboratoire, parmi ses drogues, ses cuvettes et ses plantes ; elle employait ses moments de liberté à parfaire le dressage de la pie, qui lui tenait toujours fidèle compagnie au sein du fragile cachot.

Quand on interrogeait la jeune femme sur l’issue de ses triturations chimiques, elle semblait pleine d’espérance et de joie.