Impressions d’Afrique/Chapitre VI

A. Lemerre (p. 117-144).

VI


Les guerriers noirs, se relevant tous ensemble, venaient de ramasser leurs armes.

Reformé sous la direction de Rao, le cortège du début, augmenté de notre groupe et de la plupart des Incomparables, se mit rapidement en marche vers le sud.

Le quartier méridional d’Éjur fut traversé d’un pas alerte, et la plaine apparut bientôt, limitée à gauche par les grands arbres du Béhuliphruen, magnifique jardin plein d’essences prodigieuses et inconnues.


Rao, soudain, arrêta l’immense colonne, parvenue en un lieu très étendu que ses dimensions mêmes rendaient propice à certaine expérience phonétique de longue portée.

Stéphane Alcott, vigoureux gaillard au thorax proéminent, sortit de nos rangs avec ses six fils, jeunes gens de quinze à vingt-cinq ans, dont la maigreur fabuleuse transparaissait de façon impressionnante sous de simples maillots rouges très collants.

Le père, vêtu comme eux, se planta debout en un point quelconque, le dos tourné au couchant, puis, effectuant avec soin un demi-quart de tour vers la droite, s’immobilisa tout à coup, en affectant la rigidité d’une statue.

Partant de l’endroit précis occupé par Stéphane, l’aîné des six frères marcha obliquement dans la direction du Béhuliphruen, frayant exactement la ligne tracée par le rayon visuel de son père et comptant à voix haute ses pas lents et immenses, auxquels il s’appliquait à donner une mesure rigoureusement invariable. Il s’arrêta au chiffre cent dix-sept, et, se retournant face à l’occident, suivit l’exemple paternel en prenant une pose étudiée. Son frère puîné, qui l’avait accompagné, fit vers le sud-ouest une promenade du même genre, et, après soixante-douze pas mécaniquement pareils, se figea ainsi qu’un mannequin, la poitrine exposée au levant. À tour de rôle, les quatre plus jeunes exécutèrent la même manœuvre, choisissant chaque fois pour point de départ le but conventionnel atteint par le dernier mensurateur et apportant dans l’accomplissement de leur brève étape, merveilleusement réglée, la perfection mathématique réservée d’habitude aux seuls travaux géodésiques.

Quand le cadet fut à son poste, les sept comparses, inégalement distants, se trouvèrent échelonnés sur une étrange ligne brisée, dont chacun des cinq capricieux angles restait formé par deux talons joints.

L’apparente incohérence de la figure était volontairement due au nombre strict des enjambées régulières, dont les six totaux respectifs avaient constamment évolué entre un minimum de soixante-deux et un maximum de cent quarante-neuf.

Une fois en faction, chacun des six frères, creusant violemment sa poitrine et son ventre par un pénible effort des muscles, forma une large cavité, que l’adjonction de ses bras, collés en cercle comme des bords supplémentaires, rendit plus profonde encore. Les maillots, grâce à quelque enduit, adhéraient toujours à chaque point de l’épiderme.

Mettant ses mains en porte-voix, le père, avec un timbre grave et sonore, cria son propre nom dans la direction de l’aîné.

Aussitôt, à intervalles inégaux, les quatre syllabes : Stéphane Alcott, furent répétées successivement en six points de l’énorme zigzag, sans que les lèvres des figurants eussent bougé d’aucune manière.

C’était la voix même du chef de famille que venait de répercuter l’antre thoracique des six jeunes gens, qui, grâce à leur prodigieuse maigreur entretenue soigneusement par un terrible régime, offraient au son une surface osseuse suffisamment rigide pour en réfléchir toutes les vibrations.

Ce premier essai ne satisfit pas les exécutants, qui modifièrent légèrement leur place et leur position.

La mise au point dura quelques minutes pendant lesquelles Stéphane clama souvent son nom, épiant le résultat chaque fois perfectionné par ses fils, qui tantôt, remuant à peine les pieds, gagnaient un centimètre dans une direction quelconque, tantôt se penchaient davantage pour mieux préparer le rapide passage du son.

ll s’agissait, en apparence, de quelque instrument imaginaire, qui, difficile à bien accorder, aurait par-dessus tout réclamé pour son réglage un soin minutieux et patient.

Enfin, une épreuve lui ayant paru bonne, Stéphane, d’un mot bref qui malgré lui eut une sextuple répercussion, ordonna aux étiques sentinelles la plus complète immobilité.

Dès lors le véritable spectacle commença.

Stéphane, à pleine voix, prononça toute sorte de noms propres, d’interjections et de mots fort usuels, en variant à l’infini le registre et l’intonation. Et chaque fois le son ricochant de poitrine en poitrine se reproduisait avec une pureté cristalline, d’abord nourri et vigoureux, puis affaibli de plus en plus jusqu’au dernier balbutiement, qui ressemblait à un murmure.

Aucun écho de forêt, de grotte ou de cathédrale n’aurait pu lutter avec cette combinaison artificielle, qui réalisait un véritable miracle d’acoustique.

Obtenu par la famille Alcott au prix de longs mois d’études et de tâtonnements, le tracé géométrique de la ligne brisée devait ses savantes irrégularités à la forme spéciale de chaque poitrine, dont la structure anatomique offrait un pouvoir résonateur d’une portée plus ou moins grande.

Plusieurs personnes du cortège, s’étant approchées de chaque vibrant factionnaire, purent constater l’absence de toute supercherie. Les six bouches demeuraient hermétiquement closes, et seul le verbe initial faisait les frais de la multiple audition.

Voulant donner à l’expérience la plus vaste extension possible, Stéphane articula rapidement de courtes phrases, servilement ressassées par le sextuple écho ; certains vers de cinq pieds, récités un par un, furent perçus distinctement sans empiétements ni mélange ; des éclats de rire variés, graves sur « oh », aigus sur « ah » et stridents sur « hi », firent merveille en évoquant une moquerie légère et impassible ; cris de douleur ou d’alarme, sanglots, exclamations pathétiques, toux retentissantes, éternuements comiques s’enregistrèrent tour à tour avec la même perfection.

Passant de la parole au chant, Stéphane lança de fortes notes de baryton, qui, résonnant à souhait aux différents coudes de la ligne, furent suivies de vocalises, de trilles, de fragments d’airs ― et de joyeux refrains populaires débités par bribes.

Pour finir, le soliste, après une grande respiration, arpégea indéfiniment l’accord parfait dans les deux sens, utilisant généreusement l’étendue entière de sa voix et donnant l’illusion d’un chœur impeccablement juste, grâce à l’ample et durable polyphonie produite par tous les échos mélangés.

Soudain, privées de la source musicale que Stéphane à bout de souffle venait d’arrêter court en se taisant, les voix factices s’éteignirent une à une, et les six frères, reprenant avec une satisfaction visible leur position normale, purent se détendre voluptueusement en poussant de larges soupirs.

Le cortège, rapidement reformé, se dirigea de nouveau vers le sud.


Après une étape courte et facile, faite dans l’obscurité envahissante, l’avant-garde atteignit le bord du Tez, grand fleuve tranquille dont la rive droite fut vite encombrée par le déploiement de la colonne.

Une pirogue pourvue de rameurs indigènes reçut à son bord Talou et Sirdah, qui furent passés sur l’autre berge.

Là, sortant sans bruit d’une hutte en bambous, le sorcier nègre Bachkou, une coupe d’ivoire en main, s’approcha de la jeune aveugle, qu’il guida par l’épaule dans la direction de l’Océan.

Bientôt, tous deux pénétrèrent dans le lit du fleuve, en s’enfonçant progressivement à mesure qu’ils s’éloignaient du rivage.

Au bout de quelques pas, immergé jusqu’à la poitrine, Bachkou s’arrêta en tenant haut dans sa main gauche la coupe à demi pleine d’un liquide blanchâtre, tandis qu’auprès de lui Sirdah disparaissait presque entièrement dans les eaux sombres et bruissantes.

Avec deux doigts trempés dans le baume laiteux, le sorcier frotta doucement les yeux de la jeune fille, puis attendit patiemment pour donner au remède le temps d’agir ; le délai passé, à l’aide de deux coups de pouce nettement appliqués sur le globe de chaque œil, il détacha brusquement les deux taies, qui tombèrent dans le courant et disparurent bientôt vers la mer.

Sirdah avait poussé un cri de joie, prouvant la réussite complète de l’opération, qui venait en effet de lui rendre la vue.

Son père lui répondit par une délirante exclamation, suivie de plusieurs clameurs enthousiastes proférées par le cortège entier.

Regagnant hâtivement la terre ferme, l’heureuse enfant se jeta dans les bras de l’empereur, qui la tint longtemps embrassée avec une touchante émotion.

Tous deux prirent place de nouveau dans la pirogue, qui, traversant le fleuve, les déposa sur la rive droite, pendant que Bachkou rentrait dans sa hutte.

Sirdah gardait précieusement sur elle l’intense humidité due aux eaux sacrées du fleuve témoin de sa guérison.


Guidée par Rao, la colonne remonta la berge sur une étendue de cent mètres et s’arrêta devant un vaste appareil qui, établi entre quatre poteaux, s’avançait au-dessus du cours d’eau comme une arche de pont.

La nuit s’était faite peu à peu, et, sur la rive, un phare d’acétylène, fixé au sommet d’un pieu, éclairait, à l’aide de son puissant réflecteur braqué avec soin, tous les détails de l’étonnante machine vers laquelle convergeaient tous les regards.

L’ensemble, entièrement métallique, donnait dès le premier coup d’œil l’idée bien définie d’un métier à tisser.

Au milieu, parallèlement au courant, s’étendait certaine chaîne horizontale faite d’une infinité de fils bleu clair, qui, placés côte à côte sur une seule rangée, n’occupaient en largeur qu’un espace de deux mètres, grâce à leur fabuleuse finesse.

Plusieurs lisses, comprenant des fils verticaux respectivement munis d’un œillet, formaient l’une derrière l’autre des plans perpendiculaires à la chaîne qu’elles traversaient de part en part. Devant elles pendait un battant, sorte d’immense peigne métallique dont les dents imperceptibles et innombrables égalisaient la chaîne ainsi qu’une chevelure.

À droite, un grand panneau d’un mètre carré, bordant la chaîne, se composait d’une foule d’alvéoles séparées par de fines parois ; chacune de ces cases abritait une étroite navette dont la canette, mince bobine fixée de l’avant à l’arrière, portait une provision de soie unicolore. Tous les tons imaginables, variant délicatement les sept échantillons du prisme, se trouvaient représentés par la garniture interne des navettes, dont le nombre pouvait s’élever à mille. Les fils, plus ou moins dévidés suivant leur éloignement, venaient aboutir à droite sur l’angle initial de la chaîne et engendraient un étrange réseau prodigieusement polychrome.

En bas, presque à fleur d’eau, maintes aubes de toutes dimensions, disposées en carré plein comme un escadron, formaient la base entière de l’appareil, soutenu d’un côté par la rive et de l’autre par deux pilotis enfoncés dans le lit du fleuve. Chaque aube, suspendue entre deux tiges étroites, semblait prête à faire tourner une courroie de transmission qui, enserrant à gauche une portion libre du mince moyeu, dressait verticalement ses deux rubans parallèles.

Entre les aubes et la chaîne s’étendait une sorte de coffre long contenant sans doute le mystérieux mécanisme appelé à mouvoir l’ensemble.

Les quatre poteaux supportaient à leur sommet un épais plafond rectangulaire d’où descendaient les lisses et le battant.

Aubes, coffre, plafond, panneau, navettes, poteaux et pièces intermédiaires, tout, sans nulle exception, était créé en acier fin de nuance gris clair.

Après avoir posté Sirdah au premier rang pour l’initier à la confection automatique de certain manteau qu’il voulait lui offrir, l’inventeur Bedu, héros du moment, appuya sur un ressort du coffre afin de mettre en mouvement la précieuse machine enfantée par son industrieuse persévérance.

Aussitôt différentes aubes plongèrent à demi dans le fleuve, livrant leurs palettes à la puissance du courant.

Invisiblement actionné par les courroies de transmission, dont la portion supérieure se perdait dans les profondeurs du coffre, le panneau garni de navettes glissa horizontalement dans l’axe du courant. Malgré ce déplacement, les fils innombrables fixés à l’angle de la chaîne gardèrent une rigidité parfaite, grâce à un système de tension rétrograde dont toutes les navettes étaient pourvues ; abandonnée à elle-même, chaque pointicelle, ou broche supportant la canette, tournait dans le sens inverse au dévidage, par l’effet d’un ressort opposant une très faible résistance à l’extraction de la soie. Tels fils se raccourcissant mécaniquement pendant que d’autres s’allongeaient, le réseau conservait sa pureté première sans flaccidité ni emmêlement.

Le panneau était soutenu par une épaisse tige verticale qui, décrivant un coude brusque, pénétrait horizontalement dans l’intérieur du coffre ; là, quelque longue rainure que nous ne pouvions apercevoir de la rive permettait sans doute le patinage silencieux effectué depuis un moment.

Bientôt le panneau s’arrêta pour se mouvoir en hauteur. La portion verticale de sa tige s’allongea doucement, révélant un jeu de compartiments glissants pareils à ceux d’un télescope ; réglée par un concours de corde et de poulie internes, la détente de quelque puissant ressort à boudin pouvait seule provoquer cette ascension discrète, qui prit fin au bout d’un instant.

L’évolution du panneau avait coïncidé avec un mouvement subtil des lisses, dont certains fils venaient de s’abaisser pendant que d’autres s’élevaient. Le travail s’accomplissait hors de notre vue dans l’épaisseur du plafond, qui n’utilisait que de minces rainures pour livrer passage aux immenses franges tendues en bas par une légion de plombs étroits à peine supérieurs au niveau du coffre. Chaque soie de la chaîne, traversant isolément l’œillet d’un des fils, se trouvait actuellement montée ou descendue de plusieurs centimètres.

Soudain, rapide comme l’éclair, une navette, lancée par un ressort du panneau, passa entre l’ensemble des soies dénivelées, dont elle franchit toute la largeur pour aboutir à un compartiment unique fixé en place prévue et calculée. Dévidée hors du fragile engin, une duite ou fil transversal s’étendait maintenant au milieu de la chaîne en formant le début de la trame.

Mû en dessous par une tige mobile dans une rainure du coffre, le battant vint frapper la duite avec ses dents sans nombre pour reprendre aussitôt sa posture verticale.

Les fils des lisses, remuant de nouveau, amenèrent un changement complet dans la disposition des soies, qui, opérant un rapide chassé-croisé, firent un important parcours en hauteur ou en profondeur.

Poussée par un ressort du compartiment de gauche, la navette, douée d’un vif élan, traversa la chaîne en sens inverse pour réintégrer son alvéole ; une seconde duite déroulée par sa canette reçut un coup brutal du battant.

Pendant que les lisses accomplissaient un curieux va-et-vient, le panneau, fidèle à un plan unique, employa simultanément ses deux modes de déplacement pour se mouvoir dans une direction oblique ; braquée à l’endroit déterminé, une deuxième alvéole profita d’un temps d’arrêt pour expulser une navette qui, filant comme un projectile dans l’angle collectif des soies, vint s’enfoncer en face jusqu’au fond du compartiment toujours stable.

Un choc du battant sur la nouvelle duite fut suivi d’un ample manège des lisses, qui préparèrent le chemin du retour à la navette brusquement rejetée jusqu’à sa case.

Le travail continua suivant une marche invariable. Grâce à sa merveilleuse mobilité, le panneau plaçait tour à tour en face du compartiment fixe telle navette dont le double voyage coïncidait parfaitement avec la besogne du battant et des lisses.

Peu à peu la chaîne gagnait de notre côté, entraînée par la lente rotation de l’ensoupleau, large cylindre transversal auquel tous ses fils étaient rattachés. Le tissage s’effectuait rapidement, et bientôt une riche étoffe apparut à nos yeux, sous la forme d’une bande mince et régulière aux tons finement nuancés.

En bas les aubes faisaient tout agir à elles seules grâce à leur manœuvre complexe et précise, ― certaines restant presque incessamment immergées alors que d’autres baignaient seulement quelques instants dans le courant ; plusieurs, parmi les plus petites, n’effleuraient l’onde de leurs palettes que pendant une seconde, et se relevaient soudain, ayant accompli un quart de tour à peine, pour redescendre de la même façon fugitive après un bref repos. Leur nombre, l’échelonnement de leur taille, l’isolement ou la simultanéité des plongeons courts ou durables, fournissaient un choix infini de combinaisons favorisant la réalisation des conceptions les plus hardies. On eût dit quelque muet instrument, plaquant ou arpégeant des accords, tantôt maigres, tantôt prodigieusement touffus, dont le rythme et l’harmonie se renouvelaient sans cesse. Les courroies de transmission, par suite d’une souple élasticité, se prêtaient à ces continuelles alternatives d’allongement et de contraction. L’appareil entier, remarquable au point de vue agencement et huilage, fonctionnait avec une perfection silencieuse donnant l’impression d’une pure merveille mécanique.

Bedu attira notre attention sur les lisses, uniquement actionnées par les aubes dont un électro-aimant transmettait l’influence du coffre au plafond ; les fils conducteurs étaient dissimulés dans un des deux poteaux d’arrière, et cette méthode excluait l’emploi des cartons à trous du métier Jacquard. Aucune limite ne s’imposait aux variantes sans nombre obtenues dans la tire de tels groupes de fils coïncidant avec l’abaissement des autres. Jointe à l’armée polychrome de navettes, cette multiplicité de figures successives créées dans le mode d’écartement de la chaîne rendait abordable l’exécution de tissus féeriques analogues aux tableaux de maîtres.

Fabriquée à l’endroit par une anomalie que réclamait l’extraordinaire appareil spécialement destiné à fonctionner pour un public attentif, la bande d’étoffe s’agrandissait vite, montrant tous ses détails puissamment éclairés par les projections du phare. L’ensemble représentait une vaste nappe d’eau, à la surface de laquelle des hommes, des femmes et des enfants, les yeux dilatés par la terreur, se cramponnaient désespérément après quelques épaves flottant çà et là parmi des débris de toute sorte ; et si grande était l’ingéniosité des fabuleux rouages de la machine, que le résultat pouvait soutenir la comparaison avec les plus fines aquarelles ; les visages, pleins d’expression farouche, avaient d’admirables tons de chair, depuis le brun hâlé du vieillard et le blanc laiteux de la jeune femme jusqu’au rose juvénile de l’enfant ; l’onde, épuisant la gamme des bleus, se couvrait de reflets miroitants et variait suivant les places son degré de transparence.

Mû par une courroie de transmission dressée hors d’une ouverture du vaste coffre auquel le rivaient deux supports, l’ensoupleau attirait le tissu qui déjà s’enroulait sur lui. L’autre extrémité de la chaîne offrait une assez forte résistance due à une tringle d’acier qui, servant d’aboutissement aux soies, était prise entre deux glissières parallèles fixées sur le coffre par une série de tiges verticales. C’est sur la glissière gauche qu’était vissé le compartiment immuable où chaque navette venait faire une brève station.

Le tableau de l’étoffe se complétait peu à peu, et l’on vit émerger une montagne vers laquelle des groupes humains et des animaux de toute espèce se dirigeaient à la nage ; en même temps une foule de zébrures transparentes et obliques rayèrent partout l’espace et firent comprendre le sujet, emprunté à la description biblique du Déluge. Tranquille et majestueuse à la surface des flots, l’Arche de Noé dressa bientôt sa silhouette régulière et massive, agrémentée de fins personnages errant au milieu d’une nombreuse ménagerie.

Le panneau sollicitait sans cesse tous les regards par la merveilleuse sûreté de sa gymnastique alerte et captivante. Employées à tour de rôle, les teintes les plus diverses étaient lancées dans la chaîne sous forme de duites, et l’ensemble des fils ressemblait à quelque palette infiniment riche. Parfois le panneau accomplissait de grands déplacements pour utiliser l’une après l’autre des navettes fort distantes ; à d’autres moments, plusieurs duites successives appartenant à la même région ne lui demandaient que de minimes voyages. La pointe de la navette choisie trouvait toujours passage entre les autres fils, qui, partis des alvéoles voisines et tendus dans une direction unique, ne lui opposaient qu’une claire-voie incapable de former obstacle.

Sur le tissu, la montagne à demi gagnée par les flots était maintenant visible jusqu’à son sommet. Partout, contre ses flancs, de malheureux condamnés, à genoux sur ce dernier refuge qui allait bientôt leur manquer, semblaient implorer le ciel par de grands gestes de détresse. La pluie diluvienne se déversait en cataractes sur tous les points du tableau, parsemé d’épaves et d’îlots où se répétaient les mêmes scènes de désespoir et de supplications.

Le ciel s’élargissait progressivement vers le zénith, et des nuages immenses se dessinèrent soudain, grâce à un amalgame de soies grises finement assorties depuis les tons les plus transparents jusqu’aux nuances les plus fuligineuses. Les épaisses volutes de vapeur se déroulaient majestueusement dans les airs, recélant dans leurs flancs des réserves inépuisables, prêtes à constamment alimenter la terrible inondation.

À ce moment Bedu arrêta l’appareil en appuyant sur un nouveau ressort du coffre. Aussitôt les aubes s’immobilisèrent, cessant de porter la vie aux différentes pièces désormais roides et inactives.

Tournant l’ensoupleau à l’envers, Bedu, à l’aide d’une lame bien affûtée, coupa sur les côtés tous les fils dépassant le tissu promptement dégagé ; puis, avec une aiguillée de soie préparée à l’avance, il eut vite fait de froncer la partie supérieure bordée par les nuages ruisselants. Ainsi agencée, l’étoffe, moins haute que large, prenait la forme d’un manteau simple et flottant.

Bedu s’approcha de Sirdah et lui mit sur les épaules les fronces du merveilleux vêtement, qui enveloppa gracieusement jusqu’aux pieds la jeune fille heureuse et reconnaissante.


Le sculpteur Fuxier venait de s’approcher du phare, pour nous montrer dans sa main ouverte plusieurs pastilles bleues d’extérieur uni, qui, à notre su, contenaient dans leurs flancs toutes sortes d’images en puissance créées par ses soins. Il en prit une et la lança dans le fleuve, un peu en aval du métier maintenant inactif.

Bientôt, sur la surface éclairée par les lueurs de l’acétylène, des remous se formèrent nettement, traçant en relief une silhouette bien déterminée, que chacun put reconnaître pour celle de Persée portant la tête de Méduse.

Seule, la pastille, en fondant, avait brusquement provoqué cette agitation artistique et prévue.

L’apparition dura quelques secondes, puis les eaux, s’aplanissant peu à peu, reprirent leur unité de miroir.

Habilement envoyée par Fuxier, une seconde pastille plongea dans le courant. Les ronds concentriques épanouis par sa chute s’étaient à peine dissipés qu’une nouvelle image surgissait en remous fins et nombreux. Cette fois, des danseuses en mantille, debout sur une table toute servie, exécutaient, parmi les mets et les brocs, un pas entraînant qu’elles rythmaient avec leurs castagnettes aux applaudissements des convives. Le dessin liquide était si poussé qu’on distinguait par endroits l’ombre des miettes sur la nappe.

Cette scène joyeuse effacée, Fuxier renouvela l’expérience par l’immersion d’une troisième pastille dont l’effet ne se fit pas attendre. L’eau, se ridant soudain, évoqua, en un tableau assez large, certain rêveur qui, assis près d’une source, notait sur un cahier le fruit de quelque inspiration ; derrière, appuyé sur les rochers de la cascade naissante, un vieillard à longue barbe, pareil à la personnification d’un fleuve, se penchait vers le quidam comme pour lire par-dessus son épaule.

— « Le poète Giapalu se laissant dérober par le vieux Var les admirables vers dus à son génie, » expliqua Fuxier, qui bientôt projeta encore une pastille dans les flots calmés.

Le nouveau bouillonnement prit la forme d’un immense demi-cadran aux indications étranges. Le mot « MIDI », nettement tracé en relief par l’eau, occupait la place habituellement réservée à la troisième heure ; ensuite venaient vers le bas, sur un seul quart de cercle, toutes les divisions depuis une heure jusqu’à onze heures ; à l’extrémité inférieure, au lieu du chiffre « VI » on lisait « MINUIT » écrit en toutes lettres dans l’axe du diamètre ; puis, vers la gauche, onze nouvelles divisions aboutissaient à une seconde édition du vocable « MIDI » remplaçant la neuvième heure. Jouant le rôle d’aiguille solitaire, un long chiffon, ressemblant à la flamme d’un fanion, se rattachait au point exact qui eût figuré le centre du cadran complété ; soi-disant poussée par le vent, la souple banderole s’allongeait vers la droite, marquant cinq heures du soir avec sa pointe fine et tendue. L’horloge, dressée au sommet d’une tige solidement plantée, ornait un paysage découvert où passaient quelques promeneurs, et toute la reproduction liquide était surprenante de précision et de vérité.

— « L’horloge à vent du pays de Cocagne,» reprit Fuxier, qui amplifia son annonce par le commentaire suivant :

Dans le bienheureux pays en question, le vent, parfaitement régulier, se chargeait bénévolement d’indiquer l’heure aux habitants. À midi juste il soufflait violemment de l’ouest et s’apaisait progressivement jusqu’à minuit, moment poétique où régnait un calme plat. Bientôt une légère brise venue de l’est s’élevait peu à peu et ne cessait de croître jusqu’au midi suivant, qui marquait son apogée. Une saute brusque se produisait alors, et, de nouveau, la tempête accourait du ponant pour recommencer son évolution de la veille. Remarquablement adaptée à ces fluctuations invariables, l’horloge soumise en effigie à notre appréciation remplissait son office mieux que le banal cadran solaire, dont la tâche uniquement diurne est sans cesse entravée par le vol des nuages.

Le pays de Cocagne avait déserté la nappe liquide, et le courant, redevenu lisse, engloutit une dernière pastille noyée par Fuxier.

La surface, en se plissant avec art, dessina un homme à demi nu portant un oiseau sur son doigt.

— « Le prince de Conti et son geai, » dit Fuxier tout en montrant sa main vide.

Quand les ondulations furent nivelées, le cortège reprit le chemin d’Éjur, en s’enfonçant dans la nuit noire que ne dissipait plus la clarté du phare éteint brusquement par Rao.


Nous marchions depuis quelques minutes quand soudain, sur la droite, un bouquet de feu d’artifice illumina l’obscurité en produisant de nombreuses détonations.

Une gerbe de fusées monta dans les airs, et bientôt, arrivés au faîte de leur ascension, les noyaux incandescents, éclatant avec un bruit sec, semèrent dans l’espace maints lumineux portraits du jeune baron Ballesteros, destinés à remplacer l’habituelle et banale série des pluies de feu et des étoiles. Chaque image, en sortant de son enveloppe, se déployait d’elle-même, pour flotter au hasard avec de légers balancements.

Ces dessins en traits de flamme, d’une exécution remarquable, représentaient l’élégant clubman dans les poses les plus variées, en se distinguant tous par une couleur spéciale.

Ici le riche Argentin, bleu saphir des pieds à la tête, apparaissait en habit de soirée, les gants à la main et la fleur à la boutonnière ; là une esquisse de rubis le montrait en tenue de salle d’armes, tout disposé à faire assaut ; ailleurs un buste seul, de dimension colossale, vu de face et tracé en lignes d’or, voisinait avec une éblouissante gravure violette où le jeune homme, en chapeau haut de forme et en redingote boutonnée, se trouvait pris de profil jusqu’à mi-jambes. Plus loin une ébauche de diamant évoquait le brillant sportsman en costume de tennis, brandissant gracieusement une raquette prête à frapper. D’autres effigies irradiantes s’épanouissaient de tous côtés, mais le clou de l’ensemble était, sans contredit, certain large tableau vert émeraude, où, cavalier irréprochable monté sur un cheval au trot, le héros de cette fantasmagorie saluait respectueusement au passage quelque invisible amazone.

Le cortège s’était arrêté pour contempler à loisir cet attrayant spectacle.

Les portraits, descendant lentement et projetant sur une vaste étendue leur puissant éclairage polychrome, se maintinrent quelque temps sans rien perdre de leur éclat. Puis ils s’éteignirent sans bruit, un par un, et l’ombre peu à peu se répandit de nouveau sur la plaine.

Au moment où le dernier trait de feu s’évanouissait dans la nuit, l’entrepreneur Luxo vint se joindre à nous, fier du superbe effet produit par le chef-d’œuvre pyrotechnique dont il avait lui-même effectué le lancement.


Tout à coup un grondement lointain se fit entendre, sourdement prolongé ; les détonations des fusées venaient évidemment de provoquer l’orage qui depuis longtemps se préparait dans l’atmosphère surchauffée ; aussitôt cette même pensée frappa l’esprit de tous : « Djizmé va mourir ! »

Sur un signe de Talou le cortège se remit en marche, et, traversant vivement la partie sud d’Éjur, déboucha encore une fois sur la place des Trophées.

L’orage s’était déjà rapproché ; les éclairs se succédaient rapidement, suivis de coups de tonnerre chaque fois plus sonores.

Rao, qui avait pris les devants, parut bientôt guidant ses hommes lourdement chargés d’un curieux lit de repos qu’ils installèrent au milieu de l’esplanade. Aux lueurs des éclairs on pouvait examiner l’étrange composition de ce meuble, dont l’aspect semblait à la fois confortable et terrifiant.

Une carcasse, surélevée par quatre pieds de bois, supportait une moelleuse natte blanche entièrement recouverte de fins dessins séparés, rappelant par leur forme et leur dimension les culs-de-lampe qui dans certains livres clôturent les chapitres ; les sujets les plus divers étaient réunis dans cette collection de minuscules tableaux indépendants et isolés ; paysages, portraits, couples rêveurs, groupes dansants, navires en détresse, couchers de soleil, se trouvaient traités avec un art consciencieux et naïf qui ne manquait ni de charme ni d’intérêt. Un coussin restait glissé sous une des extrémités de la natte, ainsi exhaussée pour soutenir la tête du dormeur ; derrière la place éventuellement réservée à l’occiput, se dressait un paratonnerre dominant de sa tige brillante l’ensemble du long meuble de paresse. Une calotte de fer, reliée par un fil conducteur à la base de la haute aiguille verticale, semblait prête à enserrer le front de quelque impressionnant condamné appelé à s’étendre sur la couche fatale ; en face, deux souliers métalliques, placés côte à côte, communiquaient avec la terre au moyen d’un nouveau fil dont la pointe venait d’être enfoncée dans le sol par Rao lui-même.

Arrivé à son apogée avec la rapidité météorique spéciale aux régions équatoriales, l’orage se déchaînait maintenant avec une extrême violence ; un vent terrible charriait de gros nuages noirs dont la conflagration était incessante.

Rao avait ouvert la prison pour faire sortir Djizmé, jeune indigène gracieuse et belle, qui, depuis la triple exécution du début, était demeurée seule derrière la sombre grille.

Djizmé, sans opposer de résistance, vint s’allonger sur la natte blanche, entrant d’elle-même sa tête dans la calotte de fer et ses pieds dans les souliers rigides.

Prudemment, Rao et ses aides s’écartèrent du dangereux appareil, qui resta complètement isolé.

Dès lors Djizmé prit à deux mains une carte en parchemin suspendue à son cou par un fin cordon, puis la regarda longuement, tout en profitant de la lueur des éclairs pour l’exposer parfois aux yeux de tous avec une expression de joie et d’orgueil ; un nom hiéroglyphique, tracé au milieu du souple rectangle, était souligné à distance, vers la droite, par un triple dessin exigu représentant trois différentes phases lunaires.

Bientôt Djizmé laissa tomber la carte et fit obliquer ses regards, qui, normalement postés pour contempler de face le théâtre rouge, allèrent se fixer sur Naïr ; celui-ci, toujours retenu sur son socle, avait abandonné son délicat travail depuis l’apparition de la condamnée, qu’il dévorait des yeux.

À ce moment le tonnerre grondait sans interruption, et les éclairs devenaient assez fréquents pour donner l’illusion d’un jour factice.

Soudain, accompagné du plus terrible fracas, un aveuglant zigzag de feu sillonna le ciel entier pour aboutir à la pointe du paratonnerre. Djizmé, dont les bras venaient de se tendre vers Naïr, ne put achever son geste ; la foudre avait traversé son corps, et la couche blanche ne soutenait plus maintenant qu’un cadavre aux yeux grands ouverts et aux membres inertes.

Pendant le court silence observé par l’orage après l’assourdissant éclat du tonnerre, d’affreux sanglots attirèrent l’attention vers Naïr, qui répandait des larmes d’angoisse en regardant toujours la morte.

Les porteurs enlevèrent l’appareil sans déranger le corps de Djizmé, puis on attendit dans une stupeur douloureuse l’apaisement graduel des éléments.

Le vent chassait toujours les nuages vers le sud, et le tonnerre s’éloignait rapidement, perdant à chaque minute une partie de sa force et de sa durée. Peu à peu le ciel se dégagea largement et un splendide clair de lune brilla sur Éjur.