Impressions d’Écosse

Revue des Deux Mondes4e période, tome 161 (p. 205-228).
IMPRESSIONS D’ÉCOSSE


I

Mon arrivée en Écosse fut une déception. Je n’étais pas venu par l’Angleterre, et c’est à Leith, le port enfumé d’Edimbourg, que je mis le pied dans la contrée des lacs, des bruyères et des ruines. Le steamer nous débarqua sur une jetée de bois où rôdaient des portefaix ivres. C’étaient de jeunes garçons ou des vieillards : je ne vis que leur air misérable et leurs yeux aux paupières rouges, sans cils, brûlées d’alcool. Ils traînèrent nos bagages à travers la ville, jusqu’à la gare. Par cette belle journée d’été, il n’y a dans les rues ni joie, ni lumière. Cette activité en travail ne donne point l’impression d’une ruche bourdonnante au soleil, mais d’un atelier taciturne. Des bâtisses noires m’évoquent la sombre prospérité des civilisations industrielles et l’esprit organisateur de la société anglo-saxonne : ce sont des usines, des docks et des maisons corporatives. Sur le quai de la gare, j’ai une impression d’étouffement et d’exil. Les rails commencent là, au pied d’une muraille charbonneuse. Ils s’allongent dans une banlieue salie. Le regard cherche en vain cet horizon de mystère qui ouvre au rêve, bien loin de la brutale réalité des embarcadères, une échappée dans le poétique inconnu des départs. L’homme, ici, est captif de son labeur, serf de cette glèbe nouvelle, asservie elle-même au réseau de fer, au poids des machines, souillée, défigurée. Tendu dans l’effort, tout à l’âpreté de sa tâche quotidienne, il n’a plus pour ses semblables ce regard où le loisir éveille une curiosité et la douceur de vivre une sympathie. On est indifférent et brutal. Nos bagages gisent sur le trottoir. Selon l’usage britannique, ils ne sont pas enregistrés. Ce pays de l’initiative et de la liberté laisse chacun veiller sur soi, prévoir et pourvoir. Enfin, le train roule lentement dans un morne paysage : des rues sales, aux rangées de maisons ouvrières, des stations de faubourgs, des cheminées d’usines. Tout à coup, au flanc d’une colline, une forteresse étrange, féodale et massive, allonge sa façade crénelée, flanquée de tours rondes. Elle est peut-être très vieille ; mais je ne sais pourquoi ses murs ternis, qui ont le luisant du grès, ne me paraissent pas imprégnés de la poésie des siècles. La fumée des locomotives a imparfaitement remplacé pour eux la patience du temps. J’apprendrai demain que ce château, dont mon imagination, hantée des vieilles chroniques d’Ecosse, essaie de deviner l’histoire, est la nouvelle prison.

A travers la cohue des voyageurs, les étalages de journaux, de revues et de livres, le long des galeries souterraines toutes sonores du roulement des cabs, nous sortons de la Waverley Station, et nous voici en plein cœur d’Edimbourg. La ville apparaît tout entière, et cette vision d’ensemble est à la fois confuse, grandiose et bizarre. A gauche, dans les fumées et les brumes, la vieille ville dresse ses pignons dentelés, ses clochers, ses tourelles, toute l’architecture archaïque qui assiège ses rues montueuses, et la masse triomphale de sa forteresse, légende de pierre, obstinée à dominer la vie moderne. Elle veille là, toujours, comme au temps où elle défendait la cité ; mais la colline de roc qui lui sert d’assise tombe à pic sur les jardins anglais de Prince’s street. J’ai devant moi leurs pelouses, leurs remblais ombragés d’arbustes, le clocher sans église qui célèbre le culte d’un homme et laisse voir sous l’arche de sa base la statue de sir Walter Scott. A droite, un bel alignement de maisons oppose le luxe du présent à la grandeur du passé et la prospérité britannique à la gloire légendaire et à l’antique rudesse écossaises. Derrière nous, comme une colline sacrée, Calton Hill, Acropole en détresse, jonché de monumens disparates : une colonnade inachevée, une svelte tour en l’honneur de Nelson, une rotonde à la mémoire de Dugald Stewart, et un peu plus bas, à mi-côte, le monument de Robert Burns. C’est tout Edimbourg qui offre à mes yeux sa complexe harmonie. De cette ville double, si diverse en ses deux parties insolemment séparées par la chaussée du chemin de fer, je ne vois point encore le détail et je ne discerne pas l’ordonnance. Mais je comprends qu’elle tente de concilier sa gloire et son activité ; la vie s’y meut dans la poésie du souvenir ; son effort d’aujourd’hui est tout pénétré de la tradition des siècles, et je respire dans les fumées de la gare et des usines l’âme exhalée du sol historique et des vieilles pierres.

Le soir même de mon arrivée, je fus prié à une soirée qu’offrait une colonie cosmopolite de dames dans une résidence d’étudians, provisoirement transformée, pour cette saison de vacances, en une pension de famille. On eût dit une honnête réunion de casino. Des jeunes femmes jouèrent du violon. Un docteur allemand, barbe jaune et lunettes rondes, tira de sa poche un minuscule calepin où il avait condensé le trésor mélodique de son pays, qu’il détailla d’un ton pénétré. J’eus tout loisir de regarder le salon : il encadrait, dans un décor du XVe siècle, notre lamentable banalité. « Un de nos rois a couché ici, « me dit une jeune fille. Pour aller au buffet, je traversai une petite cour. Les fenêtres irrégulières percées dans ses murs gris et roses l’éclairaient d’une lumière falote de réverbère ; un banc semblait attendre des hôtes familiers, et je m’assis dans ce soin désert et ce décor suranné où la vieille Écosse semblait endormie...

Une musique stridente, comme pour la réveiller bruyamment, éclata au premier étage : un joueur de bag-pipe venait d’entrer, et, raide, la tête à droite, grave comme un prêtre et ferme comme un soldat, sa cornemuse sous le bras gauche, tournait d’un pas héroïque dans l’envolée des rubans verts, au rythme aigu de son assourdissante mélopée. Soudain, il s’arrêta pour jouer le réel. Quatre jeunes femmes essayèrent de ressusciter devant nous la danse nationale, ce quadrille trépidant et sauvage qu’il faudrait voir courir par les gars en jupe courte, le genou nu et le poignard à la ceinture.

Quand je rentrai le long des rues silencieuses de la ville haute, mes oreilles résonnaient encore des chants aigres du bag-pipe ; son rythme obstiné avait chassé les musiques banales, et il me sembla que la beauté des plafonds et des murailles, le pittoresque original de la petite cour, avaient vaincu, de leur réalité plus durable et plus forte, les mobiles apparences que nous y avions un moment agitées.

Le lendemain matin, le soleil entra me réveiller. Je courus ouvrir ma fenêtre à guillotine, étroite et haute, qui enchâssait dans l’épaisseur du mur son faîte triangulaire. Devant moi, au bout d’une rue déserte encore sous la buée matinale, le rocher du château, hérissé de sa forteresse, semblait avoir gardé notre sommeil. De loin, la masse seule m’apparaissait, citadelle abrupte enserrant dans ses remparts des restes de palais, de chapelle, des corps de garde et des casernes. Au premier plan, la demi-lune d’une épaisse muraille percée à jour dressait sa batterie vide, dominant l’esplanade. Une fois dehors, je suivis la pente de la vieille ville : High Street et Canongate. Chaque étage avançait sur la rue, de toutes ses fenêtres, les tringles où séchaient du linge et des hardes multicolores. Les enfans grouillaient pieds nus dans les closes, étroites et longues ruelles qui traversent l’épaisseur des maisons populaires.

Je passai devant le vieux Tolbooth, tribunal et prison de jadis, tel, avec son horloge en saillie, entre deux poivrières, qu’il était déjà sous Jacques VI, quand la Canongate formait un bourg indépendant. Enfin, j’arrivai à Holyrood.

Derrière le château et sa chapelle ruinée, l’horizon était fermé par deux montagnes mélancoliques. A leur pied, il semblait une résidence seigneuriale, perdue dans une solitude, bien plus qu’un palais de roi à l’entrée de la capitale. Une sentinelle, en grande tenue de Highlander, allait et venait, l’arme au bras, comme s’il y avait à veiller encore sur une majesté. Et ce fond de collines nues, ces tours massives avec leurs toits en poivrières, ces tristes murs, ce soldat des régimens d’Ecosse, composaient un ensemble d’une si intense couleur historique et d’une telle vérité rétrospective que je sentis, à la pensée de Paris et de ses palais, de la douce France et des châteaux enchantés qui se mirent dans la Loire, le frisson de détresse dont défaillit la reine Marie, quand elle se vit captive de son isolement et de sa grandeur, entre les rumeurs de sa capitale et le silence de ces pentes dénudées...

Cette impression du dehors se précise à l’intérieur. Que nous sommes loin d’un Fontainebleau ou d’un Saint-Germain ! L’influence étrangère n’a pas pénétré là. Nul souffle des paradis de l’art n’a tiédi le ciel où se profilent ces tours ; nul rayon de la vie voluptueuse et dorée des cours italiennes n’a jamais tremblé sur ces grossiers planchers, ni baigné la rudesse de ces panneaux de chêne. Voici la galerie de portraits, dans la partie du palais construite par Charles II. Elle n’a grand air que par ses dimensions et l’alignement, sur ses murs, des cent vingt effigies de souverains d’Ecosse, depuis Fergus Ier jusqu’au dernier des Stuarts. L’honnête praticien flamand qui exécuta la commande en gros du gouvernement écossais déploya dans sa tâche plus de conscience que de génie. Il s’était engagé, et tint parole, à peindre cent dix toiles en deux années, moyennant une rétribution de 50 francs par toile. Mais il ne s’agit point d’art. Ces images sont là pour rappeler tous ceux qui commandèrent aux destinées de l’Ecosse ou firent son histoire, qu’ils se nomment John Baliol, Robert Bruce, Macbeth ou Marie Stuart.

Je me suis attardé surtout dans l’antique tour du Nord-Ouest, où sont les appartemens de Darnley, et au-dessus, reliés par un escalier privé, ceux de la reine Marie : le cabinet de toilette, la chambre à coucher, le petit réduit où l’étrange souveraine soupait avec quelques familiers lorsqu’y pénétrèrent, le samedi 9 mars 1566, vers sept heures du soir, les assassins de Rizzio ; enfin le salon d’audience dont le seuil étale encore une large tache que la tradition attribue au sang du favori. Et la religion des souvenirs est si stricte que rien n’est restauré dans cette partie d’Holyrood, deux fois sacrée à la fidélité écossaise. Les tentures de damas cramoisi, aux franges et glands de soie verte, qui décorent le lit et la chambre, tombent en poussière, à peine en devine-t-on encore la couleur. Mais la tristesse de ces décors fanés convient bien à l’évocation d’une histoire dont la vérité égale les plus tragiques légendes. Les descendans des sujets de la reine Marie lui gardent un culte où il entre certes de la pitié pour ses malheurs, de l’admiration pour sa beauté, de la sympathie pour ses faiblesses, mais surtout un mystérieux amour pour l’antique lignée de princes nationaux qu’elle représente, l’orgueil de toute cette histoire révolue dont elle est la poésie encore vivante, de cette séculaire noblesse qu’elle revêt d’une grâce infinie, et de cette destinée écossaise qu’elle symbolise jusque dans sa lutte inégale et sa touchante défaite.

Pendant quelques jours, je suis dépaysé et je sens que tout m’est étranger. C’est la pénible impression de Leith qui reparaît et s’aggrave. Je vais flâner chaque soir dans les rues les plus animées. Aux devantures des boutiques une lumière crue éclaire des étalages sans goût qui offrent leur profusion de choses utiles et médiocres. Il y a des monceaux de comestibles, une gargantuesque richesse de jambons, de saucisses, de quartiers de bœuf ; un pêle-mêle de lourdes pâtisseries, de confiseries grossières, de chocolats communs, de tabacs variés, de grenades et de pastèques. Tout cela dans une confusion qui déroute des regards habitués à l’ordre rigoureux et à l’élégance précise de nos vitrines. Je distinguais avec peine entre le charcutier et le boucher, le pâtissier et le confiseur ; les fruits ressemblent à des légumes, et le magasin du tobacconist a l’air d’une épicerie. Ici, un vague restaurant qu’on croirait un bar ; là, un débit de spiritueux où l’on vend des portions de poisson. Un assortiment de casquettes orne l’entrée d’une maison de tailleur ; et ce serait une induction téméraire de croire que ces chemises sont à la porte d’un chemisier.

Il n’est guère plus facile d’identifier les gens qui passent. Les enfans du peuple vont pieds nus, tous très sales, sans qu’on puisse reconnaître les petits vagabonds quasi-abandonnés et les bambins d’ouvriers. Beaucoup de femmes en cheveux : peut-être des jeunes filles qui ont fini leur journée de travail, peut-être d’honnêtes ménagères, peut-être des aventurières de la rue. Et ces jeunes garçons qui les accostent, sont-ce des apprentis ou des rôdeurs ? Parmi les gens corrects, je ne reconnais que les clergymen, et mes yeux, avides de certitude, ne s’arrêtent avec sécurité que sur les robustes Highlanders. Encore ces fantassins ont-ils l’étrange usage de tenir à la main un frêle bambou de cavalier.

Dans la Canongate, les portes des closes sont fermées, et chaque embrasure abrite un colloque sentimental. Il faut marcher avec précaution : la rue est pleine des zigzags des ivrognes. Des femmes intoxiquées de whisky ricanent, titubent, tombent, et des jeunes filles aussi se traînent effroyablement ivres, les yeux saillans et hébétés, la figure tuméfiée, les lèvres gonflées sous un vomissement d’injures. Je bouscule un grand diable qui, debout, devant la porte basse d’une boutique de coiffeur, invective le patron. Celui-ci, très calme, continue sa besogne et se contente d’un bref avertissement. L’ivrogne s’obstine : alors le coiffeur dépose ses ciseaux et son peigne, sort de son officine, et d’un coup de poing en pleine figure étend l’homme raide. Puis il met son volet, rentre chez lui et ferme sa porte. Tout cela s’est fait en quelques secondes, avec une brutalité froide et résolue qui dénote l’habitude de ces exécutions. Hélas ! un pire spectacle m’attendait dans High street : un de ces beaux soldats que j’avais vus si coquets et si crânes, avec les bas à revers, le kilt à carreaux et la veste de flanelle blanche, a roulé dans la bouc. Les policemen l’ont remis à la ronde de nuit, qui remonte lentement, de son pas rythmé, vers la citadelle.

Arrivé devant ma porte, je me trouvai fort embarrassé. J’avais oublié la clef de l’entrée et la maison n’avait pas de concierge. Je sonnai plusieurs fois sans résultat. A quelques pas derrière moi, un policeman m’observait. Son attention commençait à me gêner, quand il s’approcha, me salua militairement : « Vous avez oublié votre clef, Monsieur ? » Et, sans attendre ma réponse, il tira de sa poche un passe-partout, ouvrit la porte, fit un second salut et s’éloigna.

Pour la première fois, je pénétrai dans ma chambre avec plaisir. Je fus reconnaissant à toutes les choses silencieuses dont j’étais entouré de m’offrir un refuge contre les rumeurs et les spectacles de la rue. Les images que je rapportais de ma promenade à travers cet enfer anglais d’Edimbourg s’unissaient, s’organisaient dans ma tête fatiguée. C’était une masse encore confuse et qui se dressait devant moi avec je ne sais quelle hostile résistance. Il me semblait que la vie-anglo-saxonne prenait forme et figure en ce vaste corps dont l’aspect muait sans cesse des titubations agitées de l’ivrogne à la rassurante démarche du patient, paisible et solide policeman.

On m’avait recommandé l’office militaire du dimanche à l’ancienne cathédrale de Saint-Gilles. Sur la place de l’église, la foule, qui a partout les mêmes curiosités, attendait les soldats. De toutes les rues affluaient les fidèles, leurs trois livres sous le bras : Holy Bible, Prayer Book et Church Hymnary : les enfans en avaient leur charge. Par le portail grand ouvert, un flot humain envahissait le temple. Soudain le silence de la rue est déchiré du bourdonnement strident des bag-pipes et du bruit des fanfares. Voici, descendant Castle Hill, l’admirable régiment des Gordon Highlanders. En tête, les sonneurs de cornemuse, rythmant leur allure de montagnards au pibrok héroïque et sauvage. Ils défilent la tête droite ; et leur uniforme sombre, — jupe courte, justaucorps vert et petite toque, — dans une envolée de rubans, prend un air de fête. Derrière, à un intervalle de quelques pas, tout le régiment suit, musique en tête et tenue de gala : la veste rouge, le kilt à carreaux, le plaid de tartan agrafé d’une boucle d’argent à l’épaule, et le haut bonnet de fourrure dont la retombée floconneuse cache le côté droit du visage. Je ne sais quoi d’archaïque et de barbare rehausse le défilé discipliné de cette troupe sans armes et se concentre en un personnage étrange, placé au centre des musiciens et qui les domine tous, comme l’ancien tambour-major de nos régimens. Une peau de léopard éployée sur sa poitrine tombe plus bas que ses genoux. Il s’avance rejeté en arrière, faisant saillir devant lui une « grosse caisse » démesurée, soutenue par des courroies qui lui prennent les épaules. Ses deux bras agitent frénétiquement les marteaux, qui s’élèvent, retombent, bondissent, tournoient en moulinets au-dessus de sa tête, dans le délire d’une maestria furieuse rythmée par leurs coups sourds.

Selon l’usage de l’Eglise presbytérienne, il y eut lecture de la Bible, cantiques, prières et sermon. Mais je n’eus point un seul instant, dans cette nef grandiose où les vitraux agitent de mobiles lueurs, l’impression de froideur laïque et rationnelle que donne le prêche protestant entre les murailles nues des temples sans mystère. Ici, l’ombre est religieuse. Des siècles de catholicisme ont divinisé le silence de ces voûtes et leur demi-jour inondé de rayons. Aussi, lorsque dans le chant des soldats monta l’hymne de vaillance et de foi soutenue par l’harmonie des cuivres qui retombait à chaque strophe sur un roulement de tambours, je sentis toute la beauté de ce présent qui ne fait que continuer le passé, et lui emprunter ses décors, comme, dans les beaux sites que le touriste admire, les ruines mêlent l’histoire morte à la nature vivante. Il faut bien admettre, puisqu’elle est un fait, cette harmonie où l’Ecosse d’aujourd’hui a réconcilié tant de contradictions. Ce peuple de puritains semble avoir oublié l’hostilité de Marie-Stuart et de Knox ; ces âmes moralisantes ne s’offusquent point des voluptés qu’exhale une vie trop amoureuse ; ces sages esprits politiques ne sont point gênés dans leur loyalisme. Leur amour de la reine Marie ne détourne pas leurs hommages du trône d’Elisabeth. C’est que, là-bas, les puissances du présent aiment mieux hériter du passé que l’insulter ou le maudire. Elles l’honorent, parce que tout ce qui est vient de lui et que le travail accumulé des siècles est le seul capital de la famille humaine ; elles le chérissent, parce qu’il est l’effort endormi des aïeux ; elles composent avec lui, parce qu’elles savent que « l’humanité compte plus de morts que de vivans. » La sagesse anglaise a compris un sentiment qu’elle partage : elle s’est bien gardé de heurter la tradition nationale de la patrie vaincue. On sait bien, dans les deux royaumes unis, qu’il n’est point nécessaire, pour marcher d’un pas assuré, de se croire nés d’hier et qu’une nation s’y prend mal à renier son histoire pour continuer sa vie. Les générations présentes puisent une force singulière dans le sentiment qu’elles vivent et travaillent depuis si longtemps, que tant de destinées ont préparé la leur, et le passé offre un point d’appui solide au levier avec lequel de telles volontés espèrent soulever l’avenir.

L’âme nationale demeure ainsi consciente d’elle-même, et se plaît à éclairer ses profondeurs, à discerner ses propres élémens. Flânez aux vitrines des libraires : ce ne sont que vues de l’Ecosse, de ses sites, de ses ruines ; livres sur l’Ecosse, histoires des clans, monographies des lieux célèbres ; ce sont les portraits de ses grands hommes, des personnages illustres, de tous ceux qui ont pris une part à sa destinée, qui ont exprimé ou séduit son âme. Et surtout ce sont les œuvres elles-mêmes. Robert Burns et Walter Scott sont omniprésens en d’innombrables éditions, de luxueuses et de populaires, format de bibliothèque et format de poche, recueils compacts ou séries de légers volumes. Autour d’eux, et comme des rayons de leur gloire et des réfractions de leur génie, les chants des poètes, les évocations des romanciers, les récits des historiens, tout ce monde de vérité et de rêve qui enveloppe une nation comme le ciel enveloppe un paysage.


II

Quand je partis vers les Hautes-Terres, j’avais déjà rayonné aux environs d’Edimbourg, et les évocations de la merveilleuse cité s’y étaient à la fois précisées et approfondies. Ce pays est beau comme le souvenir. Dans le large rectangle par où les Highlands celtiques se rattachent à l’Angleterre, l’Ecosse semble avoir concentré ses forces pour les déployer en un lourd front de bataille en face de l’ennemi. C’est là que se pressent sa gloire et sa prospérité. Elle y épanouit ses richesses et ses résistances. Nous y trouvons aujourd’hui son agriculture la plus prospère, son industrie, et les magnifiques débris de sa grandeur religieuse et militaire, qui idéalisent sa vie présente.

Le climat, moins rude que dans les Highlands, et le sol plus fertile, permettent les cultures. C’est dans des champs comme les nôtres ou parmi de petites villes heureuses que s’épanouit la poésie des ruines. Les abbayes et les palais mêlent le rêve de l’histoire à l’activité des jours paisibles. Voici la ruine délabrée de Craigmillar, près d’un hameau qui porte encore le nom de Petite-France. La reine Marie avait fait du château une de ses résidences favorites, et sa garde française logeait au village. Un peu plus loin, à l’Ouest de la capitale, le palais de Linlithgow dresse sa masse quadrangulaire, percée tout en haut de jours étroits qui lui donneraient un air de prison, n’était je ne sais quelle fruste noblesse qui les éclaire comme un invisible soleil. C’est le Versailles des rois d’Ecosse. Il ressemble au nôtre comme Holyrood au Louvre des Valois. Marie Stuart est née derrière ces massives murailles, dans une chambre dont tous les Écossais vous indiqueraient la place, à l’angle de l’Ouest. Plus loin encore, tout à la pointe du Forth, commandant le détroit d’un côté et de l’autre la vallée, voici Stirling, le pendant d’Edimbourg et qui fut comme une seconde capitale du royaume. Une colossale forteresse domine la ville et les plaines d’alentour. Elle aussi couronne une colline abrupte, sorte de rocher à pic, hérissé de ce château qui fait bonne garde. Nous sommes entrés par une voûte sombre, sur le pont-levis abaissé. La citadelle enserre dans ses casernes un délicieux palais. Des remparts, j’ai vu un Highlander en sentinelle se promener l’arme au bras le long des chemins de ronde. Rien ne semblait changé depuis des siècles ; mais des sillons bien tracés rayaient de jaune et de vert le champ de bataille de Bannockburn. En face, sur une colline boisée, le monument de Wallace, autre sentinelle immobile et qui semble monter une garde d’honneur. A l’horizon, nous devinons la silhouette des Hautes-Terres d’où descendaient, comme d’un réservoir intarissable, les obstinés défenseurs de l’indépendance, héros et martyrs de la nationalité écossaise, vainqueurs avec Robert Bruce et vaincus avec Charles-Edouard.

La colline du Château s’abaisse doucement vers la ville. Nous avons suivi sa pente et rencontré l’église qui porte encore le nom des Greyfriars, moines gris. Jacques VI y fut couronné le 29 août 1567. Le comte de Mar tenait dans ses bras le prince, âgé de treize mois. Knox prêcha le sermon du sacre ; le comte de Morton et Lord Hume firent les sermens au nom du roi ; après la cérémonie, le comte de Mar rapporta le monarque dans sa nursery. Aujourd’hui, la petite ville mène sa vie tranquille dans les décors du passé. Nous avons vu la maison d’Argyle, vieil hôtel dans une cour exiguë. Il sert maintenant d’hôpital militaire. C’est un rappel, en terre d’Ecosse, de notre Hôtel de Cluny. Mais la petite façade Renaissance est lourdement flanquée d’une grosse tour féodale, tandis qu’à l’angle opposé, la pointe d’une poivrière se dégage des murs pour percer le toit. Les armes ducales s’étalent au-dessus de la porte dans un cadre de pierre, et des figures de soldats convalescens nous regardent derrière les petits carreaux des fenêtres aux frontons sculptés. Je me suis arrêté aussi devant le Guild Hall qui semble un chalet de pierre emprisonnant un clocher d’église. Et j’aurais voulu vivre quelques jours, veiller quelques soirs, dormir quelques nuits dans cette ville où l’Histoire se révèle aux yeux et semble inviter le voyageur à s’arrêter pour la comprendre et pour l’aimer.

Mais je ne suis qu’un passant et je dois continuer ma route. Nous allons vers la colline qui regarde le rocher de Stirling et sert de piédestal au monument en l’honneur de Wallace. La chaleur du jour était tombée. Nous suivions une route poudreuse, bordée de prairies et de maisonnettes. Nous voici sur le bord de la rivière de Forth, que traverse un vieux pont en dos d’âne avec une pyramide pointue à chacun de ses quatre angles. Des pierres s’entassent à la base des piliers et font des parterres ruinés d’où grimpe le lierre qui tapisse les arches. Un peu plus loin, un beau pont de fer a été construit pour les besoins nouveaux. Mais on n’a eu garde de démolir celui qui si longtemps suffit aux ancêtres et mire aujourd’hui dans l’eau sombre son image ennoblie par le temps. Devant nous, le long tertre boisé où se dresse la tour. À mesure que nous approchons, nous voyons mieux son architecture hardie, qui déchire l’air du soir de ses aiguilles de pierre. Etrange comme le défi d’un burgrave et triomphale comme une évocation de la légende wagnérienne, elle hausse son témoignage épique d’héroïsme et de victoire dans une apothéose de grandeur militaire et de religieuse noblesse. À l’un des angles, s’ajoure la cage étroite d’un escalier de pierre. À l’autre, regardant la plaine, et face à la statue de Robert Bruce qui de l’autre côté de la vallée se dresse dans la cour de Stirling, une immense effigie du héros se détache de l’arête vive. Debout sur un socle en saillie, il tient haute et droite son épée qui commande et protège. Sa main gauche repose sur un bouclier dont la pointe est appuyée à terre ; il est gainé des mailles de fer de son armure et le manteau noué sur la poitrine et rejeté en arrière découvre un sayon léger pressé d’une ceinture de cuir. Le casque sans cimier et sans visière donne une physionomie romaine au visage de ce royal soldat. Mais, au-dessus de sa tête, à demi engagée dans l’anfractuosité d’une ogive dont le sommet surplombe, la haute couronne d’Ecosse repose à l’abri du glaive. Je ne crois pas qu’on puisse exprimer plus d’amour, d’admiration et de piété que dans ce monument jailli du sol en regard de la forteresse illustre et ce face à face des deux guerriers séparés par le champ de bataille où leur vaillance fit triompher les destinées de leur peuple. L’Ecosse a le génie de l’hommage.

Un autre jour, j’ai visité, dans une rafale de vent et une tourmente de poussière, la petite ville de Haddington, l’Haddington de Knox et de Carlyle. On l’appelle la Lampe des Lothians. Le Réformateur y est né, et j’ai vu la maison qu’habita son ardent apologiste. D’un vieux pont, je regardai la rivière, qu’un charretier passait à gué et je suis monté vers la grande église de pierre rose à demi ruinée. Une partie de la nef est à ciel ouvert ainsi que la tour carrée qui s’élève au centre. L’autre est restaurée pour le culte, temple d’aujourd’hui dans les ruines de l’Eglise abbatiale, touchant symbole bien propre à nous faire entendre que dans les débris de sa grandeur morte ce peuple sage pense trouver le plus noble asile aux besoins du présent.

Vous ne pouvez faire un pas dans cette région du Forth, dans ces comtés de Stirling, Linlithgow, Edimbourg, Haddington et Rosburgh, sans y être enchanté de la magie de l’histoire, belle comme une légende. Voici Melrose, rêve gothique, éternisé dans la grâce hardie de la pierre, ruine adorable qui laisse voir le ciel et n’arrête la liberté du regard qu’au miracle de ses colonnettes, aux découpures de ses dentelles ajourées, aux lignes si sveltes qu’épanouit en broderies l’immense baie ogivale ouverte sur l’orient. Le temps n’a pas détruit tout seul cette beauté qui défiait ses outrages. Bâtie par David Ier, l’abbaye fut bientôt incendiée par les armées anglaises, relevée par Robert Bruce, et brûlée deux fois encore. Ses débris attestent aujourd’hui la lutte séculaire, et leur témoignage égale encore la gloire qu’il rappelle.

Puis, c’est Dryburgh, ruine plus misérable : des pans de muraille couverts de lierre et dans la pointe d’un pignon en triangle une rosace toute simple ; des restes du cloître avec les portes normandes ; enfin, isolée comme une tombe, l’aile mieux conservée, rectangle tout découpé d’ogives et détruit à mi-hauteur, qui abrite les sépultures de sir Walter Scott et de sa femme. Il est bien, là, dans son pays natal, non loin de ces autres ruines, l’abbaye de Jedburgh, l’abbaye de Kelso. Il passa tout près de là ses premières années, chez son grand-père, à Sandy-Knowne, où le soignaient sa grand’mère et sa bonne tante Janet. Puis il vint à Kelso même, et c’est là que, dans un vieux jardin, le maladif enfant de treize ans lut pour la première fois, sous l’ombre d’un platane, le recueil d’anciennes ballades, Percys Reliques, dont le charme le captiva si fort qu’il en oublia de dîner. Toute la contrée s’appelle aujourd’hui la terre de Scott, Land of Scott, comme il y a, au sud de Glasgow, dans les comtés d’Ayr et de Lanark, la terre de Burns, Land of Burns. Oh ! le fidèle pays ! Il honore ses poètes au point de leur consacrer la région qu’ils ennoblirent en respirant son air et qui semble aujourd’hui leur devoir le plus pur de son charme, parce qu’ils en reçurent jadis le meilleur de leur génie.

C’est bien ici, en effet, l’Écosse de Walter Scott, la romantique Écosse des eaux fraîches, des vallées vertes, des collines boisées et des belles ruines. Elle demeure à jamais vivante pour nos âmes dans l’œuvre de l’écrivain national et semble se faire visible à nos yeux par l’évocation enchantée qu’il appelait son roman de pierre. Abbotsford est une de ses œuvres et, je crois bien, son œuvre préférée. N’y cherchons point la logique d’un plan préconçu. Cette harmonie confuse des pavillons, corps de logis, pignons dentelés, flèches, pinacles, balcons et tourelles, trahit une inspiration plus libre. Le baronet a bâti sa maison comme il contait ses histoires, avec la même fantaisie et le même amour. Il en a pris les matériaux dans les ruines du passé, et, dociles à son appel, ils viennent s’ordonner en de nouvelles combi- naisons. Les murailles de la maison et celles du jardin sont faites de vieilles pierres sculptées provenant de toutes les parties de l’Écosse. La porte du vieux Tolbooth d’Edimbourg a trouvé place à l’extrémité Ouest, où elle ouvre dans une cour. A. l’autre bout, façade Est, les visiteurs entrent par un portail copié du palais de Linlithgow. Les panneaux de chêne sculpté qui revêtent les murailles du vestibule viennent du palais de Dunfermline, ainsi que le plafond. Les détails d’architecture sont copiés de Melrose et de Roslin. Tout autour de la corniche sont les armoiries des Douglas, des Scotts, des Kers, des Armstrongs et autres grands clans de la Frontière qui, comme le rappelle une inscription en style archaïque, « gardèrent les marches d’Écosse dans le vieux temps pour le roy. » Partout une profusion d’armes, de cors de chasse, de cornes de cerf. C’est un sanctuaire du passé, où l’âme de W. Scott respirait à l’aise, comme celle du moine fervent dans le sanctuaire de Dieu. Il y voulut mourir, et, quand on le rapporta malade, irrémédiablement frappé, la lueur vacillante de sa pensée n’éclairait plus qu’une idée fixe : « Je sais maintenant que je suis à Abbotsford. » C’est pour sauver la chère demeure qu’il soumit sa vieillesse au plus rude travail, comme il avait dissipé sans compter, pour l’élever et l’embellir, les trésors de sa prospérité. Ce domaine et ce palais furent l’objet de toutes ses complaisances, il aimait en eux tous les chers paysages, tous les beaux vestiges qui avaient éveillé son imagination, le charme de la vivante Écosse et la poésie des anciens jours, toute la nature de son pays, toute son histoire, toute sa légende, tout ce qu’il avait vu de sa vérité et de sa beauté, tout ce qu’en avait deviné son âme éprise. Abbotsford lui résumait son rêve : c’était la plus aimée de ses œuvres, parce qu’elle était l’image de ce qu’il aimait le plus.

Et l’amour fut le maître de son art. L’imagination de sir W. Scott erra d’abord, mélancolique et charmée, parmi les souvenirs ; puis elle sentit se concentrer en elle les rayons brisés de cette grandeur et de cette beauté prêtes à reparaître parmi les hommes et elle s’anima du désir de ressusciter une vie qui, dans les limbes de l’histoire, attendait sa venue. Et plus que jamais le génie se manifesta créateur, parce qu’il s’était fait libérateur. Son office fut de dissiper les ombres de la mort, qui enveloppaient le sommeil de la vieille Écosse, et de la faire paraître, délivrée aussi des ombres de la vie, dans la poésie de sa vérité. Sans doute W. Scott idéalisa le passé de sa patrie, mais l’idéal qu’il découvrit au fond de l’histoire, peut-être parce qu’il le sentait au fond de son cœur, est plus vrai que toutes les apparences de la réalité. Il satisfait les âmes qui se reconnaissent en lui, s’y complaisent et s’y reposent, s’y abandonnent jusqu’à s’identifier avec lui. Il devient ainsi leur modèle, elles se façonnent à son image. On peut dire que W. Scott est un père spirituel de la patrie. Il a donné un asile idéal au génie de sa nation, qui garde ainsi la claire conscience de lui-même et survit à sa fortune. N’essayons point, si nous n’avons pas pénétré ce rôle exceptionnel d’un homme, de comprendre le culte singulier qui lui est voué. Il y a de plus grands poètes, des romanciers d’un art plus savant, des artistes d’une perfection plus rare ; il n’y a pas d’écrivain plus national, dont l’œuvre reflète mieux l’âme commune, en concentre plus de rayons et soit plus propre à la diriger à sa propre lumière. Faut-il donc s’étonner que cette œuvre soit un facteur de l’histoire et qu’en ce haut rang l’écrivain devienne un héros ? Et c’est aussi le cas de Robert Burns, qui exprima avec une intensité de poésie plus émouvante moins d’élémens de l’âme écossaise. C’est non moins le cas de John Knox. Et nous y pourrions joindre ces représentans plus discrets, les Th. Reid, les Dugald Stewart... C’est son âme immortelle que l’Écosse aime en leur génie, comme c’est son image qu’elle cherche dans les grandes figures de son histoire. Elle n’a plus de réalité que dans cette vie surnaturelle. Ses grands hommes ont sauvé son autonomie, et l’union avec l’Angleterre ne saurait prévaloir contre leur divin prestige. Fidèle à son nouveau destin comme à son ancienne gloire, elle relève son loyalisme du culte de ses héros. La religion de l’héroïsme ne se comprend nulle part mieux qu’en ce pays dont elle est vraiment rédemptrice, et nous ne nous étonnerons plus qu’elle y ait proclamé son évangile par le verbe enflammé de Carlyle...

D’autres excursions me firent voir la sauvage Écosse de la mer et des grèves. Je me rappelle des villages de pêcheurs au bord de ce duché de Fife que les Écossais appellent « un manteau de mendiant à frange d’or. » Dans leurs vêtemens goudronnés, avec leurs barbes en collier et leur teint hâlé, ils me semblèrent tout pareils à nos matelots bretons ; leur rude parler écossais avait les mêmes résonances gutturales ; et, par les étroites fenêtres fleuries, mon regard, qui plongeait dans les chaumières, vit de petites tables luisantes et des rideaux blancs trop teintés de bleu. Les ménagères préparaient le repas du soir. Je n’avais point l’impression de la misère, mais d’une vie très rude et du pauvre effort humain qui vient se raidir, sous tous les cieux, aux lisières des mondes, devant l’indifférence mouvante de la mer. Alors, je sentis monter en moi toute la mélancolie du voyageur qui « reconnaît sous des masques divers l’immuable détresse du vieil Adam. » Nous suivîmes la côte où les siècles ont laissé des épaves d’abbayes et de forteresses parmi les rochers et dans de petites îles. On nous conduisit en barque d’Aberdour à l’îlot d’Inchcolm. Une tour carrée, des murailles effondrées, une pauvre ferme : ce fut là, jadis, le glorieux monastère de saint Colomban, le missionnaire d’Irlande qui vint évangéliser le pays, Quelle solitude, ce soir, et quel silence ! Ici, comme dans la petite ville de Stirling, comme parmi les ruines de Melrose ou de Dryburgh, j’ai cette impression que le pays a été. Les jours semblent ne survivre à l’histoire que pour en refléter le prestige, et leur activité paisible fait survivre dans l’éternelle beauté des choses un peu de ces énergies du passé dont les grandes flammes presque éteintes jettent encore des lueurs sur les armoiries mutilées du foyer. Mais cette humble vie suffit pour animer le décor des ruines, pour humaniser les choses mortes, leur donner cette âme pareille à la nôtre et dont l’absence exile les splendeurs des musées dans leur gloire indifférente comme si, en se détachant d’elles, elle les avait détachées de nous. Sur cette terre, le présent ne peut pas se croire indépendant des âges disparus ; il ne peut pas se donner l’illusion mauvaise qu’il existe par lui-même et serait sans ce qui fut. Au contraire, nulle part il ne se rend mieux compte de la solidarité des temps ; nulle part il ne sent mieux et n’aime davantage les liens qui l’enchaînent et le soutiennent. Il a la religion du passé, qui est la plus grande idée des hommes, après celle qui les rattache à Dieu.


III

Me voici enfin au seuil des Highlands. Du train, qui longeait la côte de Fife, j’ai vu onduler au soleil d’août des blés d’or sur les grèves. Puis nous avons traversé le comté et franchi le Firth of Tay sur un pont de 1 800 mètres. A Dundee, nous changeons seulement de gare, à travers la cohue dont une visite princière emplit la ville pavoisée. Quelques minutes plus tard, nous descendions à Lochee. La propriété de nos hôtes est tout près du chemin de fer, à l’écart de la ville. Nous n’avons qu’à traverser la voie pour pénétrer dans le parc. Une simple et solide maison en pierre grise, avec pavillons en saillie, vérandahs, jalousies laquées de vert pâle, se détache sur les pelouses et les allées de sable. Je n’ai gardé de ma première soirée qu’une impression de douceur et de sérénité. Après le dîner, nous avons fait une promenade. Le long crépuscule d’Ecosse alanguit le jour qui ne peut pas finir. La lune, tout d’abord rousse derrière des raies foncées de nuages, se dégage, monte et s’éclaircit. Les étoiles s’allument. Nous revenons par une nuit de velours, bleue, silencieuse et pure. Dans ce pays inconnu, tout est mystérieux à cette heure. J’aperçois au loin des lumières et je soupçonne une ville. Nous marchons sur une route d’une largeur démesurée, qui sépare des champs. Il souffle une fraîche brise. Nulle grandeur sauvage ne tourmente l’imagination, que repose la calme majesté de l’étendue et du sommeil. Nous sommes dans l’Ecosse riante et laborieuse ; mais elle est endormie, et l’ombre pacifique verse un délicieux oubli des fatigues, des soucis, des tumultes, à l’âme délivrée...

Nous sommes allés, le dimanche matin, à l’église catholique de Lochee. On l’appelle « l’église romaine » dans ce pays d’où la Réforme a voulu bannir le beau mot qui veut dire universel. Chacun de nos hôtes se rend à son temple presbytérien ; car il y en a beaucoup et les Écossais sont très attachés à leur chapelle, à leur ministre. En attendant l’heure de l’office, je me suis promené à travers la petite ville. Tous les magasins sont fermés. On ne rencontre dans les rues fort propres que des fidèles chargés de la Bible et du Church Hymnary. Mon entrée à l’église me donne la sensation très douce que peut éprouver un voyageur quand, loin de son pays, il met le pied sur le pont d’un navire, lambeau flottant de la patrie absente. Rien ne me dépayse ici et tout m’y affranchit de la loi de l’espace. Le prêtre debout au bas des degrés de l’autel, les enfans de chœur, le parfum de l’encens, les paroles latines, le rite sacré toujours identique à lui-même, immuable parmi toutes les différences de race, de langue et de mœurs, symbolisent plus clairement que jamais pour moi l’universalité de la foi catholique et la communion des âmes qu’elle rapproche au-dessus des accidens éphémères et des décors changeans de la vie.

Je passai l’après-midi de ce dimanche d’Ecosse à causer avec M. V... dans la solitude silencieuse de sa bibliothèque. Il m’avait mis entre les mains une histoire de Dundee, illustrée de tous les vestiges du passé, des monumens disparus et de ceux que le zèle conservateur des citoyens entretient avec tant de piété. C’était cette religion du passé que je retrouvais à l’embouchure du Tay comme à celle du Forth, au seuil des Highlands comme dans les marches glorieuses des Basses-Terres. Pendant que je feuilletais l’album, mon hôte lut quelques versets de sa Bible. « C’est un bon livre, me dit-il, très bon pour tous, et vraiment une ressource précieuse par son universelle diffusion. Il a fait beaucoup de bien à l’Ecosse. » Je regardais son visage pensif, qu’une ardeur disciplinée faisait énergique et doux. Il m’évoquait celui de Knox, atténué, apaisé. Ce calme Écossais d’aujourd’hui, avec sa sérieuse sagesse, sa patience et sa piété, son optimisme un peu sombre, m’apparaissait comme un héritier tranquille du Réformateur. Il me représentait clairement l’Ecosse puritaine, qui semble se reposer, depuis John Knox, dans la gravité de ses convictions pratiques et l’harmonieux équilibre de sa foi et de sa vie.

Mais j’avais l’âme encore trop pleine de la gloire passée pour accueillir l’erreur qui représente l’Ecosse comme une terre de barbarie où la Réforme aurait fait pénétrer un premier rayon. Partout s’élève du sol national, contre cette illusion de la partialité historique, le démenti des abbayes, où l’art du moyen âge attarde ses miracles, et des champs de bataille dont le nom seul évêque un héroïsme d’épopée. Peu de pays furent plus grands que ce petit royaume d’Ecosse, si éloigné pourtant des foyers lumineux de la vieille Europe, si rudement occupé à se défendre. Ses antiques ballades attestent sa culture poétique, et la dynastie des Stuarts brille parmi les lignées royales. Il est très vrai que la féodalité belliqueuse y fut plus âprement divisée qu’ailleurs, surtout parce que la nature même du sol favorisait le régime des clans. Longtemps ce pays ne connut d’autre organisation que celle des bandes armées. Un jour vint pour lui, comme pour les autres, et à peu près vers le même temps, où l’esprit centralisateur des monarchies modernes y affirma la notion de l’Etat. Nul doute qu’elle ne s’identifiât trop étroitement à la personne du souverain. Et le souverain se trouva être une souveraine, jeune princesse élevée à la cour de France entre les Valois et les Guises. Elle parut chez elle comme une étrangère, despotique et fantasque. Les courages s’enflammèrent autour de sa beauté, tandis que les rivalités s’exaltaient autour de sa faiblesse. Ce fut, dans le triomphe des passions, un déchaînement d’orage. Une seule idée, dominant ce chaos, brillait de sa fixe lumière : l’idée religieuse. Knox y alluma le sentiment national ; il identifia la réforme avec la liberté et l’indépendance écossaises. Le génie de l’Ecosse entra dans la voie que lui frayaient la rude éloquence du prophète et son indomptable énergie.

Ce n’est pas grandir un homme que de mutiler autour de lui la beauté de l’histoire. La figure de Knox m’apparut plus vivante et plus vraie, quand je la vis se détacher du fond mouvant de son siècle, telle que la projeta la force du destin. Ne disons pas qu’il a donné une âme à l’Ecosse ; l’Ecosse plutôt lui prêta son âme, et cette incarnation en fit un héros. L’âpre théologie qui anime les controverses d’un Calvin et soutient sa dogmatique raisonneuse s’efface ici devant les réalités de l’action. Carlyle appelle le protestantisme allemand « un glapissement d’argumentation théologique, » et il insiste avec son insolente rudesse : « C’est une contention sceptique, laquelle en vérité a glapi de plus en plus, en descendant jusqu’au voltairianisme lui-même, à travers les contentions de Gustave-Adolphe jusqu’à celles de la Révolution française. » Knox avait mieux à faire que d’équiper une dialectique orgueilleuse. Dans les circonstances où le plaçait l’histoire, il représenta la nation et la cause de l’Écosse. « Les nobles du pays, appelés par leur position à prendre ce poste, on ne les y trouvait pas ; Knox devait marcher, ou personne. Reine malheureuse ; mais pays plus malheureux encore, au cas où elle serait heureuse. » N’est-ce point, à un tournant des destinées de ce peuple, le héros national, « un homme qui ne désirait pas voir la terre de sa naissance devenue un terrain de chasse pour les intrigans et ambitieux Guise ? » La terre de sa naissance ! Voilà bien où il puisa sa force et la claire conscience de son rôle. « Qui êtes-vous ? lui demandait un jour Marie Stuart, vous qui prétendez donner des leçons aux nobles et à la souveraine de ce pays ? » — « Madame, un sujet né dans le royaume. »

Oui, il était du royaume ; et plus d’une fois dans mon voyage je crus voir affleurer aux figures rencontrées le meilleur de son âme. Car c’est l’âme même de l’Écosse, à la fois nationale et religieuse, dont la religion s’orienta selon les hasards de l’histoire qui sont peut-être la logique de la nature. Le pays a peu changé depuis cette époque où commença de s’épanouir sa moderne personnalité. Aussi Knox reste-t-il une des expressions les plus vives de l’image nationale, et il ne faut plus s’étonner si l’Écosse, qui l’a façonné, paraît son œuvre. On croit voir l’empreinte du Réformateur sur les âmes que modèle encore le vieux génie du pays et de la race. N’avais-je point devant moi comme une effigie de sa propre figure en cet après-midi un peu vide et triste, où la tiédeur du recueillement dominical favorisait ma rêverie ? ...

Le lendemain, nous quittions à regret nos hôtes d’Elmswood, pour continuer notre tour des Highlands, et nous arrivions vers le soir à ce paradis de verdure, d’eaux glacées, de vallons et de ravins où une mouvante marée de feuillage assiège les îlots silencieux que forment les pelouses autour des châteaux et des villas. C’est la fraîche Écosse solitaire, dont les pentes ondulent comme des vagues boisées qui s’effondrent en gorges sombres ; la région des bouleaux pleureurs et des cascades, boisée, mouillée capricieuse et murmurante, au Nord du comté de Perth, à l’entrée de cette forêt d’Athollui le sépare des comtés d’Aberdeen et d’Inverness. Nous descendons à Blair Stholl. Sur le quai de la petite gare, Mrs B... nous attend, très simple et tout en noir. Elle a choisi cette station un peu plus éloignée de sa maison pour nous faire suivre en voiture la route fameuse qui domine la passe de Killicrankie.

A Fincastle, dans un grand parc, deux maisons pittoresques, l’une à l’entrée, et l’autre plus loin, qui se détache sur le gazon. En passant devant la première : « Voici votre demeure, me dit Mrs B... Vous pouvez y écrire sur une table où Browning a composé un de ses poèmes. »

Quand j’entrai dans la salle à manger à l’heure du dîner, Mrs B... était transformée. Elle avait sur la tête une blanche parure, au cou, un large collier d’or. Elle portait une robe à traîne et son voile blanc rejeté en arrière lui descendait jusqu’à la taille. C’était une châtelaine des contes de Walter Scott, dans un de ces châteaux où les Stuarts ont couché. Les hautes lampes allumées aux coins de la salle, la table carrée éclairée d’un seul flambeau d’argent à trois branches, la lourde argenterie, la nappe aux broderies de soie, ce luxe sévère, cette atmosphère de cérémonie où les gens se meuvent avec tant de naturel et de bonne grâce, tout entretenait l’illusion d’un monde quasi-royal et d’une vieille aristocratie toujours vivace et charmante.

A dix heures, Mrs B... sonna. La file des bonnes entra silencieusement. Toutes étaient vêtues du même costume noir, où tranchait la blancheur du tablier et de la coquette coiffure brodée. Elles se rangèrent le long du mur, assises très droites sur leur chaise. L’une d’elles disposa au milieu du salon une petite table et un siège. Mrs B... s’avança d’un air grave, la Bible à la main, s’assit, ouvrit le livre et lut quelques versets. Puis elle s’agenouilla et tous les assistans l’imitèrent, tournés contre la muraille. Alors, elle récita le Pater. Lorsqu’elle se releva, les maids disparurent, et nous prîmes congé à notre tour.

Un orage avait éclaté, et de larges gouttes de pluie tombaient des feuilles. Quand je me trouvai devant la porte du vestibule ouverte sur le parc obscur, Mrs B... s’inquiéta de mon retour et me pria d’attendre un instant. Je pensai qu’elle allait m’envoyer quelqu’un de ses gens. Elle reparut enveloppée d’une mante, ses fins souliers vernis protégés par des sabots de bois. « Je vais vous reconduire, me dit-elle. J’aime tant sortir le soir, par la pluie, quand il fait bien noir ! » Et, en dépit que j’en aie, Mrs B... avec sa robe de soirée, sa parure blanche et son largo collier d’or, partit devant moi à travers les allées inondées que je ne distinguais même pas.

A minuit, je veillais encore devant la table de Browning. J’allai à ma fenêtre : un paysage de montagne se devinait dans l’ombre. La lumière de mes lampes projetait son halo dans la cour, et la vieille maison, endormie au pied des masses embrumées, faisait songer, avec sa façade basse, ses deux ailes en retour et les frustes sculptures de ses fenêtres à petits carreaux, à quelque manoir de laird écossais. C’était bien le meilleur cadre à mes impressions de ces derniers jours. Elles s’y organisaient en une image de vie simple, noble, indépendante et fière, toute pénétrée de la douceur sauvage que la solitude insinue dans les âmes, comme pour conserver leur pureté. Alors seulement certaines vertus peuvent s’épanouir. Je comprends mieux aujourd’hui l’Écosse fidèle à ses chimères, fervente dans ses croyances, libre de bien des convoitises et détachée de beaucoup de vanités. Son idéalisme a traversé les siècles et il imprègne encore d’une tenace essence la civilisation nouvelle.

J’ai respiré délicieusement ce parfum dans la maison de Mrs B... Reposé par cette nuit de fraîcheur et de silence, je traversai, le lendemain matin, le parc ensoleillé, et je trouvai la famille réunie au salon en attendant le breakfast. La lumière matinale entrait par les fenêtres ouvertes. L’aînée des jeunes filles se mit au piano, et sa mère lui choisit un cantique. Il glorifiait Dieu qui fait les matinées si belles et nos cœurs si charmés. Les paroles étaient certes d’un poète, et le chant d’un musicien. Il semblait que les premiers rayons du jour, à travers une âme très jeune, eussent divinisé leur beauté.

Il est assez habituel en Écosse que les domestiques ne paraissent point au repas du matin. Tout est préparé et dressé d’avance. Ce sont les enfans qui, après avoir mangé leur porridge (avoine concassée et cuite à l’eau), et un peu de poisson ou des œufs, s’empressent autour de leurs parens et des hôtes, dans l’intimité de la salle close. On devine assez, à de tels usages, un fond de simplicité patriarcale. Le luxe écossais, qui décore la vie, ne la transforme pas. Il reste une parure posée à la surface des choses : elle pourrait disparaître, sans leur rien enlever qu’un peu d’éclat. Les jeunes filles nous offrirent le thé, les tartines, les viandes froides et les gâteaux. Leur bonne grâce donnait à ce début de la journée comme un air de petite fête. Puis elles guidèrent notre promenade à travers le parc, jusqu’à des lacs dormans, lamés de feuilles sombres. Les rives ondulaient en tertres de bruyères rosées ou violettes, et cet ensemble résumait pour nous, dans un décor humain, tout le paysage d’Ecosse. Les propriétés seigneuriales font avec une incomparable noblesse les honneurs de la nature aux hôtes des châteaux.

L’excursion de l’après-midi nous conduisit à une ferme de Mrs B... On s’y arrêta pour le thé de cinq heures, que des bonnes, envoyées devant nous, avaient préparé et servi. La fermière accueillit sa « dame » à l’entrée et disparut ; mais, bien qu’elle n’eût pris aucune peine, Mrs B... voulut la revoir et la remercier de nous avoir reçus et prêté une salle de la maison. Cette politesse, que j’ai si souvent remarquée, n’a rien de factice. Un évangélique sentiment domine les rapports entre les classes, et jamais je n’ai vu service plus exact, plus empressé que celui de ces jeunes bonnes à qui leur maîtresse dit simplement : « Ne pensez-vous pas qu’il est temps de faire atteler ? » ou : « Je crois que vous pouvez apporter le café. »

Au départ de Blair-Atholl, nous traversons la région centrale des Highlands. C’est la désolation absolue : des lieues et des lieues sans un village. Encore est-ce la partie la moins déserte et la moins sauvage, puisqu’elle est coupée du chemin de fer. Mais ailleurs on peut, paraît-il, marcher trois jours sans trouver une maison. Notre train va lentement, entre des montagnes violettes, sous la mélancolie des écharpes de brume. Parfois un filet d’eau tombe en cascade et ravine la pente abrupte. C’est dans ce rude paysage de bruyère et de brouillard qu’il faudrait entendre l’aigre pibrok des Highlanders. Je comprends l’énergie de cette race, son détachement des choses qui la fit chevaleresque, son élan religieux et le tour pratique qu’elle donna toujours à ses visées spéculatives. Dans les douceurs d’un ciel indulgent, l’homme se laisse vivre. Il s’éveille aux violences de la nature et le problème s’impose d’ordonner sa vie. Les philosophes écossais ne perdirent point contact avec la réalité : ils aimèrent mieux s’évader d’une critique captieuse dans la doctrine du sens commun. Mais la théologie surtout convient à ce double souci de la pensée et de la conduite. Il y a un théologien dans chaque paysan écossais. Ce goût raisonneur dut favoriser singulièrement le succès de la réforme puritaine, qu’un ardent désir de bien vivre sauva de la dissolution rationaliste.

Je touchais au point le plus reculé de mon voyage, à ces Highlands de l’Ouest qui projettent dans une mer noyée de brumes leurs caps déchirés, leurs contreforts abrupts et leur avant-garde de rocs, où la houle calmée glisse ses coulées de golfes. Le train qui m’amenait d’Inverness atteignit enfin la côte, et je vis surgir, pareil au rêve pétrifié d’un Ossian gigantesque, sous des nuages et des rayons, un chaos de pierre et d’eau, grandiose comme l’ébauche d’un monde et plus désolé que le débris d’un déluge. Nous suivions cette côte si étrangement découpée, où la voie se déroulait et se tordait au bas d’un talus à pic, d’un immense talus, chute verdoyante de l’Ecosse dans la mer. C’était un ruissellement et des cascades d’eaux vives, à travers un fouillis de petites plantes et de fougères, une fraîcheur de feuillage et de rosée, toute la grâce de ce pays qui s’abîmait dans ces farouches fiords, dont le nom rauque de loch est comme le dernier cri de la gorge humaine sur les confins du monde.

Au milieu de ce chaos, la volonté de l’homme ne pouvait qu’expirer ou concentrer toute son énergie. Il semble que l’âme écossaise doive à la vertu de ces âpres spectacles son élément de résistance, et, par un contraste nécessaire, son invincible besoin d’ordre. Cet ordre, en vain le voulut-elle réaliser dans son histoire. Elle y échoua et n’appliqua plus son effort qu’à organiser sa vie intérieure. Qu’elle y ait réussi, c’est ce dont on ne saurait douter quand on a pénétré dans ces familles nombreuses, soumises à la discipline d’un puritanisme qui a plus de vigueur que de rigueur et rappelle moins la triste figure de Calvin que la jovialité de Knox. Je dis bien : la jovialité. Elle respire ici sur tous les visages et me fait penser à ce petit fût de bourgogne que Carlyle nous montre en souriant dans la cave de son rude théologien. L’hospitalité de mes Écossais en avait la saveur et en communiquait la gaîté. J’admirais leur santé morale, l’harmonie parfois un peu massive de leur existence, et sous leur cordiale bonhomie une grande noblesse. Il me souviendra toujours d’un mot que j’entendis devant la montagneuse île de Skye qui coupait l’immensité des flots. Comme je félicitais une mère de l’éducation qu’elle avait donnée à ses enfans, à ses sept enfans, elle me répondit simplement : « J’ai tâché qu’ils fussent indépendans des choses et à la disposition des hommes. »

Je me suis parfois demandé, à mesure que se dévoilait à moi l’âme écossaise, si elle n’était pas quelque peu sœur de la nôtre, et j’ai cru parfois le sentir assez nettement. Dans le vieux palais d’Holyrood où nos rois échangèrent avec ceux de l’Ecosse

Cette hospitalité mélancolique et sombre
Qu’on se donne et se rend de Stuart à Bourbon,


il ne me semblait pas que le génie du lieu fût pour nous un génie étranger. Et cette impression s’affirma parmi les ruines d’où monte la religion du passé comme un encens dans l’air du soir. Elle ne se démentit point au contact plus direct de la nature éternelle et de la vie quotidienne. Le génie écossais est pareil au nôtre comme l’églantine des haies à la rose des jardins royaux. Il en diffère comme le sol et le ciel des deux pays. L’irruption de la mer dans les déchirures des côtes, le sommeil embrumé des pâturages, la verte aridité des montagnes ou la poésie mélancolique de leurs landes violettes, la solitude nuageuse et glacée des rives septentrionales, ont attristé et durci la destinée de ce fier petit peuple en qui nous pouvons reconnaître encore, sous des formes plus rudes, l’idéalisme, la grâce et la courtoisie du pays de France. L’histoire acheva la différence. L’héroïsme écossais dut s’obstiner surtout aux luttes pour l’indépendance. Sa ténacité maintint une nation. Les Robert Bruce et les Wallace dressèrent sur les droits de leur pays des épées tutélaires qu’auraient saluées Joyeuse et Durandal ; les licornes d’Ecosse firent reculer à Bannockburn l’étendard que la bannière de Jeanne délogea d’Orléans ; et ce n’est peut-être pas une illusion d’imaginer que la race qui vécut des siècles de luttes et de rêves à l’extrémité affinée de la grande île britannique accueillit sur sa rude terre et sous son ciel changeant les chimères exilées du redoutable empire des Angles. Un homme d’esprit qui connaît à fond les pays d’outre-Manche me disait un jour : « Si la géographie était raisonnable, elle eût retourné l’Angleterre pour mettre l’Ecosse en face de nous. »

Quand, au retour, je m’arrêtai à Glascow pour y prendre l’express de Londres, l’empreinte de la brutale civilisation anglaise, qui finira peut-être par transformer le vieux royaume après l’avoir conquis, me rendit méconnaissable la terre des montagnards rebelles, de la reine Marie et de Walter Scott. Mais l’image de ce noble pays obsédait ma mémoire et je ne la vis pâlir qu’avec les étoiles, à l’heure où dans la nuit blanchissante, frissonnant à l’arrière du navire qui traversait la Manche, j’ai deviné, indécise encore à l’horizon lointain, la ligne gris-bleu de la côte de France.


FIRMIN ROZ.