Impression de Berlin

Impression de Berlin
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 109-129).
IMPRESSIONS DE BERLIN


I

J’avais quitté Berlin avec le personnel de ma légation le 6 août 1914, tandis que l’armée allemande envahissait traîtreusement la Belgique. J’y suis revenu le 16 septembre 1919, pour chercher mon mobilier et tout ce que j’avais laissé dans la hâte forcée de mon départ. J’avais vu des flots de mobilisés, grisés par les proclamations impériales, rouler en chantant vers la frontière, dans des trains où étaient tracées à la craie des inscriptions telles que celle-ci : « Vergnügensreise nach Paris ! — Voyage de plaisir à Paris ! » J’allais voir après plus de cinq ans comment nos ennemis portaient le poids de leur défaite. : Spectacle vengeur des angoisses qu’ils m’avaient fait subir, des indignations que j’avais éprouvées.

Au centre de Berlin, le décor, pompeux et théâtral, n’a pas changé. A peine si les façades latérales du « Schloss, » le palais de l’Empereur, gardent quelques traces de la révolution communiste qui a éclaté au mois de janvier. Les cariatides des portails montrent encore des blessures béantes faites par les obus. L’intérieur est clos ; il parait que les appartements du souverain ont été consciencieusement pillés par les marins et les soldats révoltés ; mais déjà on répare les dégâts extérieurs et les murs des écuries impériales qui ont le plus souffert sont cachés par des échafaudages. Cependant le cœur de cette ville, consacré à la gloire de la monarchie prussienne, encombré des images de ses princes, peuplé des statues de ses généraux, semble presque désert : il y manque cette royauté même, qui l’animait du bruit de son passage incessant, du va-et-vient de ses officiers et de la rigidité de ses sentinelles.

Sous les « Linden » et dans les rues adjacentes, moins, beaucoup moins d’automobiles de luxe et de louage, mais toujours la même succession ininterrompue de tramways se croisant dans tous les sens. Sur les trottoirs des larges artères, la même foule de piétons affairés ; dans les cafés, autant de consommateurs attablés. À les examiner de près on s’aperçoit que leurs vêtements sont des tissus douteux où quelque « ersatz » a remplacé la laine ; de même pour l’élégance des femmes, empruntée aux dernières modes de Paris. En somme, Berlin semble avoir repris sa vie normale de luxe, d’affaires et de plaisirs. Les beaux magasins des Linden, de la Friedrichstrasse, de la Leipsigerstrasse exposent les mêmes objets d’un goût tapageur, les mêmes futilités coûteuses, signe évident qu’ils ne manquent pas d’acheteurs. Approchez-vous des maisons de confection ou des innombrables marchands de cigares ; les prix ont quadruplé : un costume d’homme coûte 800 marks, et tout le reste est à l’avenant.

Les seules épaves qu’ait laissées la guerre dans ce bien-être apparent sont les mutilés postés au coin des rues et les malheureux secoués de tremblements nerveux qui demandent l’aumône en tendant leurs vieilles casquettes militaires. Mais sortez des quartiers du centre : aussitôt le spectacle change, la misère surgit, les guenilles foisonnent et les enfants vont pieds nus.,

Ce qu’on ne voit plus guère dans la capitale du militarisme allemand, ce sont les militaires, hormis les officiers et soldats des missions étrangères, qui circulent à pied ou en auto. Devant moi passent des uniformes français : les promeneurs leur jettent un coup d’œil rapide, indéfinissable, et échangent entre eux quelques mots. Le corps de garde si animé du Pariserplatz, où les soldats couraient aux armes en entendant chanter la sirène de l’automobile impérial, est vide. De loin en loin apparaissent quelques troupiers gris ou verts de la nouvelle armée, la « Reichswehr, » mais combien insignifiants et modestes à côté de ceux de l’ancienne ! Disparu même le casque à pointe argentée des agents de police ; disparus les officiers sanglés dans leur tenue, qui piaffaient à la porte des hôtels et des restaurants.

Ce qu’on ne voyait pas autrefois, c’est la double rangée des sans-travail et des chômeurs assis dans les allées centrales du Thiergarten et des Linden par ces belles journées ensoleillées de septembre. Costumes minables, chaussures éculées, figures patibulaires de spartakistes n’ayant rien d’autre à faire que de voir passer les bourgeois. A quoi rêvent ces vaincus de la veille ? Sans doute à la révolution de demain. Si les bas-fonds des faubourgs, au lieu de travailler, envahissent ainsi le centre de la ville, s’ils y étalent, comme une menace, leurs haillons et leur oisiveté, c’est donc que la lutte sociale n’est pas terminée. Elle semble seulement arrêtée par une suspension d’armes. Berlin vit-il dans l’entr’acte de deux révolutions en offrant le contraste de deux sociétés ennemies, l’une qui dépense l’argent sans compter, l’autre qui la regarde faire avec des yeux d’envie et de haine ?

Jamais les grands hôtels n’ont été plus remplis ; on s’y dispute les chambres et les lits ; Allemands de province qui affluent dans la capitale, mais aussi trafiquants étrangers se hâtant de proposer leurs marchandises et de réaliser des gains faciles en raison de l’effondrement du change. On boit et l’on festoie autant qu’autrefois ; le patriotisme, pas plus que la bourse des dineurs, n’hésite à s’offrir du Champagne à si haut prix qu’il soit. Berlin regorge, comme presque toutes les grandes villes, de nouveaux riches et de profiteurs de la guerre. Malgré les malheurs de leur patrie, ils ne se tiennent pas de faire bombance. Bombance est, d’ailleurs, un terme relatif. La chère dans les meilleurs endroits est des plus médiocres, la viande fort rare, le lait et le beurre font complètement défaut ; la cuisine les remplace par des graisses suspectes, terreur des estomacs délicats. On se rattrape sur les mets somptueux, gibier, crustacés, volailles. Un repas discrètement arrosé coûte alors plusieurs centaines de marks. Cela n’empêche que les jeunes officiers démobilisés, facilement reconnaissables à leur raideur militaire dans leurs vêtements civils, viennent ici jouir de la vie et dépenser leurs derniers sous avant de s’enterrer dans leur province. On joue avec fureur dans les tripots et l’on s’amuse de même. Les cinémas se distinguent par des films d’une impudente lascivité, sur lesquels la police est seule à fermer les yeux. Ce sont là, paraît-il, lendemains habituels de guerre et de révolution, quelque tragiques que soient l’étendue des désastres et l’inconnu de l’avenir.

Dans le hall de l’hôtel Adlon, je vois défiler des visages et des accoutrements nouveaux, mêlés à de rares figures de connaissance qui, en m’apercevant, détournent ou abaissent leurs regards. Est-ce haine ou confusion ? l’eu m’importe. La noblesse prussienne, saignée à blanc par les batailles, se terre dans ses domaines. Le personnel de l’ancienne cour a déserté Berlin, où ne restent plus sur leurs socles de bronze et de marbre que les effigies intactes des Hohenzollern. Mais toutes les images de Guillaume II ont disparu des vitrines ; même le vieux Fritz, Frédéric II, se fait invisible, ainsi que Napoléon, son rival dans la faveur populaire. Les honneurs de l’étalage sont réservés aux héros pacifiques, aux gloires littéraires, scientifiques et musicales.

Il en est une cependant, purement militaire, dont les revers n’ont pas abattu le prestige, c’est celle de l’immense bonhomme en bois, pain d’épice monumental, qui monte la garde au Thiergarten devant la colonne de la victoire sous son harnais de guerre, les mains croisées sur son sabre, le maréchal Hindenburg, statue rude et farouche où s’incarne l’esprit d’une nation.


II

L’important serait de deviner ce qui se cache sous cette résignation extérieure et ce qui fermente sous cette placidité d’emprunt. Cela nous aiderait à former des conjectures plausibles sur le sort de la paix que nous venons de signer. De quoi demain sera-t-il fait ? Qu’avons-nous à craindre de l’Allemagne désarmée ? Afin d’asseoir mon jugement, j’ai tenu à savoir quelle avait été pendant ces longues hostilités l’attitude de la population berlinoise, sur laquelle se modelait celle du peuple allemand, car dans ce pays esclave de la consigne et façonné à l’obéissance les mots d’ordre, la manière de penser autorisée, les impressions permises, tout venait en droite ligne de Berlin, jusqu’à ce que la révolte finale eût été apportée de Kiel et propagée par les marins de la flotte impériale. J’ai cherché à connaître de quelles illusions cette population s’était nourrie pendant la guerre, pour mieux mesurer quelles rancœurs la paix lui a laissées. J’ai questionné à ce sujet d’anciens collègues, ministres de pays neutres, qui avaient assisté à tous les événements des cinq derniers années. Ils m’ont répondu en témoins impartiaux, dégagés de préférences personnelles et s’appliquant, suivant l’expression allemande, à juger les hommes et les choses d’un point de vue objectif.

Le peuple allemand, m’ont dit ces Messieurs, dont je condense ici les opinions, a été trompé plus encore qu’il ne le croit lui-même. Le haut commandement ne lui a jamais annoncé que des victoires avec preuves à l’appui, capture de prisonniers, de canons, de butin de toute espèce, prise de villes et de territoires. Cependant la population berlinoise attendait toujours la nouvelle d’un second Sedan, la capitulation en masse d’une armée ennemie, ou l’entrée à Paris qui eût mis fin, pensait-elle, à toute résistance, et cette nouvelle n’est jamais venue. C’est pourquoi on a eu beau sonner les cloches à Berlin et pavoiser les édifices, l’enthousiasme du début s’est peu à peu calmé et refroidi. Mais malgré les déceptions il n’a jamais fait place au doute, ni à l’inquiétude. On a gardé pleine confiance dans le triomphal final ; on se raidissait obstinément contre les privations et les souffrances, si dures, si prolongées qu’elles fussent, et qui sévirent dans toute leur rigueur à partir de l’hiver de 1917.

Pendant l’offensive de 1918 l’espoir a redoublé. Enfin on touchait au dénouement, on n’était plus qu’à quelques lieues de Paris, à quelques toises de la victoire. Il y eut bien ensuite certains craquements du front allemand et certains reculs qui auraient dû avertir des esprits plus défiants, mais le grand quartier général les qualifiait de manœuvres stratégiques. Et voici que tout à coup la nouvelle éclate à Berlin, comme une bombe d’avion, que la partie est perdue, la guerre terminée, le Kaiser en fuite, l’armistice conclu, et à quelles conditions ! S’il est parfois de bonne précaution et de sage politique, au cours d’une guerre, de voiler ou de farder la vérité pour ne pas ébranler le moral d’une nation, l’altérer et la travestir jusqu’au bout, jusqu’au désastre, est une folie, sinon un crime.

L’auteur responsable de la situation où se débat l’Allemagne, le conseiller de la lutte à outrance, l’homme fatal qui a empêché la paix de se conclure plus tôt, c’est Ludendorff. Curieux mélange de talents incontestables, d’extraordinaire infatuation de soi-même et de rouerie supérieure cachant une ambition illimitée. Il a su merveilleusement écarter les obstacles qui le gênaient pour exercer une dictature militaire et devenir, de simple général, une manière de héros national et le maître de l’Empire.

Hindenburg fatigué n’a été entre ses mains qu’un fétiche, le Kaiser qu’un instrument. Ludendorff, sentant la responsabilité qui l’accable, a entrepris de se justifier. Son livre, dévoré par ses concitoyens qui espéraient y trouver des explications réconfortantes, ne leur a rien appris. En regard de ce plaidoyer il faut lire les accusations portées contre le duumvirat Hindenburg-Ludendorff par le rival que ces deux hommes avaient évincé en 1916, le général de Falkenhayn. Celui-là aussi cherche à se disculper de ses erreurs stratégiques, dans son volume sur le commandement suprême de 1914 à 1916. Toutes ces apologies ne servent qu’à dévoiler les dissensions dont était travaillée cette direction unique des opérations militaires, qu’on exaltait à l’étranger comme la principale ouvrière des succès allemands.

Pour lutter contre ces impitoyables ambitieux, l’Allemagne était totalement dépourvue d’hommes d’Etat. Que dire de Bethmann-Hollweg, de sa faiblesse, de son manque d’autorité autant que de prestige, qu’on ne sache depuis longtemps ? Jagow n’a été qu’un comparse chargé d’un rôle au-dessus de ses moyens. Il avait affirmé aux ambassadeurs de l’Entente qu’il n’avait pas eu connaissance de l’ultimatum autrichien à la Serbie. Il avoue aujourd’hui dans un livre où il ne fait qu’épousseter de vieux arguments qu’il avait lu cet ultimatum et l’avait trouvé trop dur. Le voilà pris en flagrant délit de mensonge. Hertling arrivait de Munich avec la réputation d’un homme habile et expérimenté. Le haut commandement l’a traité comme un jouet, et, vis-à-vis de l’Entente comme vis-à-vis du Reichstag, ce profond politique n’a usé que de finasseries qui l’ont vite discrédité.

Les illusions dont s’était bercé le peuple allemand n’ont pas été dissipées par l’armistice. On lui répétait à satiété que l’armée n’avait pas été vaincue, qu’elle avait été mise hors de combat par la révolution, fille elle-même de la misère et de la disette. Aussi l’armée a-t-elle été accueillie à Berlin en triomphatrice. L’impression déprimante causée par l’armistice fut, d’ailleurs, de courte durée. Plus de combats, plus de sang, plus de tranchées ! On respirait enfin, on goûtait la joie de vivre, on recommençait à danser, car on s’imaginait une paix conclue sur un pied d’égalité, sans réparations, ni sacrifices, ni restitution de butin, ni cessions territoriales, à moins qu’elles ne fussent ratifiées par des plébiscites. On interprétait avec tranquillité les quatorze points rassurants du programme de Wilson. La Société des Nations n’allait-elle pas rendre bientôt à l’Allemagne la place qui lui revenait dans le concert mondial ?

Jugez de la stupeur dont fut frappée cette population en proie à de pareilles chimères, quand elle s’est trouvée face à face avec la réalité et qu’elle a connu les conditions de paix des Alliés. Elle n’y voulait pas croire ; elle n’a pas pensé un instant que l’Assemblée de Weimar y souscrirait. Ses dernières illusions se sont envolées comme les autres et les étrangers qui ont vu les Berlinois lire sous les Linden le télégramme annonçant le vote de l’Assemblée nationale ont noté leurs figures convulsées, les pleurs qui les sillonnaient et le désespoir dont elles étaient empreintes.

Et le Kaiser ? On n’en parle plus. Silence général et voulu sur lui comme sur son fils. Mais les deux Hohenzollern ont eu un trop mauvais départ, n’osant affronter ni l’ennemi victorieux ni leur armée en révolte, pour que les chances de leur restauration ne semblent pas très compromises. A défaut de la famille de Prusse, le choix serait difficile entre les autres maisons royales ou princières. Elles ont été déracinées si facilement qu’on a bien vu qu’elles ne tenaient pas au sol. Le plus intelligent des princes allemands est peut-être Max de Bade. Mais il est discuté et critiqué ; il a le sort des hommes trop prônés, dont on a beaucoup attendu et qui n’ont rien donné.

Le gouvernement républicain est faible et sans prestige, mais c’est le seul possible en ce moment. Il fonctionne tant bien que mal, grâce à l’ancienne administration qu’il n’a eu garde de licencier, comme un navire désemparé continue à marcher dans son erre. Noske a montré de l’énergie dans la répression des troubles spartakistes. Erzberger a eu le courage de prononcer les paroles décisives qui ont eu raison à Weimar des dernières hésitations. Sa tâche était des plus ingrates et des plus ardues. Brockdorff Rantzau était revenu de Versailles persuadé qu’il avait joué le Congrès ; il prêchait la résistance cantonnée sur le terrain du droit ; il prétendait que les Alliés n’oseraient pas renforcer le blocus de l’Allemagne comme moyen de contrainte. Erzburger et Scheidemann ont soufflé sur cet optimisme intempestif et sur ces illusions enfantines.

Le gouvernement se débat contre une crise économique intense, sans parler du terrible problème financier. Insuffisance des moyens d’alimentation et exigences des ouvriers en raison même de la cherté des vivres, manque de charbon causé principalement par la défectuosité des transports. L’Allemagne n’a pas assez de locomotives ; son matériel roulant s’est usé, faute d’huiles et de graisses. Comment écarter toutes ces menaces ? Elles deviennent chaque jour plus redoutables, à mesure que s’approchent l’hiver et le froid.

Le spartakisme a été vaincu, mais non réduit à l’impuissance. La cause de sa défaite fut le défaut d’entente de ses chefs. Les soulèvements communistes n’ont pas été simultanés, ce qui permit de les écraser successivement. Que serait-il advenu, nul ne le sait, si tous les foyers insurrectionnels s’étaient allumés en même temps et si leurs instigateurs avaient réussi à paralyser par des grèves ou par des destructions les transports de troupes sur les voies ferrées. Le spartakisme reste un danger incontestable. Ses adhérents les plus actifs et les plus résolus se recrutent dans la population israélite des grandes villes. A Berlin, les commerçants et les intellectuels juifs ont commencé, dès la seconde année de guerre, de pousser à la rébellion et de réclamer la paix. Ils forment aujourd’hui l’état-major du communisme et, comme tels, ils sont menacés par les réactionnaires de représailles et de pogroms.

Viennent les affres de la faim et la disette du combustible, on peut s’attendre à des pillages, même à des tentatives révolutionnaires, car la détresse des indigents et des affamés sera exploitée par les anarchistes. On vit pour le moment dans un calme passager. Combien de temps durera-t-il ? Quelques mois ou quelques semaines ? Sur quoi assurément tout le monde est d’accord, c’est que l’avenir ne s’éclaircira qu’au retour du printemps.


III

Voici maintenant un autre son de cloche. Il m’a été donné par un Allemand appartenant à la haute banque berlinoise, personnage considérable et fort estimé qui, à ma connaissance, n’avait pas approuvé la guerre. Patriote sincère, il s’exprime sur un ton de profonde affliction. Aussi ai-je d’autant plus de regret à constater que cet esprit humain et modéré demeure entièrement abusé par les mensonges officiels du gouvernement impérial. La vérité ne l’a pas pénétré, ne l’a pas éclairé, en dépit des journaux et des revues de l’Entente qu’il lit assidûment et des aveux échappés aux hommes d’Etal de la Triplice qui se renvoient mutuellement reproches et accusations. Je juge par son exemple que les yeux des Allemands les plus impartiaux tarderont longtemps à s’ouvrir, s’ils s’ouvrent jamais, à la lumière.

Il ne veut pas admettre la culpabilité entière et isolée de l’Allemagne dans le déchaînement du conflit. La seule concession qu’il consente à faire, c’est qu’une part de responsabilité lui incombe au même titre qu’à ses adversaires. Elle n’est pas plus coupable que la France, qui ne respirait que la revanche, ni que l’Angleterre, qui méditait d’anéantir la prospérité commerciale de la nation germanique. La politique d’encerclement d’Edouard VII a fait autant de mal à la paix européenne que celle des Empires centraux. Notez qu’en disant cela, cet Allemand de bonne foi, dont la sincérité égale l’aveuglement, va beaucoup plus loin que la plupart de ses congénères qui repoussent obstinément toute culpabilité. D’après lui, pour faire vivre en repos ces deux machines de guerre qu’on appelait la triple Entente et la triple Alliance, il a manqué à l’Allemagne un grand homme d’Etat, un second Bismarck, et elle n’a eu qu’un Bülow, qui se contentait de dénouer avec dextérité les difficultés qu’il rencontrait sur son chemin, sans avoir de politique à large vue ni de desseins de vaste envergure.

L’Empereur, nature faible, caractère versatile et influençable, grossissait sa voix dans ses discours publics pour donner le change sur la mobilité de ses impressions et l’inconsistance de sa volonté. Le parti militaire était moins puissant qu’on ne le croyait à l’étranger. Assurément, il y avait à la Cour impériale des officiers ambitieux et batailleurs, mais il n’y manquait pas non plus de généraux opposés à une guerre et qui ne craignaient pas de le dire. Le même contraste existait dans les autres États allemands.

Nous venons à parler de la Belgique, pour laquelle mon interlocuteur professait autrefois beaucoup de sympathie. Au sujet du traitement odieux dont elle a été victime, son ignorance dépasse toutes les bornes. Sous quel bandeau épais Guillaume II, si maladroit et si peu psychologue à l’égard de ses ennemis, n’a-t-il pas su obscurcir la clairvoyance de ses sujets les plus honnêtes ! Celui-ci a ajouté foi, comme à l’évangile, aux méfaits des francs tireurs belges soumis aux lois de la guerre ; il n’a jamais douté que la Belgique, parjure à son engagement de neutralité, n’eût conclu des traités secrets avec la Grande-Bretagne et la France. Je proteste, je rétablis la vérité ; je flétris les crimes de l’occupation allemande, et il me regarde avec des yeux où l’étonnement le dispute à l’incrédulité. Sa stupéfaction est à son comble, quand, au cours de l’entretien, je lui apprends que le Tsar a été assassiné avec toute sa famille et que le Kaiser aurait pu, d’un mot inséré au traité de Brest-Litovsk, sauver la vie de son bon frère et cousin. Le Tsar assassiné ! Mais on n’en sait rien à Berlin.

Passons à la situation intérieure. Pour ce financier, l’accalmie présente est pleine de dangers et d’orages. Toujours la crainte affectée ou réelle du spartakisme qu’il me dépeint comme un épouvantail. Le spartakisme se réorganise dans l’ombre, prêt à rentrer en scène à l’occasion des souffrances que subira la population pendant l’hiver. Manque de combustible, disette de produits alimentaires, voilà les seules préoccupations qui doivent hanter à l’heure actuelle tous les esprits sensés, parce qu’ils y voient les causes de désordres sociaux inévitables. Ce refrain, — je le reconnais, — est sur toutes les lèvres, même sur celles des étrangers.

Quant au gouvernement d’Ebert, que nous soupçonnons de préparer déjà la revanche, mon Allemand lui dénie de pareilles arrière-pensées. Le gouvernement veut sincèrement la paix ; il n’est pas si fou que de songer à autre chose. Noske ne refait une armée que pour mater la révolution, si elle essaye de relever la tête. — Mais le retour de la monarchie, fais-je observer, qu’on prévoit et qu’on annonce comme une certitude ? — Il est impossible pour le moment et il n’est pas à souhaiter ; (c’est un conservateur qui parle.) Le gouvernement du Reich ne s’oriente pas en réalité vers la droite et vers la réaction. Les socialistes majoritaires ne sont nullement disposés à abdiquer le pouvoir. Abandonnés par les socialistes indépendants, ils sont obligés pour se renforcer d’appeler à eux les éléments radicaux du parti libéral. Avec l’adjonction de ces démocrates, c’est toujours la gauche qui gouvernera.

La situation économique de l’Allemagne, poursuit mon interlocuteur, est épouvantable. Loin de l’aider à en sortir, les Anglais, les Américains et les Français ne lui vendent que des produits fabriqués et des objets de luxe, sur lesquels les Allemands et les Allemandes se jettent comme des enfants. C’est là, avec l’insécurité présente, l’explication de la baisse continue de notre change qui empêche le relèvement industriel et empire de jour en jour la détresse du peuple allemand. Qu’on ne le condamne pas à périr ! Qu’on lui livre les matières premières qu’il réclame pour vivre et pour travailler !

C’est sur ces mots que se clôt notre entretien. J’en emporte l’impression d’un réel et sombre pessimisme, quoique le dessein de tout bon Germain soit d’apitoyer ses ennemis d’hier par la description des misères qui accablent son pays aujourd’hui.


IV

Les Puissances alliées ont envoyé à Berlin après l’armistice des missions qui continueront longtemps encore de surveiller l’exécution du traité de paix. Il y a d’excellents observateurs parmi les membres de ces missions. D’aucuns connaissaient l’Allemagne d’avant la guerre et le monde officiel de l’Empire aussi bien, sinon mieux, que des diplomates de profession. Je me suis permis de questionner l’un de ces messieurs, qui étudie avec autant de sagacité que de vigilance la situation politique et économique, ainsi que l’état des esprits.

Il me fait l’éloge d’Erzberger. Lui seul, après sa conversion, a osé parler le langage de la vérité et de la raison. Ce qu’il a écrit sur la Belgique est une réfutation péremptoire des calomnies ressassées par le gouvernement impérial contre cette héroïque victime qu’il s’attachait à déshonorer, n’ayant pu triompher de sa résistance morale. Erzberger a réalisé pour faire voter le traité de paix le cartel du centre et des socialistes. Ses adversaires cherchent à le démolir en attaquant ses projets financiers, chose toujours facile, quand on ameute des contribuables. Remarquez qu’Erzberger, devenu l’allié des social-démocrates, a dû adopter leurs idées ; son programme d’impôts a donc une forte couleur socialiste. On peut le résumer en quelques mots : l’Allemagne a besoin d’argent, elle n’a pas besoin de millionnaires. Frappons le capital pour nous procurer les ressources indispensables à la libération et au rétablissement matériel du pays.

L’union du Centre et des socialistes majoritaires durera-t-elle ? On en peut douter en présence des intrigues qui se nouent autour du pouvoir.

Scheidemann cherche à saper la popularité de Noske qui l’inquiète et lui porte ombrage ; celui-ci est enguirlandé par les conservateurs, parce qu’ils voient en lui un ambitieux et un énergique, capable de se prêter à l’exécution de leurs desseins. Les libéraux démocrates, pour rentrer dans le gouvernement, ont exigé qu’on leur livrât l’administration intérieure, sous prétexte qu’ils disposent seuls du personnel administratif compétent. En somme, on vit en pleine incertitude du lendemain, on se meut dans le provisoire. L’intérêt des Alliés serait de soutenir Eizberger, qui leur a donné des gages de sa loyauté et n’a pas hésité à se compromettre en endossant la responsabilité de la paix.

J’interroge mon obligeant informateur sur le spectre du spartakisme, dont tout le monde ici parait effrayé. A son avis, le spartakisme a perdu beaucoup de terrain, comme on l’a vu par les récentes élections de Brunswick qui était un centre de communisme ; les partis bourgeois viennent d’y ressaisir la majorité. Toutefois, un coup de force, une tentative désespérée des révolutionnaires, ne sont pas improbables ; mais ils n’ont aucune chance de réussir, même en ayant pour auxiliaires le froid et la famine.

Les yeux de tous les Allemands, qu’ils soient socialistes indépendants ou majoritaires, réactionnaires, centristes ou libéraux, sont tournés vers la Russie. Pour tous, c’est l’alliée future, la planche de salut ; pour beaucoup, l’instrument de la revanche. Les socialistes indépendants comptent sur le bolchévisme et sont persuadés qu’il s’affermira en cessant d’être violent et anarchique : moyennant quoi, il s’imposera comme un gouvernement régulier. Les autres Allemands espèrent trouver en Russie le champ économique qui remplacera leurs colonies perdues et les débouchés qu’on leur a enlevés. Ils y trouveraient aussi un réservoir d’hommes où puiser des forces pour une guerre future. C’est dans ce double dessein qu’ils essayent de conserver en Courlande une porte ouverte sur l’ancien empire des Tsars. De là les agissements, encouragés sous main, de leur soldatesque, dont le chef, von der Goltz, se croyant inexpugnable, a osé répondre par des insolences aux questions des commissaires alliés. C’est aux Puissances de ne pas tolérer dans les provinces baltiques la présence de ce condottiere et de ses semblables. Elles ont à leur disposition des moyens de pression énergiques, le blocus économique et le blocus alimentaire de l’Allemagne. Qu’elles n’hésitent pas à les employer et à serrer la vis chaque fois qu’il en sera besoin.


V

Il me reste à tirer quelques conclusions de ce que j’ai vu et recueilli à Berlin. Mais je me défends de vouloir faire des pronostics, n’ayant nulle prétention au don de seconde vue. Je me contenterai de dire ce qui parait probable.

Le Traité de Versailles sera-t-il exécuté par l’Allemagne ? Les Allemands songent-ils déjà à la revanche ? Voilà, si je ne me trompe, en termes nets, les deux questions qu’on agite dans les entretiens privés, dans la presse et, sous une forme plus oratoire, à la tribune des Parlements.

Que les vaincus escomptent une révision du traité, une atténuation de ses clauses les plus onéreuses ; qu’en attendant, ils l’exécutent avec toute la lenteur, toute la mauvaise grâce possible, en récriminant, en ergotant, en chicanant, cela ne surprendra personne. Qu’ils s’efforcent surtout de traîner en longueur le règlement de leur frontière de l’Est, de conserver un pied en Courlande, de profiter des moindres circonstances, de tirer parti de tous les incidents qui surgiront de ce côté, rien ne parait plus certain.

La question de la haute Silésie, ce bassin houiller dont ils ont besoin, les passionne plus que toutes les autres : la plupart des télégrammes affichés chaque jour sous les Linden et devant lesquels se presse la foule des promeneurs ont trait à la situation de cette province mi-allemande et mi-polonaise. : On sent bien que l’arracher à l’Allemagne, c’est lui enlever un lambeau saignant de sa chair. Il est urgent que les Puissances tiennent la main avec toute la fermeté nécessaire à l’exécution de leurs décisions. Tant que l’Allemagne conservera l’espoir d’obtenir un dédommagement à l’Est des sacrifices qui lui sont imposés sur le Rhin, le rétablissement de la tranquillité et de la stabilité européennes restera compromis, même si la paix générale n’est pas menacée.

Mais les réparations pécuniaires, les sommes à payer aux États dont l’armée allemande a systématiquement ravagé le territoire, c’est là ce qui nous intéresse au premier chef, nous autres victimes de la guerre inexpiable. J’estime que l’Allemagne sera en mesure de remplir ses engagements, à la condition que des troubles intérieurs n’entravent pas son relèvement industriel et que nos frontières ne se ferment pas hermétiquement à ses produits. Une guerre économique qui la ruinerait réduirait sa dette à néant. Nous sommes devant un dilemme inquiétant : ou aider dans une juste mesure à la solvabilité de notre débitrice, dût sa concurrence nous obliger à un effort productif plus grand et plus acharné, ou chercher à nous débarrasser de cette rivalité au risque de laisser protester notre créance. Aux hommes d’Etat de peser ces conséquences.

Que penser de l’idée de revanche ? Qu’elle est au fond du cœur de tout Allemand. Le contraire, convenez-en, serait fait pour vous étonner. L’idée de revanche, âcrement savourée par les officiers, sera inculquée, n’en doutez pas, aux jeunes générations par les professeurs de gymnases et d’universités qui furent les serviteurs enthousiastes de l’impérialisme germanique, les piètres dévots de ce culte national. Il vous aurait fallu entendre les acclamations qui accueillirent les trains de prisonniers libérés arrivant en gare de Cologne ou de Berlin et voir les gestes frénétiques, les chapeaux et les mouchoirs éperdument agiles, pour comprendre qu’il y avait là plus qu’une émotion incompressible, plus qu’un salut attendri adressé à des combattants malheureux à qui se rouvrait la porte de la patrie ; il y avait l’espoir secret que tant de forces perdues seraient victorieusement employées un jour, et qui sait ! dans un proche avenir.

Mais entre l’espoir de la revanche et la réalisation le temps peut être long, et nos prophètes qui annoncent déjà l’époque de la future guerre auraient quelque peine à motiver leurs prédictions. Il m’a paru que les blessures de l’Allemagne sont plus profondes qu’on ne le croit généralement et ses forces plus épuisées, quoiqu’elle se tienne debout et tâche à faire bonne contenance. A supposer qu’elle puisse se remettre rapidement au travail et reprendre sa vigueur industrielle, il lui restera de la guerre une immense déception, partant une salutaire défiance de soi-même et une crainte fondée d’un nouveau désastre qui serait irréparable. Il est hors de doute que les soldats qui se sont révoltés sur notre front ne voulaient plus se battre ; ils en avaient assez de la lutte, et des privations, et de la misère. Ne sont-ce pas là des impressions sinistres qui s’effaceront difficilement de l’âme d’un peuple, auquel on avait inspiré une folle confiance en lui dépeignant la guerre comme une marche triomphale ?

Risquer une autre partie après une pareille leçon, sans avoir entre les mains tous les atouts favorables, sans avoir fait tous les préparatifs militaires qu’exigerait une guerre mondiale, n’est pas compatible avec l’esprit prévoyant et organisateur de nos ennemis. Je sais bien qu’on peut fondre des projectiles, fabriquer des fusils et des canons, exercer des recrues, en déjouant une surveillance étrangère ; mais il n’en est pas de même de la construction d’une flotte de bataille, de la mise à flot de croiseurs, de destroyers et de sous-marins. Les ports et les arsenaux de l’Allemagne ne sont pas à l’abri de nos investigations et, tant que la mer lui demeurera interdite, comment exécuterait-elle ses projets de vengeance ? Vous me direz que les Allemands tablent peut-être sur quelque découverte scientifico-homicide qui livrerait nos soldats à leur merci. N’avons-nous pas aussi des chimistes et des laboratoires ?

Ainsi donc à peine sortis tout meurtris de la bataille, nous devrions nous y préparer de nouveau ? Puisqu’on redoute à bon escient le levain de rancune et de haine qui fermente chez une nation n’ayant été ni écrasée, ni démembrée, ce serait folie de rester désarmés en face d’elle. Mais la meilleure arme, la moins onéreuse pour nous et la plus capable, d’autre part, de donner à réfléchir à l’Allemagne, est encore l’union de ses vainqueurs, grands et petits. Qu’on sache bien de l’autre côté du Rhin que leur alliance n’est pas un vain mot et qu’elle sera prête à montrer son front menaçant, dès que le virus belliqueux recommencera à infecter le corps germanique. Rien ne contribuera davantage à refroidir sa lièvre et à calmer ses démangeaisons.

Quant à la Société des nations, n’est-il pas superflu d’en discourir ? Nous n’en possédons encore que l’image tracée sur le papier. Attendons qu’elle ait pris corps et manifesté sa puissance bienfaisante et agissante.

L’unité de l’Allemagne semble plus forte que jamais, cimentée par ses défaites mieux qu’elle ne l’avait été par ses victoires. La république a-t-elle donc achevé en un jour, rien qu’en promulguant la nouvelle constitution du Reich, l’œuvre que le génie unitaire de Bismarck et la personnalité absorbante de Guillaume II, qui écrasait de son ombre les petites dynasties locales, n’avaient pas réussi à accomplir en l’espace de quarante ans ? Les Allemands ont sacrifié sans hésiter à la nécessité de demeurer unis et serrés contre le danger extérieur leurs traditions, leurs aspirations et leurs gouvernements particularistes. Ce spectacle n’est pas très réjouissant, je le concède. Mais est-il définitif ? Cherchons à démêler la véritable cause qui a consolidé l’unité allemande inventée par les historiens, chantée par les poètes, forgée par les hommes d’État et les hommes de guerre. A mon sentiment, si les pays mêmes qui détestaient le plus la Prusse, tels que le Hanovre, la Rhénanie et la Bavière, s’étaient ralliés et attachés à l’Empire, quoiqu’il eût pour porte-couronne un Hohenzollern, ce n’était pas sous l’impulsion d’un sentiment national irrésistible, c’était plutôt par un calcul d’intérêt, parce qu’ils le considéraient comme le principal facteur de leur prospérité. Que la république ou son héritière probable, une monarchie constitutionnelle, soit impuissante à restaurer cette prospérité d’antan, il est très possible que les instincts particularises. momentanément assoupis et les velléités séparatives temporairement comprimées se réveillent avec une force qui nous surprendra autant que l’unification, à laquelle nous assistons aujourd’hui.

Par conséquent, le meilleur moyen de détacher les Rhénans du reste de l’Allemagne, si on tente réellement de le faire, n’est pas d’évoquer à leurs yeux un passé vieux déjà d’un siècle, ni d’essayer de ressusciter leur antagonisme avec leurs maîtres prussiens, encore moins de leur contester leur sang et leurs traditions germaniques. Ne soyons pas trop pressés. Mieux vaut assurer à ce peuple positif une situation matérielle plus enviable et un avenir économique plus prospère. Déjà l’aspect luxuriant des bords du Rhin sous l’occupation des armées alliées n’est pas comparable à celui de l’Allemagne transrhénane, ni la mine fleurie de leurs habitants à celle de leurs concitoyens des autres régions. On n’aperçoit chez eux aucune empreinte de la guerre, aucune trace de souffrance. Eh ! bien, que ce contraste persiste et s’accuse de plus en plus sous l’excellente administration de l’occupant. C’est le plus efficace ferment de séparation que nous puissions cultiver.

L’Allemagne sera-t-elle longtemps en République, si impérial que soit le visage que cette République s’est donné ? Là-dessus les opinions diffèrent. Parmi mes interlocuteurs, plusieurs accordaient au gouvernement actuel des chances de durée, s’il se concilie les partis bourgeois, qu’une nouvelle révolution effraierait. L’Allemagne glisserait ainsi peu à peu au régime démocratique et républicain avec des cadres empruntés à la monarchie et il s’installerait insensiblement dans les meubles de la royauté.

Les autres sont d’un avis contraire. On ne change pas, disent-ils, en quelques mois les institutions dans lesquelles une nation aussi moutonnière que la nation allemande a vécu enfermée ni le pli séculaire que son passé lui a imprimé. La monarchie est le régime naturel que regrettent aujourd’hui non seulement la noblesse, les militaires et les classes bourgeoises, mais toute la population paysanne et une partie même de la population ouvrière. On ne veut plus, bien entendu, — en dehors des hobereaux incorrigibles, — d’un régime autocratique soustrait au contrôle d’un Parlement. La monarchie serait donc constitutionnelle et parlementaire. Ajoutez en sa faveur que les excès des spartakistes ont plus fait pour ébranler la République que les manœuvres des réactionnaires. Que représente la monarchie aux regards des Allemands ? L’époque heureuse où l’argent coulait à flots dans l’Empire, où ils avaient en abondance de quoi manger à leur faim, qui est insatiable, du charbon et du travail ; le temps où l’administration, encore que tracassière et inquisitoriale, les mettait à l’abri des grèves, de toute interruption de la vie économique et de toute perturbation de la vie sociale. Et nous ne parlons pas de l’orgueil qui leur gonflait le cœur à se croire le plus puissant peuple du monde. Que représente d’autre part la République ? L’humiliation et l’insécurité du présent avec la crainte d’un lendemain gros de privations et de souffrances. N’allez pas vous imaginer que le Michel allemand fasse peser sur la tête de son Kaiser la responsabilité de la guerre qui a mis fin à son bonheur et le poids du désastre national. Vous savez bien que pour cet esprit obtus et simpliste, endoctriné comme il l’était par ses maitres, les vrais coupables sont les Français, les Anglais et le Tsar russe, ces ennemis jaloux de la race germanique.

Cependant, de l’avis général, le retour de Guillaume II parait indésirable. On craint qu’il n’ait rien oublié ni rien appris, à l’instar des autres fugitifs de l’histoire. Fugitif volontaire, pourquoi n’est-il pas retourné bravement à Berlin pour y partager les malheurs de son peuple ? C’est le seul reproche qu’on murmure à son adresse. Le Kronprinz s’est aliéné le sentiment populaire en menant trop joyeuse vie à l’arrière, pendant que ses soldats jeûnaient et mouraient sur le front. Mais d’autres combinaisons ont été certainement discutées dans les conciliabules des royalistes prussiens, et j’ai ouï dire à Berlin qu’ils tenaient un candidat tout prêt pour le trône, sans doute le fils ainé du Kronprinz avec un des leurs comme régent. Une considération puissante qui doit les faire hésiter et patienter est la perspective de la crise économique, à laquelle l’Allemagne semble vouée dès l’entrée de l’hiver. Il est de leur intérêt de laisser le gouvernement d’Ebert lutter contre le manque de combustible et de subsistances et encourir les malédictions que son impuissance lui attirerait. La monarchie apparaîtrait plus tard, comme l’ange sauveur qui ramènerait le bien-être, en attendant la prospérité et, un jour ou l’autre, les réparations de la revanche.

A bâtir ainsi des conjectures, on ne saurait passer sous silence la menace pendante de nouveaux soulèvements anarchiques, ainsi que les conséquences que leur répression entraînerait, soit une restauration hâtive de la monarchie qui se trouverait alors aux prises avec les mêmes difficultés que le gouvernement républicain, soit une dictature militaire, pour laquelle Noske parait jusqu’à présent l’homme le plus désigné. Ceci expliquerait les avances que lui font certains journaux conservateurs. Il va de soi que les Alliés ne pourraient voir que de bon œil le maintien du gouvernement républicain, puisqu’il a signé et fait voler le traité de paix et qu’il a l’obligation officielle de l’observer loyalement.


VI

Ces conclusions seraient incomplètes, si j’évitais d’aborder ici un problème brûlant d’actualité, celui de la reprise de relations commerciales avec l’Allemagne. Il a fait déjà répandre beaucoup d’encre, et de la plus docte en la matière, aussi bien par les partisans du ressentiment patriotique s’exerçant sous toutes les formes et sur tous les terrains, que par les champions de la liberté commerciale qui ont surtout en vue l’avantage du commerçant et celui du consommateur, sans qu’on puisse mettre en doute leur patriotisme.

Il est entendu que les uns comme les autres n’envisagent que la situation actuelle, intermédiaire entre la signature de la paix et la signature du nouveaux traités de commerce qui suivra la reprise des relations diplomatiques. Du train dont vont les choses, cette situation pourrait se prolonger bien plus qu’on ne pense.

L’Allemagne nous offre des produits fabriqués dont nous avons besoin à des prix notablement inférieurs à ceux des produits similaires d’origine étrangère. Le profit de l’affaire est encore augmenté pour nous par l’effondrement du mark et le bénéfice du change. Allons-nous refuser ces marchandises pour les acquérir de seconde main, quand elles nous sont présentées à des prix exorbitants par des trafiquants de pays neutres et après qu’ils ont eu soin de les camoufler à notre intention ? Continuerons-nous de nous approvisionner de préférence chez nos amis anglo-américains, en payant plus cher et en contribuant de ce chef à la baisse de notre monnaie ? La question est là. Notez que les Anglais et les Américains, gens éminemment pratiques, n’ont pas de scrupules en matière de commerce et que, s’étant mis dès l’armistice à inonder de leurs produits les pays rhénans et de là le reste de l’Allemagne, ils font main basse en même temps sur des produits du cru, opération doublement avantageuse.

Une autre raison, — je crois y avoir déjà fait allusion, — d’acheter ce qui nous manque aux Allemands, c’est qu’ils sont nos débiteurs et que nous leur procurerions ainsi, sans nous appauvrir nous-mêmes, quelques moyens de s’acquitter de la dette qu’ils ont assumée envers nous.

Ce trafic trouverait sa limitation naturelle dans la protection de nos propres fabricants. Nous n’achèterions que les produits qui n’ont pas d’équivalents chez nous, et il y en a malheureusement un certain nombre en Allemagne. Comment s’opérerait la sélection ? C’est évidemment l’affaire de nos gouvernants. Le système des licences d’importation ou permissions administratives adopté par eux suscite de fortes critiques. On conteste la compétence de l’administration ; on lui reproche la lenteur de ses décisions, la routine de ses bureaux ; on craint qu’elle ne se laisse influencer, lorsqu’elle est saisie d’une demande, par des oppositions intéressées. Pourquoi ne pas remanier dès maintenant nos tarifs douaniers où des droits prohibitifs protégeront nos produits indigènes qui en ont besoin ? Libre entrée ou droits modérés pour les autres sans distinction d’origine, cette tolérance ne s’appliquant, je le répète, qu’à une situation provisoire.

On ne s’attend pas à Berlin à une reprise des affaires, non plus qu’au rétablissement d’un change normal et à une recrudescence de l’activité industrielle avant le printemps prochain, quand la crise économique et sociale aura été traversée. Raison de plus pour profiter du répit qui nous est laissé et nous pourvoir à bon compte des articles nécessaires à notre consommation. Plus tard il faudra considérer de sang-froid le danger d’une concurrence d’autant plus redoutable que l’ouvrier allemand se contente d’un salaire inférieur à ceux qu’exigent maintenant ses rivaux. Qui nous empêche d’ici là d’acheter par exemple les machines dont l’Allemagne regorge et qu’elle nous céderait à bas prix ? Ce sont les armes qui nous manquent le plus pour refaire ou compléter notre outillage en vue de la lutte future. L’Allemagne elle-même nous les fournirait. Mais elle est forcée, dira-t-on, de restituer le matériel qu’elle nous a volé. Oui, sans doute, mais dans quel état, avec quelle lenteur et après combien de réclamations ? Il suffit d’avoir vu de malheureuses machines ainsi renvoyées, perchées au petit bonheur sur des trains en souffrance dans les gares allemandes et exposées comme à plaisir à toutes les détériorations, Achetons-en de neuves : nous ferons une économie de temps et d’argent.


VII

Un pessimisme excessif en ce qui concerne actuellement le péril allemand ne me semble pas fondé, mais l’excès contraire sérail une grave imprudence. Restons toujours défiants et vigilants à l’égard de nos ennemis. Cette vigilance, c’est chez eux seulement qu’elle peut s’exercer avec fruit. Pour l’instant, nos surveillants sont les membres des missions alliées qui contrôlent l’exécution du traité de paix. Laissez-moi souhaiter qu’il s’y ajoute bientôt par la reprise des relations officielles avec l’empire républicain la surveillance de nos diplomates et de nos consuls. Par les yeux de leurs agents les gouvernements verront mieux quelle importance il convient d’attribuer aux événements dont l’Allemagne en train de se transformer ne peut manquer d’être le théâtre et quelle influence ces événements auront sur le moral du peuple allemand.

La guerre, œuvre des empires germaniques, nous a fait brûler plusieurs étapes dans la solution des problèmes sociaux. En cinq ans, nous avons vieilli de cinquante, si je puis ainsi parler, et la société humaine sera lente à reprendre son équilibre compromis par les convulsions auxquelles elle a été en proie. Quels que soient le prolongement de ces secousses internes et l’intensité des problèmes que la paix a fait surgir, ne nous laissons pas absorber par les complications de l’heure critique où nous vivons et continuons de porter toute notre attention sur ce qui surviendra chez nos voisins d’outre-Rhin. Là est le secret de l’avenir. Veillons aussi à la reconstitution de nos forces industrielles, dussions-nous en emprunter quelques éléments et quelques modèles à l’Allemagne elle-même. Ne cessons pas enfin d’être unis pour la tenir en respect. Que les petites nations qui ont failli périr des coups dont elle les a frappées ne craignent pas de s’abriter sous l’alliance des plus grandes. Notre sécurité future, politique et économique, est à ce prix.


BEYENS.

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