Chez l'auteur (p. 61-63).

LE VIEUX


Je m’étais arrêté en faisant ma promenade accoutumée devant la vitrine d’un magasin et je regardais quelques faïences intéressantes lorsqu’un vieil homme s’approcha de moi et commença à me parler. Un ancien ouvrier évidemment à en juger par ses vêtements très modestes. Sûr qu’il devait être trop âgé pour travailler. Un moment, je crus qu’il allait me demander vingt-cinq sous pour aller manger un sandwich et prendre une tasse de café. Non pas.

— Vous n’avez pas l’air pressé, alors j’ai pensé à vous causer un moment.

Sur cet étrange préambule, l’étranger commence à me raconter qu’il est seul dans la vie. Il a soixante-dix-huit ans et est veuf depuis huit ans. Depuis ce temps, il vit seul dans sa maison. Lorsqu’il sort, il ne laisse personne, ne dit pas au revoir à personne. Lorsqu’il rentre, il ne dit pas bonjour. Il est seul et le sera jusqu’à sa mort. Seul le jour, seul le soir, seul la nuit, seul à table. Au matin, il s’éveille seul et songe qu’il sera seul toutes les heures de la journée et que peut-être il mourra seul. Pour échapper à sa solitude, il va faire une promenade, comme ce matin, mais il ne peut aller loin, car ses jambes ne sont plus solides. Lorsqu’il a laissé sa job il y a quinze ans, la compagnie qui l’employait depuis trente-cinq ans, lui a donné une belle canne et une horloge, mais un jour, il a oublié la canne sur un banc, dans un parc. Elle lui serait bien utile aujourd’hui.

Quelques fois pour échapper à sa misère, à sa détresse, à l’intolérable sensation d’être seul, il monte dans un tramway. Les autres voyageurs vont vers un but, vers un endroit déterminé. Ils vont à leur bureau, à leur travail, au magasin, à leurs affaires ou voir un ami. Lui, il ne va nulle part. Il n’a ni parents, ni amis, ni camarades. À la vérité, il a une fille mariée, mais il ne l’a pas vue depuis des années. Sans scrupules, elle lui a arraché une partie de ses économies et elle ne veut plus le voir. Lorsque le tramway est arrivé au terme de sa course, il retourne chez lui, vers la maison silencieuse, où personne ne l’attend, où personne ne sera là pour l’accueillir, où il sait trop bien qu’il ne verra pas la figure aimée de sa vieille compagne disparue depuis longtemps, qu’il n’entendra pas sa voix, ni aucune autre voix.

Par moment, il a un besoin éperdu de causer avec quelqu’un, avec un passant, un étranger, mais les étrangers n’ont pas de temps à perdre ; ils vont à leurs affaires et se soucient fort peu de parler avec un vieil homme qu’ils soupçonnent d’être un quémandeur d’une pièce de monnaie ou un esprit troublé. Ils continuent leur route.

— Bon, je vous ai assez ennuyé avec mes histoires. Ça m’a fait du bien de vous parler, déclara-t-il. Maintenant, je vais continuer. Et il s’éloigna d’un pas lent.

— Bonne chance, dis-je en manière d’adieu.

La pathétique image du vieil homme s’était presque effacée de ma mémoire lorsque repassant quelque six mois plus tard sur la rue où il m’avait abordé pour me raconter le drame intime de sa vie, je crus soudain le reconnaître. Il s’appuyait de la main gauche au mur d’un magasin et il pressait sa droite sur son cœur. Ses yeux exprimaient la terreur, l’angoisse. Sans doute, il traversait une mauvaise crise.

— Avez-vous besoin d’aide ? Voulez-vous quelque chose ? lui demandai-je. Il me regarda avec une expression vague, sans répondre. On aurait dit qu’il ne pouvait parler. Au bout d’un moment, il abaissa sa main droite le long de son corps et d’une voix haletante, comme s’il avait peine à respirer, il dit : J’ai eu peur. J’ai éprouvé une douleur au cœur. Ça fait deux ou trois fois que je ressens ce mal et à chaque fois, j’ai eu peur de tomber mort.

Sa figure avait une expression tragique.

— Voulez-vous que je vous conduise à la pharmacie ?

— Non, je me remets. Vous savez, ça porte un rude coup. Ça m’a pris plus fort que les deux autres fois, déclara-t-il. Dans ces moments là, on croit qu’on va mourir.

Dans ses yeux, dans sa figure, je voyais la hantise du trou noir où la bête humaine pourrit, se décompose et retourne aux éléments, l’horreur de la fosse où tout finit, la fosse dans laquelle on dépose votre corps en putréfaction…

Il faisait pitié à voir le vieil homme.

— Je vous ai déjà vu, lui dis-je. Nous avons causé quelques minutes. Le vieux leva vers moi un regard indifférent.

— C’est possible, dit-il après un long moment. Je ne m’en souviens pas.

Il avait oublié et ma face et notre brève rencontre.

— Je vais aller me reposer, fit-il d’un ton faible.

Il s’en alla de son côté, moi du mien.

Je ne l’ai plus revu.

Parfois, au cours de mes promenades quotidiennes, de mes flâneries, j’évoque la vision du passant anonyme qui se sentait si seul dans la grande ville, si solitaire dans la vie, du vieil homme qui avait une telle frayeur de la mort, mais jamais plus je ne l’ai aperçu. Languit-il dans son triste logis ou a-t-il quitté ce monde rempli d’amertume et d’affliction ? Je n’en sais rien.