Illyrine/3/Lettre 119

(3p. 60-76).


LETTRE CXIX.

Julie à Lise.


Je ne puis me livrer au sommeil : tout bonheur désormais est évanoui pour moi. Hier, mon frère vint dîner chez moi ; je voulus faire des représentations à mon’ mari sur la mauvaise compagnie qu’il recevait ; il se mit dans une fureur affreuse : il m’agonit d’invectives les plus grossières ; enfin, il porta la violence jusqu’à me jetter une partie de ce qui était sur la table à la tête : mon frère se mit entre nous ; sans cela, j’aurais été blessée ; mon frère et moi rentrâmes dans mon appartement mon mari s’enferma dans le sien, et nous ne le revîmes plus. Mon frère est reparti le soir pénétré de douleur : je suis restée seule, désolée, et demain, je repars pour Paris. Tu ne pourrais pas reconnaître mon mari, tant la débauche l’a vieilli ; puis, il est très-maussade ; et tout cela réuni ensemble, le rend inabordable. Oui, Lise, je pars, et j’ignore quand je reviendrai ici ; ainsi adresse-moi ton prochain courier à Paris.

Je te dois des détails sur madame P… : ils ne sont pas à l’honneur de mon ami ; je n’ai pas non plus infiniment à m’en louer ; mais j’ai tant à me plaindre de mon mari !


Madame P…. est la femme d’un Ing…. ; elle demeurait à St.-As…. avant d’être reléguée à la F.-M… ; comme tu sais, elle est jolie, sémillante, sensible ; M. S. F. G…. la connut chez ses parens ;’ il en devint fort amoureux : il avait soixante ans et autant de mille livres de revenu ; cela ôte bien des années !… La petite P…. n’est rien moins que riche ; elle a beaucoup d’enfans, un bonhomme de mari. Le financier fut pressant, généreux, la petite dame se rendit : un prêt de cent louis fait au mari lui fascina les yeux. Elle vint s’installer chez le F.-G. avec une femme-de-chambre, un enfant qu’elle allaitait. Le vieillard ravi, tous les jours les comblait de nouveaux dons ; de fréquens présens envoyés au mari à la campagne (qui, avec une bonne, gardait les autres enfans) ; le prétexte de la santé altérée de sa femme nécessitait sa présence à Paris. Elle était parfaitement heureuse, faisant les honneurs d’une maison dans le genre de celle de ton oncle (puisque c’est un de ses confrères) aussi souveraine que tu l’étais chez lui, assez fine pour aussi se procurer quelques affaires de cœur agréables ; elle jouissait du bonheur parfait : mais la fortune est inconstante !…

Le malheur voulut que M. P…, eut une affaire où il avait besoin des députés de son département, il écrivit à sa femme d’aller les solliciter à lui être favorables ; il lui cita notamment Q…te La jolie solliciteuse joint l’art de la toilette aux agrémens de la nature. Elle prit la voiture du F.-G…. et fut chez tous les députés de son département ; ce sont presque tous des ostrogots, et déjà la petite maîtresse regrettait tout son étalage ; enfin, elle ne se rebute pas ; elle vient à six heures du soir chez M. qu’elle avait manqué le matin ; elle fut frappée de son air de dignité, et lui, de ses grâces touchantes ; elle oublia la fortune, et lui, Lili. — Madame, Ayez la bonté de me donner votre adresse et votre heure, j’aurai l’honneur de passer chez vous ; comptez sur mon zèle à vous obliger ; ils causèrent jusqu’à dix heures du soir ensemble ; il remit la dame à sa voiture.

Le lendemain, à l’heure dite, il se fait annoncer chez elle ; dans un riche salou, près d’un excellent feu, dans une bergère d’édredon était la mère la pl us intéressante, tenant à son sein un petit enfant qui sourit innocemment à celui qui bientôt, va être l’instrument de sa ruine.

Il était déjà midi, que le représentant oubliait sa représentation à la convention : si la charmante nourrice ne lui eût rappellé que sa cause serait agitée cette matinée, et qu’il lui avait promis sa voix : ils avaient déjà changé de rôle, et c’était lui qui sollicitait l’avantage de la conduire au spectacle. — J’ai une loge ; mais, monsieur, si vous voulez venir me prendre à sept heures. (Car j’y vais toujours tard, c’est du bon ton.) Transporté de cette invitation, il se retira tout éperdu de sou bonheur ; mais il emporta encore moins de trouble qu’il n’en laissa à la belle. Elle prévient son ami que M. Q…te député, qui s’était chargé de la réclamation de son mari, viendrait la prendre pour aller au spectacle.

À six heures le Caton se présente ; la belle était prête, et dans la plus aimable parure ; on monte en voiture. — Mon ange, j’ai pensé que vous seriez bien aise de voir l’opéra nouveau qui fait tant de bruit, (Psiché) j’ai retenu une loge grillée. — Vous êtes trop galant… On arrive dans la loge grillée. On ne s’occupe guères du spectacle quoiqu’il soit charmant, et au dernier acte, on est déjà le mieux du monde. Il est onze heures lorsque l’on sort ; il ramène la belle chez elle, et promet de venir le lendemain déjeûner avec elle. Qu’il est amer de se quitter, après une aussi agréable soirée !…

Almaïde (c’est le nom d’amitié que lui donnait le septuagénaire ) reste rêveuse, trouve tout mauvais au souper, jusqu’à son bon ami, tout lui donne de l’humeur ; il n’était pas assez neuf dans le monde pour être la dupe, et Almaïde avait trop d’inexpérience pour dissimuler le sentiment tendre et funeste qui la dominait ; elle renvoyé brusquement le vieillard se coucher ; elle passa une nuit agitée, l’aimable souverain revenait sans cesse à sa pensée ; et lorsqu’elle se reportait sur le septuagénaire, ses bontés, sa générosité ne pouvaient effacer l’hideux que lui donnait la comparaison : il faut connaître le pouvoir indomptable de l’amour pour pouvoir se faire une idée de la position d’Almaïde. Toute la matinée, sa femme de chambre a ordre de ne laisser entrer que le représentant qui doit venir pour des affaires trop majeures pour que, quoique malade, la porte soit fermée pour lui.

Telles instances que fit le vieillard, elle n’était pas visible. Enfin, midi arrive, le domestique de l’être tant désiré est annoncé, il remet une lettre ; c’est là où brille l’aimable séducteur ! Il lui retrace, en style de feu, tous les plaisirs de la veille, et son désespoir de n’avoir pu se rendre au déjeûné ; mais qu’il ira sans faute la joindre dans sa loge dans la soirée. On lui répond avec le même délire : on. ne manque pas d’être au spectacle, même de bonne heure.

Le domestique repartit, la femme de chambre observe à sa maîtresse qu’elle peut faire dire à M. S… qu’elle est visible. Tu as raison, ma Rose ; va tout de suite. Le bonhomme arrive. — Almaïde, mon enfant, vous ne m’aimez plus ; je ne suis pas assez injuste pour vous en faire des reproches ; mon âge ne peut se concilier avec le vôtre ; je serais votre aïeul, et vous ne pouvez être mon amante ; mais que mes bienfaits vous rendent toujours mon amie, je ne me fâcherai même pas de l’infidélité que vous me faîtes, s’il n’y a que moi de ma maison qui la soupçonne ; et pour vous prouver la vérité de ce que je dis, vous pouvez engager votre amant à venir dîner avec vous, et moi-même je n’y manquerai pas lorsque l’occasion s’en présentera sans me compromettre ; il vous aime, il est jeune et bien fait, du meilleur ton ; soyez avec lui depuis sept heures du matin jusqu’à onze du soir ; mais ne découchez jamais ; qu’il ne passe jamais la nuit chez moi. Enfin, que mes gens ignorent ma condescendance pour vous : ayez quelque bonté pour moi, et je suis content. Mais, Almaïde, s’il vous arrive de découcher, ne revenez jamais chez moi : mon cœur alors ulcéré, vous est fermé pour toujours.

Almaïde, pénétrée jusqu’aux larmes de la générosité de son bienfaiteur, l’embrassa tendrement, et lui promit que si elle avait quelque faiblesse pour Q…te, elle ne le compromettrait en rien dans sa maison ; qu’elle avait assez de discernement pour différencier l’amitié d’avec le feu follet de l’amour ; que d’ailleurs, la reconnaissance qu’elle lui devait était à jamais un motif sacré à son attachement éternel ; ils s’embrassèrent.

À quatre heures, on annonça le dîner : Almaïde, en levant sa serviette, trouva dessous une ceinture élastique (mode du jour) avec une plaque taillée en pierres fines, et une emblème où l’amitié gémit d’une perfidie que lui fait l’amour. Almaide, en répandant des larmes, va embrasser son ami, qui, de sa main vénérable, lui posa la ceinture. — Que cette peinture, chère Almaïde, me garantisse du même sort ; j’en mourrais, et je ne pourais jamais vous pardonner, si vous me - compromettiez.

L’heure du spectacle arrive, Almaïde passe à une glace pour ajuster des panaches sur son chapeau (car déjà cette tendre amante connaît tous les goûts de son amant qu’elle a su lui faire avouer) Ô ! qui ne connaît pas là le soin du tendre amour ? sa main tremble en ajustant sa ceinture ; enfin, tout est bien, elle s’est donné le sourire de l’approbation, et avec la légèreté d’un oiseau, elle gagne sa voiture, arrive dans sa loge.

Au second acte, la voix mélodieuse du perfide se fait entendre, c’est lui ! quel moment !… La toile est baissée, les lumières presque éteintes, et l’on ignore ce que l’on a joué, si on ne l’avait appris le matin par les petites affiches. On vient prendre des glaces chez Velony. Il est onze heures pas- sées. — Tu viendras demain chez M. S… dîner à quatre heures. — Oui, mon ange !…

On arrive ; le petit papa était déjà au lit ; il avait eu une légère indisposition : on l’embrasse. L’excellent cœur d’Almaïde quoique tout à l’amour ! Son ame a encore des facultés pour l’amitié ; elle ne veut pas quitter le petit papa, et passe la nuit dans son lit. Ce bon vieillard est bientôt réchauffé par cette aimable Hébé…. ; il ne sait de quels termes se servir pour lui témoigner sa reconnaissance. Almaïde a le pied et la jambe charmante ; le petit papa se lève le premier, va lui-même chercher une paire de bas de soie blanc à coins rose, des souliers bleu brodés en or ; il la chausse et se retire satisfait ; elle lui avait dit que Q…te venait dîner ; il ordonna qu’il fût succulent ; les meilleurs vins de sa cave : ce n’est pis parce qu’il traite un souverain ; mais c’est pour témoigner sa reconnaissance à Almaïde qu’il reçut son amant avec toutes les grâces de l’opulence.

Huit jours se passèrent sans l’ombre de nuages ; tous les deux jours, l’amant d’Almaïde dînait chez son ami, et ils allaient passer leur soirée ensemble ; mais le bonheur peut-il être permanent ? Ne suffit-il pas d’être amans pour éprouver quelques catastrophes ? Tu sais que Q…te n’aime qu’autant que l’on a de nouveaux sacrifices à lui faire ; que personne ne fuit tant la monotonie que lui ; ne lui vient-il pas mille chimères de ce qu’Almaïde ne voulait pas passer la nuit chez lui ; qu’elle aimait trop son petit papa, etc.

Enfin, il exige, pour preuve de son amour, que sa maîtresse lui donnerait une seule nuit ; Almaïde résista long-tems ; mais que l’on est faible lorsque l’on aime ! Une belle journée, ils furent ensemble manger une matelotte au Gros-Caillou ; il la ramena chez lui : il eut l’indignité de retarder sa montre, et de perdre, de gaieté de cœur, son amie pour satisfaire la fantaisie de passer une nuit avec elle. À dix heures, quoiqu’il en fut onze, elle voulut se retirer. — Tu as encore une heure, mon ange !…. L’heure, et plus, s’écoule. Le domestique entre et dit qu’il est minuit passé : elle veut se retirer ; mais le perfide joignant à ce que l’heure était plus que passée, ses tendres instances, il la porte au lit. On a ses instans de faiblesse ; elle n’eut point la force de sortir : cependant cette nuit ne fut rien moins qu’heureuse ! Les remords poignardaient déjà le cœur d’Almaïde, l’idée de son bon amie l’affligeait sensiblement. À sept heures arrivent Rose et un commissionnaire, apportant tous les bagages d’Almaïde ; le bonhomme lui écrivait qu’elle ne remette jamais les pieds chez lui ; que son amant n’était plus qu’un vil séducteur, puisqu’il avait» en quelque sorte, violé les loix de l’honneur, ou au moins de la délicatesse, en lui faisant enfreindre le seul vœu qu’il lui avait osé imposer ; qu’il la priait de recevoir dix louis, comme la dernière preuve de son attachement ; et que sa santé étant mauvaise, il allait profiter de cette événement pour aller prendre les eaux de Bonnières. Il avait aussi fait un cardeau à la femme de chambre, et à l’enfant qui était ; sa filleule ; il partit trois jours après : elle lui écrivit ; mais il ne voulut pas lire ses lettres. Ce noble vieillard était aussi sévère et déterminé lorsqu’il avait pris un parti, que juste et généreux.

Almaïde s’abandonna au désespoir : son amant était muet et stupéfait ; quel embarras pour lui, la mère, l’enfant, la femme de chambre !… et pour l’achever de peindre tandis qu’il est à l’assemblée, une lettre de moi arrive. Almaïde est violente ; que de droits n’avait-elle pas sur lui ? elle ouvre ma lettre, la rage la possède, elle casse et brise tout chez lui. La douleur morne fit place au désespoir, elle a des convulsions effroyables ; le domestique, sa femme de chambre, la tiennent long-tems pour morte. Lorsqu’elle revit son perfide amant, des excès de fureur lui reprirent ; il ne fut jamais si embarassé de sa vie. Enfin, il se pose près d’elle, la ramène à la raison, lui promet… — Mais vous en aviez une autre ? Et tirant ma lettre de sa poche. — Tenez, monstre ! que ne me laissiez-vous chez mon bienfaiteur ?… Il demeure confus. — Vous avez le portrait de cette femme, je veux le voir. Et tout de suite prenant dans ses poches la clef de son secrétaire, elle fouilla tant, qu’elle trouva mon portrait et toutes mes lettres. — Je veux les lire. Mettant la clef dans sa poche, et regardant avidement mon portrait : Tendre Lili, tu es aussi sans doute une victime de ton amour ! Monstre ! que ne me le disiez-vous ? Cette femme est charmante ; elle a sur votre cœur des droits antérieurs aux miens. Que ne restiez-vous en affaire de galanterie passagère avec moi ? Était-il un ami plus accommodant que le mien ? Il l’embrasse. — C’est que je vous aime trop : il y a déjà trois ans que Lili est ma maîtresse ; elle commence à perdre la fraicheur de la jeunesse…

— Mais, selon sa lettre, elle va arriver. Adieu, monsieur ; je retourne dans mes foyers : demain Lili couchera ici, et bientôt vous aurez oublié Almaïde. — Je ne peux disconvenir que j’aime beaucoup Julie, que je la reverrai avec plaisir ; mais Almaïde !… — Non, non, je ne pourais m’apprivoiser au genre de vie obscure qu’il faudrait que je conservasse dans votre petite chambrette, moi que vous avez tiré d’une maison si opulente. Que Lili soit assez tendre pour s’en contenter ; moi, je retourne près de mon mari, de mes enfans. Adieu. Rose, allez retenir des places à la diligence : elle passa encore cette nuit chez lui, et le lendemain elle partit.

Elle m’a avoué qu’elle avait maintenant pour lui plus de haine que d’amour ; qu’à jamais elle devrait lui imputer ses malheurs : ainsi, ma chère Lili, soyez étonnée maintenant qu’il ait toujours tâché que vous ignoriez mon nom, et que vous fassiez société avec moi ; et je vous demande qui de lui ou de moi mérite plus l’épithète de rouée. J’embrassai tendrement Almaïde, et depuis ce moment, son avanture ne m’est pas sortie de la tête ; nous nous jurâmes d’être amies.

Après t’avoir fait le portrait d’Almaïde, tu ne seras pas fâchée d’avoir celui de Q…te :

PORTRAIT DE Q…te.

J’aime tout dans celui qui règne sur mon cœur,
    L’esprit, le ton, le caractère :
    J’aime son regard enchanteur,
    Et son sourire plein de douceur,
Et son humeur grave et légère.

Je pardonne son goût un peu trop libertin ;
    J’aime encore sa lasarerie
    Qui lui fait dire le matin
    Ce qui le soir fait sa folie.

J’aime son air noble et vaurien…
    J’aime le pouvoir despotique
    Que son cœur a pris sur le mien.
  J’aime ses éloges et sa critique,
    Qui font chérir son entretien.

Il n’est que plus charmant alors qu’il est coupable.
En vain se défend-on de vivre sous sa loi ;
    On l’adore en dépit de soi.

Nul n’a plus de défauts, nul n’est plus aimable :
    S’il est par fois un peu trompeur,
    Il sèche avec tant d’art nos larmes !
    Que son retour a plus de charmes :
Son infidélité devient une faveur.

Maintenant sa tendresse à la mienne est égale ;
    Mais s’il venait à changer un jour,
    Il me ferait aimer l’amour
    Qu’il sentirait pour ma rivale.

Tu dois Juger par ce portrait, chère amie, combien j’idolâtre cet aimable séducteur, puisque je regarde encore comme un bonheur pour moi d’être trompée par lui.

Adieu, ma tendre amie. Cette lettre est déjà de beaucoup trop longue. Donnes-moi de tes nouvelles ; elles seront toujours précieuses à ton amie,

Julie.