Illustrations scientifiques - Alexandre de Humboldt

Illustrations scientifiques - Alexandre de Humboldt
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 742-782).


ILLUSTRATIONS
SCIENTIFIQUES.




ALEXANDRE DE HUMBOLDT.
(COSMOS)[1]


Séparateur



Lorsqu’un homme d’une intelligence supérieure, après avoir consacré de longues et pénibles veilles à étendre la sphère de nos connaissances, se recueille vers la fin de sa course et cherche à résumer tout ce qu’il doit à une vie entière de travail et d’expérience ; lorsque, pour éviter à ses successeurs les obstacles qui l’arrêtèrent, il contemple pour ainsi dire, des hauteurs où il est parvenu, l’ensemble des régions qu’il explora et dresse la carte générale de la route que lui frayèrent ses efforts, il accomplit un grand et utile travail. Si à ses propres travaux il associe ceux de ses prédécesseurs et de ses contemporains, si, réunissant tous ces matériaux épars, il saisit leurs rapports, les coordonne et les rattache l’un à l’autre, il accomplit une des plus grandes œuvres que l’humanité puisse demander à ses enfans d’élite. D’ouvrier devenu architecte, il ajoute une assise de plus à ce monument séculaire de la science qui s’élève sans cesse et, que ne couronnera sans doute jamais un faîte définitif. À leur tour ceux qui le suivront donneront le dernier poli aux matériaux que sa main mit en place, et, appuyés sur cette base, s’élèveront plus haut encore ; mais, quelque grands que soient les progrès accomplis par ces nouveaux venus, ils ne sauraient sans ne pas conserver une vénération reconnaissante pour celui qui rendit possibles et leurs tentatives et leurs succès.

Les œuvres dont nous parlons sont rares et difficiles. Destinées surtout à mettre en lumière, par ces rapprochemens que le génie seul sait découvrir, les résultats généraux d’un grand nombre de faits, elles ne deviennent possibles qu’autant que ces faits mêmes ont été découverts. Dans les siècles passés, alors que le nombre des hommes livrés à l’étude était peu considérable, des générations entières s’usaient à la tâche, et souvent sans doute il s’est trouvé parmi ces manœuvres de l’intelligence des hommes qui, venus à propos, auraient laissé des noms illustres inscrits sur quelqu’un de ces grands ouvrages qui font la richesse des archives de l’humanité. Qu’a-t-il manqué, par exemple, à Pallas pour se placer au premier rang parmi les naturalistes ? Rien peut-être, si ce n’est de naître cinquante ans plus tôt ou plus tard, de ne pas être écrasé entre Limé, qui, résumant tout le passé, venait de poser les fondemens de la science moderne, et Cuvier, qui, fort des progrès rendus possibles par le génie de son prédécesseur, devait la réorganiser quelques années après.

Grace à l’activité fiévreuse qui caractérise notre époque, la science marche vite aujourd’hui ; de toutes parts d’innombrables ouvriers sont à l’œuvre, et apportent chaque jour de nouveaux matériaux à la masse commune. Les époques organiques de la science ne doivent donc pas être séparées l’une de l’autre par d’aussi grands intervalles qu’autrefois ; mais, si les œuvres destinées à coordonner les mille données que fournit le travail quotidien deviennent nécessairement plus fréquentes, elles gardent toutes leurs difficultés, et ces difficultés sont immenses. Résumer le travail de tous, apprécier chaque détail et embrasser l’ensemble ; rapprocher des faits épars, parfois contradictoires en apparence ; reconnaître ainsi les lacunes existantes dans le savoir du moment et les combler par des recherches personnelles ; mettre par là en évidence les rapports cachés qui unissent des résultats jusqu’alors isolés ; s’élever de déductions en déductions jusqu’à des généralités fécondes telle est la tâche qu’ont à remplir les législateurs de la science. Certes, le dernier résultat de cette synthèse n’est jamais définitif. Toujours, excepté dans les mathématiques pures, il reste en dehors des formules générales un certain nombre de résultats qui semblent protester contre la science du moment ; mais ces faits exceptionnels eux-mêmes ont leur utilité, et presque toujours ce sont eux qui, repris et fécondés par les générations suivantes, nous ouvrent de nouvelles voies et préparent la science de l’avenir.

Ce travail d’organisation devient de plus en plus difficile à mesure que le nombre des rapports augmente avec celui des faits. Ne semble-t-il pas dès-lors que vouloir embrasser l’univers dans son ensemble, tenter de saisir et de formuler les lois générales qui, régissant les mille parties de ce grand tout, en font une unité dans le temps et dans l’espace, soit une entreprise à effrayer les plus hardis ? Et pourtant telle est l’œuvre vers laquelle l’esprit humain paraît invinciblement entraîné. De tout temps, les philosophes, ces prédécesseurs de nos savans, ont été cosmologistes. Pour eux, il n’existait, à proprement parler, qu’une seule science, et c’était principalement à l’explication de l’univers qu’ils appliquaient le savoir imparfait de leur époque, que chacun d’eux possédait à peu près en totalité. Chez les peuples de l’Orient, chez nos ancêtres de l’Occident, et jusque dans ce moyen-âge dont nous sommes les héritiers immédiats, partout nous voyons le problème abordé et résolu à l’aide d’hypothèses presque toujours liées à des croyances religieuses. Plus sévère, la science moderne, appelant à son aide l’expérience et l’observation, jeta par terre ces échafaudages de faux savoir et proclama la nécessité des notions positives. Entraînée par une réaction naturelle, dominée par l’immensité de la tâche qu’elle s’imposait, elle répartit en quelque sorte l’ouvrage à chaque travailleur en les isolant les uns des autres. Astronomes, physiciens, chimistes, zoologistes, botanistes, se mirent à l’œuvre chacun de son côté, et, sans s’inquiéter des progrès accomplis autour d’eux, ne songèrent qu’à avancer le plus loin possible dans leur voie particulière. Bientôt tout lien disparut entre les diverses fractions de l’antique philosophie, et l’on put croire que la science une des siècles passés était à jamais remplacée par une multitude de sciences.

Cependant on ne tarda pas à reconnaître qu’il n’en était pas ainsi. Partis de points divers et entraînés par l’étude de phénomènes en apparence parfaitement indépendans les uns des autres, les savans se rencontrèrent avec surprise sur des terrains communs. Le physicien et le chimiste étudièrent chacun à son point de vue les agens qui semblent gouverner la matière, et le calorique, la lumière, l’électricité, les obligèrent à mêler pour ainsi dire leurs études. Le minéralogiste emprunta les secours de la physique et de la chimie pour reconnaître la forme et la composition de ses roches ; il leur donna en échange ces cristaux, dont les propriétés étranges ont éclairé d’un jour tout nouveau les lois de la polarisation magnétique, lumineuse, électrique. Les trois sciences que nous venons de rappeler, d’abord consacrées uniquement à l’examen de la matière inerte, ne tardèrent pas à se trouver en contact avec celles de leurs sœurs qu’occupait l’étude des êtres vivans. Déjà la botanique et la zoologie s’étaient disputé des classes entières d’êtres ambigus ; elles s’étaient rencontrées dans le champ de la physiologie pour marcher plus tard côte à côte dans les voies, encore si peu explorées, de la biologie. La géologie, la paléontologie surtout, cette fille cadette et déjà si grande du savoir moderne, révélèrent de nouveaux rapports entre les deux grandes divisions de la création animée, et, par l’étude des plantes ou des animaux fossiles ensevelis dans les divers terrains, resserrèrent les liens que la physiologie avait établis entre les sciences naturelles et les sciences physiques. Seule isolée dans ses hauteurs sublimes, l’astronomie sembla long-temps ne donner la main qu’aux mathématiques. Tout au plus tenait-elle à la physique par l’emploi de ces verres puissans qui annulent les distances. Cependant aujourd’hui elle demande encore à cette science les moyens de reconnaître les modifications subies par la lumière que les astres gravitant dans l’espace envoient jusqu’à nous, et arrive par là à des conjectures très probables sur la nature de ces corps ; elle retrouve dans la lune la trace de convulsions analogues à celles que la géologie a signalées sur notre planète ; elle explique et calcule à l’avance ces mouvemens de la mer qui, sous le nom de marées, sont un des plus grands et des plus étranges phénomènes offerts à l’observateur à la surface de notre planète.

On le voit, les philosophes n’avaient pas entièrement tort. Toutes les sciences se tiennent par la main, et, sans perdre leur individualité propre, se font les unes aux autres des emprunts chaque jour plus importans, plus nécessaires. Au point où nous sommes déjà parvenus, nul ne peut être véritablement distingué dans la partie de nos connaissances qu’il a choisie pour objet de ses études, nul ne peut comprendre toute la portée de la science qu’il cultive, s’il n’a au moins des notions générales sur la plupart des autres. Quiconque se renferme étroitement dans sa spécialité se condamne volontairement à l’insuffisance sur plusieurs points, à la médiocrité sur tous.

S’il est une science qui exige ce savoir presque universel, c’est sans contredit celle qui, prenant notre globe tout entier pour champ de ses études, cherche à se rendre compte des phénomènes accomplis journellement dans cet immense laboratoire, c’est la physique générale du globe. Toujours chère aux esprits spéculatifs et trop long-temps appuyée sur de pures hypothèses, cette science a subi la loi commune : elle marche appuyée sur l’expérience et l’observation ; mais on comprend que ses progrès ne sauraient être rapides. Ici, l’activité, le génie inventif de l’homme, ne peuvent s’exercer que dans des limites restreintes, et plus que partout ailleurs le temps est un des élémens nécessaires à l’acquisition des faits. Cependant on peut dire avec raison que depuis les premières années de ce siècle la physique générale du globe a fait de remarquables progrès. Se caractérisant chaque jour davantage, et étendant sans cesse ses conquêtes, elle a même franchi déjà les limites de notre planète et préparé les voies à une science bien plus vaste encore, à la physique générale de l’univers.

Malheureusement les matériaux relatifs à ces sciences ne formaient pas encore un corps d’ouvrage. Disséminés dans des traités spéciaux, dans des recueils de mémoires, dans des récits de voyages, ces élémens divers perdaient beaucoup de leur valeur par leur isolement même, et souvent nous avons formé le vœu de les voir réunis et coordonnés. Mais, pour mener à bien une telle entreprise, il fallait autre chose qu’un savant ordinaire, quelque hors ligne que pût être son mérite. Ici, l’instruction la plus profonde demeurait insuffisante, si elle n’était aussi variée que solide. Il fallait être à la fois physicien, chimiste, astronome, naturaliste. À la connaissance d’une multitude de détails empruntés à toutes les sciences, il fallait joindre un esprit généralisateur capable de saisir facilement les rapports et de démêler les tendances générales au milieu de données encore incomplètes. Il fallait enfin, pour qu’un pareil ouvrage se présentât avec toute l’autorité désirable, que l’auteur pût parler au nom de son expérience personnelle, qu’il eût fait ses preuves comme observateur et expérimentateur de cabinet, qu’il eût vu et apprécié par lui-même les grands phénomènes dont il allait raconter l’histoire. On le voit, un essai de cosmologie positive exigeait un esprit à la fois doué des plus éminentes facultés, et préparé de longue main par une éducation scientifique spéciale. À ces divers titres, nous pouvons le dire sans crainte d’être démenti, nul n’était plus apte à entreprendre cette œuvre difficile que M. de Humboldt. Quelques détails sur la vie de ce savant illustre justifieraient au besoin ce que les personnes étrangères à l’historique de la science moderne pourraient trouver de trop absolu dans nos paroles.

Alexandre de Humboldt naquit à Tegel, à deux lieues de Berlin, en 1769, dans cette année mémorable où la France enfantait à la fois Chateaubriand, Cuvier, Napoléon. Son père était un de ces gentilshommes prussiens qui offrirent leur fortune entière à Frédéric-le-Grand pour soutenir les dépenses de la guerre de sept ans. Sa mère appartenait à une de ces colonies françaises que la révocation de l’édit de Nantes et les persécutions religieuses fondèrent en Allemagne, et qui, sur la terre étrangère, conservaient pieusement la langue de leur première patrie. Aussi, dès sa plus tendre enfance, le jeune Alexandre parla-t-il indifféremment le français comme l’allemand, et cette circonstance nous explique comment il a pu plus tard écrire dans ces deux langues avec une égale facilité.

Les premières années de M. de Humboldt furent remplies par des occupations aussi sérieuses que variées. Après avoir terminé son éducation classique sous la direction de Forster, naturaliste des expéditions de Cook, et à côté de son frère aîné, le célèbre philologue, il étudia d’une manière théorique et pratique l’art du mineur, et s’occupa de sciences naturelles, de physique, de chimie, de minéralogie, de technologie, d’astronomie. Il entra à l’école de Freyberg et s’y fit remarquer de telle sorte, qu’à peine âgé de vingt-trois ans, nous le voyons chargé de diriger l’exploitation des mines dans les montagnes du Fichtelgebirge. Un an après, il publiait un travail relatif à la faune de Freyberg, destiné principalement à faire connaître les cryptogames ou végétaux inférieurs qui tapissaient les galeries souterraines confiées à sa surveillance.

Mais une carrière qui le condamnait à des habitudes sédentaires ne pouvait convenir à l’élève du compagnon de Cook. Déjà dominé par la passion des voyages, M. de Humboldt visite rapidement la Hollande, la France, l’Angleterre, et publie en deux volumes le récit de ses excursions sur le Rhin. Puis il retourne à Goettingue, se livre sous les yeux de Soemmering à l’étude pratique de l’anatomie, s’exerce aux analyses et aux manipulations chimiques, et, faisant déjà aux questions les plus difficiles l’application de ces diverses sciences, il publie des recherches sur la germination, sur la respiration des plantes, sur l’analyse de l’air, sur l’irritabilité des fibres nerveuses et musculaires par le galvanisme. Ce dernier travail fut surtout remarqué. Pour donner à ses résultats toute la certitude possible, l’auteur n’avait pas craint de faire sur lui-même des expériences douloureuses, et, à l’aide de vésicatoires, il s’était enlevé par plaques la couche tégumentaire épidermique, afin de mettre immédiatement en contact avec l’agent irritant les parties sensibles de l’organisme.

Au reste, tous ces travaux n’étaient pour M. de Humboldt qu’un moyen de se préparer à l’accomplissement d’un projet qui a été le rêve de sa vie entière sans qu’il ait jamais pu le réaliser. Les conversations de Forster lui avaient inoculé la passion des voyages lointains celles qu’il avait eues avec son frère lui faisaient regarder l’Asie méridionale comme la contrée la plus propre à récompenser par une ample moisson de découvertes les fatigues et les périls de l’expédition, et le jeune savant appelait de tous ses vœux le moment où il lui serait permis de sonder les mystères de cet antique berceau du genre humain. La guerre qui désolait l’Europe et opposait des obstacles sans cesse renaissans à l’accomplissement de ses désirs sembla lui offrir une occasion des plus favorables : il la saisit avidement.

C’était après le siège de Mayence. Des pourparlers s’échangeaient entre les armées belligérantes, et M. de Humboldt, secrétaire du prince de Hardenberg, était chaque jour envoyé en mission au camp de Moreau. Là, il rencontra Desaix, alors chef d’état-major de ce général, et qui se distinguait, au milieu des rudes soldats de la république, par la douceur de son caractère. Les deux jeunes gens se lièrent intimement. Desaix confia à son ami les desseins encore secrets de Bonaparte et le projet de l’expédition d’Égypte. Arriver dans l’Inde en passant par la terre des Pharaons, c’était pour M. de Humboldt plus qu’il n’eût osé espérer. Aussi son parti est-il pris sur-le-champ. Il quitte les armées allemandes, se rend à Paris, et sollicite auprès du directoire la permission d’accompagner l’expédition. Après une longue attente, il reçoit un refus formel, Sans se laisser arrêter par cet obstacle, M. de Humboldt veut en appeler au chef réel de cette belle entreprise. Il prend la poste, et arrive à Marseille ; mais, pour tromper les croisières anglaises, Bonaparte avait avancé le jour du départ, et, au moment où notre voyageur touchait aux rivages de la Méditerranée, il aurait pu voir disparaître à l’horizon la flotte qui emportait nos soldats vers les terres d’Afrique. Aussitôt il quitte la France et se rend en Espagne ; il croit pouvoir s’embarquer à La Corogne, gagner les côtes de Barbarie, et rejoindre l’armée française en profitant des caravanes qui vont de Tripoli au Caire à travers le désert. Déjà ses bagages sont expédiés, mais de nouvelles difficultés s’élèvent, et il se voit forcé de renoncer à ce dangereux itinéraire.

Tout autre eût abandonné sans doute un projet si rudement traversé ces obstacles mêmes ne font qu’irriter l’ardeur de M. de Humboldt. La Méditerranée, l’Asie, l’Afrique, lui sont fermées ; eh bien ! il ira par l’Océan et l’Amérique. Par l’intermédiaire de son frère, qui jouissait déjà d’une haute considération, il sollicite et obtient du roi d’Espagne la permission de visiter les colonies espagnoles d’Amérique. Certain de rencontrer dans ces régions lointaines l’accueil franchement libéral qui seul pouvait rendre son voyage utile, il part sur-le-champ. Il ne voulait alors que traverser le continent américain, gagner le port d’Acapulco sur l’Océan Pacifique, là s’embarquer sur le navire qui se rend annuellement aux Philippines, et atteindre enfin, après avoir fait les trois quarts du tour du monde, cette Inde qu’il brûlait de visiter ; mais, en mettant le pied sur la terre d’Amérique, M. de Humboldt se vit entouré de trésors jusqu’alors inconnus. Pour un moment, l’Inde fut oubliée, et le rapide voyage qu’il avait projeté se changea en un séjour de cinq ans. De 1799 à 1804, il explora les pics gigantesques et les volcans redoutables des Cordillières, les plaines qui s’étendent à leur pied, les fleuves qui prennent naissance dans leurs gorges profondes. Il visita aussi les principales îles du golfe du Mexique, et lorsque, profitant de la neutralité des États-Unis, le jeune voyageur revint en Europe, il apportait d’admirables matériaux que toute son activité n’a pu encore épuiser.

C’est à Paris que M. de Humboldt vint se délasser de son voyage et publier le fruit de ses lointaines recherches. A vrai dire, cette ville était pour lui une seconde patrie. Laplace, Berthollet, Laurent de Jussieu, Cuvier, Arago, Biot, Brongniart, Gay-Lussac, Thénard, tous ces hommes déjà illustres ou en voie de le devenir, l’accueillaient comme un frère, et il était membre de la célèbre société d’ Arcueil, réunion bien rare d’hommes qui surent être savans et rester amis. Bientôt il se montra digne de cet entourage. Partageant ses journées entre le cabinet de Cuvier et le laboratoire de Gay-Lussac, il publie coup sur coup une foule d’écrits importans sur les sujets les plus variés. Ce sont tantôt des observations de détail, l’anatomie du larynx des oiseaux, de la langue et du cœur du crocodile ; l’analyse chimique des gaz renfermés dans la vessie natatoire des poissons ; des recherches sur la respiration aquatique ; des observations de cyanométrie recueillies à dix-neuf mille pieds au-dessus du niveau de la mer sur le Pichincha ou le Chimborasso ; des descriptions de plantes, d’animaux inconnus jusqu’à lui : tantôt ce sont des ouvrages considérables, entre autres, l’Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, que par un juste sentiment de reconnaissance il dédie au souverain, alors prisonnier de la France, qui au temps de sa puissance avait rendu possible l’exécution de ses projets ; l’historique de ses voyages, où se trouvent abordées les questions les plus diverses et les plus difficiles, depuis la géographie des plantes et les lois de la distribution du magnétisme et de la chaleur terrestre jusqu’aux origines des peuplades américaines et à la discussion archéologique de leurs monumens ; puis enfin ces Tableaux de la nature, pages éloquentes où, dans un style qui rappelle celui de Buffon, il cherche à rendre plus accessibles les grandes questions de la science et à nous faire comprendre les magnificences de la création intertropicale.

La science la plus étendue, l’activité la plus infatigable, n’auraient pas suffi à M. de Humboldt pour mettre en œuvre les matériaux sans nombre qu’il avait apportés. Il appela à son secours des hommes spéciaux, et leur ouvrit avec une générosité trop rare toutes ses collections de botanique et de zoologie. Le compagnon de ses courses lointaines, Bonplan, était reparti. M. de Humboldt le remplaça par Kunt, un des botanistes modernes les plus distingués. L’illustre Latreille, le père de l’entomologie moderne, se chargea de décrire les insectes ; M. Valenciennes, qui, bien jeune encore, débutait pour ainsi dire dans la science, eut en partage les poissons et les mollusques. Quelques-uns des points les plus obscurs de la zoologie furent confiés à Cuvier, qui, par ses Recherches anatomiques sur les reptiles douteux, nous fit le premier connaître avec détail la singulière organisation de la sirène, du protée et de l’axolotl, êtres étranges qui réunissent certains caractères de l’embryon à ceux des animaux parfaits. Au reste, chacun de ces naturalistes retira de son travail toute la part d’éloges qui lui était due ; car, bien loin de spéculer sur le labeur d’autrui, comme quelques hommes, abusant d’une position élevée, n’ont pas rougi de le faire, M. de Humboldt a toujours distingué religieusement, par des têtes de chapitres signées, ce qui lui appartenait en propre de ce qui revenait à ses collaborateurs.

Cependant, au milieu de cette vie occupée que se disputaient la science et les plus honorables amitiés, M. de Humboldt ne perdait pas de vue ses premiers projets de jeunesse. Déjà, accompagné de M. Valenciennes, qui devait remplacer Bonplan prisonnier dans le Paraguay, il s’était rendu en Angleterre pour obtenir les facilités nécessaires à un voyage dans l’Inde. Des difficultés, dont peut-être il ne soupçonna pas alors la nature, le forcèrent d’ajourner encore une fois. Lorsque le congrès d’Aix-la-Chapelle s’ouvrit, M. de Humboldt se rendit dans cette ville, espérant que des patronages puissans lèveraient enfin les obstacles opposés à son départ. Frédéric-Guillaume, son souverain, l’accueillit avec une bienveillance extrême, et, avec une munificence vraiment royale, se chargea de tous les frais de l’expédition ; mais la politique ombrageuse de l’Angleterre s’alarma à l’idée de voir un observateur d’une aussi grande autorité parcourir cette portion du globe qu’elle regarde comme son domaine. Après mille démarches inutiles, M. de Humboldt dut renoncer définitivement à exécuter un projet dont le monde savant tout entier désirait ardemment la réalisation.

Au reste, M. de Humboldt connaissait déjà par expérience l’étroit égoïsme de ce gouvernement, dont quelques hommes semblent vouloir faire le type d’une généreuse libéralité. Pendant son séjour en Amérique, M. de Humboldt avait envoyé à la Guadeloupe sa collection géognostique, composée de minéraux et de roches, qu’il était allé chercher jusqu’au sommet des Andes. Les Anglais s’en emparèrent et la transportèrent à Londres. Depuis cette époque, les réclamations les plus vives n’ont pu les décider à rendre à leur propriétaire légitime ces richesses récoltées au prix de tant de périls et de fatigues. Une partie de cette collection orne les galeries du British Museum ; le reste est enfoui dans les caves de cet établissement, où se voyaient encore, il y a quelques années, des caisses qui n’avaient même pas été ouvertes. On sait qu’une spoliation toute pareille menaça les savans de l’expédition d’Égypte ; mais ici l’amiral anglais dut reculer devant la résolution désespérée prise par nos compatriotes, qui, suivant l’exemple donné par l’illustre Geoffroy Saint-Hilaire, jurèrent de brûler leurs notes, et de détruire le fruit de tous leurs travaux plutôt que de les remettre aux ennemis de la France.

Rappelé à Berlin par des affaires pressantes, M. de Humboldt se vit bientôt entouré de l’estime et de la considération de ses concitoyens. Frédéric-Guillaume rendit lui-même hommage à ce mérite exceptionnel, et combla de ses faveurs le savant qu’il avait toujours traité en ami. Ce fut alors que, cédant à des instances unanimes, l’illustre voyageur tenta pour la seconde fois de résumer des faits si laborieusement recueillis. Dans un cours public plus complet que celui qu’il avait déjà fait à Paris, il présenta l’ensemble de nos connaissances sur la physique générale du globe, et ces leçons, qui peuvent être considérées comme un premier essai de l’ouvrage publié aujourd’hui, eurent un immense succès. Toutes les classes de la société se pressèrent autour du professeur, qui parlait au nom d’une science incontestable et d’une expérience toute personnelle, qui, en décrivant les plus grands phénomènes accomplis par la nature dans les deux hémisphères, pouvait à chaque instant dire : J’ai vu. Cependant de cruelles compensations vinrent attrister ces jours de triomphe. M. de Humboldt se vit coup sur coup frappé dans ses affections les plus chères. Ce fut à cette époque qu’il perdit ce Guillaume de Humboldt, qui, partageant pour ainsi dire le monde intellectuel avec son frère, avait su être à la fois homme d’état, poète, philologue, philosophe, historien, et qui mourut en récitant les odes de Pindare.

En décrivant, dans son cours sur la physique générale du globe, les régions du Nouveau-Monde, M. de Humboldt avait senti augmenter ses regrets de ne pas connaître par lui-même l’intérieur de l’ancien continent. En 1829, une occasion s’offrit de rompre un repos qui commençait à lui peser, et de mettre enfin le pied sur cette Asie qui semblait fuir devant lui. La Russie entrait dans la voie d’explorations qui a fait découvrir tant de richesses inattendues au sein de ses immenses domaines. Certes, la Sibérie ne pouvait avoir pour M. de Humboldt le même intérêt que cette terre de l’Inde qui fut le rêve de sa vie entière, et où il aurait trouvé des termes rigoureux de comparaison entre les contrées équatoriales des deux continens ; mais l’Angleterre lui fermait le sud de l’Asie, il résolut de l’attaquer par le nord. Il offrit de diriger un voyage de découvertes dans la Sibérie et l’Asie centrale. Grace à l’intervention directe de Frédéric-Guillaume, sa proposition fut accueillie par le gouvernement russe, qui se chargea de tous les frais, et lui abandonna la direction de l’entreprise. M. de Humboldt se montra digne de cette confiance, et par le choix de ses compagnons il prouva une fois de plus combien peu il redoutait d’avoir à ses côtés les hommes du plus haut mérite. Il s’adjoignit entre autres M. Ehrenberg, déjà célèbre par son voyage sur les côtes de la mer Rouge, par ses admirables découvertes micrographiques, et M. Gustave Rose, un des minéralogistes modernes les plus distingués. Les résultats d’une expédition ainsi composée furent tels qu’on avait droit de l’espérer. M. de Humboldt put enfin comparer l’Asie à l’Amérique, les steppes de l’Obi aux pampas du Brésil, les plateaux de l’Altaï aux llanos des Cordillières, et, de retour en Europe, il publia successivement ses Fragmens asiatiques et son Asie centrale, ouvrages dans lesquels, en faisant connaître un grand nombre de faits relatifs à la géologie et à la climatologie de cette partie du monde, il jeta un jour tout nouveau sur plusieurs des grandes questions de la physique générale.

À dater de cette époque, M. de Humboldt parut renoncer aux expéditions lointaines. Cependant, s’il laissa à de plus jeunes hommes le soin d’agrandir les voies qu’il leur avait frayées, il n’en conserva pas moins pour la science tout son amour d’autrefois. Ami du roi de Prusse comme il l’avait été de son père, il se fit auprès du souverain le représentant de tous les intérêts scientifiques. Grace à son intervention éclairée, les savans reçurent ces encouragemens qui, en récompensant les travaux passés, assurent les travaux à venir. Des publications importantes furent entreprises et terminées aux frais du gouvernement ou du roi lui-même. La Prusse se vit dotée de magnifiques établissemens. Le Thiergarten, le Pfauninsel de Berlin, s’enrichirent de ménageries disposées avec autant de goût que d’intelligence ; des jardins botaniques furent plantés, et Charlotenbourg vit s’élever cet observatoire magnétique modèle où le cuivre, remplaçant partout le fer et l’acier, met les observations entièrement à l’abri des chances d’erreur.

Ce n’est pas seulement dans sa patrie que M. de Humboldt exerce cette haute et salutaire influence. L’Europe tout entière a accepté cette domination du savoir, et c’est à elle qu’est due la plus gigantesque entreprise qu’on ait encore tentée dans le but d’approfondir l’étude d’une classe de phénomènes particuliers. Dès 1806, M. de Humboldt s’était occupé d’une manière spéciale du magnétisme terrestre. Il avait substitué une observation incessante de plusieurs jours et de plusieurs nuits consécutives à un système d’observations isolées et interrompues. Déjà il avait remarqué dans la marche de l’aiguille aimantée des perturbations singulières. En 1820, M. Arago montra, par la comparaison de ses observations avec celles de Kasan, que ces perturbations se produisaient d’une manière identique à des distances très considérables ; il reconnut qu’elles coïncidaient avec l’apparition des aurores boréales. Les belles découvertes d’OErsted, en mettant hors de doute les rapports intimes qui existent entre le magnétisme et l’électricité, donnaient un intérêt tout nouveau à ces faits remarquables, et conduisaient à admettre l’existence de véritables orages magnétiques. Des observations simultanées, faites à Paris et à Berlin par MM. Arago et Humboldt, vinrent confirmer ces premiers résultats, et montrer tout ce qu’on pourrait attendre d’un système régulier et général d’observations fondé sur le même principe. En 1829, pendant son voyage dans l’Asie septentrionale, M. de Humboldt désigna les points les plus propres à l’établissement de stations magnétiques, et le gouvernement russe s’empressa de suivre ses indications. Plus tard, la France, la Suède, l’Italie, l’Allemagne, obéissant à l’appel de l’illustre voyageur, formèrent une association magnétique dont Goettingue devint le centre. Cependant, jusqu’en 1836, l’Angleterre était restée étrangère à ce mouvement. M. de Humboldt se remit à l’œuvre. Dans une lettre adressée au duc de Sussex, président de la Société royale de Londres, il demanda une coopération qui lui fut libéralement accordée. Le capitaine Ross fut chargé d’aller recueillir des observations dans l’hémisphère austral ; des observatoires magnétiques furent élevés dans le Canada, à Sainte-Hélène, au Cap, à l’île de France, à Ceylan, à la Nouvelle-Hollande, et le globe tout entier se trouva, pour ainsi dire, enserré dans un réseau dont chaque maille avait été tissée par la main de M. de Humboldt.

M. de Humboldt compte aujourd’hui soixante-dix-sept ans, et c’est chose admirable que de retrouver chez cet illustre patriarche de la science la même activité intelligente, le même besoin de s’instruire qu’il montra dès sa jeunesse. Toujours désireux de la vérité, il l’accepte d’où qu’elle lui vienne, et ne craint jamais d’aller au-devant. Bien différent de ces faux grands seigneurs de la science qui se rendent inabordables pour se donner un air occupé, M. de Humboldt est très facilement accessible pour quiconque peut lui montrer le moindre fait intéressant et nouveau. Il ne demande qu’à juger par lui-même, et nous l’avons vu quitter des occupations pressantes, se dérober aux affaires qu’il venait traiter à Paris au nom de son souverain, pour aller dans le cabinet du plus modeste travailleur vérifier des détails d’organisation ou répéter quelque observation, quelque expérience nouvelle.

Citons ici un fait qui peindra mieux que des paroles ce besoin de voir et de comparer qui caractérise si éminemment l’esprit scientifique de M. de Humboldt. Pendant son séjour en Amérique, il avait exploré les gigantesques foyers volcaniques des Andes, il avait assisté à de nombreux tremblemens de terre, et, parmi les savans européens, nul sans doute ne pouvait mieux que lui parler de ces redoutables phénomènes d’après des observations personnelles. Cependant, avant de publier ses recherches sur ce sujet, il voulut visiter les volcans d’Europe. Dans les lacs de la Guyane, il avait étudié le gymnote ou anguille électrique de Surinam : il avait éprouvé sur lui-même quelques-unes de ces violentes décharges dont une seule suffit pour paralyser, pendant plusieurs minutes, l’homme ou même le cheval le plus vigoureux ; mais, avant d’émettre une opinion sur les étranges facultés de ce poisson, il voulut les comparer aux propriétés analogues que présentent quelques habitans de nos mers. En 1805, à peine arrivé en France, il fit le voyage de Naples tout exprès pour aller observer le Vésuve et la torpille.

De l’esquisse biographique que nous venons de tracer ressortira, nous l’espérons, pour tout le monde, le caractère spécial de M. de Humboldt, considéré comme savant. À proprement parler, il ne faut voir en lui ni un physicien ni un chimiste, pas plus qu’un géologue ou un zoologiste. Si pendant des années entières il s’est occupé de chimie, de physique, de sciences naturelles, de positions astronomiques, ce n’était là pour lui que des études préparatoires. Dès sa jeunesse, M. de Humboldt a voulu être voyageur scientifique dans la haute et grande acception du mot ; il a voulu, comme il le dit lui-même, saisir le monde des phénomènes et des forces physiques dans leur connexité. Or, pour atteindre ce but, si élevé qu’il effraiera toujours un esprit ordinaire, pour l’approcher seulement en satisfaisant aux exigences de la science moderne, il fallait ce savoir presque universel que possède M. de Humboldt ; car, sans une instruction solide dans les sciences spéciales, toute contemplation en grand de la nature, tout essai d’appréciation générale de ses phénomènes, ne peuvent conduire qu’à des résultats erronés ou chimériques, semblables à ceux que nous a légués le passé.

À ce point de vue, la vie scientifique de M. de Humboldt, si accidentée, si fractionnée au premier coup d’œil, se montre avec un admirable caractère d’unité, et l’on comprend bien mieux aussi toute la valeur intellectuelle de celui qui, pendant soixante ans, rattacha à une même pensée tant de travaux en apparence étrangers les uns aux autres. Le savant sédentaire et le voyageur scientifique ont chacun leur tâche à remplir. Les résultats que l’on demande à des veilles paisibles, passées dans un cabinet au milieu d’occupations régulières, ne peuvent être comparés à ceux qu’il faut conquérir au prix de mille fatigues, de privations de tout genre et de dangers réels. Laissons donc au savant de nos villes ces ouvrages achevés et complets, ces monographies qui acquièrent chaque jour plus de prix. Demandons autre chose au voyageur. Pionnier de la science et lancé, pour ainsi dire, en enfant perdu, il doit défricher le terrain et tracer la route aux hommes spéciaux qui marcheront sur ses traces. Ce qu’il lui faut surtout pour atteindre ce but, c’est la promptitude et la justesse du coup d’œil qui multiplient le temps, la sagacité qui devine un fait par un autre, l’esprit de généralisation qui sait tirer d’un petit nombre d’observations tout un ensemble d’idées. Certes, dominé comme il l’est presque toujours par les circonstances extérieures, il s’égarera quelquefois dans ses conclusions, mais il n’en remarquera que plus aisément les faits exceptionnels, il les signalera à ses successeurs, et ses erreurs mêmes profiteront à la science en appelant l’attention sur des points bien déterminés.

Toutes ces qualités, M. de Humboldt les possède à un degré éminent ; tous ces services, il les a rendus, non pas à une seule science, mais à presque toutes les sciences. De plus, il a payé sa dette à la plupart d’entre elles par des travaux spéciaux d’une importance réelle. Enfin il laisse à la physique générale ses recherches sur la distribution de la chaleur à la surface du globe, à la botanique sa géographie des plantes, c’est-à-dire deux œuvres capitales, qui ont eu une influence incontestable, qui ont ouvert des voies toutes nouvelles, et qui à elles seules auraient suffi pour illustrer le nom de leur auteur. Si depuis l’apparition de ces ouvrages on a dû modifier quelques-unes de leurs conclusions, si l’on a découvert des faits qui échappent aux formules générales, expression de l’état de la science en 1815 ou 1817, n’oublions pas que de nos jours la masse de nos connaissances s’accroît avec une incroyable rapidité, et qu’en définitive, si M. de Humboldt a été quelquefois dépassé, c’est par des hommes qui, marchant sur ses traces, n’ont eu qu’à aplanir et à étendre la route que déjà il leur avait faite large et belle.

De ces illustres contemporains que nous avons nommés en commençant, Napoléon a disparu, emporté par les tourmentes politiques ; Cuvier est mort, Chateaubriand se tait. Seul M. de Humboldt élève encore une voix que le monde savant écoute non-seulement avec le respect dû aux services passés, mais avec l’attention que commande l’attente de services nouveaux. Cette haute considération est légitimement acquise, pleinement méritée. Si, dans chacune des sciences dont il s’est occupé, M. de Humboldt compte des supérieurs, si en chimie, en botanique, en géologie, en zoologie, il reste au-dessous des Lavoisier, des Jussieu, des de Buch et des Cuvier, comme voyageur, comme physicien du globe, nul ne peut lui disputer une place à côté de ces rois de l’intelligence.


II.


M. de Humboldt semble avoir voulu expliquer et résumer sa vie entière dans le dernier ouvrage qu’il a publié. L’ensemble des choses, l’ordre dans l’univers, tel est le sens du mot Cosmos, qui sert de titre à ce livre. Peut-être, comme l’auteur le reconnaît lui-même, l’expression est-elle un peu ambitieuse, en ce sens du moins qu’il ne nous est pas encore donné de saisir et de formuler dans leur enchaînement éternel les causes et les effets d’où résulte ce grand tout que nous appelons l’univers. Aussi M. de Humboldt a-t-il grand soin de nous prévenir que ce n’est pas une histoire, mais une description qu’il entreprend, et, même restreinte dans ces limites, la tentative avait de quoi effrayer. « Classer et coordonner les phénomènes, pénétrer le jeu des forces qui les produisent, peindre la magnificence dans l’ordre, donner, par un langage animé, une image vivante de la réalité, réunir l’infinie variété des élémens dont se compose le tableau de la nature, sans nuire à l’impression harmonieuse de calme et d’unité, dernier but de toute œuvre littéraire ou purement artistique, » tel a été le plan de M. de Humboldt, tel est l’esprit général de son ouvrage.

On le voit, Cosmos n’est pas seulement l’œuvre d’un savant, c’est encore l’œuvre d’un écrivain, et ce double caractère, que M. de Humboldt a cherché à lui imprimer, a dû nécessairement exercer une grande influence sur le choix général de la forme. Celle que l’auteur a adoptée lui était déjà familière, et le succès universel que les Tableaux de la nature obtinrent dès leur apparition a dû le séduire autant que la nature même de son talent. Resté profondément artiste au milieu des préoccupations scientifiques d’une longue carrière, M. de Humboldt a vivement senti tout ce qu’il y a de solennelle poésie dans les phénomènes que l’on contemple avec les yeux du corps ou qu’on embrasse avec les yeux de l’esprit. Il a su peindre ces grands spectacles dans un style élevé et pittoresque, et tous ceux qui ont pu lire dans l’original les pages éloquentes qu’il leur a consacrées, tous, jusqu’à ses adversaires en politique et en philosophie, sont unanimes pour reconnaître que l’auteur du Cosmos n’est pas resté au-dessous de la tâche qu’il s’était imposée, tous s’accordent pour le placer au rang des meilleurs écrivains de l’Allemagne, pour le comparer, sous ce rapport, à notre immortel Buffon.

Trop peu familier avec la langue allemande pour jouir de ces beautés originales, il nous est malheureusement impossible d’apprécier l’effet général produit par Cosmos dans sa langue primitive. Obligé par conséquent de nous placer au point de vue du lecteur français, de juger presque uniquement en savant, nous ne pouvons nous empêcher d’éprouver quelque regret du mode d’exposition employé par M. de Humboldt. Certes, le style descriptif offre de grands avantages : il permet de frapper l’esprit du lecteur par de vives et fortes images, il se prête admirablement bien à l’expression de ces larges idées que l’auteur se proposait surtout de présenter ; mais cette manière d’écrire a aussi ses inconvéniens. Dans un travail scientifique, il est impossible d’échapper entièrement à la discussion des détails, et alors l’adoption d’une autre forme devient impérieusement obligatoire. C’est ce qu’a très bien senti M. de Humboldt lui-même. Dans les premières parties de son livre, on trouve quelques digressions qui tranchent sur le reste de l’ouvrage et que personne ne regrettera d’y rencontrer. Nous citerons surtout les pages relatives à l’histoire physique des comètes, à celle des étoiles filantes. Ces résumés de faits précis, choisis et groupés avec talent, attachent et instruisent réellement le lecteur, qui n’en est que plus facilement conduit à adopter les conclusions générales, et, s’il nous est permis d’exprimer un regret, c’est que de pareils passages ne soient pas plus multipliés. Trop souvent, ce nous semble, la nécessité de se resserrer pour ne pas nuire à l’effet d’un tableau a entraîné l’auteur à parler par allusion, et le nom d’un savant, le titre d’un ouvrage, remplacent, mais bien imparfaitement, l’exposé au moins succinct des découvertes ou des faits.

Les notes placées à la fin du texte, et qui occupent un bon quart du volume, sont destinées sans doute à suppléer aux sacrifices nécessités par les exigences du style. Elles témoignent d’une rare et consciencieuse érudition, mais elles sont trop incomplètes. Un bien petit nombre d’entre elles renferme quelques courtes citations ou quelques développemens ; l’immense majorité consiste en de simples renvois. Pour que ces notes pussent être réellement utiles au lecteur, il faudrait qu’il eût sous sa main une bibliothèque comme n’en possède aucun particulier, comme on en trouverait peut-être difficilement dans la plupart des établissemens publics. Demander qu’on remplace ces indications, forcément inutiles dans la plupart des cas, par des résumés ou des citations instructives, c’est, il est vrai, demander un second ouvrage, et ce travail, tout de compilateur et de copiste, ne saurait convenir à l’esprit si éminemment inventif et original de M. de Humboldt : mais ce complément, selon nous nécessaire pour donner à Cosmos toute sa valeur réelle, pourrait se faire facilement sous les yeux, sous la direction de l’auteur, et serait accueilli par l’homme du monde, aussi bien que par le savant, avec une véritable reconnaissance.

Traduire Cosmos n’était rien moins que facile. Presque toutes les sciences ont été mises à contribution dans cet ouvrage, et chacune d’elles, on le sait, a sa langue particulière aussi bien en allemand qu’en français. Pour ne pas commettre d’erreurs, il fallait donc les parler toutes, et peu d’hommes possèdent le savoir que suppose la connaissance d’un aussi grand nombre d’expressions techniques. M. Faye, jeune astronome attaché à l’Observatoire de Paris, a néanmoins accepté courageusement la tâche que lui imposait la confiance de M. de Humboldt. Aidé par M. Arago, qui a revu et corrigé les épreuves, il a traduit l’ouvrage entier, à l’exception des quelques pages consacrées à la question des races humaines, dont s’est chargé M. Guigniaut, membre de l’Institut et professeur au Collége de France. On voit que le Cosmos français offre toutes les garanties désirables de cette exactitude que nécessitent les ouvrages scientifiques. Ajoutons que sous le rapport du style il satisfait également à ce qu’on pouvait exiger. Sans doute on ne lira pas Cosmos comme un roman ; mais, si quelques personnes sont forcées de revenir sur certains passages, elles se rappelleront qu’il s’agit d’un livre dont les compatriotes de l’auteur disent qu’il est trop allemand pour être lisible en français.

Pourtant M. Faye nous permettra de lui adresser quelques observations. Tout en conservant à l’ouvrage qu’il veut faire passer dans une autre langue sa forme et son caractère primitifs, le traducteur doit autant que possible l’approprier au génie du peuple pour lequel il traduit. Or, les lecteurs français n’aiment guère à suivre un auteur qui ne laisse à leur intelligence ni trêve ni repos. Cosmos, écrit d’un bout à l’autre sans divisions aucunes, présente quelque peu cet inconvénient ; de plus, un même alinéa réunit parfois des idées très différentes, et de là résulte la nécessité d’une tension d’esprit continuelle et fatigante, surtout pour les personnes peu familières avec les faits ou les idées scientifiques. Ces défauts, qui n’existent peut-être pas pour les lecteurs allemands, moins désireux que nous de précision et de netteté, disparaîtraient facilement, ce nous semble, par l’introduction de quelques têtes de chapitre, par quelques coupes ménagées dans le texte, par quelques résumés indiquant, pour ainsi dire, le chemin déjà parcouru. M. de Humboldt laisserait certainement à cet égard toute liberté à un traducteur qui a déjà fait ses preuves. S’il nous fallait citer ici un exemple, nous indiquerions à M. Faye un modèle auquel il a certainement déjà pensé : nous voulons parler des notices scientifiques publiées par M. Arago, et qui, depuis quelques années, ont rendu populaire l’Annuaire du Bureau des longitudes.

Après avoir exprimé ces regrets qui, comme on a pu le voir, s’adressent bien plus à la forme qu’au fond de Cosmos, examinons le livre en. lui-même, et constatons d’abord une fois de plus que M. de Humboldt a su montrer ici, comme pendant toute sa vie, autant de noblesse de caractère que de savoir. Embrassant pour ainsi dire l’ensemble de nos connaissances, il a dû faire de nombreux emprunts aux travaux d’autrui, et la plus généreuse loyauté l’a toujours guidé dans cette tâche délicate. Voyageur éminent, il semble prendre plaisir à s’effacer devant ses confrères, et les noms de Ross, de Franklin, de Burnes, de Darwin, reviennent à chaque instant sous sa plume. Russes, Anglais, Français, Suédois, Allemands, sont cités dans le texte et dans les notes avec une égale impartialité, avec cette même jouissance que l’auteur trouve à donner des éloges mérités. Sans doute l’illustre enfant de l’Allemagne n’a pu échapper complètement aux préoccupations de la nationalité, sans doute il est heureux d’avoir à nommer de préférence ses propres compatriotes ; mais si nous avons pu désirer avec juste raison de rencontrer plus souvent le nom de M. Duperrey à propos des phénomènes magnétiques, si surtout le nom et les idées de M. Élie de Beaumont nous semblent occuper trop peu de place dans la partie géologique de Cosmos, nous n’en devons pas moins reconnaître que M. de Humboldt a montré un esprit de justice que les savans étrangers et surtout les savans français ne trouvent pas toujours chez leurs confrères d’outre-Rhin.

Malgré le témoignage de sa vie entière, M. de Humboldt, en publiant son essai de cosmographie, semble avoir redouté de le voir accueilli avec quelque défiance. Depuis le commencement de ce siècle, l’Allemagne a enfanté bien des rêveries scientifiques, et si, grace aux efforts de quelques esprits d’élite qui ont exercé sur les jeunes générations la plus heureuse influence, elle paraît vouloir renoncer bientôt à des systèmes qui rappellent le moyen-âge, il n’en est pas moins vrai que l’auteur de Cosmos pouvait craindre d’avoir à lutter contre des préventions fâcheuses. Aussi fait-il dès l’abord sa profession de foi. Il déclare ne vouloir prendre pour guide que l’empirisme. Il se défend avec une modestie quelque peu railleuse d’avoir la prétention de marcher sur les traces de ces esprits supérieurs qui ont su se construire un univers entier sur des à priori, des nombres et des formules. Nous faisons des vœux sincères pour que la parole de M. de Humboldt soit entendue, pour que l’autorité de son jugement porte le dernier coup à cette école des philosophes de la nature, déjà grandement ébranlée par l’école positive et expérimentale des Müller et des Ehrenberg, et dont on peut juger les tendances d’après cette exclamation d’un de ses plus illustres fondateurs, qui, arrêté devant une maison en construction, s’écriait avec colère : « Comment est-il possible que les hommes bâtissent des maisons à quatre étages, eux qui n’en ont que trois : la tête, le corps et les jambes ! »

Toutefois, en rejetant ces conceptions purement idéales qui trop souvent nous égarent dans des espaces inconnus, l’empirisme scientifique doit-il s’interdire toute vue d’ensemble et se borner aux faits isolés ? Non, certes. Là où il n’y a point d’idée générale, il ne saurait y avoir de coordination ni par conséquent de progrès sûr et rapide. Une théorie qui embrasse tous ou presque tous les faits connus doit être acceptée avec reconnaissance. Fût-elle fausse, elle n’en rendra pas moins d’immenses services, elle aura joué pendant un temps plus ou moins long le rôle d’une vérité. La chimie, cette science si positive, où tout se voit, se touche et se pèse, nous offre à cet égard un exemple des plus frappans. A quoi lui servirent pendant des siècles les efforts de ses initiés, les veilles de ses alchimistes ? A découvrir quelques phénomènes que rien n’unissait, à entasser un certain nombre de recettes obscures qu’il fallait retenir isolément. Au milieu de cette agitation stérile et désordonnée, Stahl lance sa théorie du phlogistique, et soudain tout se coordonne ; les idées enfantent les idées, les faits se multiplient et viennent prendre une place assignée d’avance. En quelques années, un édifice majestueux s’élève là où n’existait naguère qu’un amas confus de matériaux. Pendant près d’un siècle, le phlogistique suffit à tous les besoins, à tous les progrès de la science, et pourtant cette doctrine était fausse du tout au tout. Dans les réactions chimiques où elle voyait une soustraction, c’était en réalité une addition qui s’opérait, et réciproquement. La balance démontra à la fois ce fait et l’erreur de Stahl ; mais la théorie de ce grand homme n’en avait pas moins fait faire à la chimie de véritables pas de géant : elle avait enfanté Berthollet, Scheele et Priestley ; elle avait rendu possible Lavoisier.

Tout en restant sévère pour les théoriciens, gardons-nous donc de repousser d’une manière absolue ces hommes à l’imagination ardente qui, dans leurs courses aventureuses, peuvent passer à côté du vrai, mais qui par cela même nous en rapprochent souvent. Demandons-leur de rester fidèles aux principes de la science moderne, de chercher leur point de départ dans l’expérience et l’observation, de ne jamais méconnaître l’autorité toute puissante des faits ; mais, à ces conditions, encourageons leurs efforts, bien loin de les blâmer. Sans eux, les sciences seraient encore dans l’enfance ; sans eux, elles seraient bientôt condamnées à l’immobilité. Quelque hardie que puisse nous paraître une idée, accueillons-la, examinons-la sérieusement toutes les fois qu’elle tend à éclairer quelques-unes de ces questions ardues dont la solution immédiate est impossible, à établir un lien entre des phénomènes éloignés et jusqu’à ce jour sans rapport apparent. Agir autrement, ce serait vouloir étouffer l’une des plus belles et des plus puissantes facultés de l’intelligence humaine, ce serait couper les ailes au génie.

Dès le début de son livre, M. de Humboldt s’est vu forcé d’agir conformément aux idées que nous venons d’énoncer. Cosmos devait présenter le tableau de l’univers. Pour ne pas amoindrir son sujet, c’était le ciel lui-même que l’auteur avait à décrire tout d’abord. Notre système particulier, malgré son importance relative, devenait dès-lors un simple détail de l’ensemble. Notre soleil, avec son cortége de planètes et de satellites, n’était plus qu’une de ces étoiles dont les innombrables phalanges étincellent sur nos têtes, ou se cachent dans les profondeurs incommensurables de l’immensité. On le voit, M. de Humboldt se trouvait aux prises avec la branche des sciences humaines dont les progrès sont nécessairement les plus lents. Si l’astronomie mathématique est sans contredit la plus achevée de nos sciences ; si, grace au génie de Newton, aux recherches des géomètres, à la perfection des instrumens et, des méthodes d’observation, elle semble avoir dérobé à la nature le secret du mouvement des corps célestes et nous étonne tous les jours par l’exactitude rigoureuse de ses résultats, il n’en est pas de même de l’astronomie physique. Entre nous et ces mondes qui gravitent dans l’espace, il y a des intervalles dont l’esprit humain ne peut se faire une idée qu’en ayant recours à des moyens détournés. La lumière parcourt 77 mille lieues par seconde, et, malgré cette rapidité prodigieuse de transmission, les ondes lumineuses parties de trois étoiles dont on a pu mesurer l’éloignement, mettent environ 3 ans, 9 1/4 ans et 12 ans pour arriver jusqu’à nos yeux. L’imagination recule à la pensée de ces distances où les lieues ne se comptent plus par milliers, mais par millions de millions, et cependant la science a su les franchir, elle a osé demander à ces abîmes sans fin le secret de la formation des mondes.

William Herschell, un des savans modernes à qui l’astronomie physique doit ses plus remarquables progrès, a franchement abordé le problème. Armé du télescope le plus puissant qu’on eût exécuté jusqu’à lui, il a mesuré les dimensions de l’espace où sont répandues nos étoiles fixes, reconnu la forme lenticulaire que présente leur ensemble, et, portant ses regards au-delà des cieux de la terre, si l’on peut s’exprimer ainsi, il a rendu probable l’existence d’autres systèmes analogues, découvert d’autres firmamens. Au milieu de ces corps étincelant de leur propre lumière et que nous apercevons à la vue simple ou à l’aide de nos instrumens, il a reconnu ou précisé mieux qu’on ne l’avait fait avant lui des différences remarquables. Il a distingué les étoiles proprement dites, véritables soleils sans doute très semblables à celui qui nous éclaire ; les nébuleuses planétaires, corps gigantesques dont le diamètre probable est de plusieurs milliers de millions de lieues et dont la lumière est pourtant de beaucoup moindre que celle de notre soleil ; les nébuleuses stellaires, dont le noyau brillant est entouré par une sorte d’atmosphère lumineuse à contours plus ou moins précis ; les nébuleuses réductibles, amas innombrables d’étoiles groupées dans un espace limité, et qui demandent, pour être isolées et distinguées les unes des autres, l’emploi des plus forts instrumens ; enfin les nébuleuses irréductibles, objets étranges qui ont l’aspect d’une nébulosité phosphorescente et présentent tantôt les contours irréguliers et indécis d’un nuage déchiré par le vent, tantôt l’aspect d’une sphère ou d’un ellipsoïde plus ou moins : allongé dont l’éclat irait en croissant de la circonférence au centre.

Selon William Herschell, les corps dont nous venons d’indiquer les caractères présenteraient les phases successives de la formation des astres. La matière cosmique répandue dans l’univers, obéissant aux lois de la gravitation, tendrait à se concentrer progressivement et à donner naissance à des masses tantôt isolées, tantôt groupées et réunies en systèmes, dont les parties seraient plus ou moins dépendantes les unes des autres. De ces dispositions variées, du plus ou moins de concentration de ces masses, dépendraient les apparences diverses qu’offrent à nos regards les nébuleuses irréductibles ou réductibles, stellaires ou planétaires, et les étoiles proprement dites. Notre soleil, les planètes qui l’accompagnent et notre terre elle-même n’auraient point d’autre origine et résulteraient également de la condensation d’une matière élémentaire dont les molécules, primitivement disséminées et libres, s’étendaient bien au-delà de l’espace où se meut aujourd’hui leur système tout entier.

Telle est, en résumé, la célèbre conception d’Herschell connue sous le nom de théorie nébulaire (nebular theory). Quelque hasardée qu’elle puisse paraître au premier coup d’œil, n’oublions pas qu’elle s’appuie sur un nombre immense d’observations faites, pendant une longue suite d’années, avec une rare et consciencieuse persévérance. Reconnaissons de plus qu’elle est jusqu’à ce jour la seule qui explique et enchaîne d’une manière plausible bien des faits incontestables qui, sans elle, restent entièrement isolés et sans signification. À ces divers titres, donnons-lui droit de cité dans la science, au moins comme à une de ces vérités temporaires dont nous parlions plus haut, comme à une de ces théories flottantes dont Bacon, cet apôtre de l’expérience et de l’observation positive, reconnaissait lui-même l’utilité.

Faisons remarquer d’ailleurs que les idées d’Herschell semblent avoir reçu dans ces dernières années une confirmation bien inattendue. Une des conséquences de la théorie nébulaire devait être de faire regarder la composition des corps appartenant à un même système comme probablement très semblable. Le mode de groupement des élémens pouvait sans doute varier, mais ces élémens eux-mêmes paraissaient devoir être identiques. Eh bien ! l’expérience, confirmant ces prévisions, semble démontrer qu’il en est ainsi. Tous nos lecteurs connaissent au moins de réputation ces masses de pierre ou de fer qui, pour employer l’expression vulgaire, tombent du ciel, et traversent notre atmosphère au milieu de détonations semblables à des coups de tonnerre, ou avec un bruissement comparable à celui d’un char roulant sur le pavé. Long-temps les savans, égarés par des opinions préconçues, et confondant la chute des aérolithes avec les phénomènes de l’électricité, refusèrent de croire aux preuves les plus concluantes, et nièrent l’existence de ces corps. En 1768, l’illustre et malheureux Lavoisier, après avoir analysé l’aérolithe de Lucé, ne voyait dans cette masse météorique autre chose qu’un grès pyriteux frappé par la foudre. Trente ans après, Vauquelin osait, pour la première fois, déclarer en pleine académie que les pierres de Bénarès n’appartenaient pas à notre globe, et étaient réellement tombées du ciel ; mais il rencontrait encore bien des incrédules, et il fallut qu’en 1803 une véritable grêle de pierres vînt, à trente lieues de Paris, tomber sur une commune de Normandie ; il fallut que M. Biot, envoyé par l’Académie des Sciences, fît sur cet événement un rapport clos plus détaillés, pour convaincre enfin le monde savant de la réalité du phénomène.

Aujourd’hui personne ne met plus en doute l’existence des aérolithes. Bien plus, toutes les observations récentes paraissent tendre à faire regarder comme une seule et même chose les pierres météoriques, les bolides et les étoiles filantes. Ainsi ces masses, que l’antiquité adora, que le siècle passé niait, que la science de nos jours regarda pendant quelque temps comme formées dans notre atmosphère même par la combinaison d’élémens réduits à l’état gazeux, ou comme des portions de roches lancées jusque sur notre globe par l’action des volcans lunaires, seraient réellement des planètes en miniature parcourant autour du soleil l’orbite que leur assignent les lois de la gravitation. Tantôt isolés, tantôt réunis en nombre immense et formant ainsi une espèce d’anneau, ces petits astres s’enflammeraient lorsque dans leur course rapide ils viendraient se heurter contre les dernières couches de l’atmosphère terrestre, et produiraient ainsi ces traînées lumineuses qui pendant les nuits sereines sillonnent tout à coup l’azur du ciel, ou ces pluies d’étoiles filantes dont le retour périodique semble aujourd’hui bien constaté. Ces mêmes astéroïdes se changeraient en aérolithes, et tomberaient sur le sol toutes les fois que, trop profondément enfoncés dans notre atmosphère et retardés dans leur trajet par la résistance de l’air, ils ne pourraient résister à l’attraction de notre globe.

Si, comme tout porte à le croire, cette théorie, qui compte parmi ses plus zélés partisans MM. de Humboldt et Arago, est exacte, la composition chimique des aérolithes mérite toute notre attention. En tout cas, ces masses, bien certainement étrangères à notre planète, peuvent être considérées comme de véritables échantillons de ces mondes qu’on a cru long-temps ne pouvoir explorer qu’à l’aide des instrumens d’optique et du calcul. La chute de ces corps, comme l’observe très justement M. de Humboldt, est le seul événement cosmique qui mette notre planète en contact avec les autres parties de l’univers ; c’est la seule occasion qui s’offre à nous d’apprécier à l’aide des moyens ordinaires les formes revêtues par la matière hors de notre globe. Eh bien ! les analyses les plus exactes, maintes fois répétées par les plus habiles chimistes, ont démontré que la composition des aérolithes était partout à peu près semblable, qu’en aucun cas ces astéroïdes n’apportaient sur la terre aucun élément nouveau. Au point de vue où nous sommes placés en ce moment, ce fait n’a-t-il pas un immense intérêt ? Ne semble-t-il pas être, comme nous le disions tout à l’heure, une véritable confirmation des idées d’Herschell ?

Aussi M. de Humboldt n’a-t-il pas hésité à admettre pleinement et sans restriction aucune la théorie de l’astronome anglais. Quelques personnes lui ont reproché de s’être montré par là infidèle à son programme, d’avoir abandonné pour des hypothèses aventurées l’empirisme pur qu’il déclarait devoir être son seul guide. Ces critiques nous paraissent mal fondées. D’un côté, comme nous venons de le voir, la théorie d’Herschell n’est pas aussi dénuée de fondement qu’on pourrait d’abord être tenté de le croire. Elle a rallié autour d’elle de nombreux et imposans suffrages. M. Arago entre autres, dont les opinions en astronomie physique ont une autorité si justement méritée, n’a pas hésité à l’étayer de nouvelles preuves dans la notice remarquable consacrée par lui aux travaux de William Herschell. D’un autre côté, cette théorie a seule permis à M. de Humboldt de coordonner l’ensemble des faits qu’il voulait exposer en rattachant à une cause première un petit nombre de causes secondaires, d’où résultent à leur tour presque tous les phénomènes du monde physique. La théorie nébulaire est comme l’ame de Cosmos ; elle en relie ensemble toutes les parties, et donne à l’ouvrage entier, malgré la diversité des tableaux que l’auteur fait passer sous nos yeux, une unité bien réelle.

Voyons comment, en vertu de cette donnée générale, a pu se former le système particulier dont notre soleil est le centre, dont notre terre fait partie ; voyons comment il est possible de rattacher à cette origine le passé et le présent de notre globe. La matière cosmique disséminée dans l’espace s’est condensée à un moment donné, et ses molécules, se dirigeant vers un centre d’attraction unique, ont formé d’abord une nébuleuse, puis une nébuleuse stellaire, puis enfin une étoile, le soleil qui nous éclaire. Dans ce mouvement progressif de concentration, la matière cosmique a laissé en arrière des portions de la nasse principale, peut-être déjà en partie agglomérées autour de centres secondaires, à peu près comme la mer, en se retirant au moment du reflux, abandonne sur la plage en lignes parallèles, et parfois presque régulièrement espacés, les corps qu’elle tenait en suspension. Ce sont ces lambeaux qui, se concentrant à leur tour et reproduisant les mêmes phénomènes, ont donné naissance aux astéroïdes dont nous venons de parler et aux planètes tantôt groupées, mais indépendantes, comme les cinq petites planètes qui entrelacent leurs orbites entre Mars et Jupiter tantôt isolées comme Mercure, tantôt escortées de satellites comme la Terre ou Saturne.

Le globe terrestre, d’abord simple nébuleuse, est arrivé, par une condensation progressive, à cet état liquide dont les traces irrécusables se lisent de nos jours dans sa forme, dans ses dimensions exactement mesurées. Déjà, on le voit, la théorie d’Herschell conduit très naturellement à un des résultats les plus positifs de l’expérience et de l’observation. Mais cet état fluide, dû à une température dont il nous est possible aujourd’hui de calculer au moins la limite inférieure, ne pouvait être pour la terre qu’un état de transition. Isolée dans l’espace, lançant de tous côtés des rayons calorifiques dont aucun corps ne lui renvoyait l’équivalent, elle a dû se refroidir, et se refroidir d’abord par sa surface. Il s’est formé une croûte solide qui a peu à peu revêtu et emprisonné l’océan de feu dont elle avait fait partie. Dès ce moment a commencé, entre cette enveloppe et la lave qu’elle comprimait, une lutte formidable dont notre globe porte partout les profondes empreintes. L’ensemble des phénomènes géologiques se rattache évidemment aux actions et réactions que l’intérieur encore liquide de notre globe et sa couche solide extérieure exercent l’un sur l’autre. Ce sont elles qui ont successivement élevé les continens et creusé les mers, soulevé les montagnes et engendré les vallées ; ce sont elles qui de nos jours encore ébranlent parfois la mince écorce que nous habitons, qui déterminent les tremblemens de terre et ces phénomènes volcaniques que jamais mortel n’a contemplés sans un mélange d’admiration et d’effroi. Ici la théorie d’Herschell donne la main à celle de Fourier sur la chaleur centrale, aux grandes idées géologiques de MM. de Buch et Élie de Beaumont. N’y a-t-il pas dans cet accord une confirmation remarquable pour l’ensemble, sinon pour les derniers détails, de ces doctrines qui, prenant naissance dans l’examen des faits les plus divers, semblent se coordonner et s’enchaîner si naturellement les unes aux autres ?

Aujourd’hui l’on peut presque affirmer que notre terre n’est qu’un soleil encroûté. L’existence du feu central, si intimement liée comme conséquence à la théorie nébulaire, est devenue en quelque sorte une vérité d’expérience. Tous les faits recueillis dans les mines, toutes les observations qu’ont permis de faire les forages de puits artésiens, s’accordent en outre pour démontrer que la température s’élève très rapidement à mesure qu’on s’enfonce dans l’intérieur du globe. Pour chaque vingt-cinq ou trente mètres, le thermomètre monte d’un degré, et, en admettant avec M. Cordier que cet accroissement de température reste toujours proportionnel à la profondeur, il s’ensuit qu’à moins de vingt-cinq lieues de nous, les roches les plus réfractaires sont en pleine fusion. La couche qui nous porte a donc tout au plus 1/120 du diamètre terrestre. Cette couche n’est, à proprement parler, qu’une pellicule dont l’épaisseur, relativement aux dimensions du globe, est à peine comparable à celle que présente la portion colorée de l’écorce d’une orange relativement au fruit.

A l’aspect de ces résultats, on est involontairement porté à regarder la masse incandescente dont nous sépare une si faible barrière comme devant exercer la plus grande influence sur la température de la surface terrestre. Telle était en effet l’opinion des savans du dernier siècle, Mairan, Buffon, Bailly, ont cru que le feu central entrait pour les 28/29es en été, pour les 399/400es en hiver dans la totalité de la chaleur qui nous environne. Ils admettaient ainsi de la part de la terre un rayonnement énorme, et Buffon avait cru pouvoir calculer, d’après ses expériences sur des boulets rougis, l’époque où toute vie organique disparaîtrait de la surface du globe par suite de son refroidissement graduel. Fourier a démontré que c’étaient là autant d’erreurs. Cet illustre physicien a montré que, grace au peu de conductibilité des masses solides dont se compose l’enveloppe terrestre, un intervalle de quelques lieues serait suffisant pour rendre inappréciable pendant vingt siècles l’impression de la chaleur la plus intense ; il a prouvé que l’irradiation de la chaleur centrale n’entrait que pour 1/30e de degré dans la température de l’atmosphère, et cette perte est tellement peu considérable, que pour fondre une couche de glace de trois mètres d’épaisseur, en n’employant que la chaleur dégagée par le globe terrestre, il ne faudrait pas moins d’un siècle entier. Ainsi, comme l’a dit si énergiquement M. Arago, tous les changemens que devait subir la surface de la terre sous le rapport de la température sont accomplis à 1/30e de degré près, et la congélation de notre planète, fixée par Buffon à 93291 ans du jour où il écrivait, n’est qu’un rêve qui ne s’accomplira jamais.

A mesure que la température propre de la terre diminuait, ou plutôt à mesure que le feu central, de plus en plus resserré sous sa voûte de pierre, agissait moins sur la surface de notre planète, son action, jadis toute-puissante, était remplacée par une influence nouvelle. Le soleil, cette étoile centrale où s’était condensée la plus grande portion de la nébuleuse, mère de notre système entier, prenait chaque jour plus d’empire. Aujourd’hui on peut dire qu’il règne presque sans partage sur ce globe qui, un moment, avait paru vouloir se dérober à sa puissance. C’est lui qui, par sa masse, enchaîne la terre dans son orbite ; c’est lui qui, seule source de lumière et de chaleur, semble enfanter partout le mouvement et la vie. La météorologie presque tout entière se rattache à des actions solaires directes ou indirectes, et la nature organisée semble trouver, dans l’action vivifiante de ses rayons, une réalisation incessante de la fable de Prométhée.

De tout temps, la météorologie a été pour M. de Humboldt une étude de prédilection. Il l’a enrichie d’un nombre immense d’observations ; il a étendu son domaine en montrant les rapports qui l’unissent à la géognosie, à la géographie physique. Le premier il a coordonné une multitude de faits épars, découvert les lois empiriques qui les régissent, et élevé pour ainsi dire certaines branches de la météorologie au rang des sciences exactes. Aussi la partie que l’auteur de Cosmos a consacrée à cet ordre de phénomènes est-elle une des plus intéressantes et des plus instructives. La répartition de la chaleur solaire, la description des climats dans ce qu’ils ont de plus général, ont surtout attiré l’attention de M. de Humboldt. Nul, on le sait, ne pouvait s’exprimer sur ces matières avec une autorité égale à celle de l’auteur des recherches sur les Lignes isothermes, et, s’il nous est permis d’exprimer un regret, c’est que M. de Humboldt n’ait pas placé ici une de ces digressions détaillées comme il en a fait en faveur des comètes, des aérolithes et du magnétisme terrestre.

M. de Humboldt a donné le nom de lignes isothermes à des lignes idéales qui réuniraient les divers points du globe où la température moyenne de l’année est égale. Cette température moyenne a été déterminée, sous l’équateur, par des observations précises, et M. de Humboldt, après avoir pris toutes les précautions nécessaires pour éliminer l’action des causes perturbatrices locales, a cru pouvoir la fixer à 27,5 degrés au-dessus de zéro. Au pôle, l’observation directe est impossible ; mais M. Arago, combinant les moyennes obtenues tant en Amérique qu’en Europe, regarde comme probable que la température moyenne du pôle nord est de 25 degrés au-dessous de zéro. Entre ces deux extrêmes que sépare un intervalle de 52,5 degrés, on peut rencontrer tous les intermédiaires.

Si la surface de notre globe était partout la même, si les couches d’air qui l’enveloppent demeuraient sans cesse immobiles, la chaleur solaire se répartirait d’une manière régulière, et l’on pourrait tracer sur la carte une série de lignes parallèles à l’équateur dont tous les points présenteraient une température moyenne égale ; mais la surface terrestre est loin d’offrir cette uniformité. La terre et l’eau se disputent son étendue ; les montagnes, les plaines et les vallées se partagent les continens ; ces derniers, diversement découpés, présentent des régions centrales et des rivages que baigne une mer sans cesse en mouvement. Enfin l’air lui-même est dans un état d’agitation permanente, et de toutes ces causes réunies il résulte dans la répartition de la chaleur de très grandes irrégularités. Ce sont les lois qui règnent au milieu de ce désordre apparent dont M. de Humboldt s’est occupé, ce sont elles qu’il nous a fait connaître.

Voici quelques-uns des résultats les plus généraux du travail de M. de Humboldt. Les lignes isothermes sont sensiblement parallèles entre elles et avec l’équateur jusque vers le 30e degré de latitude nord. Au-delà de cette limite, le parallélisme cesse. Les lignes isothermes deviennent sinueuses, et dans l’hémisphère boréal ces sinuosités s’élèvent vers le pôle bien plus dans l’ancien continent que dans le nouveau. Par conséquent, la diminution de température à l’équateur au pôle nord est plus rapide dans le nouveau monde que dans l’ancien continent. En d’autres termes, on peut dire que, toutes choses égales d’ailleurs, la température moyenne de deux points situés sous la même latitude, l’un en Europe, l’autre en Amérique, est inégale, et que celle du premier est plus élevée que celle du second. Le tableau ci-joint fera comprendre facilement ce résultat.


Température de la ligne isotherme Points par où passe la ligne isotherme Latitude Différence de l’atitude
0 degrés Anciens continent : Uleo et Enontikies en Laponie 67 degrés 13 degrés
« Nouveau continent : Table-Bay en Labrador 54 degrés «
5 degrés Ancien continent : Stockholm 60 degrés 12 degrés
« Nouveau continent : Baie Saint-George à Terre-Neuve 48 degrés «
10 degrés Ancien continent : Belgique 51 degrés 9 degrés
« Nouveau continent : Boston 42 degrés «

Dans l’hémisphère austral, le décroissement de la température est, dans le voisinage de l’équateur, à peu près semblable à celui qu’on observe dans l’hémisphère boréal ; mais il devient proportionnellement plus rapide à mesure qu’on avance davantage vers le pôle sud. Par conséquent, de deux lignes isothermes correspondantes dans les deux hémisphères, la boréale est la plus éloignée de l’équateur. Quelques îles placées dans des circonstances exceptionnelles présentent, il est vrai, des résultats inverses, mais cette contradiction apparente s’explique par l’action d’influences toutes locales. Cette inégale répartition de la chaleur entre les deux hémisphères nous explique comment la mer est ordinairement fermée par les glaces dès le 71me degré de latitude sud, tandis qu’elle est ouverte jusqu’à plus de 80 degrés de latitude nord, c’est-à-dire jusqu’à 10 degrés environ du pôle arctique.

Nous avons considéré jusqu’ici les lignes isothermes comme existant dans un plan horizontal et situé au niveau de la mer ; mais on sait que la chaleur diminue à mesure qu’on s’élève au-dessus de ce niveau, et, sous ce rapport, l’ascension vers des lieux élevés produit des effets analogues à ceux qui résultent d’un rapprochement vers les pôles. Des expériences directes ont permis de constater le rapport qui unit ces deux résultats. Sous les tropiques, M. de Humboldt, en gravissant les Cordillières, a trouvé que l’abaissement du thermomètre était de 1 degré pour 187 mètres d’élévation. C’est également à ce chiffre qu’est arrivé M. Gay-Lussac lors du mémorable voyage aérostatique qu’il exécuta à Paris, le 16 août 1804. À terre, son thermomètre marquait 27,7 degrés au-dessus de zéro, et, arrivé à une hauteur de 6980 mètres, l’intrépide observateur vit le mercure descendre à 9,5 degrés au-dessous de zéro. En quelques instans, M. Gay-Lussac avait subi une variation de température de 37,2 degrés.

En jetant les yeux sur une carte où sont tracées les lignes isothermes, on voit que, dans notre hémisphère, elles s’élèvent vers le pôle sur les côtes occidentales des continens, et s’abaissent vers l’équateur sur les côtes orientales. Ces modifications générales sont dues principalement aux grands mouvemens des deux masses mobiles qui recouvrent en tout ou en partie l’écorce solide du globe, aux courans de température variée qui sillonnent sans cesse la masse de l’océan et celle de l’atmosphère.

Déjà nous avons entretenu les lecteurs de la Revue de l’influence exercée sur la température de nos côtes par le grand courant d’eau chaude qui, partant des plages africaines, va heurter les côtes d’Amérique, rebondit pour ainsi dire vers l’Europe à travers le détroit de Bahama, et vient se perdre autour des îles britanniques. Des faits analogues s’observent dans l’Océan Pacifique. Or, on comprend que ces courans ne peuvent se diriger sur un point quelconque de l’océan sans déplacer à leur tour des masses considérables de liquide, et ils sont par là une des causes qui déterminent la formation d’autres courans glacés qui vont baigner et rafraîchir certains rivages. C’est ainsi que des environs du pôle antarctique s’échappe un véritable fleuve d’eau froide qui traverse la mer du Sud, remonte les côtes du Chili et du Pérou jusqu’au, sud de Payta, puis s’en écarte pour gagner la haute mer. Sous les tropiques, la température des eaux de ce courant n’est encore que de 15,5 degrés, tandis que l’océan environnant possède une chaleur de 27 et quelquefois de 28 degrés. C’est, on le voit, une différence de plus de 12 degrés, et les navigateurs qui, gouvernant du sud au nord, passent brusquement de l’eau froide à l’eau chaude, s’aperçoivent sans peine de cette transition.

L’atmosphère présente des phénomènes semblables, et si l’appréciation en est plus difficile, si les observations exactes sur ce point ne datent encore que d’un petit nombre d’années, elles n’en ont pas moins conduit déjà à des résultats intéressans. La différence de température entre les régions équinoxiales et les régions polaires engendre deux grands courans opposés. L’air, dilaté et rendu plus léger par la chaleur constante sous l’équateur, s’élève et gagne la surface de l’océan aérien. Là, il se déverse vers les pôles et en chasse l’air froid, qui, se précipitant vers le sol, tend à venir occuper la place restée libre et à se porter vers l’équateur. La différence de vitesse de rotation dont sont animés les points situés sous le pôle et sous l’équateur imprime à ces courans une sorte de torsion. Le courant équinoxial ou ascendant s’infléchit vers l’ouest. Le courant polaire on descendant s’infléchit vers l’est. Le souffle des cents vient ainsi en aide aux mouvemens de la mer pour courber les lignes isothermes et leur imprimer la tendance générale que nous avons signalée.

Les lignes isothermes représentent la température moyenne de l’année, mais cette moyenne peut résulter de la compensation existante entre des extrêmes très différens. La Hongrie et l’Irlande, par exemple, sont placées sur la même ligne isotherme de 9,5 degrés, et cependant à Bude la température du mois d’août s’élève jusqu’à 21 degrés, tandis que presque jamais elle ne dépasse 16 degrés à Dublin. En revanche, les hivers sont infiniment plus doux aux environs de cette dernière ville. A mesure qu’on pénètre dans l’intérieur de notre continent, ces différences entre les deux saisons se prononcent davantage, et de là résultent ces climats à variations très considérables que Buffon a si justement nommés climats excessifs. Dans l’intérieur de l’Asie, Tobolsk, Barnaoul et Irkoutsk ont les mêmes étés que Berlin, Munster et Cherbourg. À cette époque, le thermomètre se maintient quelquefois des semaines entières à 30 ou 31 degrés au-dessus de zéro ; mais à ces étés succèdent des hivers dont la température moyenne est, d’après M. de Humboldt, de 18 à 20 degrés au-dessous de zéro, et pendant lesquels ou voit parfois le mercure geler naturellement, ce qui suppose un froid d’au moins 40 degrés.

En considérant isolément l’été et l’hiver de tous les points du globe, en prenant la température moyenne pour ces deux saisons, en réunissant ensuite les points où ces moyennes opposées sont égales, on obtient des lignes d’égale température d’été et d’hiver, appelées par M. de Humboldt lignes isochimènes et lignes isothères. D’après ce que nous venons de dire, on comprend qu’elles ne peuvent coïncider avec les lignes isothermes correspondantes. Elles ne sont même pas parallèles à ces dernières et les coupent au contraire en divers points déterminés par leurs propres ondulations. Cependant l’inégalité de température entre l’été et l’hiver ne franchit jamais certaines limites dans chaque ligne isotherme, et les lignes isochimènes ou isothères ne coupent jamais deux lignes isothermes séparées l’une de l’autre par plus de cinq degrés de chaleur.

Si, laissant un instant de côté les lois générales de la distribution du calorique terrestre, nous cherchons quels sont les maximums de froid et de chaud observés à la surface du globe, nous trouverons entre ces deux extrêmes une différence bien plus grande qu’on ne serait peut-être tenté de le croire. Aucun voyageur n’ayant encore atteint les pôles, nous pouvons seulement présumer que, pendant les six mois de nuit qui les enveloppent, leur température doit être à peu près égale à celle des espaces interplanétaires, et celle-ci a été déterminée par Fourier comme devant être d’environ 60 degrés au-dessous de zéro. Quelques hardis navigateurs ont approché de bien près cette limite. Le capitaine Parry, dans son hivernage à l’île Melville, a vu le mercure geler naturellement pendant cinq mois de l’année ; le capitaine Franklin, au fort Entreprise, a observé un froid de près de 50 degrés. Il ne paraît pas que ces températures, dont nos plus redoutables hivers sont loin de donner une idée, soient bien difficiles à supporter pour un homme sain et chaudement vêtu. Ces régions désolées sont peuplées par les Esquimaux. Le capitaine Parry assure que les Européens eux-mêmes peuvent, lorsque le temps est parfaitement calme, se promener sans souffrance par un froid de 46 degrés ; mais le moindre souffle d’air provoque presque immédiatement chez eux des douleurs cuisantes à la face et de violens maux de tête.

Le maximum de la chaleur n’est pas moins éloigné que celui du froid des limites habituellement observées dans nos zones tempérées. En discutant un grand nombre de faits recueillis par divers observateurs, M. Arago a reconnu, il est vrai, qu’un thermomètre ne dépasse jamais le 46e degré au-dessus de zéro, pourvu qu’il soit exposé à l’air libre, à quelques pieds au-dessus du sol, et à l’abri de toute réverbération ; mais on comprend que certaines circonstances locales peuvent élever accidentellement cette limite. Il paraîtrait qu’au Caire on l’a vue s’étendre jusqu’à 50 degrés. M. Ruppel, voyageur moderne très distingué, nous a assuré avoir supporté sur les bords de la mer Rouge, et par un temps couvert, une chaleur de 42 degrés Réaumur correspondant à 52,5 degrés du thermomètre centigrade ; enfin à Philœ, au-dessus des cataractes du Nil, les savans de l’expédition d’Égypte ont vu un thermomètre, exposé aux rayons directs du soleil, monter jusqu’à 70 degrés. Ainsi les extrêmes de température naturelle supportés par l’homme et les animaux embrassent une échelle de 120 degrés, c’est-à-dire 20 degrés de plus que la différence qui sépare le point de congélation de celui de l’ébullition.

En ajoutant, dans les lignes qui précèdent, quelques détails circonstanciés, quelques résultats numériques, à ceux qu’on trouvera dans Cosmos, nous avons voulu donner aux personnes peu familières avec ce genre d’études une idée d’un des plus beaux travaux de M. de Humboldt. C’est au livre lui-même que nous renverrons le lecteur curieux de connaître les conséquences principales qu’il a été possible de tirer de ces faits fondamentaux, de ces données premières. Plus qu’aucune autre partie de l’ouvrage, le tableau des climats tracé par M. de Humboldt est fait pour montrer comment, à mesure que nos connaissances s’étendent et se complètent, elles dévoilent les rapports intimes existant entre les phénomènes les plus éloignés en apparence. Pour expliquer pourquoi, dans nos petites îles bretonnes, la neige tient rarement pendant vingt-quatre heures, il faut chercher la cause de ce fait dans la configuration des continens, dans les courans marins équatoriaux, dans les mouvemens que la chaleur solaire imprime à l’atmosphère des tropiques, et jusque dans la forme générale, jusque dans la rotation de notre planète.


III.

M. de Humboldt n’a consacré que quelques pages de Cosmos à la nature organique représentée à la surface du globe par le règne animal et le règne végétal. C’est avec une vive peine que nous avons vu cette espèce d’oubli. Il est assez de mode parmi les hommes livrés aux études physiques d’afficher un dédain réel ou affecté pour les sciences qui cherchent à pénétrer les mystères de l’organisation. Mieux que tout autre, M. de Humboldt aurait pu montrer ce qu’ont d’injuste et de peu philosophique de pareilles préventions. C’est en grande partie pour s’être occupé de sciences naturelles qu’il a su se faire une place à part et des plus élevées parmi les savans qui ont pris la physique générale pour but de leurs études. La géographie botanique est un de ses plus beaux titres de gloire, et en faisant la part plus large à cette science dont il peut à bon droit se dire le père, en y joignant les considérations élevées que la géographie zoologique aurait certainement fait naître dans son esprit, M. de Humboldt, fidèle à ses propres traditions, aurait rendu à ces deux sciences un service de plus.

Tout en admettant que les végétaux et les animaux sont soumis à l’action des mêmes forces que les corps bruts, M. de Humboldt reconnaît que chez les êtres vivans ces forces agissent dans des conditions peu connues. A cet égard, nous avons trop souvent fait notre profession de foi dans cette Revue pour qu’on soit surpris de nous entendre dire que ces conditions mystérieuses ne sont à nos yeux autre chose que l’intervention d’une force spéciale, de la vie. Qu’on ne se méprenne pas sur le sens que nous attachons à ce mot. Pour nous, la vie n’est ni le principe vital de Barthez ni l’arche de Van-Helmont, espèces d’êtres doués de spontanéité et d’une volonté propre qui gouvernent le corps en maîtres quelquefois assez peu intelligens. Nous employons ce mot seulement pour désigner la cause inconnue d’une certaine classe de phénomènes qu’il serait superflu de caractériser ici. Il a donc pour nous une valeur semblable à celle que les expressions de lumière, de calorique, d’électricité, de magnétisme, ont pour les physiciens. Or, après les travaux d’OErsted et de Melloni, personne peut-être ne voudrait affirmer aujourd’hui que ces agens ont chacun leur existence distincte. En tout cas, leur nature propre est tout aussi inconnue, leur mode d’action tout aussi mystérieux que celui de la vie elle-même. M. de Humboldt ne craint pas de déclarer qu’il les regarde comme des espèces de mythes ; cependant il les nomme à chaque page, et tous les jours les physiciens nous parlent de phénomènes électriques, lumineux, magnétiques. Comment pourrait-on trouver étrange que les physiologistes parlent de phénomènes vitaux ?

Peut-être en sera-t-il un jour autrement ; mais, dans l’état actuel de nos connaissances, il nous semble impossible de ne pas distinguer la vie des autres agens. Voyez cet animal qui résiste à l’influence de la chaleur et de l’humidité réunies. Il vit. Tuez-le d’une manière quelconque, c’est-à-dire enlevez ce je ne sais quoi de conservateur qu’il porte en lui, et ses élémens matériels, rendus à leurs affinités naturelles, vont à l’instant même se désagréger et former des combinaisons nouvelles. En quelques jours, il ne restera du cadavre qu’un squelette décharné, et, pourtant abandonné à lui-même, cet animal aurait duré bien des années encore. Est-ce à dire que pendant ce temps il aurait été soustrait à l’action des agens physiques ordinaires ? Non, certes. Dans tout corps vivant, l’action de ces agens se combine sans cesse avec celle de la vie pour conserver ou pour détruire. Sans doute l’étude de ces associations et de ces luttes intéresse surtout la physiologie ; mais la distribution géographique des plantes et des animaux est aussi très propre à nous montrer comment et dans quelles limites le monde extérieur agit sur ces êtres organisés dont l’homme fait lui-même partie. Cette étude nous dévoilera quelques jours bien des rapports cachés entre la nature vivante et la nature morte. Dès aujourd’hui elle aurait fourni à M. de Humboldt, nous en sommes certain, bien des pages éloquentes à écrire, bien de magnifiques tableaux à dérouler.

Il s’est à peine écoulé une trentaine d’années depuis l’époque où M. de Humboldt fonda, pour ainsi dire, d’un seul jet la géographie botanique en la rattachant à ses magnifiques travaux sur les lignes isothermes, et déjà cette science si nouvelle a acquis un haut degré de perfection, grace aux recherches des Robert Brown, des de Candole père et fils, des Schow, des Vallemberg. Il n’en est pas de même de la géographie zoologique. Buffon, s’occupant presque exclusivement des mammifères, devina, il est vrai, avec le coup d’œil du génie, quelques-uns des faits généraux qui ressortent de leur répartition. Geoffroy Saint-Hilaire, Desmarets, M. Isidore Geoffroy, le suivirent dans cette voie et confirmèrent la plupart de ses déductions. D’autres naturalistes étendirent ce genre de recherches à des groupes différens, et, parmi les principaux travaux entrepris dans cette direction, nous devons citer ceux de Fabricius, de Latreille, de MM. Macleay, Spense, Kirby, Lacordaire, sur les insectes, ceux de M. Deshayes sur les mollusques, surtout ceux de M. Milne Edwards sur les crustacés. Chose bien remarquable, presque tous ces naturalistes arrivèrent à des résultats analogues et quelquefois entièrement semblables à ceux qu’avait proclamés leur immortel prédécesseur. Ils nous ont fait connaître un grand nombre de faits de détail et quelques-unes des tendances générales qui règlent la distribution des animaux à la surface du globe ; mais personne encore n’a tenté de réunir en un corps de doctrine ces matériaux épars. A proprement parler, la géographie zoologique n’est pas encore constituée.

Ici donc comme partout, la botanique est en avant de la zoologie. Ce fait, qui s’est reproduit dans presque toutes les branches de ces deux sciences, ne doit nullement étonner. Fixés au sol qui les nourrit, les végétaux ne peuvent, comme les animaux, fuir la main des collecteurs. Le catalogue des espèces végétales a donc pu se compléter d’autant plus rapidement que leur conservation et leur transport n’offrent pas de grandes difficultés. Il n’en est pas de même des espèces animales. Celles-ci sont en outre infiniment plus nombreuses, et nous sommes encore loin de les connaître toutes. Sans doute il reste peu de découvertes à faire parmi les mammifères ; sans doute, lorsque les monumens qu’élèvent en ce moment à la science M. Valenciennes pour les poissons, MM. Duméril et Bibron pour les reptiles, auront été menés à bonne fin, ces deux classes seront aussi presque complètement connues ; mais, parmi les vertébrés, les oiseaux attendront peut-être longtemps encore une étude aussi persévérante, aussi consciencieuse. Parmi les invertébrés, des classes entières ont été à peine étudiées et sont encore aujourd’hui presque absolument négligées par les voyageurs. Dès-lors on comprend que tout essai général de géographie zoologique serait nécessairement incomplet. Cependant les travaux partiels des savans que nous avons nommés plus haut conduisent déjà à quelques conclusions trop en harmonie avec l’ordre d’idées qui règne dans Cosmos pour que nous les passions entièrement sous silence.

Le raisonnement seul aurait suffi pour démontrer que la distribution des animaux à la surface du globe devait dépendre en premier lieu de deux grandes causes, la nature propre des espèces et l’action exercée sur elles par le monde extérieur. Ces deux causes sont dans un rapport évident de réciprocité. La seconde peut seule satisfaire aux exigences résultant de la première pour ce qui touche à l’entretien et à la propagation des individus. Ici nous rencontrons tout d’abord un exemple frappant de ces dépendances successives qui relient les unes aux autres les parties les plus diverses de la création. On sait que parmi les animaux les uns sont destinés à se nourrir de chair, et les autres de végétaux. Or, l’existence des espèces carnivores suppose celle des herbivores, chargées d’extraire des plantes les principes alibiles que celles-ci ont empruntés à l’atmosphère ; mais les animaux carnassiers ne mangent pas indistinctement tous les herbivores, et par conséquent certaines espèces ne peuvent habiter que là où se trouvent ceux de ces derniers qui leur offrent une proie convenable. Les herbivores, à leur tour, sont astreints à faire un choix parmi les végétaux, et par cela même certains d’entre eux se trouvent exclus des contrées où ne croissent pas les espèces végétales appropriées à leur nourriture, sont confinés dans les régions où celles-ci se développent. Or, la répartition des végétaux dépend de bien des circonstances parmi lesquelles la nature du sol joue un rôle important. Ainsi, par l’intermédiaire du règne végétal, le règne minéral exerce une influence incontestable sur la distribution géographique des animaux.

Il est probable que tous les agens physiques exercent une action quelconque sur les êtres organisés ; mais cette action est difficilement appréciable de la part du magnétisme et de l’électricité. La lumière elle-même, si puissante, si active dans le règne végétal, ne paraît jouer qu’un rôle assez secondaire dans le règne animal. Tout au plus détermine-t-elle le genre de vie de certaines espèces, à qui leurs habitudes ont mérité l’épithète caractéristique de nocturnes. C’est encore elle peut-être que fuient d’une manière absolue deux animaux fort singuliers, appartenant, l’un à la classe des reptiles, l’autre à la classe des poissons. Le premier est le protée, qui ne s’est encore rencontré que dans les lacs souterrains des immenses cavernes de la Carniole ; l’autre est le pimélode des cyclopes, dont quelques rares individus, égarés pendant la nuit, ont été pêchés au pied du Cotopaxi ou du Tongaragua, et qui est vomi par milliers au milieu d’une boue argileuse lors des éruptions de ces volcans.

L’influence de la chaleur est au contraire tellement évidente, qu’elle masque, pour ainsi dire, celle de tous les autres agens, et qu’on s’est habitué à la regarder comme l’unique cause de la distribution géographique des êtres organisés. Plantes ou animaux des pays chauds, des pays froids, est une expression tous les jours employée, et qui n’est fausse que par sa généralisation trop absolue, car parmi les habitans des contrées tropicales, par exemple, il en est qui, vivant sur de hautes montagnes dans le voisinage des neiges éternelles, supportent des températures plus basses que celles de nos régions tempérées. Au reste, tous les zoologistes se sont accordés avec les botanistes pour attribuer à l’action de la chaleur seule quelques-uns des faits les plus généraux qui ressortent de la distribution géographique des êtres organisés. Aussi devons-nous accorder à cette action une attention toute particulière.

Nous ne connaissons aucun point du globe rendu complètement inhabitable par un excès de chaud ou de froid. Plus la température s’élève, et plus elle favorise le développement de la vie organique, pourvu qu’une humidité suffisante vienne en aide à la chaleur. Sous le ciel brûlant des tropiques, le règne végétal déploie sans cesse une incroyable fécondité, et les espèces animales sont tout aussi nombreuses que les végétaux. Un excès de froid, au contraire, peut resserrer, sinon tarir complètement, les sources de la vie ; mais si les neiges éternelles semblent d’abord être pour la végétation une infranchissable barrière, si les plantes à organisation complexe ne peuvent croître sous leurs masses glacées, leur surface n’en nourrit pas moins des myriades d’êtres microscopiques qui savent y trouver leur nourriture. Les neiges colorées, recueillies par plusieurs observateurs, soit dans le voisinage des pôles, soit sur les plus hautes montagnes, doivent leurs teintes variées, soit à ces protococcus qu’on peut regarder comme les derniers des, champignons, soit à des infusoires ou à des rotateurs de diverses espèces. Pendant son voyage au pôle nord, le capitaine Parry a recueilli sur la glace même, bien au-delà du 82e degré de latitude, un puceron vivant que le vent avait sans doute apporté des côtes les plus voisines ; distantes d’environ trente-trois lieues. Pendant le rude hivernage du même voyageur à l’île Melville, alors que le mercure restait constamment gelé, les chasseurs de l’Hécla et du Griper tuèrent aux environs de Winter-Harbour 3 bœufs musqués, 24 rennes, 68 lièvres, 53 oies, 59 canards et 144 ptarmigans. Enfin les insectes, ceux surtout de la famille des culicides, semblent s’étendre bien avant vers les pôles. Ces régions glacées ont aussi leurs mousquites, et ce fait s’explique très bien par la brièveté de la vie chez les cousins. Leurs germes, endormis dans l’ouf, résistent beaucoup mieux que les animaux eux-mêmes aux froids les plus excessifs ; le moindre rayon de soleil en amène l’éclosion, et le court été des régions polaires suffit à ces insectes pour parcourir toutes les phases de leur existence éphémère.

Malgré la puissance de réaction dont nous venons de citer d’incontestables exemples, quelques classes d’animaux ne peuvent s’élever au-delà d’une certaine limite ; si l’isard et le bouquetin peuplent les glaciers de nos Pyrénées, si l’aigle, le loemmer-gayer et surtout le condor élèvent leur vol puissant bien au-dessus des dernières aiguilles de nos Alpes ou des Cordillières, les poissons s’arrêtent long-temps avant d’avoir atteint la source des fleuves qui prennent naissance près du sommet de ces hautes montagnes. Au-dessus de 2240 mètres environ, Ramond n’a plus trouvé de poissons dans les lacs des Pyrénées. À cette hauteur, la température moyenne est de 1 1/2 degré au-dessus de zéro, et les lacs sont gelés pendant neuf mois de l’année. L’air ne peut donc se renouveler dans le liquide emprisonné sous la glace, et le naturaliste français avait cru pouvoir expliquer par cette circonstance le manque d’êtres vivans au milieu de ces amas d’eau. Cependant M. de Humboldt a observé avec raison que, si telle était la vraie cause du fait signalé par Ramond, on devrait, dans les Andes, trouver des poissons jusqu’à la hauteur où une température moyenne égale produit des effets semblables, c’est-à-dire jusqu’à 4730 mètres environ. Or, il n’en est pas ainsi : sur les Cordillières, les poissons disparaissent des lacs et des ruisseaux à une élévation de 2700 à 3000 mètres. La température moyenne de ces régions est encore de 9 1/2 degrés, et les cours d’eau n’y gèlent jamais. On voit qu’il faut chercher ailleurs l’explication de ce phénomène, et peut-être la trouverait-on dans l’effet résultant d’une diminution trop considérable de pression atmosphérique.

C’est principalement par ses extrêmes que la température d’une contrée agit sur les êtres organisés. Ce sont eux surtout qui règlent la répartition des plantes aussi bien que celle des animaux. Toutes choses égales d’ailleurs, les espèces végétales s’avancent d’autant plus vers les pôles que les étés sont plus chauds. La moyenne annuelle est plus élevée à Cherbourg qu’à Bude, et pourtant la vigne végète à peine en Normandie, tandis que les coteaux de Tokai fournissent au luxe de nos tables un des vins les plus renommés. Les animaux, dans leurs migrations annuelles, présentent des faits analogues : M. de Humboldt nous apprend par exemple que pendant l’été le tigre royal s’avance vers le nord de l’Asie jusque sous les latitudes de Berlin et de Hambourg.

Cependant une température constamment élevée, peut-être combinée avec une lumière plus vive, semble exercer sur l’organisation animale une action incontestable. Ce n’est guère que dans les régions les plus chaudes que les mammifères et les oiseaux présentent dans leurs tégumens ces modifications singulières, d’où il résulte que les poils semblent être remplacés par des écailles, comme chez les pangolins, et les plumes par des crins, comme chez le casoard. Ce n’est que sous l’équateur et dans les contrées intertropicales que nous voyons les oiseaux, les poissons, les insectes, déployer dans leur parure ce luxe de couleurs dont n’approchent jamais les gemmes les plus précieuses. À mesure que nous avançons vers les pôles, et surtout vers le pôle nord, des nuances de plus en plus ternes remplacent les teintes vives, les reflets éblouissans. Chez les oiseaux surtout, cette différence est des plus sensibles. En Europe, le grimpereau de murailles, le picvert, le guépier et le martin-pêcheur possèdent seuls un plumage assez remarquable ; et quelle n’est pas leur infériorité lorsqu’on les compare à leurs congénères exotiques ou à ces colibris, à ces oiseaux-mouches, dont les plumes chatoyantes semblent avoir conservé et réfléchir encore les rayons du soleil équatorial !

À en juger par les résultats immédiats de l’observation, l’influence de la chaleur s’étendrait à un genre d’action d’un ordre beaucoup plus élevé. Certaines stations circumpolaires sont aussi peuplées que les stations correspondantes placées sous l’équateur. Les mers boréales, par exemple, ont peut-être autant d’habitans que celles des tropiques ; mais, si l’on vient à examiner ces populations marines, on reconnaît bien vite qu’elles sont très diversement composées. Sous l’équateur, le nombre des espèces est infiniment plus considérable, et cette infériorité est compensée pour les mers du nord par une plus grande multiplication des individus. Bien plus, non-seulement les différences entre les animaux deviennent plus nombreuses, mais encore elles portent sur des détails organiques de plus en plus importans à mesure que l’on avance vers les régions les plus chaudes. Ce ne sont pas seulement les espèces, mais encore les genres, qui se multiplient. M. Milne Edwards est le premier qui, dans ses belles recherches sur la géographie des crustacés, ait signalé ce fait remarquable. Le même naturaliste est arrivé à un autre résultat plus important encore. Il a reconnu que le perfectionnement des organismes paraissait suivre une marche semblable, et être jusqu’à un certain point proportionnel à la quantité de chaleur et de lumière. À mesure qu’on s’éloigne des pôles, qu’on se rapproche de l’équateur, la machine animale semble progressivement se perfectionner, et ce n’est que dans les mers les plus chaudes que se tiennent les crustacés les plus élevés en organisation. Il nous paraît probable que l’étude des autres classes fera reconnaître des faits tout pareils. Dès aujourd’hui nous pouvons dire qu’il en est bien réellement ainsi pour les mammifères, les oiseaux et les reptiles. Les singes, par exemple, que tous les zoologistes s’accordent à placer en tête de la classe des mammifères, et dont les espèces variées peuplent les forêts des tropiques, ne pénètrent jamais très avant dans les zones tempérées. À peine le rocher de Gibraltar nourrit-il quelques magots, dont l’origine est au moins bien douteuse, et ceux des quadrumanes que leur organisation rapproche le plus de l’espèce humaine, l’orang, le chimpensé, habitent exclusivement les contrées les plus chaudes de l’ancien continent.

Les quelques faits que nous venons de citer, ceux du même genre que nous pourrions signaler encore, paraissent dépendre uniquement des rapports préexistans entre la nature propre des êtres vivans et l’action qu’exerce sur eux le milieu ambiant. On pourrait croire au premier coup d’œil que la distribution géographique des plantes et des animaux doit se rattacher à cette seule et unique cause. Il n’en est pourtant pas ainsi. De ce qu’un lieu donné satisfait complètement à toutes les conditions d’existence d’une espèce animale ou végétale, il ne s’ensuit nullement que cette espèce devra nécessairement s’y rencontrer. Dans les contrées éloignées dont le sol présente une composition identique, dont les climats paraissent se ressembler en tout, les flores et les faunes sont souvent très différentes, en ce sens du moins que les espèces ne sont nullement les mêmes dans l’une et dans l’autre ; mais alors ces espèces, quoique distinctes, présentent une analogie qu’on pouvait en quelque sorte prévoir, et que semble commander l’identité des circonstances extérieures.

Ce fait véritablement remarquable introduit dans les études de géographie organique un élément très essentiel dépendant uniquement de l’observation, et qui conduira quelque jour à des conséquences peut-être encore bien imprévues. Supposons, par exemple, qu’un zoologiste familier avec la faune européenne touche successivement aux rivages de l’Amérique du Sud, à Madagascar, à la Nouvelle-Hollande ; il s’apercevra sans peine que la population animale de ces diverses contrées présente dans chacune d’elles un cachet particulier. Il reconnaîtra que certaines espèces, certains genres, sont comme relégués dans des provinces parfois très circonscrites. Il verra la faune tout entière de quelques grandes localités se modeler sur un type tout spécial qui n’a ailleurs que peu ou point de représentans. Ainsi les îles Moluques possèdent seules les tarsiers, si remarquables par la longueur de leurs jambes. Madagascar, quoique voisine d’une côte où pullulent les singes, ne nourrit aucun de ces mammifères, et les remplace par les lémuriens, qu’on ne rencontre nulle part ailleurs. Pas une seule espèce de singe n’habite à la fois l’ancien et le nouveau continent. Enfin la Nouvelle-Hollande et les îles voisines semblent être la patrie spéciale des marsupiaux, qui reproduisent dans cette partie du monde la série presque complète des mammifères ordinaires, et dont deux ou trois espèces seulement se retrouvent dans l’ancien et le nouveau continent.

Ce cantonnement des espèces n’est nullement particulier à la période géologique actuelle. M. Owen, qu’on peut regarder à bon droit comme le premier des paléontologistes modernes, a pour ainsi dire mis hors de doute ce fait si important pour l’histoire de notre globe. Le célèbre anatomiste anglais conclut, de l’examen d’un nombre immense d’ossemens fossiles, que, dans les périodes géologiques passées, les espèces animales de chaque contrée présentaient des caractères semblables à ceux des espèces actuellement vivantes, que les unes et les autres appartiennent aux mêmes types fondamentaux. Ainsi, par exemple, tous les ossemens de mammifères fossiles découverts à la Nouvelle-Hollande appartiennent au groupe si caractéristique des marsupiaux. M. Owen ne signale qu’une seule exception. Le mastodonte, ce représentant de l’éléphant actuel, semble avoir été vraiment cosmopolite. On a rencontré ses restes dans l’Amérique et dans l’Inde aussi bien qu’en Europe. On les retrouve aussi dans la Nouvelle-Hollande. Or, on comprend que, précisément à cause de sa nature, cette exception n’attaque en rien la conclusion générale avancée par M. Owen.

Il est absolument impossible d’expliquer les faits qui précèdent en admettant que toutes les espèces animales ont été créées sur un point unique d’où elles ont irradié sur la surface entière du globe. On ne comprendrait pas comment, en ce cas, elles auraient pu traverser d’immenses espaces sans laisser la moindre trace de leur passage ; on ne comprendrait pas surtout comment les fossiles d’une vaste contrée se rapportent tous à un type unique, dont on ne trouve ailleurs aucun vestige. On a donc été conduit à admettre que chaque espèce a été, dès l’origine, créée par l’auteur de toutes choses dans la région la plus favorable à son développement, et que de là elle s’est répandue en tous sens jusqu’aux limites résultant des conditions nouvelles où elle se plaçait en s’éloignant de son point de départ. M. Milne Edwards, qui, dans ses mémoires sur la géographie des crustacés, a le premier développé les considérations élevées dont nous donnons ici un aperçu, a désigné sous le nom de centres de création les points du globe qui paraissent avoir été la patrie originelle d’un grand nombre d’espèces distinctes. Il a ainsi rendu compte de plusieurs faits curieux de distribution des animaux, et expliqué, entre autres, l’isolement singulier de quelques espèces, la prédominance de certains types dans les contrées où des circonstances particulières s’opposent également aux émigrations lointaines et aux invasions du dehors.

Un des faits qui nous paraissent venir le plus à l’appui de cette théorie des centres de création, c’est que les espèces animales appartenant à deux régions zoologiques analogues s’acclimatent très facilement en passant de l’une à l’autre. C’est là un résultat d’observation journalière, et dont l’histoire des établissemens européens nous offre de nombreux exemples. Le bœuf, le chien, le cheval, ces serviteurs assidus et dociles de l’homme civilisé, n’existaient pas en Amérique lors de la découverte du Nouveau-Monde. Quelques individus, transportés sur cette terre étrangère et rendus accidentellement à la liberté, ont suffi pour engendrer ces races sauvages dont les troupes innombrables animent aujourd’hui la solitude des pampas, les marais de la Floride et les prairies sans bornes des États-Unis. Nos abeilles étaient également inconnues dans l’Amérique du Nord, à l’époque où les persécutions religieuses fondèrent ces colonies qui sont devenues un des plus puissans empires modernes. De nos jours, elles y vivent à l’état sauvage, et, parties des rivages de l’Atlantique, elles s’enfoncent rapidement dans l’intérieur. Selon M. Warden, en 1797, on n’en rencontrait pas encore à l’ouest du Mississipi. En 1811, elles avaient franchi cette barrière et remonté ce fleuve, ainsi que le Missouri, sur une étendue de deux cents lieues. Leurs essaims avaient donc avancé d’environ quatorze lieues par an. Aujourd’hui la récolte du miel sauvage est, pour l’Anglo-Américain des frontières, une véritable branche d’industrie et de commerce.

Si le globe terrestre n’était habité que par des êtres livrés aux seules impulsions de l’instinct, la répartition des espèces animales serait probablement réglée uniquement par les trois causes générales que nous venons d’indiquer. De leur action plus ou moins énergique, de leurs compensations mutuelles résulterait un équilibre que rompraient seulement ces grands cataclysmes qui bouleversent les mondes eux-mêmes. Mais l’homme, avec son intelligente activité, joue au milieu de ces élémens un rôle dont l’influence incontestable a déjà changé plus d’un trait de la géographie zoologique naturelle. Il a multiplié les espèces utiles, poursuivi et anéanti quelquefois les espèces nuisibles, celles même qui n’avaient d’autre tort que de ne pouvoir servir à ce maître du monde. Dans le XVIe et le XVIIe siècle, on trouvait en grande abondance, aux îles de France et de Bourbon, un oiseau de la grosseur du cygne, mais construit de manière à ne pouvoir ni voler ni nager avec facilité. Ces îles se peuplèrent, et les drontes, dont la chair était d’ailleurs mauvaise à manger, disparurent si bien, que plusieurs naturalistes, et Cuvier lui-même, ont été jusqu’à douter de leur existence passée. Le fait est qu’il n’en reste plus d’autres traces qu’un bec et deux pattes, échappés comme par miracle à la voracité des insectes, et que l’on conserve aujourd’hui précieusement dans le musée d’Oxford.

Partout où l’homme a porté ses pas, nous le voyons marcher accompagné d’espèces animales dont il a su s’entourer pour satisfaire ses besoins ou ses caprices. Partout nous le voyons exproprier au profit de ces utiles serviteurs les espèces sauvages qui occupent le sol. Le chien, le cheval, ont pénétré avec lui dans toutes les parties du globe. Le bœuf, le mouton, remplacent au cap de Bonne-Espérance le buffle et les antilopes ; dans l’Amérique du Nord, le bison et le cerf ; dans la Polynésie, le kanguroo et les autres marsupiaux. Dans ces migrations lointaines, l’homme traîne aussi à sa suite des parasites intéressés ou des ennemis redoutables dont il ne peut se débarrasser. Les souris pullulent dans la cale de nos navires. Sur huit espèces de rats que possède le Brésil, cinq sont originaires du pays même ; les trois autres lui ont été apportées par le commerce. Le taret, autrefois inconnu dans nos mers, est devenu le fléau de nos constructions en bois sous-marines, et menace incessamment d’épouvantables inondations la Hollande, dont il ronge les digues. Un autre ennemi, plus formidable peut-être, s’est acclimaté en France. Depuis plusieurs années, le thermite fatal est à Rochefort, et y exerce des ravages d’autant plus à craindre que rien n’indique ses progrès. Puisse la science découvrir bientôt un moyen de mettre nos planchers, nos charpentes, à l’abri de ce redoutable mineur, et préserver ainsi nos villes maritimes, peut-être l’Europe méridionale tout entière, d’un des plus terribles fléaux que nous ayons pu importer des colonies !

Ainsi l’activité humaine exerce souvent une action profondément modificatrice sur la distribution géographique des êtres vivans ; mais, cette action a pourtant des limites, et ici reparaît dans toute sa puissance la domination du monde extérieur. Pour qu’une espèce s’acclimate sur une terre étrangère, il faut que sa nature se prête aux nouvelles conditions d’existence qui résultent de ce changement d’habitation. L’homme lui-même, cet orgueilleux souverain de la terre, ne saurait échapper à l’influence du monde physique, et, si nous voulions rechercher jusqu’où peut atteindre cette domination, nous trouverions, comme l’observe M. de Humboldt, que les mœurs, les habitudes, l’organisation politique, les croyances religieuses, que toutes ces choses qui constituent l’essence des sociétés humaines, n’ont souvent pas d’autre origine première que des accidens de sol ou de climat. L’homme des forêts est presque nécessairement chasseur ; celui des steppes, pasteur ; celui qui habite le bord des fleuves ou les rivages de la mer, pêcheur. Livrés à eux-mêmes, tous trois arriveront sans doute à des notions plus ou moins élevées sur l’existence d’êtres supérieurs qui président à leurs destinées, qui réservent aux bons et aux méchans un avenir de récompenses ou de punitions ; mais chacun d’eux traduira ces croyances générales d’une façon appropriée à son genre de vie, chacun d’eux se prosternera avec crainte ou vénération devant des fétiches divers empruntés aux objets qui l’entourent. Ici nous retrouvons l’ensemble des considérations que nous avons esquissées dans la seconde partie de ce travail ; nous revenons pour ainsi dire à notre point de départ. Admirable enchaînement de causes et d’effets qui, par l’intermédiaire des conditions d’existence, rattache le monde organique dans ses plus hautes comme dans ses plus humbles manifestations, les problèmes de la civilisation comme l’existence du dernier infusoire, à tout le passé de notre planète et aux lois de la formation des mondes !

On n’analyse pas un livre comme Cosmos, qui est lui-même un résumé des plus succincts d’une masse énorme de faits et de résultats scientifiques. Pour en donner une idée, nous avons dû plutôt choisir et développer quelques-uns des points les plus propres à faire ressortir la donnée générale. Si nous avons réussi, nos lecteurs doivent maintenant comprendre toute l’immensité du champ embrassé par M. de Humboldt. C’est l’univers, c’est la création entière que nous venons de parcourir sur ses traces. Comme naturaliste, nous avons cru pouvoir exprimer quelques regrets en voyant encore une fois la nature vivante moins bien traitée que la nature morte ; mais personne plus que nous n’admire ce qu’il y a de merveilleux à avoir su réunir et condenser la science nécessaire pour fournir une telle carrière. Aussi ne saurions-nous trop engager tout homme sérieux, qu’il soit savant de profession ou seulement ami du savoir, à lire ce livre, qui, sous une forme pittoresque, offre la solution des plus difficiles problèmes de la cosmologie, dont l’auteur n’est arrivé aux vues d’ensemble qu’en passant par les détails, et où les idées paraissent d’autant plus grandes qu’elles marchent toujours appuyées sur les faits.

A. de Quatrefages.

  1. Essai d’une Description physique du monde. Gide, rue des Petits-Augustins.