Il ne faut jurer de rien (éd. 1888)/Acte III

Il ne faut jurer de rien (éd. 1888)
Il ne faut jurer de rienCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset, tome IV. Comédies, ii (p. 374-405).


ACTE TROISIÈME


Scène première8


[Un chemin.]


Entrent VAN BUCK et VALENTIN, qui frappe à une auberge.
[Valentin.

Holà ! hé ! y a-t-il quelqu’un ici capable de me faire une commission ?

Un Garçon, sortant.

Oui, monsieur, si ce n’est pas trop loin ; car vous voyez qu’il pleut à verse.

Van Buck.

Je m’y oppose de toute mon autorité, et au nom des lois du royaume.

Valentin.

Connaissez-vous le château de Mantes, ici près ?

Le Garçon.

Que oui, monsieur ; nous y allons tous les jours. C’est à main gauche ; on le voit d’ici.

Van Buck.

Mon ami, je vous défends d’y aller, si vous avez quelque notion du bien et du mal.

Valentin.

Il y a deux louis à gagner pour vous. Voilà une lettre pour mademoiselle de Mantes, que vous remettrez à sa femme de chambre, et non à d’autres, et en secret. Dépêchez-vous et revenez.

Le Garçon.

Ô monsieur ! n’ayez pas peur.

Van Buck.

Voilà quatre louis si vous refusez.

Le Garçon.

Ô monseigneur ! il n’y a pas de danger.

Valentin.

En voilà dix ; et si vous n’y allez pas, je vous casse ma canne sur le dos !

Le Garçon.

Ô mon prince ! soyez tranquille ; je serai bientôt revenu.

Il sort.
Valentin.

Maintenant, mon oncle, mettons-nous à l’abri ; et si vous m’en croyez, buvons un verre de bière. Cette course à pied doit vous avoir fatigué.]

Ils s’assoient sur un banc.
Van Buck.

Sois-en certain, je ne te quitterai pas ! j’en jure par l’âme de feu mon frère et par la lumière du soleil. Tant que mes pieds pourront me porter, tant que ma tête sera sur mes épaules, je m’opposerai à cette action infâme et à ses horribles conséquences.

Valentin.

Soyez-en sûr, je n’en démordrai pas ; j’en jure par ma juste colère et par la nuit qui me protégera. Tant que j’aurai du papier et de l’encre, et qu’il me restera un louis dans ma poche, je poursuivrai et achèverai mon dessein, quelque chose qui puisse en arriver.

[Van Buck.

N’as-tu donc plus ni foi ni vergogne, et se peut-il que tu sois mon sang ? Quoi ! ni le respect pour l’innocence, ni le sentiment du convenable, ni la certitude de me donner la fièvre, rien n’est capable de te toucher !

Valentin.

N’avez-vous donc ni orgueil ni honte, et se peut-il que vous soyez mon oncle ? Quoi ! ni l’insulte que l’on nous fait, ni la manière dont on nous chasse, ni les injures qu’on vous a dites à votre barbe, rien n’est capable de vous donner du cœur !]

Van Buck.

Encore si tu étais amoureux ! si je pouvais croire que tant d’extravagances partent d’un motif qui eût quelque chose d’humain ! Mais non, tu n’es qu’un Lovelace, tu ne respires que trahisons, et la plus exécrable vengeance est ta seule soif et ton seul amour.

Valentin.

Encore si je vous voyais pester ! si je pouvais me dire qu’au fond de l’âme vous envoyez cette baronne et son monde à tous les diables ! Mais non, vous ne craignez que la pluie, vous ne pensez qu’au mauvais temps qu’il fait, et le soin de vos bas chinés est votre seule peur et votre seul tourment.

[Van Buck.

Ah ! qu’on a bien raison de dire qu’une première faute mène à un précipice ! Qui m’eût pu prédire ce matin, lorsque le barbier m’a rasé et que j’ai mis mon habit neuf, que je serais ce soir dans une grange, crotté et trempé jusqu’aux os ! Quoi ! c’est moi ! Dieu juste ! à mon âge, il faut que je quitte ma chaise de poste où nous étions si bien installés, il faut que je coure à la suite d’un fou à travers champs en rase campagne ! Il faut que je me traîne à ses talons, comme un confident de tragédie, et le résultat de tant de sueurs sera le déshonneur de mon nom !

Valentin.

C’est au contraire par la retraite que nous pourrions nous déshonorer, et non par une glorieuse campagne dont nous ne sortirons que vainqueurs.] Rougissez, mon oncle Van Buck, mais que ce soit d’une noble indignation. Vous me traitez de Lovelace : oui, par le ciel ! ce nom me convient. Comme à lui, on me ferme une porte surmontée de fières armoiries ; comme lui, une famille odieuse croit m’abattre par un affront ; comme lui, comme l’épervier, j’erre et je tournoie aux environs ; mais comme lui je saisirai ma proie, et, comme Clarisse, la sublime bégueule, ma bien-aimée m’appartiendra.

[Van Buck.

Ah ciel ! que ne suis-je à Anvers, assis devant mon comptoir, sur mon fauteuil de cuir, et dépliant mon taffetas ! Que mon frère n’est-il mort garçon, au lieu de se marier à quarante ans passés ! Ou plutôt que ne suis-je mort moi-même le premier jour que la baronne de Mantes m’a invité à déjeuner !

Valentin.

Ne regrettez que le moment où, par une fatale faiblesse, vous avez révélé à cette femme le secret de notre traité. C’est vous qui avez causé le mal ; cessez de m’injurier, moi qui le réparerai. Doutez-vous que cette petite fille, qui cache si bien les billets doux dans les poches de son tablier, ne fût venue au rendez-vous donné ? Oui, à coup sûr elle y serait venue ; donc elle viendra encore mieux cette fois. Par mon patron ! je me fais une fête de la voir descendre, en peignoir, en cornette et en petits souliers, de cette grande caserne de briques rouillées ! Je ne l’aime pas ; mais je l’aimerais, que la vengeance serait la plus forte, et tuerait l’amour dans mon cœur. Je jure qu’elle sera ma maîtresse, mais qu’elle ne sera jamais ma femme ; il n’y a maintenant ni épreuve, ni promesse, ni alternative ; je veux qu’on se souvienne à jamais dans cette famille du jour où l’on m’en a chassé.

L’Aubergiste, sortant de sa maison.

Messieurs, le soleil commence à baisser : est-ce que vous ne me ferez pas l’honneur de dîner chez moi ?

Valentin.

Si fait : apportez-nous la carte, et faites-nous allumer du feu. Dès que votre garçon sera revenu, vous lui direz qu’il me donne réponse. Allons ! mon oncle, un peu de fermeté ; venez et commandez le dîner.

Van Buck.

Ils auront du vin détestable, je connais le pays ; c’est un vinaigre affreux.

L’Aubergiste.

Pardonnez-moi ; nous avons du champagne, du chambertin, et tout ce que vous pouvez désirer.

Van Buck.

En vérité ! dans un trou pareil ? c’est impossible ; vous nous en imposez.

L’Aubergiste.

C’est ici que descendent les messageries, et vous verrez si nous manquons de rien.

Van Buck.

Allons ! tâchons donc de dîner ; je sens que ma mort est prochaine, et que dans peu je ne dînerai plus.]

[Ils sortent.]



Scène II


[Au château. Un salon.]


Entrent LA BARONNE et L’ABBÉ.
[La Baronne.

Dieu soit loué, ma fille est enfermée ! Je crois que j’en ferai une maladie.

L’Abbé.

Madame, s’il m’est permis de vous donner un conseil, je vous dirai que j’ai grandement peur. Je crois avoir vu en traversant la cour un homme en blouse et d’assez mauvaise mine, qui avait une lettre à la main.

La Baronne.

Le verrou est mis ; il n’y a rien à craindre. Aidez-moi un peu à ce bal ; je n’ai pas la force de m’en occuper.]

L’Abbé.

Dans une circonstance aussi grave, ne pourriez-vous retarder vos projets ?

La Baronne.

Êtes-vous fou ? Vous verrez que j’aurai fait venir tout le faubourg Saint-Germain de Paris, pour le remercier et le mettre à la porte ! Réfléchissez donc à ce que vous dites.

L’Abbé.

Je croyais qu’en telle occasion on aurait pu, sans blesser personne…

La Baronne.

Et au milieu de ça, je n’ai pas de bougies ! Voyez donc un peu si Dupré est là.

L’Abbé.

Je pense qu’il s’occupe des sirops.

La Baronne.

Vous avez raison : ces maudits sirops, voilà encore de quoi mourir. Il y a huit jours que j’ai écrit moi-même, et ils ne sont arrivés qu’il y a une heure. Je vous demande si on va boire ça !

[L’Abbé.

Cet homme en blouse, madame la baronne, est quelque émissaire, n’en doutez pas. Il m’a semblé, autant que je me le rappelle, qu’une de vos femmes causait avec lui. Ce jeune homme d’hier est mauvaise tête, et il faut songer que la manière assez verte dont vous vous en êtes délivrée…

La Baronne.

Bah ! des Van Buck ? des marchands de toile ? qu’est-ce que vous voulez donc que ça fasse ? Quand ils crieraient, est-ce qu’ils ont voix ? Il faut que je démeuble le petit salon ; jamais je n’aurai de quoi asseoir mon monde.

L’Abbé.

Est-ce dans sa chambre, madame, que votre fille est enfermée ?

La Baronne.

Dix et dix font vingt ; les Raimbaut sont quatre ; vingt, trente. Qu’est-ce que vous dites, l’abbé ?

L’Abbé.

Je demande, madame la baronne, si c’est dans sa belle chambre jaune que mademoiselle Cécile est enfermée ?

La Baronne.

Non ; c’est là, dans la bibliothèque ; c’est encore mieux, je l’ai sous la main. Je ne sais ce qu’elle fait, ni si on l’habille, et voilà la migraine qui me prend.

L’Abbé.

Désirez-vous que je l’entretienne ?

La Baronne.

Je vous dis que le verrou est mis ; ce qui est fait est fait ; nous n’y pouvons rien.

L’Abbé.

Je pense que c’était sa femme de chambre qui causait avec ce lourdaud. Veuillez me croire, je vous en supplie ; il s’agit là de quelque anguille sous roche qu’il importe de ne pas négliger.

La Baronne.

Décidément il faut que j’aille à l’office ; c’est la dernière fois que je reçois ici.

Elle sort.
L’Abbé, seul.

Il me semble que j’entends du bruit dans la pièce attenante à ce salon. Ne serait-ce point la jeune fille ? Hélas ! ceci est inconsidéré !]

Cécile, en dehors.

Monsieur l’abbé, voulez-vous m’ouvrir ?

L’Abbé.

Mademoiselle, je ne le puis sans autorisation préalable.

Cécile, de même.

La clef est là, sous le coussin de la causeuse ; vous n’avez qu’à la prendre, et vous m’ouvrirez.

L’Abbé, prenant la clef.

Vous avez raison, mademoiselle, la clef s’y trouve effectivement ; mais je ne puis m’en servir d’aucune façon, bien contrairement à mon vouloir.

Cécile, de même.

Ah, mon Dieu ! je me trouve mal !

L’Abbé.

Grand Dieu ! rappelez vos esprits. Je vais quérir madame la baronne. Est-il possible qu’un accident funeste vous ait frappée si subitement ? Au nom du ciel ! mademoiselle, répondez-moi, que ressentez-vous ?

Cécile, de même.

Je me trouve mal ! je me trouve mal !

L’Abbé.

Je ne puis laisser expirer ainsi une si charmante personne. Ma foi ! je prends sur moi d’ouvrir ; on en dira ce qu’on voudra.

Il ouvre la porte.
Cécile.

Ma foi, l’abbé, je prends sur moi de m’en aller ; on en dira ce qu’on voudra.

Elle sort en courant.



Scène III

[Un petit bois.]
Entrent VAN BUCK et VALENTIN.
[Valentin.

La lune se lève et l’orage passe. Voyez ces perles sur les feuilles : comme ce vent tiède les fait rouler ! À peine si le sable garde l’empreinte de nos pas ; le gravier sec a déjà bu la pluie.

Van Buck.

Pour une auberge de hasard, nous n’avons pas trop mal dîné. J’avais besoin de ce fagot flambant ; mes vieilles jambes sont ragaillardies. Eh bien ! garçon, arrivons-nous ?

Valentin.

Voici le terme de notre promenade ; mais, si vous m’en croyez, à présent vous pousserez jusqu’à cette ferme dont les fenêtres brillent là-bas. Vous vous mettrez au coin du feu, et vous nous commanderez un grand bol de vin chaud avec du sucre et de la cannelle.

Van Buck.

Ne te feras-tu pas trop attendre ? Combien de temps vas-tu rester ici ? Songe du moins à toutes tes promesses, et à être prêt en même temps que les chevaux.]

Valentin.

Je vous jure de n’entreprendre ni plus ni moins que ce dont nous sommes convenus. Voyez, mon oncle, comme je vous cède, et comme en tout je fais vos volontés. Au fait, dîner porte conseil, et je sens bien que la colère est quelquefois mauvaise amie. Capitulation de part et d’autre. Vous me permettez un quart d’heure d’amourette, et je renonce à toute espèce de vengeance. La petite retournera chez elle, nous à Paris, et tout sera dit. Quant à la détestée baronne, je lui pardonne en l’oubliant.

Van Buck.

C’est à merveille ! et n’aie pas de crainte que tu manques de femmes pour cela. Il n’est pas dit qu’une vieille folle fera tort à d’honnêtes gens qui ont amassé un bien considérable, et qui ne sont point mal tournés. Vrai Dieu ! il fait beau clair de lune ; cela me rappelle mon jeune temps.

Valentin.

Ce billet doux que je viens de recevoir n’est pas si niais, savez-vous ? Cette petite fille a de l’esprit, et même quelque chose de mieux ; oui, il y a du cœur dans ces trois lignes ; je ne sais quoi de tendre et de hardi, de virginal et de brave en même temps ; [le rendez-vous qu’elle m’assigne est, du reste, comme son billet. Regardez ce bosquet, ce ciel, ce coin de verdure dans un lieu si sauvage.] Ah ! que le cœur est un grand maître ! on n’invente rien de ce qu’il trouve, et c’est lui seul qui choisit tout.

Van Buck.

Je me souviens qu’étant à la Haye, j’eus une équipée de ce genre. C’était, ma foi, un beau brin de fille : elle avait cinq pieds et quelques pouces, et une vraie moisson d’appas. Quelles Vénus que ces Flamandes ! On ne sait ce que c’est qu’une femme à présent ; dans toutes vos beautés parisiennes, il y a moitié chair et moitié coton.

Valentin.

Il me semble que j’aperçois des lueurs qui errent là-bas dans la forêt. Qu’est-ce que cela voudrait dire ? nous traquerait-on à l’heure qu’il est ?

Van Buck.

C’est sans doute le bal qu’on prépare ; il y a fête ce soir au château.

Valentin.

Séparons-nous pour plus de sûreté ; dans une demi-heure, à la ferme.

Van Buck.

C’est dit. Bonne chance, garçon ; tu me conteras ton affaire, et nous en ferons quelque chanson ; c’était notre ancienne manière, pas de fredaine qui ne fît un couplet.

Il chante.

Eh ! vraiment, oui, mademoiselle,
Eh ! vraiment, oui, nous serons trois.

Valentin sort. On voit des hommes qui portent des torches rôder à travers la forêt. Entrent la baronne et l’abbé.
La Baronne.

C’est clair comme le jour, elle est folle. C’est un vertige qui lui a pris.

L’Abbé.

Elle me crie : « Je me trouve mal ; » vous concevez ma position.

Van Buck, chantant.

Il est donc bien vrai,
Charmante Colette,
Il est donc bien vrai
Que, pour votre fête,
Colin vous a fait…
Présent d’un bouquet.

La Baronne.

Et justement, dans ce moment-là, je vois arriver une voiture. Je n’ai eu que le temps d’appeler Dupré. Dupré n’y était pas. On entre, on descend. C’était la marquise de Valangoujar et le baron de Villebouzin.

L’Abbé.

Quand j’ai entendu ce premier cri, j’ai hésité ; mais que voulez-vous faire ? Je la voyais là, sans connaissance, étendue à terre ; elle criait à tue-tête, et j’avais la clef dans ma main.

Van Buck, chantant.

Quand il vous l’offrit,
Charmante brunette,
Quand il vous l’offrit,
Petite Colette,
On dit qu’il vous prit…
Un frisson subit.

La Baronne.

Conçoit-on ça ? Je vous le demande. Ma fille qui se sauve à travers champs, et trente voitures qui entrent ensemble ! Je ne survivrai jamais à un pareil moment.

L’Abbé.

Encore si j’avais eu le temps, je l’aurais peut-être retenue par son châle,… ou du moins,… enfin, par mes prières, par mes justes observations.

Van Buck, chantant.

Dites à présent,
Charmante bergère,
Dites il présent
Que vous n’aimez guère
Qu’un amant constant…
Vous fasse un présent.

La Baronne.

C’est vous, Van Buck ? Ah ! mon cher ami, nous sommes perdus ; qu’est-ce que ça veut dire ? Ma fille est folle, elle court les champs ! [Avez-vous idée d’une chose pareille ? J’ai quarante personnes chez moi ; me voilà à pied par le temps qu’il fait.] Vous ne l’avez pas vue dans le bois ? Elle s’est sauvée, c’est comme un rêve ; [elle était coiffée et poudrée d’un côté, c’est sa fille de chambre qui me l’a dit. Elle est partie en souliers de satin blanc ;] elle a renversé l’abbé qui était là, et lui a passé sur le corps. J’en vais mourir ! [Mes gens ne trouvent rien ; et il n’y a pas à dire, il faut que je rentre. Ce n’est pas votre neveu, par hasard, qui nous jouerait un tour pareil ?] Je vous ai brusqué, n’en parlons plus. Tenez ! aidez-moi et faisons la paix. Vous êtes mon vieil ami, pas vrai ? Je suis mère, Van Buck. Ah ! cruelle fortune ! cruel hasard ! que t’ai-je donc fait

Elle se met à pleurer.
Van Buck.

Est-il possible, madame la baronne ? vous seule à pied ! vous, cherchant votre fille ! Grand Dieu ! vous pleurez ! Ah ! malheureux que je suis !

L’Abbé.

Sauriez-vous quelque chose, monsieur ? De grâce, prêtez-nous vos lumières.

Van Buck.

Venez, baronne, prenez mon bras, et Dieu veuille que nous les trouvions ! Je vous dirai tout ; soyez sans crainte. Mon neveu est homme d’honneur, et tout peut encore se réparer.

La Baronne.

Ah bah ! c’était un rendez-vous ? Voyez-vous la petite masque ! À qui se fier désormais ?

Ils sortent.



Scène IV

[Une clairière dans le bois.]
Entrent CÉCILE et VALENTIN.
Valentin.

Qui est là ? Cécile, est-ce vous ?

Cécile.

C’est moi. Que veulent dire ces torches et ces clartés dans la forêt ?

Valentin.

Je ne sais ; qu’importe ? Ce n’est pas pour nous.

Cécile.

Venez là, où la lune éclaire ; [là, où vous voyez ce rocher.]

Valentin.

Non, venez là, où il fait sombre ; [là, sous l’ombre de ces bouleaux.] Il est possible qu’on vous cherche, et il faut échapper aux yeux.

Cécile.

Je ne verrais pas votre visage ; venez, Valentin, obéissez.

Valentin.

Où tu voudras, charmante fille ; où tu iras, je te suivrai. [Ne m’ôte pas cette main tremblante, laisse mes lèvres la rassurer.]

Cécile.

Je n’ai pas pu venir plus vite. Y a-t-il longtemps que vous m’attendez ?

Valentin.

Depuis que la lune est dans le ciel ; regarde cette lettre trempée de larmes ; c’est le billet que tu m’as écrit.

Cécile.

Menteur ! C’est le vent et la pluie qui ont pleuré sur ce papier.

Valentin.

Non, ma Cécile, c’est la joie et l’amour, c’est le bonheur et le désir. Qui t’inquiète ? Pourquoi ces regards ? que cherches-tu autour de toi ?

Cécile.

C’est singulier ! je ne me reconnais pas. Où est votre oncle ? Je croyais le voir ici.

Valentin.

Mon oncle est gris [de chambertin] ; ta mère est loin, et tout est tranquille. [Ce lieu est celui que tu as choisi, et que ta lettre m’indiquait.]

Cécile.

Votre oncle est gris ? — Pourquoi, ce matin, se cachait-il dans la charmille ?9

Valentin.

Ce matin ? où donc ? que veux-tu dire ? [Je me promenais seul dans le jardin.]

Cécile.

Ce matin, quand je vous ai parlé, votre oncle était derrière un arbre.10 Est-ce que vous ne le saviez pas ? Je l’ai vu en détournant l’allée.

Valentin.

Il faut que tu te sois trompée ; je ne me suis aperçu de rien.

Cécile.

Oh ! je l’ai bien vu ; [il écartait des branches ;] c’était peut-être pour nous épier.

Valentin.

Quelle folie ! tu as fait un rêve. N’en parlons plus. Donne-moi un baiser.

Cécile.

Oui, mon ami, et de tout mon cœur ; asseyez-vous là près de moi. — Pourquoi donc, dans votre lettre d’hier, avez-vous dit du mal de ma mère ?

Valentin.

Pardonne-moi : c’est un moment de délire, et je n’étais pas maître de moi.

Cécile.

Elle m’a demandé cette lettre, et je n’osais la lui montrer ; je savais ce qui allait arriver. Mais qui est-ce donc qui l’avait avertie ? Elle n’a pourtant rien pu deviner ; la lettre était là, dans ma poche.

Valentin.

Pauvre enfant ! on t’a maltraitée ; c’est ta femme de chambre qui t’aura trahie. [À qui se fier en pareil cas ?]

Cécile.

Oh non ! ma femme de chambre est sûre ; il n’y avait que faire de lui donner de l’argent. Mais en manquant de respect pour ma mère, vous deviez penser que vous en manquiez pour moi.

Valentin.

N’en parlons plus, puisque tu me pardonnes. Ne gâtons pas un si précieux moment. Ô ma Cécile ! que tu es belle, et quel bonheur repose en toi ! Par quels serments, par quels trésors puis-je payer tes douces caresses ? [Ah ! la vie n’y suffirait pas. Viens sur mon cœur ; que le tien le sente battre, et que ce beau ciel les emporte à Dieu !]

Cécile.

Oui, Valentin, mon cœur est sincère. [Sentez mes cheveux comme ils sont doux ; j’ai de l’iris de ce côté-là, mais je n’ai pas pris le temps d’en mettre de l’autre.] — Pourquoi donc, pour venir chez nous, avez-vous caché votre nom ?

Valentin.

Je ne puis le dire : c’est un caprice, une gageure que j’avais faite.

Cécile.

Une gageure ! Avec qui donc ?

Valentin.

Je n’en sais plus rien. Qu’importent ces folies ?

Cécile.

Avec votre oncle peut-être ; n’est-ce pas ?

Valentin.

Oui. Je t’aimais, et je voulais te connaître, et que personne ne fût entre nous.

Cécile.

Vous avez raison. À votre place j’aurais voulu faire comme vous.

Valentin.

Pourquoi es-tu si curieuse, et à quoi bon toutes ces questions ? Ne m’aimes-tu pas, ma belle Cécile ? Réponds-moi oui, et que tout soit oublié.

Cécile.

Oui, cher, oui, Cécile vous aime, et elle voudrait être plus digne d’être aimée ; mais c’est assez qu’elle le soit pour vous. Mettez vos deux mains dans les miennes. — Pourquoi donc m’avez-vous refusée tantôt quand je vous ai prié à dîner ?

Valentin.

Je voulais partir : j’avais affaire ce soir.

Cécile.

Pas grande affaire, ni bien loin, il me semble ; car vous êtes descendu au bout de l’avenue.

Valentin.

Tu m’as vu ? comment le sais-tu ?

Cécile.

Oh ! je guettais. Pourquoi m’avez-vous dit que vous ne dansiez pas la mazourke ? je vous l’ai vu danser l’autre hiver.

Valentin.

Où donc ? je ne m’en souviens pas.

Cécile.

Chez madame de Gesvres, au bal déguisé. Comment ne vous en souvenez-vous pas ? Vous me disiez dans votre lettre d’hier que vous m’aviez vue cet hiver ; c’était là.

Valentin.

Tu as raison ; je m’en souviens. Regarde comme cette nuit est pure ! [Comme ce vent soulève sur tes épaules cette gaze avare qui les entoure ! Prête l’oreille : c’est la voix de la nuit, c’est le chant de l’oiseau qui invite au bonheur. Derrière cette roche élevée, nul regard ne peut nous découvrir.] Tout dort, excepté ce qui s’aime. Laisse ma main écarter ce voile, et mes deux bras le remplacer.

Cécile.

Oui, mon ami. Puissé-je vous sembler belle ! Mais ne m’ôtez pas votre main ; je sens que mon cœur est dans la mienne, et qu’il va au vôtre par là. — Pourquoi donc vouliez-vous partir et faire semblant d’aller à Paris ?

Valentin.

Il le fallait ; c’était pour mon oncle. Osais-je, d’ailleurs, prévoir que tu viendrais à ce rendez-vous ? Oh ! que je tremblais en écrivant cette lettre, et que j’ai souffert en t’attendant !

Cécile.

Pourquoi ne serais-je pas venue, puisque je sais que vous m’épouserez ?

Valentin se lève et fait quelques pas.

Qu’avez-vous donc ? qui vous chagrine ? Venez vous rasseoir près de moi.

Valentin.

Ce n’est rien : j’ai cru, — j’ai cru entendre, — j’ai cru voir quelqu’un de ce côté.

Cécile.

Nous sommes seuls : soyez sans crainte. Venez donc. Faut-il me lever ? ai-je dit quelque chose qui vous ait blessé ? votre visage n’est plus le même. Est-ce parce que j’ai gardé mon châle, quoique vous vouliez que je l’ôtasse ? [C’est qu’il fait froid ; je suis en toilette de bal. Regardez donc mes souliers de satin. Qu’est-ce que cette pauvre Henriette va penser ?] Mais qu’avez-vous ? vous ne répondez pas ; vous êtes triste. Qu’ai-je donc pu vous dire ? C’est par ma faute, je le vois.

Valentin.

Non, je vous le jure, vous vous trompez ; c’est une pensée involontaire qui vient de me traverser l’esprit.

Cécile.

Vous me disiez « tu » tout à l’heure, et même, je crois, un peu légèrement. Quelle est donc cette mauvaise pensée qui vous a frappé tout à coup ? Vous ai-je déplu ? Je serais bien à plaindre ! Il me semble pourtant que je n’ai rien dit de mal. Mais si vous aimez mieux marcher, je ne veux pas rester assise.

Elle se lève.

Donnez-moi le bras, et promenons-nous. Savez-vous une chose ? Ce matin, je vous avais fait monter dans votre chambre un bon bouillon que Henriette avait fait. Quand je vous ai rencontré, je vous l’ai dit ; j’ai cru que vous ne vouliez pas le prendre et que cela vous déplaisait. J’ai repassé trois fois dans l’allée, m’avez-vous vue ? Alors vous êtes monté ; je suis allée me mettre devant le parterre, et je vous ai vu par votre croisée ; vous teniez la tasse à deux mains, et vous avez bu tout d’un trait. Est-ce vrai ? l’avez-vous trouvé bon ?

Valentin.

Oui, chère enfant, le meilleur du monde, [bon comme ton cœur et comme toi.]

Cécile.

Ah ! quand nous serons mari et femme, je vous soignerai mieux que cela, Mais, dites-moi, qu’est-ce que cela veut dire, de s’aller jeter dans un fossé ? risquer de se tuer, et pour quoi faire ? Vous saviez bien être reçu chez nous. Que vous ayez voulu arriver tout seul, je le comprends ; mais à quoi bon le reste ? Est-ce que vous aimez les romans ?

Valentin.

Quelquefois. Allons donc nous rasseoir.

Ils se rassoient.
Cécile.

Je vous avoue qu’ils ne me plaisent guère ; ceux que j’ai lus ne signifient rien. Il me semble que ce ne sont que des mensonges, et que tout s’y invente à plaisir. On n’y parle que de séductions, de ruses, d’intrigues, de mille choses impossibles. Il n’y a que les sites qui m’en plaisent ; j’en aime les paysages et non les tableaux. Tenez, par exemple, ce soir, quand j’ai reçu votre lettre et que j’ai vu qu’il s’agissait d’un rendez-vous dans le bois, c’est vrai que j’ai cédé à une envie d’y venir qui tient bien un peu du roman ; mais c’est que j’y ai trouvé aussi un peu de réel à mon avantage. Si ma mère le sait, et elle le saura, vous comprenez qu’il faut qu’on nous marie. Que votre oncle soit brouillé ou non avec elle, il faudra bien se raccommoder. J’étais honteuse d’être enfermée, et, au fait, pourquoi l’ai-je été ? L’abbé est venu, j’ai fait la morte ; il m’a ouvert, et je me suis sauvée : voilà ma ruse ; je vous la donne pour ce qu’elle vaut.

Valentin, à part.

Suis-je un renard pris à son piège, ou un fou qui revient à la raison ?

Cécile.

Eh bien ! vous ne me répondez pas. Est-ce que cette tristesse va durer toujours ?

Valentin.

Vous me paraissez savante pour votre âge, et en même temps aussi étourdie que moi, qui le suis comme le premier coup de matines.

Cécile.

Pour étourdie, j’en dois convenir ici ; mais, mon ami, c’est que je vous aime. Vous le dirai-je ? je savais que vous m’aimiez, et ce n’est pas d’hier que je m’en doutais. Je ne vous ai vu que trois fois à ce bal ; mais j’ai du cœur et je m’en souviens. Vous avez valsé avec mademoiselle de Gesvres, et, en passant contre la porte, son épingle à l’italienne a rencontré le panneau, et ses cheveux se sont déroulés sur elle. Vous en souvenez-vous maintenant ? Ingrat ! Le premier mot de votre lettre disait que vous vous en souveniez. Aussi comme le cœur m’a battu ! Tenez ! croyez-moi, c’est là ce qui prouve qu’on aime, et c’est pour cela que je suis ici.

Valentin, à part.

Ou j’ai sous le bras le plus rusé démon que l’enfer ait jamais vomi, ou la voix qui me parle est celle d’un ange, et elle m’ouvre le chemin des cieux.

Cécile.

Pour savante, c’est une autre affaire ;11 [mais je veux répondre, puisque vous ne dites rien. Voyons ! savez-vous ce que c’est que cela ?

Valentin.

Quoi ? cette étoile à droite de cet arbre ?

Cécile.

Non, celle-là qui se montre à peine et qui brille comme une larme.

Valentin.

Vous avez lu madame de Staël ?

Cécile.

Oui, ce mot de larme me plaît, je ne sais pourquoi, comme les étoiles. Un beau ciel pur me donne envie de pleurer.

Valentin.

Et à moi envie de t’aimer, de te le dire et de vivre pour toi. Cécile, sais-tu à qui tu parles, et quel est l’homme qui ose t’embrasser ?

Cécile.

Dites-moi donc le nom de mon étoile. Vous n’en êtes pas quitte à si bon marché.

Valentin.

Eh bien ! c’est Vénus, l’astre de l’amour, la plus belle perle de l’océan des nuits.

Cécile.

Non pas ; c’en est une plus chaste et bien plus digne de respect ; vous apprendrez à l’aimer un jour, quand vous vivrez dans les métairies et que vous aurez des pauvres à vous : admirez-la, et gardez-vous de sourire ; c’est Cérès, déesse du pain.]

Valentin.

Tendre enfant ! je devine ton cœur ; tu fais la charité, n’est-ce pas ?

Cécile.

C’est ma mère qui me l’a appris ; il n’y a pas de meilleure femme au monde.

Valentin.

Vraiment ? je ne l’aurais pas cru.

Cécile.

Ah ! mon ami, ni vous ni bien d’autres, vous ne vous doutez de ce qu’elle vaut. Qui a vu ma mère un quart d’heure croit la juger sur quelques mots au hasard. Elle passe le jour à jouer aux cartes et le soir à faire du tapis ; elle ne quitterait pas son piquet pour un prince ; mais que Dupré vienne, et qu’il lui parle bas, vous la verrez se lever de table, si c’est un mendiant qui attend. [Que de fois nous sommes allées ensemble, en robe de soie, comme je suis là, courir les sentiers de la vallée, portant la soupe et le bouilli, des souliers, du linge, à de pauvres gens !] Que de fois j’ai vu, à l’église, les yeux des malheureux s’humecter de pleurs lorsque ma mère les regardait ! Allez ! elle a droit d’être fière, et je l’ai été d’elle quelquefois !

[Valentin.

Tu regardes toujours ta larme céleste ; et moi aussi, mais dans tes yeux bleus.

Cécile.

Que le ciel est grand ! que ce monde est heureux ! que la nature est calme et bienfaisante !

Valentin.

Veux-tu aussi que je te fasse de la science et que je te parle astronomie ? Dis-moi, dans cette poussière de mondes, y en a-t-il un qui ne sache sa route, qui n’ait reçu sa mission avec la vie, et qui ne doive mourir en l’accomplissant ? Pourquoi ce ciel immense n’est-il pas immobile ? Dis-moi, s’il y a jamais eu un moment où tout fut créé, en vertu de quelle force ont-ils commencé à se mouvoir, ces mondes qui ne s’arrêteront jamais ?

Cécile.

Par l’éternelle pensée.

Valentin.

Par l’éternel amour. La main qui les suspend dans l’espace n’a écrit qu’un mot en lettres de feu. Ils vivent parce qu’ils se cherchent, et les soleils tomberaient en poussière si l’un d’entre eux cessait d’aimer.

Cécile.

Ah ! toute la vie est là !

Valentin.

Oui, toute la vie, — depuis l’océan qui se soulève sous les pâles baisers de Diane jusqu’au scarabée qui s’endort jaloux dans sa fleur chérie. Demande aux forêts et aux pierres ce qu’elles diraient si elles pouvaient parler. Elles ont l’amour dans le cœur et ne peuvent l’exprimer. Je t’aime ! voilà ce que je sais, ma chère ; voilà ce que cette fleur te dira, elle qui choisit dans le sein de la terre les sucs qui doivent la nourrir ; elle qui écarte et repousse les éléments impurs qui pourraient ternir sa fraîcheur ! Elle sait qu’il faut qu’elle soit belle au jour, et qu’elle meure dans sa robe de noce devant le soleil qui l’a créée. J’en sais moins qu’elle en astronomie ; donne-moi ta main, tu en sais plus en amour.

Cécile.

J’espère, du moins, que ma robe de noce ne sera pas mortellement belle.] Il me semble qu’on rôde autour de nous.

Valentin.

Non, tout se tait. N’as-tu pas peur ? Es-tu venue ici sans trembler ?

Cécile.

Pourquoi ? De quoi aurais-je peur ? Est-ce de vous, ou de la nuit ?

Valentin.

Pourquoi pas de moi ? qui te rassure ? Je suis jeune, tu es belle, et nous sommes seuls.

Cécile.

Eh bien ! quel mal y a-t-il à cela ?

Valentin.

C’est vrai, il n’y a aucun mal ; écoutez-moi, et laissez-moi me mettre à genoux.

Cécile.

Qu’avez-vous donc ? vous frissonnez.

Valentin.

Je frissonne de crainte et de joie, car je vais t’ouvrir le fond de mon cœur. Je suis un fou de la plus méchante espèce, quoique, dans ce que je vais t’avouer, il n’y ait qu’à hausser les épaules. [Je n’ai fait que jouer, boire et fumer depuis que j’ai mes dents de sagesse.] Tu m’as dit que les romans te choquent ; j’en ai beaucoup lu, et des plus mauvais. Il y en a un qu’on nomme Clarisse Harlowe ; je te le donnerai à lire quand tu seras ma femme. Le héros aime une belle fille comme toi, ma chère, et il veut l’épouser ; mais auparavant il veut l’éprouver. Il l’enlève et l’emmène à Londres ; après quoi, comme elle résiste, Bedfort arrive,… c’est-à-dire Tomlinson, un capitaine,… je veux dire Morden,… non, je me trompe… Enfin, pour abréger,… Lovelace est un sot, et moi aussi, d’avoir voulu suivre son exemple… Dieu soit loué ! tu ne m’as pas compris ;… je t’aime, je t’épouse : il n’y a de vrai au monde que de déraisonner d’amour.

Entrent Van Buck, la baronne, l’abbé et plusieurs domestiques qui les éclairent.
La Baronne.

Je ne crois pas un mot de ce que vous dites. Il est trop jeune pour une noirceur pareille.

Van Buck.

Hélas ! madame, c’est la vérité.

La Baronne.

Séduire ma fille ! tromper un enfant ! déshonorer une famille entière ! Chanson ! Je vous dis que c’est une sornette ; on ne fait plus de ces choses-là. Tenez ! les voilà qui s’embrassent. Bonsoir, mon gendre ; où diable vous fourrez-vous ?

L’Abbé.

Il est fâcheux que nos recherches soient couronnées d’un si tardif succès ; toute la compagnie va être partie.

Van Buck.12

Ah çà ! mon neveu, j’espère bien qu’avec votre sotte gageure…

Valentin.

Mon oncle, il ne faut jurer de rien, et encore moins défier personne.

FIN DE IL NE FAUT JURER DE RIEN.




8. page 374.
Un bois. — Une petite maison à droite.
Van Buck.

Encore une lettre ? c’est trop fort.

Valentin.

Oui, une autre, et dix s’il le faut. Puisque cette maudite baronne a éventé mon rendez-vous, il faut bien en donner un autre, et j’attends ici la réponse. Holà ! hé !

Un garçon d’auberge.

Est-ce que ces messieurs nous feront l’honneur de dîner ici ?

Valentin.

Non ; donnez-nous tout bonnement du champagne, si vous en avez.

Van Buck.

Ils auront un vin détestable, un vinaigre affreux.

Le Garçon.

Pardonnez-moi, nous avons ici tout ce que vous pouvez désirer.

Van Buck.

En vérité ! dans un trou pareil ! c’est impossible ; vous nous en imposez.

Le Garçon.

C’est ici le rendez-vous de chasse, monsieur, et nous ne manquons de rien.

Valentin.

Allons ! mon oncle, un peu de fermeté.

Van Buck.

Sois-en certain, je ne te quitterai pas ! j’en jure ! etc.

(Suit la scène i de l’acte III, jusqu’à ces mots : « Ma bien-aimée m’appartiendra. » )

VAN BUCK, VALENTIN, un Valet de ferme.
Le Valet, accourant.

Monsieur, voici votre réponse.

Valentin.

Tu as été preste, l’ami.

Le Valet.

Monsieur, j’ai trouvé justement la femme de chambre à la grille du château ; elle est partie avec mon billet, et presque à l’instant même elle m’a rapporté celui-ci.

Valentin.

Tiens, voilà un louis pour ta peine.

Le valet sort.
Van Buck.

Il y a, pardieu ! bien de quoi faire le généreux, pour un billet où l’on t’envoie promener.

Valentin.

Ce billet-là ?

Van Buck.

C’est indubitable. Mademoiselle de Mantes te donne ton congé pour la seconde fois. Ouvre un peu ce papier ; je sais d’avance ce qu’il renferme.

Valentin.

Et moi aussi, je crois le savoir.

Van Buck.

Écervelé ! tu te plains d’un outrage, et tu t’en attires un second.

Valentin.

Un outrage là dedans ! Que vous êtes jeune, mon bon oncle ! Regardez donc comme ce petit billet est gentil, et quoiqu’on l’ait écrit si vite, comme il a encore trouvé le moyen d’être coquet ! — Regardez surtout comme il est plié ! — Voyez-vous ces trois petites pointes avec un cachet de bague au milieu ? c’est ce qu’on appelle un petit chapeau. On n’écrit ainsi ni à un notaire, ni aux grands parents, ni à son curé, pas même à ses bonnes amies. Un outrage ! Croyez-moi, mon oncle, jamais lettre en colère ne fut pliée ainsi.

Van Buck.

Ouvre donc ton chapeau, puisque chapeau il y a, et voyons ce qui en est.

Valentin.

Il ne renferme qu’un seul mot.

Van Buck.

Un seul mot ?

Valentin.

Un seul.

Van Buck.

Peste ! voilà une petite fille bien laconique. — Et quel est ce mot, s’il vous plaît ?

Valentin.

Ce mot est : « Oui. »

Van Buck.

Oui ?

Valentin.

Voyez vous-même.

Van Buck.

Est-il possible ?

Valentin.

Dame ! à ce qu’il paraît. Allons ! videz donc votre verre, et ne vous étonnez pas si fort.

Van Buck.

C’est inconcevable ! Et c’est un rendez-vous que tu lui demandais ?

Valentin.

Vous le savez bien. Buvez donc. Quand vous retournerez ce billet cent fois, vous n’en tirerez pas deux paroles.

Van Buck.

Une telle demande faite à la bonne venue ! Un seul mot de réponse, et ce seul mot est « oui ! » — En vérité, ce « oui » trouble toutes mes idées ; je n’ai jamais rien vu de pareil à ce « oui ». Ma foi ! je te prenais pour un fou, et tout ce qu’il y a de bienséances au monde se révoltait en moi en voyant ton audace ; mais j’avoue que ce « oui » me bouleverse ; ce « oui » m’assomme, ce « oui » est plus qu’étrange, il est exorbitant, et si je n’étais pas ton oncle, je croirais presque que tu as raison.

La nuit commence.
Valentin.

Cela ne prouverait pas que vous eussiez tort. Eh ! garçon, une autre bouteille. Dans ce bas monde, chacun fait à sa guise. Qu’est-ce qu’un oui ou un non de plus ou de moins ? Tenez ! mon oncle, réconciliation : au lieu de sévérité, indulgence ; au lieu de colère, amourette ; au lieu de nous quereller, trinquons. — Ce « oui » qui vous offusque tant, n’est pas si niais, savez-vous ? Cette petite fille a de l’esprit, et même quelque chose de mieux ; il y a du cœur dans ce seul mot, je ne sais quoi de tendre et de hardi, etc.

(Suit la scène iii jusqu’à ces mots : « Moitié chair et moitié coton. »)

Valentin.

Allons ! mon oncle, à vos anciennes amours !

Van Buck.

Sais-tu que, pour une auberge de hasard, ce petit vin-là n’est pas mauvais ? J’avais besoin de cette halte. Je me sens tout ragaillardi.

Valentin.

Écoutez-moi : voici le traité de paix que je vous propose. Permettez-moi d’abord mon rendez-vous.

Van Buck.

Mais, mon ami, j’espère bien…

Valentin.

Je vous jure de n’entreprendre rien que vous ne fissiez à ma place. N’est-ce pas tout vous dire ? Voyez, mon oncle, comme je vous cède, et comme, en tout, je fais vos volontés. En somme, le verre porte conseil, et je sens bien que la colère est quelquefois mauvaise amie, etc.

(Suit le couplet de Valentin finissant par : « Je lui pardonne en l’oubliant. » )

Van Buck.

Par Dieu ! garçon, je le veux bien. Au fait, épouse-t-on des petites filles qui vous envoient des « oui » comme celui-là ? Et puisque tu me promets de te conduire en galant homme, va ton train, et vogue la galère ! et n’aie pas de crainte que tu manques de femme pour ce sot mariage avorté. Je m’en charge, moi, j’en fais mon affaire. Il ne sera pas dit qu’une vieille folle fasse tort à d’honnêtes gens, qui ont amassé un bien considérable, et qui ne sont pas mal tournés. Avec soixante bonnes mille livres de rente…

Valentin.

Cinquante, mon oncle.

Van Buck.

Soixante, morbleu ! avec cela, on n’a jamais manqué ni de femmes, ni de vin[1]. Il fait beau clair de lune, ce soir ; cela me rappelle mon jeune temps.

Valentin.

Il me semble que je vois des lueurs, etc.

(Suit la scène iii.)

Séparons-nous pour plus de sûreté. Si vous m’en croyez, à présent, vous rentrerez dans cette auberge ; vous vous ferez faire un bon feu, et vous fumerez votre bon tabac flamand, en vous rôtissant les jambes devant un bon fagot flambant. Cela vous ragaillardira encore davantage. Dans une demi-heure, je suis à vous.

Van Buck.

C’est dit. Bonne chance, etc.

(Suit la fin de la scène iii.)


9. page 391.

Pourquoi donc se cachait-il ce matin dans la bibliothèque ?


10. page 392.

Votre oncle était derrière la porte.

11. page 399.

Pour savante, c’est une autre affaire. J’ai eu des maîtres de toutes sortes ; mais le peu que j’ai retenu, le meilleur, me vient de ma mère.

Valentin.

De ta mère ? Je ne m’en doutais guère.

Cécile.

Vous ne la connaissez pas, Valentin. Vous apprendrez à l’aimer un jour, quand vous vivrez comme nous dans les métairies, et quand vous aurez des pauvres à vous. Et gardez-vous de sourire, quand vous parlez d’elle ! vous bénirez et vous suivrez ses pas.

Valentin.

Tendre enfant ! je devine ton cœur, etc.


12. page 405.
Valentin.

Mon oncle, il ne faut défier personne.

Van Buck.

Mon neveu, il ne faut jurer de rien.

FIN DES ADDITIONS ET VARIANTES.

  1. On se souvient que dans la scène i de l’acte I, Van Buck, alors à jeun, s’est défendu d’avoir plus de cinquante milles livres de rente. À présent, sous l’influence du vin de Champagne, il se vante d’en avoir soixante mille. Avec deux ou trois mots comiques de cette valeur, la version du théâtre serait devenue supérieure à la première version.