Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée (RDDM, 1845)

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Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée (RDDM, 1845)

IL FAUT QU’UNE PORTE


SOIT


OUVERTE OU FERMEE.




PROVERBE




Un petit salon
LE COMTE, LA MARQUISE


LE COMTE

Je ne sais pas quand je me guérirai de ma maladresse, mais je suis d’une cruelle étourderie. Il m’est impossible de prendre sur moi de me rappeler votre jour, et, toutes les fois que j’ai envie de vous voir, cela ne manque jamais d’être un mardi.

LA MARQUISE

Est-ce que vous avez quelque chose à me dire ?

LE COMTE

Non ; mais, en le supposant, je ne le pourrais pas, car c’est un hasard que vous soyez seule, et vous allez avoir d’ici à un quart d’heure une cohue d’amis intimes qui me fera sauver, je vous en avertis.

LA MARQUISE

Il est vrai que c’est aujourd’hui mon jour, et je ne sais trop pourquoi j’en ai un. C’est une mode qui a pourtant sa raison. Nos mères laissaient leur porte ouverte ; la bonne compagnie n’était pas nombreuse, et se bornait, pour chaque cercle, à une fournée d’ennuyeux qu’on supportait à la rigueur. Nous sommes tombés dans la société ; dès qu’on reçoit, on reçoit tout Paris, et tout Paris, au temps où nous sommes, c’est bien réellement Paris tout entier, ville et faubourgs. Quand on est chez soi, on est dans la rue. Il fallait bien trouver un remède ; de là vient que chacun a son jour. C’est le seul moyen de se voir le moins possible, et quand on dit : Je suis chez moi le mardi, il est clair que c’est comme si on disait : Le reste du temps, laissez-moi tranquille.

LE COMTE

Je n’en ai que plus de tort de venir aujourd’hui, puisque vous me permettez de vous voir dans la semaine.

LA MARQUISE

Prenez votre parti et mettez-vous là. Si vous êtes de bonne humeur, vous parlerez ; sinon, chauffez-vous. Je ne compte pas sur grand’ monde aujourd’hui, vous regarderez défiler ma petite lanterne magique. Mais qu’avez-vous donc ? vous me semblez…

LE COMTE

Quoi ?

LA MARQUISE

Pour ma gloire, je ne veux pas le dire.

LE COMTE

Ma foi, je vous l’avouerai ; avant d’entrer ici, je l’étais un peu.

LA MARQUISE

Quoi ? je le demande à mon tour.

LE COMTE

Vous fâcherez-vous si je vous le dis ?

LA MARQUISE

J’ai un bal ce soir où je veux être jolie ; je ne me fâcherai pas de la journée.

LE COMTE

Eh bien ! j’étais un peu ennuyé. Je ne sais ce que j’ai ; c’est un mal à la mode, comme vos réceptions. Je me désole depuis midi ; j’ai fait quatre visites sans trouver personne. Je devais dîner quelque part ; je me suis excusé sans raison. Il n’y a pas un spectacle ce soir. Je suis sorti par un temps glacé ; je n’ai vu que des nez rouges et des joues violettes. Je ne sais que faire ; je suis bête comme un feuilleton.

LA MARQUISE

Je vous en offre autant ; je m’ennuie à crier. C’est le tems qu’il fait, sans aucun doute.

LE COMTE

Le fait est que le froid est odieux ; l’hiver est une maladie. Les badauds voient le pavé propre, le ciel clair, et, quand un vent bien sec leur coupe les oreilles, ils appellent cela une belle gelée. C’est comme qui dirait une belle fluxion de poitrine. Bien obligé de ces beautés-là.

LA MARQUISE

Je suis plus que de votre avis. Il me semble que mon ennui me vient moins de l’air du dehors, tout froid qu’il est, que de celui que les autres respirent. C’est peut-être que nous vieillissons ; je commence à avoir trente ans, et je perds le talent de vivre.

LE COMTE

Je n’ai jamais eu ce talent-là, et ce qui m’épouvante, c’est que je le gagne. En prenant des années on devient plat ou fou, et j’ai une peur atroce de mourir comme un sage.

LA MARQUISE

Sonnez pour qu’on mette une bûche au feu ; votre idée me gèle.

(On entend le bruit d’une sonnette au dehors.)
LE COMTE

Ce n’est pas la peine, on sonne à la porte, et votre procession arrive.

LA MARQUISE

Voyons quelle sera la bannière, et surtout tâchez de rester.

LE COMTE

Non ; décidément je m’en vais.

LA MARQUISE

Où allez-vous ?

LE COMTE

Je n’en sais rien. (Il se lève, salue, et ouvre la porte.) Adieu, madame, à jeudi soir.

LA MARQUISE

Pourquoi jeudi ?

LE COMTE, debout, tenant le bouton de la porte.

N’est-ce pas votre jour aux Italiens ? J’irai vous faire une petite visite.

LA MARQUISE

Je ne veux pas de vous ; vous êtes trop maussade. D’ailleurs, j’y mène M. Camus.

LE COMTE
M. Camus, votre voisin de campagne ?
LA MARQUISE

Oui ; il m’a vendu des pommes et du foin avec beaucoup de galanterie, et je veux lui rendre sa politesse.

LE COMTE

C’est bien vous, par exemple. L’être le plus ennuyeux ! on devrait le nourrir de sa marchandise. Et à propos, savez-vous ce qu’on dit ?

LA MARQUISE

Non. Mais on ne vient pas : qui avait donc sonné ?

LE COMTE regarde par la fenêtre

Personne ; une petite fille, je crois, avec un carton, je ne sais quoi ; une blanchisseuse. Elle est là, dans la cour, qui parle à vos gens.

LA MARQUISE

Vous appelez cela je ne sais quoi ; vous êtes poli, c’est mon bonnet. Eh bien ! qu’est-ce qu’on dit de moi et de M. Camus ? Fermez donc cette porte ; il vient un vent horrible.

LE COMTE, fermant la porte.

On dit que vous pensez à vous remarier, que M. Camus est millionnaire, et qu’il vient chez vous bien souvent.

LA MARQUISE

En vérité ? pas plus que cela ? Et vous me dites cela au nez tout bonnement ?

LE COMTE

Je vous le dis parce qu’on en parle.

LA MARQUISE

C’est une belle raison. Est-ce que je vous répète tout ce qu’on dit de vous aussi par le monde ?

LE COMTE

De moi, madame ? Que peut-on dire, s’il vous plaît, qui ne puisse pas se répéter ?

LA MARQUISE

Mais vous voyez bien que tout peut se répéter, puisque vous m’apprenez que je suis à la veille d’être annoncée Mme Camus. Ce qu’on dit de vous est au moins aussi grave, car il parait malheureusement que c’est vrai.

LE COMTE

Et quoi donc ? Vous me feriez peur.

LA MARQUISE
Preuve de plus qu’on ne se trompe pas.
LE COMTE

Expliquez-vous, je vous en prie.

LA MARQUISE

Ah ! pas du tout ; ce sont vos affaires.

LE COMTE revient près de la marquise et se rasseoit.

Je vous en supplie, marquise ; je vous le demande en grace. Vous êtes la personne du monde dont l’opinion a le plus de prix pour moi.

LA MARQUISE

L’une des personnes, vous voulez dire.

LE COMTE

Non, madame, je dis : la personne ; celle dont l’estime, le sentiment, la…

LA MARQUISE

Ah ! ciel ! vous allez faire une phrase.

LE COMTE

Pas du tout. Si vous ne voyez rien, c’est qu’apparemment vous ne voulez rien voir.

LA MARQUISE

Voir quoi ?

LE COMTE

Cela s’entend de reste.

LA MARQUISE

Je n’entends que ce qu’on me dit, et encore pas des deux oreilles.

LE COMTE

Vous riez de tout ; mais, sincèrement, serait-il possible que depuis un an, vous voyant presque tous les jours, faite comme vous êtes, avec votre esprit, votre grâce et votre beauté…

LA MARQUISE

Mais, mon Dieu ! c’est bien pis qu’une phrase, c’est une déclaration que vous me fabriquez là. Avertissez au moins : est-ce une déclaration ou un compliment de bonne année ?

LE COMTE

Et si c’était une déclaration ?

LA MARQUISE
Oh ! c’est que je n’en veux pas ce matin. Je vous ai dit que j’allais au bal, je suis exposée à en entendre ce soir ; ma santé ne me permet pas ces choses-là deux fois par jour.
LE COMTE

En vérité, vous êtes décourageante, et je me réjouirai de bon cœur quand vous y serez prise à votre tour.

LA MARQUISE

Moi aussi, je m’en réjouirai. Je vous jure qu’il y a des instans où je donnerais de grosses sommes pour avoir seulement un petit chagrin. Tenez, j’étais comme cela pendant qu’on me coiffait, pas plus tard que tout à l’heure. Je poussais des soupirs à me fendre l’ame de désespoir de ne penser à rien.

LE COMTE

Raillez, raillez, vous y viendrez.

LA MARQUISE

C’est bien possible ; nous sommes tous mortels. Si je suis raisonnable, à qui la faute ? Je vous assure que je ne me défends pas.

LE COMTE

Vous ne voulez pas qu’on vous fasse la cour.

LA MARQUISE

Non. Je suis très bonne penne ; mais, quant à cela, c’est par trop bête. Dites-moi un peu, vous qui avez le sens commun, qu’est-ce que signifie cette chose-là : faire la cour à une femme ?

LE COMTE

Cela signifie que cette femme vous plaît, et qu’on est bien aise de le lui dire.

LA MARQUISE

A la bonne heure ; mais cette femme, cela lui plaît-il, à elle, de vous plaire ? Vous me trouvez jolie, je suppose, et cela vous amuse de m’en faire part. Eh bien, après ? Qu’est-ce que cela prouve ? Est-ce une raison pour que je vous aime ? J’imagine que, si quelqu’un me plaît, ce n’est pas parce que je suis jolie. Qu’y gagne-t-il, à ses complimens ? La belle manière de se faire aimer que de venir se planter devant une femme avec un lorgnon, de la regarder des pieds à la tête, comme une poupée dans un étalage,et de lui dire bien agréablement : Madame, je vous trouve charmante ! Joignez à cela quelques phrases bien fades, mi tour de valse et un cornet de bonbons, voilà pourtant ce qu’on appelle faire la cour. Fi donc ! comment un homme d’esprit peut-il prendre goût à ces niaiseries-là ? Cela me met en colère quand j’y pense.

LE COMTE

Il n’y a pourtant pas de quoi se fâcher.

LA MARQUISE

Ma foi, si. Il faut supposer à une femme une tête bien vide et un grand fonds de sottise, pour se figurer qu’on la charme avec de pareils ingrédiens. Croyez-vous que ce soit bien divertissant de passer sa vie au milieu d’un déluge de fadaises, et d’avoir du matin au soir les oreilles pleines de balivernes ? Il me semble, en vérité, que, si j’étais homme et si je voyais une jolie femme, je me dirais : Voilà une pauvre créature qui doit être bien assommée de complimens ; je l’épargnerais, j’aurais pitié d’elle, et, si je voulais essayer de lui plaire, je lui ferais l’honneur de lui parler d’autre chose que de son malheureux visage. Mais non, toujours : « vous êtes jolie, » et puis « vous êtes jolie », et encore jolie. Eh ! mon Dieu, on le sait bien. Voulez-vous que je vous dise ? vous autres hommes à la mode, vous êtes des confiseurs et des perruquiers.

LE COMTE

Eh bien ! madame, vous êtes charmante, prenez-le comme vous voudrez. (On entend la sonnette.) On sonne de nouveau adieu, je me sauve.

(Il se lève et ouvre la porte.)
LA MARQUISE

Attendez donc, j’avais à vous dire… je ne sais plus ce que c’était… Ah ! passez-vous par hasard du côté de Fossin, dans vos courses ?

LE COMTE

Ce ne sera pas par hasard, madame, si je puis vous être bon à quelque chose.

LA MARQUISE

Encore un compliment ! Mon Dieu, que vous m’ennuyez ! C’est une bague que j’ai cassée ; je pourrais bien l’envoyer tout bonnement, mais c’est qu’il faut que je vous explique. (Elle ôte sa bague de son doigt) Tenez, voyez-vous, c’est le chaton. Il y a là une petite pointe, vous voyez bien, n’est-ce pas ? Ça s’ouvrait de côté, par là ; je l’ai heurté ce matin je ne sais où, le ressort a été forcé.

LE COMTE

Dites donc, marquise, sans indiscrétion, il y avait des cheveux là dedans ?

LA MARQUISE

Peut-être bien. Qu’avez-vous à rire ?

LE COMTE

Je ne ris pas le moins du monde.

LA MARQUISE

Vous êtes un impertinent ; ce sont des cheveux de mon mari. Mais je n’entends personne. Qui avait donc sonné encore ?

LE COMTE regardant à la fenêtre.

Une autre petite fille, et un autre carton. Encore un bonnet, je suppose. A propos, avec tout cela, vous me devez une confidence.

LA MARQUISE

Fermez donc cette porte, vous me glacez.

LE COMTE

Je m’en vais. Mais vous me promettez de me répéter ce qu’on vous a dit de moi, n’est-ce pas, marquise ?

LA MARQUISE

Venez ce soir au bal, nous causerons.

LE COMTE

Ah ! parbleu oui, causer dans un bal ! Joli endroit de conversation, avec accompagnement de trombones et un tintamarre de verres d’eau sucrée. L’un vous marche sur le pied, l’autre vous pousse le coude, pendant qu’un laquais tout poissé vous fourre une glace dans votre poche. Je vous demande un peu si c’est là…

LA MARQUISE

Voulez-vous rester ou sortir ? Je vous répète que vous m’enrhumez. Puisque personne ne vient, qu’est-ce qui vous chasse ?

LE COMTE ferme la porte et revient se rasseoir.

C’est que je me sens, malgré moi, de si mauvaise humeur, que je crains vraiment de vous excéder. Il faut décidément que je cesse de venir chez vous.

LA MARQUISE

C’est honnête ; et à propos de quoi ?

LE COMTE

Je ne sais pas, mais je vous ennuie, vous me le disiez vous-même tout à l’heure, et je le sens bien ; c’est très naturel. C’est ce malheureux logement que j’ai là en face ; je ne peux pas sortir sans regarder vos fenêtres, et j’entre ici machinalement sans réfléchir à ce que j’y viens faire.

LA MARQUISE

Si je vous ai dit que vous m’ennuyez ce matin, c’est que ce n’est pas une habitude. Sérieusement, vous me feriez de la peine ; j’ai beaucoup de plaisir à vous voir.

LE COMTE

Vous ? Pas du tout. Savez-vous ce que je vais faire ? Je vais retourner en Italie.

LA MARQUISE

Ah ! qu’est-ce que dira mademoiselle ?…

LE COMTE

Quelle demoiselle, s’il vous plaît

LA MARQUISE

Mademoiselle je ne sais qui, mademoiselle votre protégée. Est-ce que je sais le nom de vos danseuses ?

LE COMTE

Ah ! c’est donc là ce beau propos qu’on vous a tenu sur mon compte ?

LA MARQUISE

Précisément. Est-ce que vous niez ?

LE COMTE

C’est un conte à dormir debout.

LA MARQUISE

Il est fâcheux qu’on vous ait vu très distinctement au spectacle avec un certain chapeau rose à fleurs comme il n’en fleurit qu’à l’Opéra : Vous êtes dans les choeurs, mon voisin ; cela est connu de tout le monde.

LE COMTE

Comme votre mariage avec M. Camus.

LA MARQUISE

Vous y revenez ? Eh bien ! pourquoi pas ? M. Camus est un fort honnête homme, il est plusieurs fois millionnaire ; son âge, bien qu’assez respectable, est juste à point pour un mari. Je suis veuve, et il est garçon ; il est très bien quand il a des gants.

LE COMTE

Et un bonnet de nuit ; cela doit lui aller.

LA MARQUISE

Voulez-vous bien vous taire, s’il vous plaît ? Est-ce qu’on parle de choses pareilles ?

LE COMTE

Dame, à quelqu’un qui peut les voir.

LA MARQUISE

Ce sont apparemment ces demoiselles qui vous apprennent ces jolies façons-là.

LE COMTE se lève et prend son chapeau.

Tenez, marquise, je vous dis adieu. Vous me feriez dire quelque sottise.

LA MARQUISE

Quel excès de délicatesse !

LE COMTE

Non ; mais, en vérité, vous êtes trop cruelle. C’est bien assez de défendre qu’on vous aime, sans m’accuser d’aimer ailleurs.

LA MARQUISE

De mieux en mieux. Quel ton tragique ! Moi, je vous ai défendu de m’aimer ?

LE COMTE

Certainement, de vous en parler, du moins.

LA MARQUISE

Eh bien ! je vous le permets ; voyons votre éloquence.

LE COMTE

Si vous le disiez sérieusement…

LA MARQUISE

Que vous importe ? pourvu que je le dise.

LE COMTE

C’est que, tout en riant, il pourrait bien y avoir quelqu’un ici qui courût des risques.

LA MARQUISE

Oh ! oh ! de grands périls ? monsieur.

LE COMTE

Peut-être, madame ; mais, par malheur, le danger ne serait que pour moi.

LA MARQUISE

Quand on a peur, on ne fait pas le brave. Eh bien ! voyons. Vous ne dites rien ? Vous me menacez, je m’expose, et vous ne bougez. pas ? Je m’attendais à vous voir au moins vous précipiter à mes pieds comme Rodrigue ou M. Camus lui-même. Il y serait déjà, à votre place.

LE COMTE

Cela vous divertit donc beaucoup de vous moquer du pauvre monde ?

LA MARQUISE

Et vous, cela vous surprend donc bien, de ce qu’on ose vous braver en face ?

LE COMTE

Prenez garde ; si vous êtes brave, j’ai été hussard, moi, madame, je suis bien aise de vous le dire, et il n’y a pas encore si long-temps.

LA MARQUISE

Vraiment ! Eh bien ! à la bonne heure une déclaration de hussard, cela doit être curieux ; je n’ai jamais vu cela de ma vie. Voulez-vous que j’appelle ma femme de chambre ? Je suppose qu’elle saura vous répondre. Vous me donnerez une représentation. (On entend la sonette.)

LE COMTE

Encore cette sonnerie ! Adieu donc, marquise. Je ne vous en tiens pas quitte, au moins. (Il ouvre la porte.)

LA MARQUISE

À ce soir, toujours, n’est-ce pas ? Mais qu’est-ce donc que ce bruit que j’entends ?

LE COMTE

C’est le temps qui vient de changer. Il pleut et il grêle à faire plaisir. On vous apporte un troisième bonnet, et je crains bien qu’il n’y ait un rhume dedans.

LA MARQUISE

Mais ce tapage-là, est-ce que c’est le tonnerre ? en plein mois de janvier ! Et les almanachs ?

LE COMTE

Non ; c’est seulement un ouragan, une espèce de trombe qui passe.

LA MARQUISE

C’est effrayant. Mais fermez donc la porte ; vous ne pouvez pas sortir de ce temps-là. Qu’est-ce qui peut produire une chose pareille ?

LE COMTE ferme la porte.

Madame, c’est la colère céleste qui châtie les carreaux de vitre, les parapluies, les mollets des dames et les tuyaux de cheminée.

LA MARQUISE

Et mes chevaux qui sont sortis !

LE COMTE

Il n’y a pas de danger pour eux, s’il ne leur tombe rien sur la tête.

LA MARQUISE

Plaisantez donc à votre tour ! Je suis très propre, moi, monsieur ; je n’aime pas à crotter mes chevaux. C’est inconcevable : tout à l’heure il faisait le plus beau ciel du monde.

LE COMTE

Vous pouvez bien compter, par exemple, qu’avec cette grêle vous n’aurez personne. Voilà un jour de moins parmi vos jours.

LA MARQUISE

Non pas, puisque vous êtes venu. Posez donc votre chapeau, qui m’impatiente.

LE COMTE

Un compliment, madame ! Prenez garde : vous qui faites profession de les haïr, on pourrait prendre les vôtres pour la vérité.

LA MARQUISE

Mais je vous le dis, et c’est très vrai, vous me faites grand plaisir en venant ne voir.

LE COMTE se rasseoit près de la marquise.

Alors laissez-moi vous aimer

LA MARQUISE

Mais je vous le dis aussi, je le veux bien ; cela ne me fâche pas le moins du monde.

LE COMTE

Alors laissez-moi vous en parler.

LA MARQUISE

A la hussarde, n’est-il pas vrai ?

LE COMTE

Non, madame ; soyez convaincue qu’à défaut de cœur j’ai assez d’esprit pour vous respecter ; mais il me semble qu’on a bien le droit, sans offenser une personne qu’on respecte…

LA MARQUISE

D’attendre que la pluie soit passée, n’est-ce pas ? Vous êtes entré ici tout à l’heure sans savoir pourquoi, vous l’avez dit vous-même ; vous étiez ennuyé, vous ne saviez que faire, vous pouviez même passer pour assez grognon. Si vous aviez trouvé ici trois personnes, les premières venus, là au coin de ce feu, vous parleriez à l’heure qu’il est littérature ou chemins de fer, après quoi vous iriez dîner. C’est donc parce que je me suis trouvée seule que vous vous croyez tout à coup obligé, oui, obligé, pour votre honneur, de me faire cette même cour, cette éternelle, insupportable cour, qui est une chose si inutile, si ridicule, si rebattue. Mais qu’est-ce que je vous ai donc fait ? Qu’il arrive ici une visite, vous allez peut-être avoir de l’esprit ; mais je suis seule, vous voilà plus banal qu’un vieux couplet de vaudeville ; et vite, vous abordez votre thème, et, si je voulais vous écouter, vous m’exhiberiez une déclaration, vous me réciteriez votre amour. Savez-vous de quoi les hommes ont l’air en pareil cas ? De ces pauvres auteurs sifflés qui ont toujours un manuscrit dans leur poche, quelque tragédie inédite et injouable, et qui vous tirent cela pour vous en assommer dès que vous êtes seul un quart d’heure avec eux.

LE COMTE

Ainsi, vous me dites que je ne vous déplais pas, je vous réponds que je vous aime, et puis c’est tout, à votre avis ?

LA MARQUISE

Vous ne m’aimez pas plus que le Grand-Turc.

LE COMTE

Oh ! par exemple, c’est trop fort. Écoutez-moi un seul instant, et si vous ne me croyez pas sincère…

LA MARQUISE

Non, non, et non. Mon Dieu ! croyez-vous que je ne sache pas ce que vous pourriez me dire ? J’ai très bonne opinion de vos études ; mais, parce que vous avez de l’éducation, pensez-vous que je n’ai rien lu ? Tenez, je connaissais un homme d’esprit qui avait acheté, je ne sais où, une collection de cinquante lettres, assez bien faites, très proprement écrites ; des lettres d’amour, bien entendu. Ces cinquante lettres étaient graduées de façon à composer une sorte de petit roman où toutes les situations étaient prévues. Il y en avait pour les déclarations, pour les dépits, pour les espérances, pour les momens d’hypocrisie où l’on se rabat sur l’amitié, pour les brouilles, pour les désespoirs, pour les instans de jalousie, pour la mauvaise humeur, même pour les jours de pluie, comme aujourd’hui. J’ai lu ces lettres. L’auteur prétendait, dans une sorte de préface, en avoir fait usage pour lui-même, et n’avoir jamais trouvé une femme qui résistât plus tard que le trente-troisième numéro. Eh bien ! j’ai résisté, moi, à toute la collection ; je vous demande si j’ai de la littérature, et si vous pourriez vous flatter de m’apprendre quelque chose de nouveau.

LE COMTE

Vous êtes bien blasée, marquise.

LA MARQUISE

Des injures ? J’aime mieux cela ; c’est moins fade que vos sucreries

LE COMTE

Oui, en vérité, vous êtes bien blasée.

LA MARQUISE

Vous le croyez ? Eh bien ! pas du tout.

LE COMTE

Comme une vieille Anglaise, mère de quatorze enfans.

LA MARQUISE

Comme la plume qui danse sur mon chapeau. Vous vous figurez donc que c’est une science bien profonde que de vous savoir tous par cœur ? Mais il n’y a pas besoin d’étudier pour apprendre ; il n’y a qu’à vous laisser faire. Réfléchissez ; c’est un calcul bien simple. Les hommes assez braves pour respecter nos pauvres oreilles, et pour ne pas tomber dans la sucrerie, sont extrêmement rares. D’un autre côté, il n’est pas contestable que, dans ces tristes instans où vous tâchez de mentir pour essayer de plaire, vous vous ressemblez tous comme des capucins de cartes. Heureusement pour nous, la justice du ciel n’a pas mis à votre disposition un vocabulaire très varié. Vous n’avez tous, comme on dit, qu’une chanson, en sorte que le seul fait d’entendre les mêmes phrases, la seule répétition des mêmes mots, des mêmes gestes apprêtés, des mêmes regards tendres, le spectacle seul de ces figures diverses qui peuvent être plus ou moins bien par elles-mêmes, mais qui prennent toutes, dans ces momens funestes, la même physionomie humblement conquérante, cela nous sauve par l’envie de rire, ou du moins par le simple ennui. Si j’avais une fille, et si je voulais la préserver de ces entreprises qu’on appelle dangereuses, je me garderais bien de lui défendre d’écouter les pastorales de ses valseurs. Je lui dirais seulement : N’en écoute pas un seul, écoute-les tous ; ne ferme pas le livre et ne marque pas la page ; laisse-le ouvert, laisse ces messieurs te raconter leurs petites drôleries. Si, par malheur, il y en a un qui te plaît, ne t’en défends pas, attends seulement ; il en viendra un autre tout pareil qui te dégoûtera de tous les deux. Tu as quinze ans, je suppose ; eh bien ! mon enfant, cela ira ainsi jusqu’à trente, et ce sera toujours la même chose. » Voilà mon histoire et ma science ; appelez-vous cela être blasée ?

LE COMTE

Horriblement, si ce que vous dites est vrai ; et cela semble si peu naturel, que le doute pourrait être permis.

LA MARQUISE

Qu’est-ce que cela me fait que vous me croyiez ou non ?

LE COMTE

Encore mieux. Est-ce bien possible ? Quoi ! à votre âge, vous méprisez l’amour ? Les paroles d’un homme qui vous aime vous font l’effet d’un méchant roman ? Ses regards, ses gestes, ses sentimens, vous semblent une comédie ? Vous vous piquez de dire vrai, et vous ne voyez que mensonge dans les autres ? Mais d’où revenez-vous donc, marquise ? Qu’est-ce qui vous a donné ces maximes-là ?

LA MARQUISE

Je reviens de loin, mon voisin.

LE COMTE

Oui, de nourrice. Les femmes s’imaginent qu’elles savent toute chose au monde ; elles ne savent rien du tout. Je vous le demande à vous-même, quelle expérience pouvez-vous avoir ? Celle de ce voyageur qui, à l’auberge, avait vu une servante rousse, et qui écrivait sur son journal : Les femmes sont rousses dans ce pays-ci.

LA MARQUISE

Je vous avais prié de mettre une bûche au feu.

LE COMTE, mettant la bûche.

Etre prude, cela se conçoit ; dire non, se boucher les oreilles, haïr l’amour, cela se peut ; mais le nier, quelle plaisanterie ! Vous découragez un pauvre diable en lui disant : Je sais ce que vous allez me dire. Mais n’est-il pas en droit de vous répondre : Oui, madame, vous le savez peut-être ; et moi aussi, je sais ce qu’on dit quand on aime, mais je l’oublie en vous parlant. Rien n’est nouveau sous le soleil ; mais je dis à mon tour : Qu’est-ce que cela prouve ?

LA MARQUISE

A la bonne heure au moins ! vous parlez très bien ; à peu de chose près, c’est comme un livre.

LE COMTE

Oui, je parle, et je vous assure que, si vous êtes telle qu’il vous plaît de le paraître, je vous plains très sincèrement.

LA MARQUISE

A votre aise ; faites comme chez vous.

LE COMTE

Il n’y a rien là qui puisse vous blesser. Si vous avez le droit de nous attaquer, n’avons-nous pas raison de nous défendre ? Quand vous nous comparez à des auteurs sifflés, quel reproche croyez-vous nous faire ? Eh ! mon Dieu, si l’amour est une comédie…

LA MARQUISE

Le feu ne va pas ; la bûche est de travers.

LE COMTE, arrangeant le feu

Si l’amour est une comédie, cette comédie, vieille comme le monde, sifflée ou non, est, au bout du compte, ce qu’on a encore trouvé de moins mauvais. Les rôles sont rebattus, j’y consens ; mais, si la pièce ne valait rien, tout l’univers ne la saurait pas par cœur ; et je me trompe en disant qu’elle est vieille. Est-ce être vieux que d’être immortel ?

LA MARQUISE

Monsieur, voilà de la poésie.

LE COMTE

Non, madame ; mais ces fadaises, ces balivernes qui vous ennuient, ces complimens, ces déclarations, tout ce radotage, sont de très bonnes anciennes choses, convenues, si vous voulez, fatigantes, ridicules parfois, mais qui en accompagnent une autre, laquelle est toujours jeune.

LA MARQUISE

Vous vous embrouillez ; qu’est-ce qui est toujours vieux, et qu’est-ce qui est toujours jeune ?

LE COMTE

L’amour.

LA MARQUISE

Monsieur, voilà de l’éloquence.

LE COMTE

Non, madame ; je veux dire ceci : que l’amour est immortellement jeune, et que les façons de l’exprimer sont et demeureront éternellement vieilles. Les formes usées, les redites, ces lambeaux de romans qui vous sortent du cœur on ne sait pas pourquoi, tout cet entourage, tout cet attirail, c’est un cortége de vieux chambellans, de vieux diplomates, de vieux ministres, c’est le caquet de l’antichambre d’un roi ; tout cela passe, mais le roi ne meurt pas ; l’amour est mort, vive l’amour !

LA MARQUISE

L’amour ?

LE COMTE

L’amour. Et quand même on ne ferait…

LA MARQUISE

Donnez-moi l’écran qui est là.

LE COMTE

Celui-là ?

LA MARQUISE

Non, celui de taffetas ; voilà votre feu qui m’aveugle.

LE COMTE, donnant l’écran à la marquise.

Quand même on ne ferait que s’imaginer qu’on aime ! Est-ce que ce n’est pas une chose charmante ?

LA MARQUISE

Mais, je vous dis, c’est toujours la même chose.

LE COMTE

Et toujours nouveau, comme dit la chanson. Que voulez-vous donc qu’on invente ? Il faut apparemment qu’on vous aime en hébreu. Cette Vénus qui est là sur votre pendule, c’est aussi toujours la même chose ; en est-elle moins belle, s’il vous plaît ? Si vous ressemblez à votre grand’mère, est-ce que vous en êtes moins jolie ?

LA MARQUISE

Bon, voilà le refrain : jolie. Donnez-moi le coussin qui est près de vous.

LE COMTE, se levant, prenant le coussin et le tenant la main.

Cette Vénus est faite pour être belle, pour être aimée et admirée, cela ne l’ennuie pas du tout. Si le beau corps trouvé à Milo a jamais eu un modèle visant, assurément cette grande gaillarde a eu plus d’amoureux qu’il ne lui en fallait, et elle s’est laissé aimer comme une autre, comme sa cousine Astarté, comme Aspasie et Manon Lescaut.

LA MARQUISE

Monsieur, voilà de la mythologie.

LE COMTE, tenant toujours le coussin.

Non, madame ; mais je ne puis dire combien cette indifférence à la mode, cette froideur qui raille et dédaigne, cet air d’expérience qui réduit tout à rien, me font peine à voir à une jeune femme. Vous n’êtes pas la première chez qui je les rencontre ; c’est une maladie qui court les salons ; on se détourne, on bâille, comme vous en ce moment, on dit qu’on ne veut pas entendre parler d’amour. Alors pourquoi mettez-vous de la dentelle ? Qu’est-ce que ce pompon-là fait sur votre tête ?

LA MARQUISE

Et qu’est-ce que ce coussin fait dans votre main ? Je vous l’ai demandé pour le mettre sous mes pieds.

LE COMTE

Eh bien ! l’y voilà, et moi aussi ; et je vous ferai une déclaration, bon gré, mal gré, vieille comme les rues et bête comme une oie ; car je suis furieux contre vous.

(Il pose le coussin à terre devant la marquise, et se met à genoux dessus.)
LA MARQUISE

Voulez-vous me faire la grace de vous ôter de là, s’il vous plaît ?

LE COMTE

Non ; il faut d’abord que vous m’écoutiez.

LA MARQUISE

Vous ne voulez pas vous lever ?

LE COMTE

Non, non, et non, comme vous disiez tout à l’heure, à moins que vous ne consentiez à m’entendre.

LA MARQUISE

J’ai bien l’honneur de vous saluer. (Elle se lève et ouvre la porte.)

LE COMTE, toujours à genoux.

Marquise, au nom du ciel ! cela est trop cruel. Vous me rendrez fou, vous me désespérez.

LA MARQUISE

Cela vous passera au Café de Paris.

LE COMTE, de même.

Non, sur l’honneur, je parle du fond de l’ame. Je conviendrai, tant vous voudrez, que j’étais entré ici sans dessein ; je ne comptais que vous voir en passant, témoin cette porte que j’ai ouverte trois fois pour m’en aller, et que je vous supplie, à mon tour, de fermer. La conversation que nous venons d’avoir, vos railleries, votre froideur même, m’ont entraîné plus loin que je ne le devais peut-être ; mais ce n’est pas d’aujourd’hui seulement, c’est du premier jour où je vous ai vue, que je vous aime, que je vous adore ; je n’exagère pas en m’exprimant ainsi ; oui, depuis plus d’un an, je vous adore, je ne songe…

LA MARQUISE

Adieu.

(La marquise sort, et laisse la porte ouverte.) - LE COMTE, demeuré seul, reste un moment encore à genoux, le front appuyé sur sa main, puis il se lève et dit :

C’est la vérité que cette porte est glaciale.

(Il va pour la fermer, et voit la marquise.)
LE COMTE

Ah ! marquise, vous vous moquez de moi.

LA MARQUISE, appuyée sur la porte entr’ouverte

Vous voilà debout ?

LE COMTE

Oui, et je m’en vais pour ne plus jamais vous revoir.

LA MARQUISE

Venez ce soir au bal, je vous garde une valse.

LE COMTE

Jamais, jamais je ne vous reverrai ; je suis au désespoir, je suis perdu.

LA MARQUISE

Qu’avez-vous ?

LE COMTE

Je suis perdu, je vous aime comme un enfant. Je vous jure sur ce qu’il y a de plus sacré au monde…

LA MARQUISE

Adieu. (Elle veut sortir.)

LE COMTE

C’est moi qui sors, madame ; restez, je vous en supplie. Ah ! je sens combien je vais souffrir !

LA MARQUISE, d’un ton sérieux.

Mais, enfin, monsieur, qu’est-ce que vous me voulez ?

LE COMTE

Mais, madame, je veux… je désirerais…

LA MARQUISE

Quoi ? car enfin vous m’impatientez. Vous imaginez-vous que je vais être votre maîtresse, et hériter de vos chapeaux roses ? Je vous préviens qu’une pareille idée fait plus que me déplaire, elle me révolte.

LE COMTE

Vous, marquise ! grand Dieu ! s’il était possible, ce serait ma vie entière que je mettrais à vos pieds ; ce serait mon nom, mes biens., mon honneur même que je voudrais vous confier. Moi, vous confondre un seul instant, je ne dis pas seulement avec ces créatures dont vous ne parlez que pour me chagriner, mais avec aucune femme au monde ! L’avez-vous bien pu supposer ? me croyez-vous si dépourvu de sens ? mon étourderie ou ma déraison a-t-elle donc été si loin que de vous faire douter de mon respect ? Vous qui me disiez tantôt que vous aviez quelque plaisir à me voir, peut-être quelque amitié pour moi (n’est-il pas vrai, marquise ?), pouvez-vous penser qu’un homme ainsi distingué par vous, que vous avez pu trouver digne d’une si précieuse, d’une si douce indulgence, ne saurait pas ce que vous valez ? Suis-je donc aveugle ou insensé ? Vous, ma maîtresse ! non pas, mais ma femme !

LA MARQUISE

Ah ! — Eh bien ! si vous m’aviez dit cela en arrivant, nous ne nous serions pas disputés. — Ainsi, vous voulez m’épouser ?

LE COMTE

Mais certainement, j’en meurs d’envie, je n’ai jamais osé vous le dire, mais je ne pense pas à autre chose depuis un an ; je donnerais mon sang pour qu’il me fût permis d’avoir la plus légère espérance...

LA MARQUISE

Attendez donc, vous êtes plus riche que moi.

LE COMTE

Oh ! mon Dieu, je ne crois pas, et qu’est-ce que cela vous fait ?

LA MARQUISE

Quelle est votre fortune ? Voyons.

LE COMTE

Je ne sais pas au juste ; je vous en supplie, ne parlons pas de ces choses-là ! Votre sourire, en ce moment, me fait frémir d’espoir et de crainte. Un mot, par grace ! ma vie est dans vos mains.

LA MARQUISE

Je vais vous dire deux proverbes : le premier, c’est qu’il n’y a rien de tel que de s’entendre. Par conséquent, nous causerons de ceci.

LE COMTE

Ce que j’ai osé vous dire ne vous déplaît donc pas ?

LA MARQUISE

Mais non. Voici mon second proverbe c’est qu’il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. Or, voilà trois quarts d’heure que celle-ci, grace à vous, n’est ni l’un ni l’autre, et cette chambre est parfaitement gelée. Par conséquent aussi, vous allez me donner le bras pour aller dîner chez ma mère. Après cela, vous irez chez Fossin.

LE COMTE

Chez Fossin, madame ? pourquoi faire ?

LA MARQUISE

Ma bague.

LE COMTE

Ah ! c’est vrai, je n’y pensais plus. Eh bien ! votre bague, marquise ?

LA MARQUISE

Marquise, dites-vous ? Eh bien ! à ma bague, il y a justement sur le chaton une petite couronne de marquise, et comme cela peut servir de cachet… Dites donc, comte, qu’en pensez-vous ? il faudra peut-être changer les fleurons ? Allons, je vais mettre un chapeau.

(Elle s’en va, le comte la suit et laisse la porte ouverte.)
LE COMTE, dans la coulisse.

Vous me comblez de joie ; comment vous exprimer…

LA MARQUISE, de même

Mais fermez donc cette malheureuse porte ! cette chambre ne sera plus habitable. (Le comte ferme la porte.)


ALFRED DE MUSSET.