Idylles Héroïques (Laprade)/HERMAN/IV.

Œuvres poétiques de Victor de Laprade
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 286-295).
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IV



Sur une mer de neige, une île verte et chaude
Dans son cadre d’argent luit comme une émeraude ;
Les glaciers crénelés, s’étageant par gradin,
Font un rempart d’azur à ce chaste jardin.
Le sourire empourpré du jour qui se réveille,
Ruisselant sur les fleurs de l’immense corbeille,
Enflamme, sous l’or vif dont il baigne leurs fronts,
La digitale rouge et les rhododendrons,
Et la longue asphodèle, et mille herbes étranges
Qu’ailleurs n’ont vu fleurir ni l’homme ni les anges.
Et mille arbres sans nom réservés à ce lieu
Qui n’a pour jardinier que le souffle de Dieu.

Vers ce paisible Eden porté de rêve en rêve,
De sommet en sommet l’ardent songeur s’élève,
Et, comme en son berceau, vient, sans étonnement,
S’asseoir sur ces gazons voisins du firmament.

Visible pour lui seul, un long cortège d’âmes
Tourbillonnait dans l’air en ellipses de flammes,
Et, formant un grand aigle au plumage vermeil,
Comme un feu dans la nuit brillait dans le soleil.
Ces radieux esprits, avec des cris de joie,
Planent sur l’étranger comme sur une proie ;
Car de tout noble amour pour leur gloire excité

Dieu nourrit les héros durant l’éternité,
Et fait, entre eux et nous, flotter sans qu’il dévie
Un courant de vertus de l’une à l’autre vie.

Or, l’amant des hauteurs devant lui, tout le jour,
Vit ces oiseaux divins se poser tour à tour ;
Et tous, en lui parlant sous leur figure ancienne,
Échangeaient par éclairs leur âme avec la sienne.
Tous, divers autrefois et de race et de lieux,
Ne forment plus au ciel qu’un peuple merveilleux ;
Ils ont dans l’idéal leur commune patrie
Et leur même symbole où plus rien ne varie ;
Et, d’un même langage alternant les douceurs,
L’accent seul est divers entre ces âmes sœurs.

Des lyres, des parfums, une chaude lumière
Accompagnent la voix qui descend la première.
C’est l’héroïsme en fleur dans sa jeune fierté,
C’est la Grèce enseignant la force et la beauté.


LÉONIDAS.

« Je t’ai vu, tout enfant, errer aux Thermopyles,
Glanant sur ces rochers, en exemples fertiles,
Où la liberté sainte a fait tant de moissons ;
Tu croyais de mon sang la pierre encor trempée,
Et serrais dans ta main, comme on serre une épée,
Un livre où tu lisais nos sublimes leçons.

Tu voyais flamboyer l’épitaphe immortelle
Qui du fond de l’histoire à jamais étincelle,
Qui contient le secret, le prix de nos exploits ;

Tu l’écoutais chanter dans la langue d’Homère ;
Et tu pleurais, tout haut, comme on pleure une mère,
Ceux qui sont morts pour Sparte et pour ses saintes lois.

Et tu voulais mourir, et, dans ton noble rêve,
Tu t’armais près de moi de la pique et du glaive ;
Tu me demandais place à mon dernier festin ;
Tu lançais avec nous le disque, au son des lyres,
Et, paré pour la mort de fleurs et de sourires,
Enfant, tu défiais l’Asie et le destin.

Lorsqu’à dix ans, baigné de ces pieuses larmes,
Tu brandissais ainsi de chimériques armes,
Ce jour-là, tu fus homme et tu prouvas ton cœur ;
Et ceux-là sont enfants, sous leurs infâmes rides,
Dont l’oblique regard et les lèvres arides
Te lancent aujourd’hui leur trait lâche et moqueur.

Puisqu’en son jeune essor, sans conseils et sans craintes,
Ton âme a pris sa place aux Thermopyles saintes ;
Puisque tu venais là mourir à mes côtés,
Reste à ce poste auguste aimé du petit nombre,
Et combats-y sans trêve, au grand jour ou dans l’ombre,
Pour la Sparte éternelle et ses dieux insultés.

Couvre de myrte en fleur ton arme vengeresse.
Expire en souriant comme un fils de la Grèce ;
Je t’invite au souper promis à mes soldats,
Où la muse aux bras blancs, sous de tièdes ombrages.
Verse un même nectar aux héros comme aux sages.
Et sourit à Platon près de Léonidas. »

Voici l’accent plus sombre et la voix surhumaine
Et les âpres conseils de la vertu romaine
Qui défend aux grands cœurs, quand tout plie à la fois,
De fléchir sous un maître et de survivre aux lois.


CATON D’UTIQUE.

« Ma mort absout ton cœur de sa morne tristesse ;
J’ai compris cet abattement
Qui vient, malgré ta flamme et malgré ta jeunesse,
T’accabler ainsi par moment.

Quand je renonce à vivre et succombe à ma tâche,
Et meurs en condamnant les dieux.
Du mal qui m’a tué tu peux, sans être un lâche,
Pleurer à la face des cieux.

Les lois ont succombé ! j’ai vu rire la foule
Autour de leur temple abattu ;
Avec la liberté, dans les âmes s’écroule
L’espoir dernier de la vertu.

j’ai vu prostituer l’honneur des laticlaves
Aux tribuns changés en flatteurs.
Pour premiers citoyens Rome a de vils esclaves ;
Le sénat s’ouvre aux délateurs !

Que Rome soit soumise avec la terre entière
Je reste à jamais indompté !
Ce fer dans ma poitrine ouvre à mon âme fière
Un chemin vers la liberté.

Ainsi j’ai triomphé ; m’emparant de l’histoire,
J’y règne en dépit du plus fort.
Je m’appelle Caton… César, dans sa victoire,
César est vaincu par ma mort. »

Silence, ô rude voix de l’héroïsme antique,
Laisse une âme plus pure exhaler son cantique.
Le bûcher de Rouen, les prés de Vaucouleurs
Lancent autour de nous leurs flammes et leurs fleurs.


JEANNE d’ARC.

« Tu m’aimas d’enfance, et je viens t’apprendre
À chasser bien loin tes noirs assaillants :
Garde un esprit fier dans une âme tendre ;
Les cœurs les plus purs sont les plus vaillants.

Tu viens comme au pied d’un autel qui brille
Devant mon bûcher te mettre à genoux ;
Pourquoi, dans ton cœur, mon nom d’humble fille
Entre les plus grands est-il le plus doux ?

Si tu m’invoquas, pauvre paysanne.
Entre tous les saints de mon cher pays,
C’est qu’au fond des bois et dans ma cabane
Ces saints me parlaient, et que j’obéis.

C’est qu’à leur appel j’ai dit, sans murmure,
À ma mère en pleurs un suprême adieu.
Pour aller porter, sous ma blanche armure,
L’âme de la France et l’esprit de Dieu.


Dieu m’a tout donné, ma force et mes armes,
Pour les grands combats là-haut résolus ;
Je n’avais à moi que mes douces larmes,
Et mon faible cœur… Tu n’as rien de plus !

J’ai lu dans toi-même au pied de ces chênes,
Où tu viens rêver encore aujourd’hui ;
Ton âme inégale aux luttes prochaines
Ne peut rien sans Dieu… mais tout avec lui !

Cherche donc ta force et ton vrai courage
Dans l’ardent amour au pied de l’autel,
Dans l’esprit qu’exhale, au jour de l’orage,
Un peuple embrasé par le vent du ciel.

Que ta lèvre pure et ta vie entière
Devant l’ennemi proclament ta foi ;
Puis, tenant bien haut ma sainte bannière,
Au fort du combat pénètre avec moi ! »

Ecoute encor ! voici qu’une autre âme s’approche,
Un soldat qui vécut sans peur et sans reproche,
La même croix sanglante orne son bouclier…
Viens apprendre à mourir du dernier chevalier.


LE CHEVALIER BAYARD.

« Toi qui veux, à tout prix, la grandeur de ton âme,
Prêt à tous les périls, dédaigneux de tout blâme,
Ferme en ton droit chemin ;
Toi qui fais de l’honneur et ta vie et ton rêve.

Viens baiser avec moi le tronçon de ce glaive
Tout sanglant dans ma main.

Je te prête un moment ce fer que ton enfance
S’essayait à tirer en invoquant la France,
Ce glaive en qui tu crois ;
Arme du vieil honneur, fidèle et bien trempée,
Que l’on peut au combat brandir comme une épée,
Baiser comme une croix. »


HERMAN.

Héros et demi-dieux dont l’histoire est le temple,
Honneur des anciens jours qu’enfant je poursuivais,
Vous offrez vainement la lumière et l’exemple
À qui respire encor l’air de ce temps mauvais.

La vertu n’a plus d’aile et de sainte folie ;
Tout conspire à courber, à briser l’homme fier ;
Le destin est complice ; et sous sa main de fer,
Devant toute bassesse, il faut qu’on s’humilie.

Le beau s’est retiré de tout… même du bien !
Oh ! dites-moi, l’esprit que votre amour élève,
Qui vit de votre culte, et n’aspire à plus rien,
Qu’à rester digne encor de vous et de son rêve,

Par où doit-il marcher dans cette épaisse nuit ?
Tous les chemins frayés nous mènent à l’abîme.
Toi dont le livre ardent m’exhorte et me conduit,
Parle ! un dernier conseil, poëte magnanime,


Car de tous ces grands morts les cœurs te sont ouverts,
Tu sais à quel foyer s’alluma leur courage,
Leur voix grandit encor en prenant ton langage ;
Leur âme et leurs vertus ont passé dans tes vers.

Réponds ! quand chacun tremble et détourne la tête,
Près du juste ébranlé par les derniers adieux,
Et qui marche au combat, certain de sa défaite,
Comment payer sa dette à l’honneur des aïeux ?


PIERRE CORNEILLE.

« Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux. »


UNE ÂME.

Tu le sais bien ! il est, sous le chaume et dans l’herbe,
Des fleurs et des vertus sans nom chez les humains,
Mais qu’à l’égal du chêne et du laurier superbe
Dieu chérit dans son cœur et pèse dans ses mains.

Il est, près du foyer, des travaux magnanimes,
Des luttes corps à corps avec la passion,
D’invisibles combats, des victoires intimes,
Assez beaux pour suffire à ton ambition.

Pour la foule, à grand bruit, l’héroïsme étincelle ;
Mais, dans un humble effort, le cœur pur est constant ;
Le flambeau du manoir qui luit dans la chapelle
Éclipse devant Dieu ces clartés d’un instant.


Sans faire au mal du siècle une guerre inféconde,
Où de plus fiers que toi subissent le vainqueur,
Reste armé de ce glaive impuissant sur le monde
Pour frapper sur toi-même et régner sur ton cœur.

Pourquoi rêver d’atteindre à ces gloires banales,
Et d’allumer ta lampe à leurs lointains soleils !
Tu portes dans ton cœur de plus sûres annales,
Et tes chers souvenirs sont tes meilleurs conseils.

Il t’est bon d’aspirer, parfois, dans la tourmente,
L’esprit de ces grands morts et le vaste horizon ;
Mais ma pensée à moi chaque jour t’alimente,
Et, comme l’air vital, elle emplit ta maison.

C’est là qu’est ta vertu, ta grandeur, ton asile,
Là, plus fort et livrant des combats glorieux,
Tu peux, libre et vainqueur dans un monde servile,
Ennoblir avec toi tes fils et tes aïeux.

Là tu peux, chaque jour montant d’une victoire,
Humble comme je fus, sans sortir du réel,
Dépasser ces sommets du globe et de l’histoire
Que je n’ai pas connus… mais qui sont loin du ciel !


HERMAN.

Mon front triste étincelle au feu de ta parole
Comme les noirs sapins sous ce rayon vermeil,
Chère âme d’une sainte, et ta douce auréole
A réchauffé mon cœur, plus que ce beau soleil.


Non, ce n’est pas un rêve, un fantôme, une flamme
Que mon ivresse allume et qu’éteindront les vents !
Esprits qui me parlez vous êtes bien vivants ;
Je vous vois, je vous sens au toucher de mon âme !

Je dépouille à vos pieds ma faiblesse et mon deuil ;
Sur l’échelle d’azur que vous avez gravie
Vous me tendez la main… et j’ai touché le seuil
Du monde où vous vivez la véritable vie.