Idylles (Théocrite, traduction Leconte de Lisle 1869)

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Idylles
Traduction: Leconte de Lisle, 1869





IDYLLES DE THÉOCRITE



IDYLLE I

Le pasteur Thyrsis et le Chevrier



thyrsis.

Il est doux, ô Chevrier, le bruissement de ce pin, auprès des sources, mais les sons de ta syrinx sont doux aussi. Après Pan, le second prix est à toi. S’il choisit un bouc cornu, tu prendras une chèvre ; et, s’il prend celle-ci, une jeune chèvre te sera donnée, et la chair d’une jeune chèvre est bonne, jusqu’à ce qu’on la traie

le chevrier.

Ton chant est plus doux, ô Pasteur, que le bruit de cette eau qui flue et tombe du faîte de ce rocher. Si les Muses choisissent une brebis, tu prendras un agneau sevré, et, si l’agneau leur plaît mieux, la brebis t’appartiendra.

thyrsis.

Par les Nymphes ! ô Chevrier, veux-tu t’asseoir dans les bruyères, sur la pente de cette colline, et jouer de la syrinx ? Moi, je garderai tes chèvres.

le chevrier.

Il n’est point permis, ô Pasteur, il ne nous est point permis de jouer de la syrinx à midi. Nous redoutons Pan qui, sans doute, à cette heure, repose fatigué au retour de la chasse. Il est irritable, et toujours une âcre bile lui enfle les narines. Mais, ô Thyrsis, puisque tu sais les maux de Daphnis, et, plus qu’à tout autre, puisque les Muses bucoliques te sont familières, viens ! Asseyons-nous sous cet ormeau, en face de ce Priapos et des Kraniades, là où est ce siége pastoral parmi les chênes. Si tu chantes comme tu le fis autrefois contre le Libyen Khromis, je te donnerai une chèvre à deux petits. On la peut traire trois fois, et, ses chevreaux allaités, elle remplit encore deux vases. Je te donnerai aussi un vase large et profond, enduit de cire odorante, à deux anses et ciselé récemment. Autour des bords serpente un lierre entremêlé d’hélikhryse, et, dans cette guirlande, brille le fruit couleur de safran.

Plus bas, une femme a été sculptée, image divine, ornée d’un péplos et d’un bandeau. Auprès d’elle, deux hommes aux belles chevelures se querellent vivement ; mais son cœur n’en est point touché. Tantôt elle regarde celui-ci en riant, et tantôt celui-là. Et l’amour gonfle leurs yeux, mais leurs efforts sont vains.

Puis, un vieux pêcheur et une roche rugueuse sur laquelle le vieillard traîne en hâte un grand filet qu’il va jeter. On dirait qu’il agit violemment, tant les veines de son cou sont toutes gonflées. Il est blanchi par les années, mais sa force est celle d’un jeune homme.

Non loin du vieillard usé par les flots, une vigne est chargée de grappes pourprées. Un jeune enfant la garde, assis sur une haie. À ses côtés il y a deux renards. L’un entre dans la vigne et mange le raisin mûr ; l’autre ourdit des ruses contre la besace, résolu de persévérer jusqu’à ce qu’il ait dérobé le déjeuner de l’enfant. Et celui-ci tresse un piège à sauterelles avec des pailles de blé et des brins de jonc. Et il y met tant de soins qu’il ne songe ni à la besace, ni à la vigne.

Autour du vase se déploie une acanthe flexible Cest une merveille Aiolienne, un prodige qui te pénétrera d’admiration. Je l’ai acheté d’un marin de Kalydôn, au prix d’une chèvre et d’un grand fromage blanc. Jamais mes lèvres n’y ont touché, et il est encore tout neuf. Volontiers je te le donnerais, si tu me chantais ce que je désire, et, certes, je ne serais point envieux de toi. Allons, ami, sans doute tu ne gardes point tes chants pour le Hadès sans mémoire ?

thyrsis.

Commencez un chant bucolique, ô chères Muses, commencez. — Je suis Thyrsis de l’Etna, et la voix de Thyrsis est douce.

Où donc étiez-vous, tandis que Daphnis languissait d’amour, ô Nymphes ? Était-ce dans les belles vallées du Pénéios ou-dans celles du Pindos ? Certes, vous ne suiviez pas le large cours du fleuve Anapos ; vous n’habitiez ni les cimes de l’Etna, ni l’onde sacrée de l’Akis.

Commencez un chant bucolique, ô chères Muses, commencez. — Les chacals, les loups, hurlèrent ; le lion, au fond des bois, pleura, le voyant mourir.

Commencez un chant bucolique, ô chères Muses, commencez. — Couchés à ses pieds, des vaches, des taureaux, des génisses sans nombre, gémirent.

Commencez un chant bucolique, ô chères Muses, commencez. — Le premier de tous, Hermès vint de la montagne et dit : — Daphnis, qui t’accable ainsi ? Pour qui as-tu un si grand amour ? On te nommait bouvier, et voici que tu ressembles à un chevrier.

Commencez un chant bucolique, ô chères Muses, commencez. — Lorsque le chevrier voit saillir les chèvres, ses yeux s’éteignent, parce qu’il n’est pas né bouc ; et lorsque tu vois rire les jeunes filles, tes yeux s’éteignent, parce que tu ne danses pas avec elles.

Commencez un chant bucolique, ô chères Muses, commencez. — Vinrent les bouviers, les pasteurs et les chevriers, et sur son mal tous l’interrogeaient. Priapos vint et dit : — Malheureux Daphnis, pourquoi te consumes tu ? Voici que la jeune fille court à travers les bois, sur le bord des fontaines.

Commencez un chant bucolique, ô chères Muses, commencez. — Rejoins-la : tu es froid en amour et malhabile. — Mais le bouvier ne leur répondait rien, et il subissait jusqu’à la mort l’amertume de son amour.

Commencez un chant bucolique, ô chères Muses, commencez. — Kypris vint aussi, riant, mais cachant son rire et montrant un cœur irrité, et elle dit : — Tu te vantais de vaincre Érôs, ô Daphnis, mais le terrible Érôs t’a dompté.

Commencez un chant bucolique, ô chères Muses, commencez. — Et Daphnis lui répondit : — Cruelle Kypris, haïssable Kypris, Kypris haïe des hommes, ne dis-tu pas que mon dernier soleil se couche ? Dans le Hadès même Daphnis sera pour Érôs une amère douleur. Commencez un chant bucolique, ô chères Muses, commencez. — Le bouvier n’a nul souci de Kypris. Va vers l’Ida, où le montagnard Adônis fait paître de belles brebis.

Commencez un chant bucolique, ô chères Muses, commencez. — Cherche de nouveau Diomèdès et dis : — J’ai vaincu le bouvier Daphnis, combats encore contre moi.

Commencez un chant bucolique, ô chères Muses, commencez. — Ô loups, ô chacals, ô ours, qui habitez les cavernes des montagnes, adieu ! Ni dans les forêts, ni dans les bois, ni sous les feuillages sacrés, vous ne reverrez le bouvier Daphnis. Adieu, Aréthoisa, et vous, fleuves, qui versez vos belles eaux de la hauteur du Thymbris !

Commencez un chant bucolique, ô chères Muses, commencez. — C’est l’adieu de ce Daphnis qui faisait paître les vaches en ce lieu, qui abreuvait ici les taureaux et les génisses.

Commencez un chant bucolique, ô chères Muses, commencez. — Ô Pan, l’an ! soit que tu hantes les longues cimes du Lykaios, soit que tu habites le grand Mainalos, viens dans la Sikéla, abandonne le tertre de Hélika et la haute tombe du petit-fils de Lykaôn, admirée même des Bienheureux.

Finissez le chant bucolique, ô Muses, fimssez. — Viens, ô Roi ! Prends cette belle syrinx à laquelle la cire a donné l’odeur du miel, et que mes lèvres ont assouplie, car voici qu’Érôs m’entraîne vers le Hadès.

Finissez le chant bucolique, ô Muses, finissez. — Ayant ainsi parlé, il se tut. Aphrodita voulut le ranimer, mais les Moires avaient cessé de filer, et Daphnis fut emporté par le courant, et l’abîme engloutit celui qu’aimaient les Muses, que ne haïssaient point les Nymphes. Finissez le chant bucolique, ô Muses, finissez. — Et maintenant, buissons et acanthes, couvrez-vous de violettes ! Que le beau narcisse sur les genévriers fleurisse ! Que toute chose se transforme ; que le pin donne des poires, puisque Daphnis meurt ! Que le cerf poursuive les chiens, et que les hiboux sortis des montagnes disputent le prix du chant aux rossignols

Finissez le chant bucolique, ô Muses, finissez. — Et toi, donne le vase et cette chèvre, afin que de son lait je fasse des libations aux Muses. Adieu, Muses, mille fois adieu ! Je vous réserve des chansons plus douces encore.

le chevrier.

Que ta belle bouche, ô Thyrsis, soit pleine de miel ! Qu’elle soit assouvie de rayons de miel ! Puisses-tu manger une douce figue d’Aigilos, car tu chantes mieux que la cigale. Voici le vase. Comme il sent bon, vois ! Tu croiras qu’il a été plongé dans la source des Heures ! Viens ici, Kissaitha ! Tu peux la traire. Et vous, chèvres, ne sautez pas, de peur d’exciter le bouc.

IDYLLE II



la magicienne.

Où sont mes lauriers ? Apportes-les, Thestylis. Où sont les philtres aussi ? Entoure cette coupe de la toison rouge d’une brebis. Je veux faire un enchantement sur cet homme cruel que j’aime et par qui je souffre, qui n’est point venu depuis douze jours, qui ne sait si je suis morte ou vivante, et qui n’a point frappé à ma porte. Sans doute Érôs et Aphrodita ont emporté ailleurs ses esprits légers. J ’irai demain à la palastre de Timagètos, et je lui reprocherai ce qu’il m’a fait. Resplendis donc, Sélana ! Je te chanterai, Divinité sereine, toi et la souterraine Hèkata qui monte du milieu des tombeaux des morts, dans le sang noir que redoutent les jeunes chiens eux-mêmes. Salut, effrayante Hèkata ! soutiens-moi jusqu’au bout, et fais que mes poisons égalent en violence ceux de Kirka, ceux de Mèdéia et ceux de la blonde Périmèda !

Bergeronnette magique, ramène-le vers ma demeure — Voici que le feu a consumé la farine. Répands-la. Thestylis. Malheureuse ! où ton esprit s’égare-t-il ? Répands et dis : — Je répands les os de Delphis !

Bergeronnette magique, ramène-le vers ma demeure. — Delphis m’a torturée, et moi, je brûle ce laurier sur Delphis ; et de même que ce laurier s’embrase, pétille et brûle, et que ses cendres mêmes ont disparu, que la chair de Delphis le Myndien se consume ainsi dans la flamme !

Bergeronnette magique, ramène-le vers ma demeure. — Maintenant, il faut brûler le son. Et toi, Artémis, qui ébranlerais l’acier du Hadès..... Thestylis, les chiennes aboient par la Ville. La Déesse est dans les carrefours. Frappe promptement sur l’airain.

Bergeronnette magique, ramène-le vers ma demeure. — Voici que la mer et les vents se taisent, mais non le mal qui est dans mon cœur ; car je brûle pour celui qui m’a faite malheureuse, qui ne m’a point épousée et qui m’abandonne, impure et n’étant plus vierge.

Bergeronnette magique, ramène-le vers ma demeure. — Je verse trois libations, Déesse vénérable, et je dis trois fois : Qu’une femme soit couchée avec lui, ou que ce soit un homme, qu’il l’oublie, comme autrefois Theseus, dans Naxos, oublia Ariadna aux belles tresses.

Bergeronnette magique, ramène-le vers ma demeure. — L’Hippomane est une plante Arkadienne. Par les montagnes, elle rend furieuses les cavales rapides et les pouliches. Puissé-je voir Delphis, furieux aussi, entrer dans cette maison, au sortir de la grasse palastre !

Bergeronnette magique, ramène-le vers ma demeure, — Delphis a perdu cette frange de son manteau. Je la déchire et la jette dans l’âpre feu. Hélas ! pourquoi, barbare Érôs, pourquoi, tel qu’une sangsue des marais, as-tu sucé tout mon sang ?

Bergeronnette magique, ramène ale vers ma demeure. — C’est pour toi que j’écrase ce lézard. Demain je te porterai une amère boisson. Maintenant, Thestylis, prends le jus de ces herbes, et cours en frotter le seuil de sa maison, ce seuil où tout mon cœur est encore attaché. Et il n’en a nul souci ! Crache dessus et dis : Je frotte les os de Delphis !

Bergeronnette magique, ramène-le vers ma demeure. — Me voici seule. Par où commencer le récit de mon amour funeste ? Qui fut la cause de mon mal ? La canéphore Anaxô, la fille d’Euboulos, allait au bois sacré d’Artémis, au milieu d’un cortège d’animaux parmi lesquels se trouvait une lionne.

Apprends d’où me vint mon amour, vénérable Sélana ! — Ma nourrice Thrakienne Theukharidas, morte depuis, et qui demeurait auprès de moi, me pria et me supplia d’aller voir le cortége, et moi, malheureuse ! je la suivis, vêtue d’une belle tunique de coton et enveloppée du manteau de Kléarista.

Apprends d’où me vint mon amour, vénérable Sélana ! — Vers le milieu de la route, à l’endroit où demeure Lykaôn, je vis Delphis et Eudamippos qui marchaient. Leur barbe était plus dorée que l’hélikhryse, et leur poitrine était plus luisante que toi, ô Sélana, car ils quittaient à l’instant les travaux du gymnase.

Apprends d’où me vint mon amour, vénérable Sélanal — Dès que je le vis, je fus hors de moi, et mon cœur, malheureuse ! fut tout entier blessé. Ma beauté se flétrit ; foubliai le cortége. Je ne sais comment je revins à la maison ; mais un mal aigu me dévora, et je restai couchée dix jours et dix nuits.

Apprends d’où me vint mon amour, vénérable Sélana ! — Je pris la couleur de la thapsia, mes cheveux tombèrent, et la maigreur ne me laissa que les os et la peau. Chez quelle vieille magicienne ne suis-je pas entrée ! Mais le temps fuyait, et mon mal n’était point allégé.

Apprends d’où me vint mon amour, vénérable Sélana ! — Je dis à mon esclave : — Hâte-toi, Thestylis ; trouve un remède à ce mal inconnu. Le Myndien me possède tout entière, ô malheureuse ! Va rôder autour de la palastre de Timagètos. Il y est souvent, et il aime à s’y asseoir.

Apprends d’où me vint mon amour, vénérable Sélana ! — Et quand tu le verras seul, fais-lui signe ; dis-lui que Simaitha le demande, et conduis-le secrètement ici. —Je parlai ainsi. Elle partit et amena dans ma maison Delphis à la peau brillante. Et dès que je l’aperçus franchissant d’un pied léger le seuil de la porte...

Apprends d’où me vint mon amour, vénérable Sélana ! — Je devins plus glacée que la neige, et la sueur tomba de mon front comme les rosées après la pluie. Je ne pouvais ni parler, ni même murmurer comme font les petits enfants qui rêvent de leur mère. Mon sang était tout figé et mon beau corps était de plâtre.

Apprends d’où me vint mon amour, vénérable Sélana ! — Et lui, l’insensible, m’ayant regardée, baissa les yeux, s’assit sur le lit et me dit : — Certes, Simaitha, en m’appelant dans ta maison avant que j’y vinsse, tu m’as aussi peu devancé que je n’ai devancé récemment à la course le beau Philinos.

Apprends d’où me vint mon amour, vénérable Sélana ! — Car je serais venu ; oui ! par le doux Érôs ! Je serais venu avec trois ou quatre amis, dès ce soir, portant dans mon sein les pommes sacrées de Dionysos, la tête ceinte de peuplier, l’arbre de Hèraklès, et enlacé de bandelettes pourprées.

Apprends d’où me vint mon amour, vénérable Sélana ! — Il m’eût été doux que tu m’eusses accueilli, car je suis beau et léger parmi les jeunes hommes ; et i’aurais été satisfait si j’avais seulement baisé ta belle bouche. Mais si tu m’avais repoussé, si ta porte avait été close au verrou, les haches et les torches m’eussent frayé un chemin vers toi !

Apprends d’où me vint mon amour, vénérable Sélana ! — Et, maintenant, je suis reconnaissant à Kypris, et, après elle, à toi, ô femme, qui m’as arraché du feu et m’as appelé lorsque j’étais à demi consumé ; car Erôs allume souvent une flamme plus ardente que n’en allume Haphaistos de Lipara.

Apprends d’où me vint mon amour, vénérable Sélana ! — Les livrant à d’âpres fureurs, il arrache la vierge de sa chambre et l’épouse du lit encore chaud de l’époux. Il parla ainsi, et moi, crédule, je lui pris la main et je le fis coucher sur le lit moelleux ; et nos corps enlacés et nos visages s’échauffèrent, et nous murmurions doucement. Enfin, chère Sélana, les mystères s’accomplirent, et tous nos désirs furent exaucés. Et depuis nous avons été heureux l’un par l’autre. Mais, aujourd’hui, la mère de Philista, la joueuse de flûte que j’aime, et de Mélixô, est venue à moi, vers l’heure où les cavales d’Aôs aux bras couleur de rose l’emportaient de l’Okéanos dans l’ouranos ; et, entre autres choses, elle m’a dit que Delphis était amoureux, soit d’une femme, soit d’un homme, car elle ignorait ceci ; mais qu’il emplissait sa coupe d’un vin pur pour boire à son amour, et qu’il était parti, disant qu’il allait orner de guirlandes la maison qui l’attire. Cette femme m’a dit cela, et elle a dit vrai, car, jadis, il venait me voir trois ou quatre fois par jour, laissant chez moi son flacon dorien, et voici que je ne l’ai point vu depuis douze jours. C’est qu’il cède à d’autres désirs et que je suis oubliée.

Maintenant, je l’enchanterai avec des philtres, et, s’il m’outrage encore, oui ! par les Moiresl il frappera à la porte du Hadès, grâce à ces poisons terribles que je garde dans une corbeille et que je tiens d’un hôte Assyrien. Mais tourne tes chevaux vers l’Okéanos, ô Vénérable ! Moi, je subirai mon mal, comme je l’ai déjà subi.

Adieu, Sélana au visage luisant ! Adieu, vous aussi, Astres, compagnons du char de la Nuit tranquille.

IDYLLE III



Le Chevrier ou Amaryllis



Je chante Amaryllis, et mes chèvres paissent sur la montagne, et Tityros les mène. Tityros, mon bien-aimé, fais paître les chèvres et mène-les à la source ; mais prends garde que le bouc blanc Libyen te frappe de ses cornes.

Ô belle Amaryllis, pourquoi, penchée pour regarder, au seuil de cet antre, ne me nommes-tu plus ton jeune ami ? Me hais-tu ? Serait-ce, ô Nymphe, que de plus près je te semble camus et barbu ? Tu feras que je me pendrai !

Tiens, je t’apporte dix pommes ; je les ai cueillies là où tu m’as dit de les cueillir, et, demain, je t’en apporterai d’autres. Vois au moins ma douleur cruelle. Ah ! que ne puis-je, abeille bourdonnante, à travers le lierre et la fougère, pénétrer dans l’antre où tu te caches !

Maintenant je connais Érôs. C’est un Dieu accablant. Sans doute il a sucé la mamelle d’une lionne, et sa mère l’a nourri dans une forêt. Il me consume jusqu’au fond des os ! Hélas ! malheureux, que vais-je encore souffrir ? M’entends-tu seulement ?

Je dépouillerai mon vêtement de peau, et je me jetterai dans l’écume où le pêcheur Olpis guette les thons ; et, si je meurs, je te serai au moins agréable en cela.

J’ai tout appris dernièrement, lorsque j’ai demandé à la feuille de pavot si tu m’aimais. Elle est restée muette et s’est fiétrie, tandis que je la pressais en vain de mon coude.

Et Agroiô, la devineresse au crible, m’a dit des choses vraies, lorsqu’elle glanait l’autre jour à mon côté. Elle m’a dit que j’étais à toi tout entier, et que tu ne te souciais nullement de moi.

Et pourtant je te garde une chèvre blanche, mère de deux petits. La servante à peau brune de Mermnon me la demande, et je la lui donnerai, puisque tu me méprises.

Mon œil droit a tressailli. Vais-je donc la voir ? Je me coucherai ici, auprès de ce pin, et je chanterai, et peut-être me regardera-t-elle, puisqu’elle n’est pas d’acier.

Hippoménès, quand il désira épouser la jeune vierge, courut, tenant des pommes en mains. Atalanta les vit, et aussitôt le délire la saisit, et elle tomba dans un profond amour.

Le divinateur Mélampous conduisit un troupeau de l’Othrys à Pylos, et la mère charmante de la sage Alphésiboia se coucha dans les bras de Bias.

Et Adônis, qui faisait paître ses moutons sur les montagnes, ne jeta-t-il point la belle Kythéréia en une telle fureur d’amour, que, lui mort, elle le serrait contre son sein ?

J’envie Endymiôn qui repose du sommeil immuable. Ô chère femme, j’envie aussi Iasiôn, à qui il fut tant accordé que vous ne le saurez jamais, ô profanes !

J’ai mal à la tête, mais que t’importe ! Je ne chante plus. Je vais tomber et rester là, gisant ; et les loups me mangeront, et ce sera pour toi comme si tu mangeais du miel !

IDYLLE IV



Les Pasteurs



battos.

Dis-moi, ô Korydôn, à qui ces vaches ? Serait-ce à Phnlôndas ?

korydôn.

Non, à Aigôn, et il m’a chargé de les faire paître.

battos.

Et tu les trais toutes en secret, le soir, sans doute ?

korydôn.

Comment ? Le vieillard met lui-même les veaux dessous, et il me surveille.

battos.

Mais le bouvier, devenu invisible, pour quel pays est-il parti ?

korydôn.

Ne l’as-tu point entendu dire ? Milôn l’a emmené du côté de l’Alphéos.

battos.

Et depuis quand connaît-il l’huile du stade ?

korydôn.

Ils disent qu’il lutterait de force et de vigueur avec Hèraklès.

battos.

Ma mère aussi disait que je l’emportais sur Polydeukès.

korydôn.

Enfin, il est parti avec une houe et vingt brebis.

battos.

Certes, Milôn persuaderait aux loups eux-mêmes de devenir enragés.

korydôn.

Cependant, ces génisses mugissantes le regrettent.

battos.

Certes, elles sont malheureuses, car elles ont rencontré un mauvais bouvier.

korydôn.

Il est vrai, elles sont malheureuses et ne veulent plus paître.

battos.

En effet, cette génisse n’a gardé que les os. Ne se nourrirait-elle point de rosée, comme la cigale ?

korydôn.

Non, certainement. Tantôt je la mène paître sur l’Aisaros, et je lui donne une ample botte d’herbe tendre ; tantôt elle bondit autour du Latymnos aux ombres épaisses,

dattos.

Ce taureau rouge est tout aussi maigre. Puissent les hommes du Dème Lampriadas n’en avoir que de pareils quand ils sacrifient à Hèra, car c’est un misérable Dème.

korydôn.

Et, cependant, je le mène vers l’embouchure du lac, aux approches du Physkos, et vers le Nèaithos, où toutes les plantes poussent abondamment, l’égipyre et la knyse et la mélisse odorante.

dattos.

Hélas ! hélasl Tes vaches, ô malheureux Aigôn, vont descendre dans le Hadès, tandis que tu rêves une fausse victoire et que la syrinx que tu avais faite se couvre de moisissurel

korydôn.

Non pas cette syrinx, par les Nymphes ! puisqu’en partant pour Pisa, il me l’a laissée en don. Et je suis un musicien d’un certain mérite. Je joue fort bien les chants de Glauka et ceux de Pyrrhos. Krotôna, la belle ville, m’applaudit, et Zakynthos, et le Lakinion oriental, où le lutteur Aigôn mangea seul quatre-vingts gâteaux. Ce fut là aussi qu’il traîna par le sabot un taureau du haut de la montagne, et qu’il le donna à Amaryllis. Et les femmes poussaient de longs cris, et le bouvier riait.

battos.

Ô belle Amaryllis, nous ne t’oublierons pas, bien que morte. Quand tu t’es éteinte, je t’aimais autant que mes chèvres. Ah ! ma destinée est bien dure !

korydôn.

Il faut être courageux, cher Battos. Le jour de demain sera peut-être meilleur. L’espérance appartient aux vivants, et il n’y a que les morts qui désespèrent. Zeus est tantôt radieux, et tantôt il amasse les nues.

battos.

J’ai du courage. Écarte les veaux ! Ils mangent les feuilles d’olivier. Ici, le blanc !

korydôn.

Ici, Kymaitha ! Du côté de la colline ! Ne m’entends tu pas ? Attends ! Par Pan ! cela finira mal si tu ne t’en vas pas. Voilà qu’elle revient de nouveau. Oh ! si j’avais mon bâton recourbé, comme je t’en frapperais !

battos.

Regarde, Korydôn, au nom de Zeus ! Une épine vient de me blesser là, au-dessous de la cheville. Comme les pointes sont entrées profondément. Que cette génisse meure misérablement ! J’ai été blessé tandis que je ne regardais

qu’elle. Vois-tu l’épine ?
korydôn.

Oui, oui ! Je l’ai prise avec les ongles. La voici.

battos.

Que cette blessure est petite ! Et pourtant elle a dompté un homme de haute taille.

korydôn.

Quand tu viens sur la montagne, Battos, ne viens pas déchaussé, car il y pousse des jujubiers et des genêts épineux.

battos.

Dis-moi donc, ô Korydôn, cette fille aux sourcils noirs pour qui le petit vieillard brûlait autrefois, la poursuit-il encore ?

korydôn.

Certes, ami, toujours. Dernièrement, je l’ai surpris en action, auprès de l’étable.

battos.

Bon ! ô homme lascif, tu es d’une race à lutter avec les jeunes Satyres ou avec les Pans à jambes torses !

IDYLLE V



Les Boucoliastes — Komatas et Lakôn



komatas.

Mes chèvres, fuyez Lakôn, ce pasteur Sybarite : hier, il m’a volé une peau.

lakôn.

Mes brebis, par ici ! Écartez-vous de la fontaine. Ne voyez-vous pas Komatas, celui qui m’a volé dernièrement ma syrinx ?

komatas.

Quelle syrinx ? As-tu jamais possédé une syrinx, esclave de Sybartas ? Ne te suffit-il plus de souffler au hasard, avec Korydôn, dans un tuyau de roseau ?

lakôn.

Je parle de la syrinx que Lykôn m’a donnée, homme libre ! Mais quelle peau t’ai-je volée, Komatas ? Ton maître Eumaras n’en avait même pas pour dormir dessus !

komatas.

La peau tachetée que Krokylos m’a donnée, quand il eut sacrifié une chèvre aux Nymphes. Ô mauvais ! tu te desséchais d’envie alors ; et maintenant, tu m’as tout pris et rn’as laissé nu !

lakôn.

Non, certes, par l’an le riverain ! Ce n’est pas Lakôn, fils de Kalaithis, qui t’a volé ton vêtement de peau. Sinon, que je me noie, furieux, dans le Krathis, au bas de ce rocher !

komatas.

Non, certes, par les Nymphes des marais ! Qu’elles me soient toujours propices et bienveillantes Non, Komatas n’a point pris en secret ta syrinx.

lakôn.

J’accepte tous les maux de Daphnis, si je te crois ! Mais si tu veux engager un chevreau, et il n’y a là rien d’impossible, je lutterai contre toi, en chantant, jusqu’à ce que tu te dises vaincu.

komatas.

Un porc, un jour, lutta contre Athanaia... Mais, tiens, voici le chevreau. Toi, mets un agneau gras.

lakôn.

Comment, ô renard ! Et où serait l’égalité entre nous ? Qui a jamais tondu des poils au lieu de laine ? Qui a mieux aimé traire une mauvaise chienne qu’une chèvre quivient de mettre bas pour la première fois ?

komatas.

Celui qui, comme toi, est sur de vaincre, ô guêpe qui bourdonnes contre une cigale ! Mais si le chevreau ne te contente pas, voici un bouc. Chante.

lakôn.

Ne te hâte point. Le feu n’est pas après toi. Tu chanteras plus à l’aise à l’ombre de cet olivier sauvage et sous ces bois. Une eau fraîche y coule, et l’herbe y est épaisse où bavardent les sauterelles.

komatas.

Je ne me hâte point, mais ma colère est grande de ce que tu oses me regarder en face, toi que j’ai instruit tout enfant. Voilà la reconnaissance ! Nourrissez des louveteaux et des chiens pour qu’ils vous mangent !

lakôn.

Quand m’as-tu donc enseigné ou dit une seule bonne chose, ô avorton envieux et inepte ?.................... Mais, viens, allons ! et tu chanteras pour la dernière fois.

komatas.

Je n’irai pas là. Voici des chênes, du souchet, et des abeilles qui bourdonnent doucement autour des ruches ; voici deux sources d’eau fraîche ; les oiseaux gazouillent dans le feuillage, et ce pin laisse tomber ses fruit coniques.

lakôn.

Certes, ici, tu fouleras des peaux d’agneau dont la laine est plus moelleuse que le sommeil, tandis que les peaux de bouc qui te portent sentent encore plus mauvais que toi. J’offrirai aux Nymphes un grand kratèr de lait blanc et un autre d’huile douce.

komatas.

Mais, si tu viens ici, tu fouleras de la fougère molle, du pouliot fleuri et des peaux de chèvre quatre fois plus moelleuses que les peaux d’agneau. J’offrirai à Pan huit terrines de lait et huit vases pleins de rayons de miel.

lakôn.

Chante donc la chanson bucolique, de là-bas, sous tes chênes. Qui jugera ? Si le bouvier Lykôpas pouvait venir !

komatas.

Je n’ai nul besoin de lui. Si tu veux, nous appellerons ce bûcheron qui ramasse des bruyères non loin de toi. C’est Morsôn.

lakôn.

Appelons.

komatas.

Appelle-le toi-même.

lakôn.

Viens ici, ami ! Écoute. Nous luttons à qui sera le meilleur boucoliaste. Ne sois partial ni pour moi, ni pour celui-ci.

komatas.

Oui, par les Nymphes ! cher Morsôn, ne favorise pas plus Komatas que Lakôn qui est là-bas. Voici les moutons de Sybartas le Thourien, et voici les chèvres d’Eumaras le Sybarite.

lakôn.

Au nom de Zeus ! Qui t’a interrogé, ô traître ? Qui te demande si ce troupeau est à Sybartas ou à moi ? Que tu es bavard !

komatas.

Honnête homme ! Je dis toujours la vérité et ne me vante point ; mais tu n’es qu’un chercheur de querelles.

lakôn.
.

Allons ! chante, si tu as quelque chose à chanter. Et toi, ô Paian ! fais qu’il en revienne vivant. Ô Komatas, tu n’es certainement qu’un bavard !

komatas.

— Les Muses m’aiment mieux que l’Aoide Daphnis. Je leur ai sacrifié dernièrement deux chevreaux.

lakôn.

— Apollôn m’aime beaucoup. J’élve pour lui un beau bélier, car voici que le temps des Karnéennes est proche.

komatas.

— Deux exceptées, toutes mes chèvres ont deux petits, et la jeune fille me regarde et dit : Malheureux, tu trais donc seul ?

lakôn.

— Hé ! hé ! Lakôn a vingt éclisses pleines de fromages, et, sur les fleurs, il caresse l’enfant imberbe.

komatas.

— Kléarista jette des pommes au chevrier qui paît ses chèvres, et parle doucement tout bas.

lakôn.

— Quand le jeune Kratidas me rencontre, je suie charmé de voir sa belle chevelure s’agiter sur son cou.

komatas.

— L’églantier et l’anémône ne sont point comparables aux roses qui poussent en rangées sous les haies.

lakôn.

— Ni les glands aux pommes sauvages, car les uns ont une écorce comme celle du chêne, et celles-ci sont douces

komatas.

— Je donnerai à la jeune fille une colombe que j’enlèverai du genévrier où elle perche.

lakôn.

— Moi, je tondrai cette brebis noire, et je donnerai sa toison moelleuse à Kratidas pour en faire un manteau.

komatas.

— Ici, mes chèvres, ici ! Écartez-vous de l’olivier sauvage ; paissez sur la pente de la colline où croissent les tamaris.

lakôn.

— Kônarosl Et toi, Kynaitha ! Allons ! loin de ce chêne, et paissez vers l’Orient, comme Phalaros.

komatas.

J’ai un vase de cyprès et un kratèr, œuvre de Praxitélès, et je les garde pour la jeune fille.

lakôn.

— J’ai un chien de berger qui étrangle les loups : je le donnerai au jeune homme pour chasser.

komatas.

— Sauterelles, qui sautez par-dessus ma haie, vous ne gâterez pas ma vigne, car elle est desséchée.

lakôn.

— Ô cigales, voyez comme j’irrite ce chevrier ; c’est ainsi que vous irritez les moissonneurs.

komatas.

— Je hais les renards à queue touffue qui parcourent, le soir, la vigne de Mikôn et mangent son raisin.

lakôn.

— Et moi, je hais les scarabées qui mangent les figuiers de Philôndas et s’envolent au vent........

komatas.

— Voici qu’on se fâche, ô Morsôn ! Hâte-toi d’aller arracher de vieilles skilles sur les tombes !

lakôn.

— Et moi aussi, j’irrite quelqu’un, ô Morsôn ! Hâte-toi d’aller arracher du kyklame sur les bords du Halès !

komatas.

— Que la Himéra roule du lait au lieu d’eau ! Et toi, ô Krathis, deviens rouge comme du vin, et que tes roseaux portent des fruits !

lakôn.

— Que le Sybaris soit pour moi une source de miel, et que, le matin, la jeune fille y puise, avec son urne, des rayons de miel au lieu d’eau.

komatas.

— Mes chèvres broutent le cytise et l’égile ; elles foulent le jonc et se couchent sous les arbousiers.

lakôn.

— Mes brebis paissent la mélisse, et le lierre rose fleurit abondamment pour elles.

komatas.

— Je n’aime plus Alkippa, parce qu’elle ne m’a point pris par les oreilles pour m’embrasser, lorsque je lui donnai dernièrement une colombe.

lakôn.

— J’aime beaucoup Eumèdeus, parce qu’il m’a bien embrassé lorsque je lui ai donné une syrinx.

komatas.

— Les pies, ô Lakôn, ne peuvent lutter contre le rossignol, ni les huppes contre les cygnes ; mais, ô malheureux, tu n’es qu’un mauvais querelleur.

morsôn

Assez, Pasteur. Morsôn te donne la jeune brebis, ô Komatas ; mais, lorsque tu l’auras sacrifiée aux Nymphes, hâte-toi d’envoyer une part de sa belle chair à Morsôn.

komatas.

Oui, par Pan ! je le ferai. Maintenant, mes boucs, bondissez de joie ! Voyez comme j’éclate de rire aux dépens du pasteur Lakôn, car j’ai gagné l’agneau et je m’élève dans l’Ouranos ! Restez en repos, chèvres cornues. Demain je vous laverai toutes dans la source du Sybaris. Hé ! le blanc, toi qui donnes si aisément de la corne, je te frapperai si tu approches des chèvres avant que j’aie sacrifié l’agneau aux Nymphes. Encore ! Que je devienne Mélanthios au lieu de Komatas, si je ne te frappe !

IDYLLE VI



Les Boucoliastes. — Damoitas et Daphnis.



Damoitas et le bouvier Daphnis, ô Aratos, réunirent une fois leurs troupeaux. L’un était blond, l’autre à peine barbu ; et tous deux, assis auprès d’une fontaine, chantaient, en été, vers midi. Et Daphnis commença, car il avait porté le défi.

daphnis.

— Galatéia jette des pommes à ton troupeau, ô Polyphamos, te nommant un chevrier froid en amour ; et toi, malheureux, ô malheureux ! tu ne la vois pas, et tu restes assis jouant de doux airs sur ta syrinx. Vois encore ! Elle atteint la chienne qui te suit et qui veille sur tes brebis ; et ta chienne aboie du côté de la mer, et les flots transparents la réfléchissent, tandis qu’elle court le long du rivage qui murmure harmonieusement. Prends garde qu’elle se jette sur les jambes et blesse le beau corps de la jeune fille, quand celle-ci sortira de la mer. Voici que Galatéia t’agace de loin. Semblable aux aigrettes desséchées de l’acanthe, lorsque brûle le bel été, elle te fuit si tu la recherches, elle te poursuit si tu la fuis. Enfin, il n’est rien qu’elle ne fasse, car il arrive certainement, ô Polyphamos, que la laideur même paraît belle en amour.

Et, après Daphnis, Damoitas commença de bien chanter.

damoitas.

— Je l’ai vue, oui, par Pan ! je l’ai vue, lorsqu’elle frappait mon troupeau. Elle n’a point échappé à mon œil unique qui m’est cher et à l’aide duquel je verrai jusqu’à la mort. Puissent les calamités prédites par le divinateur Tèlémos retomber sur lui et sur ses enfants !

Mais je veux l’agacer aussi, et je ne la regarde plus, et je dis que j’aime une autre femme. Elle m’entend et devient jalouse, ô Paian ! Elle se dessèche et sort furieuse de la mer, et fixe les yeux sur mon autre et sur mes troupeaux. J’ai tout bas excité ma chienne contre elle ; car, du temps que je l’aimais, celle-ci poussait de petits cris en allongeant le museau sur ses genoux. Peut-être, voyant que je persévère, m’enverra-t-elle un messager ; mais je lui fermerai ma porte, jusqu’à ce qu’elle jure de nous dresser un beau lit nuptial dans cette Île.

Je ne suis pas, en effet, aussi laid qu’on le dit. Certes, je me regardais dernièrement dans la mer calme, et ma barbe me parut belle, et belle aussi mon unique prunelle ; et je vis que mes dents éclatantes étaient plus blanches que la pierre de Paros. Et, pour n’être pas fasciné, je crachai trois fois dans mon sein, comme me l’a enseigné la vieille Kotyttaris, qui, récemment, chantait chez Hippokoôn avec les moissonneuses.

Damoitas, ayant ainsi chanté, embrassa Daphnis. Et il lui donna une syrinx et en reçut une belle flûte. Damoitas joua de la flûte, et le bouvier Daphnis joua de la syrinx ; et les génisses dansèrent sur l’épais gazon. Nul d’entre eux n’avait vaincu : tous deux étaient invincibles.


IDYLLE VII



Les Thalysies.



Nous allions, Eukritos et moi, de la ville au fleuve Halès, accompagnés d’Amyntas, et nous rendant auprès de Phrasidamos et d’Antigénès, qui devaient célébrer les Thalysies en l’honneur de Damatèr. Tous deux étaient fils de Lykôpeus, noble postérité des hommes justes d’autrefois, car ils descendaient de Klytia et de ce Khalkôn qui, ayant appuyé son genou sur une roche, fit jaillir avec son pied la source Bouréia, au-dessus de laquelle les peupliers et les ormes chevelus forment une voûte de feuilles vertes.

Nous avions à peine fait la moitié du chemin, et le tombeau de Brasilas ne nous apparaissait point encore, quand nous rencontrâmes un voyageur, un homme de Kydôn, du nom de Lykidas. C’était un chevrier ; et personne ne s’y fût trompé en le voyant, car il portait sur les épaules la peau fauve au poil épais d’un bouc velu, sentant encore le fromage. Une large ceinture serrait un vieux manteau sur sa poitrine ; il tenait de la main droite un bâton d’olivier sauvage, recourbé par un bout, et il me dit, l’œil ioyeux, et les lèvres ouvertes et souriantes :

— Simtkhidas, où donc vas-tu, à midi, quand le lézard dort dans les haies et quand les alouettes huppées restent cachées ? Te hâtes-tu pour un repas où tu es convié ? Cours-tu vers le pressoir de quelque habitant de la ville ? Tu marches vite, et tes chaussures heurtent la pierre, qui résonne.

Et je lui répondis :

— Ami Lykidas, chacun dit que tu es un excellent joueur de syrinx entre tous les pasteurs et les moissonneurs ; et mon cœur s’en réjouit, bien que j’aie l’espoir de t’égaler. Or, nous allons aux Thalysies, où deux de nos amis font un sacrifice à Damatèr au beau péplos, et lui offrent les prémices de leur richesse, car elle a abondamment pourvu leurs granges d’orge. Donc, puisque notre route est la même et que le même jour nous luit, chantons une chanson pastorale. Peut-être que l’un de nous fera plaisir à l’autre. Car moi aussi, je suis une des bouches sonores des Muses ; et l’on dit que je chante admirablement. Mais je ne suis pas crédule, non certes ! et je ne crois surpasser ni l’irréprochable Sikélidas de Samos, ni Philètas. Je ne lutterais contre eux que comme la grenouille contre les cigales.

Je parlais ainsi à dessein ; mais le chevrier me sourit : — Je te donne ce bâton pastoral, dit-il, parce que tu es un vrai fils de Zeus, fait pour la vérité. Je hais grandement l’architecte qui tente d’élever une demeure digne d’Oromédôn, haute comme une montagne, et je hais ces oiseaux des Muses qui s’épuisent à pousser des cris injurieux contre l’Aoide de Khios. Allons, Simikhidas, commençons à l’instant les chants bucoliques. Vois, ami, si cette petite chanson que j’ai faite dernièrement te plaît :

— Qu’elle soit heureuse la navigation d’Agéanax vers Mitylana, même quand le Notos chasse les flots écumeux sous les Chevreaux inclinés à l’Occident, et quand Oriôn trempe ses pieds dans la mer, si Agéanax guérit Lykidas brûlé par Aphrodita, car l’ardent Érôs me consume.

Les Alcyons apaiseront les flots et le Notos et l’Euros qui ébranle les algues sous-marines, — les Alcyons, eux qui sont le plus aimés des glauques Nèrèides, parmi tous les autres oiseaux de la mer.

Que tout lui soit propice, pendant qu’il naviguera vers Mitylana, et qu’il aborde en un port sûr ! Et moi, couronnant ma tête d’anis, de roses et de violettes blanches, j’emplirai un kratèr de vin Ptéléatique, couché auprès du feu.

Et la fève y rôtira, et, plongé dans une épaisse litière de knyse, d’asphodèle et de flexible persil, je boirai mollement, en songeant à lui, à pleines coupes et jusqu’à la lie !

Cependant, deux pasteurs, l’un d’Akharna, l’autre de Lykôpè, me joueront de la flûte ; et Tityros me chantera comment le bouvier Daphnis aima autrefois Xénéa, et comment il courait sur la montagne, et comment les chênes qui croissent aux bords du fleuve Himéra pleurèrent sur lui, tandis qu’il se fondait, comme une neige aux pieds du grand Haimos, ou de l’Athos, ou du Rhodopa, ou du Kaukasos, le plus lointain des monts.

Et il chantera aussi comment, autrefois, par les mauvaises rigueurs d’un maître, un large coffre reçut le chevrier vivant ; et comment les abeilles camuses qui venaient de la prairie le nourrirent de l’arome des fleurs, dans le cèdre odorant, parce que la Muse lui avait versé un doux nektar dans la bouche.

Ô bienheureux Komatas, tu as éprouvé ces choses, et l¤ as été enfermé dans le coffre, et, durant toute une année, tu as ainsi souffert, tandis que les abeilles te nournssaient de rayons. Ah ! pourquoi n’as-tu pas vécu de mon temps ? J’aurais fait paître tes belles chèvres sur les montagnes, et je t’aurais entendu chanter harmonieusement, ô divin Komatas, couché à l’ombre des chênes ou des pins !

Ayant ainsi chanté, il se tut, et je dis après lui : — Ami Lykidas, tandis que je paissais les bœufs sur les montagnes, les Nymphes m’ont enseigné un grand nombre de chansons que la renommée a portées jusqu’au thrône de Zeus ; mais celle-ci est excellente entre toutes. Écoute, puisque tu es cher aux Muses :

— Certes, les Érôs ont éternué pour Simikhidas, car le malheureux aime Myrtô autant que les chèvres aiment le printemps ; mais Aratos, le plus aimé de ses amis, a dans le cœur une passion pour un enfant.

Aristis, le meilleur des hommes, à qui Phoibos même permettrait de chanter avec la lyre auprès du trépied. Aristis sait qu’Aratos brûle pour un enfant, et jusque dans la moelle de ses os.

Ô Pan ! toi qui possèdes la belle plaine du Hoinolas, puisses-tu mettre dans ses bras le tendre Philinos, ou tout autre. Et si tu le fais, ô Pan, puissent les enfants akkadiens ne plus te fustiger les côtes et les épaules, comme ils ont coutume quand les mets sont rares !

Mais si tu refuses, que ton corps soit traversé et déchiré par des ongles ! Puisses-tu dormir sur des orties ! puisses-tu habiter, en plein hiver, sur les montagnes des Hèdôniens, aux bords du Hébros, auprès de l’Ourse, et, en plein été, vivre chez les Aithiopiens les plus reculés, sous les rochers des Blémyes, là où le Neilos devient invisible !

Et vous, ô Érôs, semblables à des pommes vermeilles, qui habitez la sphère élevée de la blonde Diôna, quittez le cours limpide de Hyétis et de Byblis ; percez de vos flèches le beau Philinos, puisque le barbare n’a point pitié de mon hôte. Certes, il est déjà mûr comme une poire. Les femmes disent : — Hélas ! Philinos, ta belle fleur se flétrit !

Ne veillons donc plus au dehors, ô Aratos, et ne meurtrissons plus nos pieds. Que le coq matinal amène pour d’autres le froid pénible du matin, et que le seul Molôn, ô mon ami, éprouve cette angoisse ! Pour nous, reprenons notre tranquillité ; et qu’une vieille opportune crache et écarte de nous les calamités !

Je chantai ainsi, et Lykidas, souriant toujours doucement, me donna son bâton pastoral comme un gage d’amitié venant des Muses. Puis, il prit sur la gauche et suivit le chemin de Pyxa. Eukritos et moi, ainsi que le bel enfant Amyntas, nous gagnâmes la demeure de Phrasidamos, ou nous nous couchâmes en des lits épais de lentisque odorant et de pampres récemment coupés. Un grand nombre de peupliers et d’ormes se berçaient au-dessus de nos têtes, non loin de l’onde sacrée qui s’écoulait, en murmurant, de l’antre des Nymphes. Et dans les rameaux touffus, les cigales, brûlées par le soleil, chantaient à se fatiguer ; et la verte grenouille criait au loin, sous les épais buissons épineux. Les alouettes et les chardonnerets chantaient ; la tourterelle gémissait ; et les abeilles fauves bourdonnaient autour des fontaines. De toutes parts flottait l’odeur d’un riche été, mêlée à celle de l’automne. À nos pieds et à nos côtés roulaient en foule les poires et les pommes ; et les branches, chargées de prunes, se courbaient jusqu’à terre.

Un enduit de quatre ans fut détaché des tonneaux. Ô Nymphes Kastalides, qui habitez le faîte du Parnasios, le vieux Kheirôn offrit-il une telle coupe à Hèraklès, dans l’antre pierreux de Pholos ? Le nektar qui enivra le Berger de l’Anapos, le fort Polyphamos, celui qui jetait des montagnes aux vaisseaux, et qui le fit trépigner à travers les étables, valait-il, ô Nymphes, celui que vous nous versâtes auprès de l’autel de Damatèr, qui protége les moissons ?

Puissé-je enfoncer encore le van dans le grain ; tandis qu’Elle rira, les deux mains pleines de gerbes et de pavots !

IDYLLE VIII



Les Boucoliastes.



On dit que Ménalkas, menant paître ses brebis sur les hautes montagnes, rencontra le beau Daphnis qui paissait des bœufs. Tous deux étaient blonds, tous deux jeunes, tous deux habiles joueurs de syrinx et habiles chanteurs. Ménalkas, regardant Daphnis, parla le premier.

ménalkas.

Ô Daphnis, gardien des bœufs mugissants, veux-tu chanter contre moi ? Je me ilatte de te vaincre autant qu’il me plaira.

Et Daphnis lui répondit :

daphnis.

Ô Ménalkas, pasteur de brebis laineuses, joueur de syrinx, jamais tu ne me vaincras, du moins en chantant, dusses-tu en mourir.

ménalkas.

Veux-tu le tenter et déposer un prix ?

daphnis.

Volontiers, et je déposerai un prix.

ménalkas.

Lequel ? Que pouvons-nous engager ?

daphnis.

Moi, j’offre un veau ; toi, mets un agneau aussi grand que sa mère.

ménalkas.

Non pas ! Je ne puis déposer un agneau. Mon père et ma mère sont rigoureux, et, chaque soir, ils comptent mes moutons.

daphnis.

Que veux-tu donc risquer ? Le vainqueur n’aura-t-il rien ?

ménalkas.

J’ai une belle syrinx à neuf tons égaux, que j’ai enduite de cire blanche. Je veux bien l’engager, mais non ce qui appartient à mon père.

daphnis.

J’ai aussi une syrinx à neuf tons égaux, enduite de cire blanche Je l’ai faite hier, et je souffre encore de ce doigt qu’un éclat de roseau a blessé. Mais qui nous écoutera et nous jugera ?

ménalkas.

Si nous appelions ce chevrier, dont le chien tacheté de blanc aboie après les chevreaux ?

Et les deux enfants crièrent, et le chevrier, les entendit et vint. Et ils chantèrent, et lui les écouta pour juger. Ménalkas, désigné par le sort, commença, et Daphnis répondit, tous deux en une chanson bucolique alternée.

ménalkas.

— Vallons, et vous, Fleuves issus des Dieux, si jamais les chants de Ménalkas, le joueur de syrinx, vous ont plu, nourrissez abondamment mes jeunes brebis ; et si Daphnis conduit ici ses génisses, qu’il n’y trouve rien de moins.

daphnis.

— Fontaines, herbes et plantes salutaires, si Daphnis chante comme les rossignols, engraissez ce troupeau de bœufs ; et si Ménalkas conduit ici ses brebis, qu’elles y paissent abondamment.

ménalkas.

— Le printemps est partout ; partout les pâturages verdissent, partout les mamelles se gonflent de lait, partout les jeunes animaux paissent là ou la jeune fille s’avance. S’en va-t-elle, le pasteur et les brebis se dessèchent.

daphnis.

— Les brebis et les chèvres sont mères deux fois, les abeilles emplissent les ruches, et les chênes sont plus hauts là où le beau Milôn s’avance. S’en va-t·il, le bouvier et les herbes se dessèchent.

ménalkas.

— Ô bouc, mâle des blanches chèvres, va dans la profondeur de la forêt ! Et vous, ô chevreaux camus, venez ici, au bord de l’eau ! Et toi, dont la corne est tombée, va où est Milôn, et dis : Milôn ! Prôteus, bien que Dieu, faisait paître des phoques.

daphnis.

— Je n’envie pas la terre de Pélôps ; je ne désire point posséder des talents d’or, ni courir plus vite que les vents ; pourvu que je chante sous ce rocher, te tenant dans mes bras et regardant mes génisses paître vers la mer de Sikéla !

ménalkas.

— L’hiver est un mal redouté des arbres ; la sécheresse, des eaux ; le lacet, des oiseaux ; le filet, des animaux sauvages ; mais le désir d’une belle jeune fille est un mal redouté de l’homme. Ô père, ô Zeus ! je n’ai pas aimé seul ; toi aussi, tu as aimé des femmes ! Les enfants chantèrent ainsi sur un mode alterné. Puis, Ménaktas commença le dernier chant.

ménalkas.
.

— Ô loup, épargne mes boucs et mes chèvres ! Ne me nuis pas, parce qu’étant petit, je mène un grand troupeau. Ô chien Lampouros, dors-tu donc profondément ? Il ne faut pas dormir quand on aide un jeune pasteur. Et vous, ô brebis, ne craignez pas de vous rassasier d’herbe tendre ; vous n’en manquerez pas, car elle repoussera. Ici ! Paissez, paissez ! Et, toutes, remplissez vos mamelles afin que les agneaux s’abreuvent de lait, et que j’en mette encore dans les éclisses.

Et Daphnis, à son tour, commença de chanter harmonieusement.

daphnis.

— Une jeune fille aux sourcils arqués m’ayant aperçu du seuil de l’antre, comme je paissais mes génisses, m’a dit deux fois que j’étais beau ; mais je n’ai rien répondu, pas même une parole piquante, et, baissant les yeux, j’ai suivi mon chemin. La voix et l’haleine de la génisse sont douces ; il est doux, l’été, de reposer en plein air auprès d’une eau courante. Les glands ornent le chêne, les pommes le pommier, les génisses la vache, et la vache elle-même le bouvier.

Les enfants ayant chanté, le chevrier parla ainsi : — Ô Daphnis, ta voix et ta bouche sont douces ! Il est meilleur de t’entendre chanter que de boire du miel ! Prends la syrinx, car tu as vaincu. Si tu veux m’enseigner quelque chanson, tandis que je garderai mes chèvres auprès de toi, je te donnerai en retour cette chèvre sans cornes qui remplit toujours à déborder le vase où on la trait.

Et l’enfant Daphnis se réjouit, battit des mains et sauta de même qu’un faon vers sa mère, parce qu’il avait vaincu ; mais l’autre, confus et rongé de chagrin, était triste comme une vierge qui se marié.

Dès lors, Daphnis fut le premier parmi les pasteurs ; et, bien que tout jeune encore, il épousa la nymphe Naïs.


IDYLLE IX



Daphnis et Ménalkas.



Dis-moi une chanson bucolique, ô Daphnis, et chante le premier. Commence, et que Ménalkas réponde. Mettez d’abord les veaux sous les vaches, et unissez les taureaux aux génisses encore stériles. Que tous paissent et errent ensemble sous le feuillage ; mais toi, dis une chanson bucolique, et que Ménalkas réponde.

daphnis.


Elle est douce la voix du jeune veau, et celle de la vache ; les sons de la syrinx sont doux, et les chants du bouvier et les miens aussi. Je me fais un lit auprès d’une eau fraîche, et j’y entasse les belles peaux des blanches génisses que le vent Libyen a renversées du haut du précipice, tandis qu’elles y paissaient l’arbousier. Et je me soucie autant de l’été qui brûle, que les enfants s’inquiètent des discours du père et de la mère.

Ainsi chanta Daphnis, et Ménalkas répondit.

ménalkas.

— L’Etna est ma patrie, et j’habite un bel autre sous les roches creuses, et j’ai autant de biens qu’on en possède en songe : de nombreuses toisons de brebis et de chèvres, étendues sous moi, de la tête aux pieds ; des entrailles qui cuisent sur un feu de chêne, et du hêtre sec qui me chauffe pendant l’hiver. Et je me soucie autant du froid qu’un homme sans dents qui va manger de la bouillie se soucie de coquilles de noix !

J’applaudis aux chanteurs, et je donnai à Daphnis un bâton pastoral qui avait poussé et grandi, tel qu’il était, dans le champ de mon père, et qu’un bon ouvrier eût avoué ; et, à Ménalkas, une belle conque que j’avais trouvée dans les rochers lkariens, et dont j’avais mangé la chair, après en avoir fait cinq parts, pour cinq que nous étions. Et Ménalkas soufiia dans la conque.

Ô Muses Bucoliques, soyez pleines de joie, et répétez le chant que je dis à ces pasteurs :

— Qu’il n’y ait plus de boutons au bout de ma langue ! La cigale est aimée de la cigale, la fourmi de la fourmi, les éperviers des éperviers ; moi, j’aime la Muse et le chant. Que toute ma demeure s’emplisse de mon chant : car ni le printemps, ni le sommeil ne sont plus doux, ni les fleurs ne sont plus douces aux abeilles, que les Muses ne me sont chères ! Ceux qu’elles regardent d’un œil ami braveraient la boisson de Kirka !

IDYLLE X



Les Moissonneurs. — Milôn et Battos.



milôn.

Ouvrier laboureur, qu’as-tu donc ? Tu ne mènes plus ton sillon droit comme auparavant ; tu ne coupes plus le blé, de front avec ton voisin, et il te laisse en arrière, comme une brebis dont une épine a blessé le pied. Malheureux ! que feras-tu donc au milieu du jour, si, dès en commençant, tu ne fais rien qui vaille ?

battos.

O Milôn, moissonneur infatigable et dur comme un rocher, ne t’est-il jamais arrivé de regretter un absent ?

milôn.

Jamais. Un homme qui travaille a-t·il le temps de regretter quelqu’un d’absent ?

battos.

Il ne t’est donc jamais arrivé de veiller par amour ?

milôn.

Puisse cela n’arriver jamais ! Il est dangereux qu’un chien goûte d’une peau !

battos.

Mais moi, Milôn, je suis amoureux depuis onze jours à peu près.

milôn.

Tu bois vraiment au tonneau, tandis que je n’ai pas même assez de vinaigre.

battos.

Aussi, les semailles que j’ai faites devant ma porte sont-elles toutes négligées.

milôn.

Quelle est la jeune fille qui te tourmente ?

battos.

La fille de Polybôtas, celle qui jouait dernièrement de la flûte aux moissonneurs, chez Hippokoôn.

milôn.

Le Dieu a mis la main sur l’impie ! Tu as ce que tu désirais depuis longtemps, et une cigale couchera avec toi la nuit.

battos.

Tu te moques, mais Ploutos n’est pas le seul Dieu aveugle ; Érôs aussi n’y voit point. Ne parle pas si fièrement.

milôn.

Je ne parle point fièrement. Mais, allons ! jette tes gerbes, et dis-nous une chanson amoureuse sur ta jeune fille. Le travail te sera moins pénible, et tu étais musicien autrefois.

battos.

— Muses Piérides ! Chantez avec moi la svelte enfant ; car vous embellissez, ô Déesses, tout ce que vous touchez.

Charmante Bombyka, on dit que tu es Syrienne, maigre et brûlée du soleil ; et, moi seul, je trouve que tu as la couleur du miel !

La violette aussi est noire, et l’hyacinthe, sur laquelle sont tracées des lettres ; cependant, les premières, elles sont choisies pour les couronnes.

La chèvre cherche le cytise, le loup poursuit la chèvre, et la grue suit la charrue, et moi je n’ai de passion que pour toi !

Oh ! si j’avais toutes les richesses que Kroisos a, dit-on, possédées, nous aurions deux statues d’or consacrées à Aphrodita !

Toi, tu porterais des flûtes, une rose ou une pomme ; moi, j’aurais un beau vêtement et des chaussures neuves aux pieds.

Charmante Bombyka, tes pieds sont comme des osselets, ta voix est douce comme l’aubergine, et je ne puis décrire tes qualités ! —

milôn.

Certes, je ne savais pas que le bouvier fît de si belles chansons. Comme il en a bien mesuré l’harmonie ! Hélas ! la barbe m’est poussée en pure perte ! Cependant, écoute ces vers du divin Lytiersas :

— Damatèr, aux fruits, aux épis abondants ! que cette moisson soit facile et riche !

Serrez les gerbes, moissonneurs, afin que les passants ne disent pas : Voilà des fainéants qui ne gagnent pas leur salaire !

Tournez les javelles vers le Boréas ou vers le Zéphyros ; c’est ainsi que les épis grossiront.

Que ceux qui battent le blé ne dorment pas à midi, c’est l’heure où la paille se détache mieux du grain.

Mais que les moissonneurs commencent au chant de l’alouette, et ne cessent que lorsqu’elle s’endort. Qu’ils reposent pendant la chaleur.

Ô régisseur avare, fais plutôt cuire nos lentilles que de te couper les doigts à partager un grain de cumin ! —

Voilà ce que doivent chanter des hommes qui se fatiguent au soleil ! Quant à ton amour affamé, ne le raconte qu’à ta mère éveillée le matin dans son lit.

IDYLLE XI



le kyklôps.



Ni les onctions, ni les poudres, Nikias, ne sont, il me semble, un remède à l’amour ; il n’en est d’autre que les Piérides. Ce remède, qui allège et réjouit, est accessible aux hommes, mais il n’est pas facile de l’acquérir. Tu le connais sans doute, étant médecin et très-cher aux neuf Muses.

C’est par lui que le Kyklôps né dans notre pays, l’antique Polyphamos, supporta la vie, quand, les lèvres et les tempes encore imberbes, il aimait Galatéia. Et, certes, il ne l’aimait pas avec des pommes, une rose ou une boucle de cheveux, mais avec des violences passionnées, et il se souciait peu du reste. Bien des fois les brebis revinrent seules du vert pâturage à l’étable, tandis qu’il se consumait, depuis le jour levant, sur les algues du bord, gardant au fond de son cœur, comme une flèche dans le foie, la plaie cuisante de la grande Kypris. Mais il découvrit le remède à son mal, et, assis sur les roches élevées, regardant la haute mer, il chantait ainsi :

— Ô blanche Galatéia, plus blanche à voir que le fromage, plus délicate que l’agneau, plus fière que la génisse, et dont la peau est plus luisante et plus ferme que le raisin vert, pourquoi rejettes-tu celui qui t’aime ?

Tu viens ici lorsque le doux sommeil m’enchaîne, mais tu fuis à la hâte, comme une brebis qui a vu le loup blanc, lorsque le doux sommeil me quitte. Je t’ai aimée, ô jeune fille, lorsque tu vins pour la première fois, avec ma mère, cueillir des fleurs d’hyacinthe sur la montagne ; et je vous guidais, et, dès ce moment, je t’ai aimée, et je t’aime encore !

Mais cela ne t’occupe point. Non, par Zeus ! Tu ne t’en soucies nullement. Charmante jeune fille, je sais pourquoi tu me fuis : c’est parce que je n’ai qu’un sourcil velu qui s’étend sur mon front d’une oreille à l’autre, un seul œil et un large nez au-dessus des lèvres. Mais, tel que je suis, je fais paître mille brebis, et je bois leur lait excellent que je trais moi-même ; et jamais, ni en été, ni en automne, ni par le plus rude hiver, le fromage ne me manque, et les claies en sont toujours pleines.

Et puis, je sais jouer de la syrinx mieux qu’aucun autre Kyklôps, et je chante mon amour jusqu’aux dernières heures de la nuit. Je nourris pour toi onze petites biches ornées de colliers et quatre petits ours. Viens à moi et tu ne perdras rien. Laisse la glauque mer s’élancer vers la terre ferme. Tu passeras plus heureusement la nuit à mon côté, au fond de l’antre. Là sont des lauriers, de grêles cyprès, un lierre noir, une vigne aux doux fruits et une eau fraîche, liqueur ambroisienne que l’Etna m’envoie de ses blanches neiges. Peut-on préférer à tout cela la mer et ses flots ?

Si je te semble trop velu, j’ai du bois de chêne, et je garde sous la cendre un feu qui ne meurt jamais ; et je souffrirai que tu brûles mon âme et mon œil unique, bien qu’il soit ce que j’ai de plus cher.

Je suis malheureux parce que ma mère ne m’a pas enfanté avec des branchies, et que je ne puis plonger vers toi et te baiser la main, si tu me refusais les lèvres. Je te porterais ou des lis blancs, ou un jeune pavot aux pétales rouges, mais non tous deux à la fois, car les uns germent en été et les autres en hiver.

Maintenant, ô jeune fille, j’apprendrai du moins à nager, afin de savoir pourquoi il vous est si doux d’habiter l’abîme. Puisses-tu en sortir, ô Galatéia ! Puisses-tu, telle que moi qui reste assis en ce lieu, oublier de retourner dans ta demeure !

Puisses-tu désirer de conduire les troupeaux avec moi, de traire le lait et de le cailler en fromages à l’aide de la présure aigre ! Ma mère m’a causé tout ce mal, et je lui en veux ; car, me voyant maigrir de jour en jour, jamais elle ne t’a rien dit en ma faveur. Je lui déclarerai que ma tête et mes pieds brûlent, afin qu’elle soit afïiigée, puisque je le suis aussi !

Ô Kyklôps, Kyklôps ! où tes esprits s’en vont-ils ? Si tu tressais des corbeilles et coupais du feuillage pour tes jeunes brebis, peut- être ton intelligence n’en irait-elle que mieux. Jouis des biens présents ; pourquoi poursuivre ce qui te fuit ? Tu trouveras une autre Galatéia, et même plus belle. Plusieurs belles jeunes filles m’excitent à jouer avec elles, et rient aux éclats quand je les écoute. Je suis donc aussi quelque chose sur la terre ! —

C’est ainsi que Polyphamos promenait son amour en chantant ; et il en goûtait plus de repos que si, pour cela, il eût donné de l’or.

IDYLLE XII



l’ami.



Tu es venu, ô cher jeune homme, après trois nuits et trois aurores ! Tu es venu, mais ceux qui te désirent vieillissent en un jour !

Autant le printemps est plus doux que l’hiver, autant la pomme est plus douce que la prune sauvage, autant la brebis laineuse l’emporte sur l’agneau, et la vierge sur la femme trois fois mariée, autant le faon est plus léger que les génisses, autant le rossignol chante mieux que tous les autres oiseaux, autant tu m’as réjoui par ta venue ; et je suis accouru, comme un voyageur, par un soleil brûlant, sous un hêtre ombreux !

Oh ! si les Érôs nous caressaient d’un même souffle, et si les hommes futurs pouvaient nous chanter ainsi : Quels étaient ces deux hommes d’autrefois, celui que l’Amykaien eût nommé l’Aimant, et celui que le Thessalien eût nommé l’Aimé ? Ils s’aimaient d’un égal amour, et sans doute ce fut un âge d’or où celui qui était aimé aimait aussi !

Oh ! si ce vœu s’accomplissait, Père Kronide ! ô Dieux toujours jeunes ! S’il arrivait qu’après deux cents générations quelqu’un me disait, sur les bords de l’Akhérôn, d’où nul ne revient : La tendresse qui t’unissait à ton charmant ami est dans toutes les bouches, et les jeunes hommes surtout s’en souviennent !

Mais sans doute les habitants de l’Ouranos agiront en ceci à leur gré. Pour moi, en louant ta beauté, je ne crains pas que le mensonge déforme mon nez ; car s’il t’arrive parfois de me causer quelque peine, tu me guéris bientôt en me donnant un double plaisir, et je suis toujours comblé lorsque je te quitte.

Descendants de Nisos, ô Mégariens, soyez heureux, vous qui avez tant honoré votre hôte Attique, Dioklès, qui aimait les enfants. Toujours, autour de son tombeau, chaque printemps, les jeunes hommes se réunissent et luttent à qui emportera la palme du baiser ; et celui qui appuie des lèvres plus douces sur des lèvres amies retourne vers sa mère, chargé de couronnes.

Heureux celui qui juge les baisers de ces enfants ! Sans doute, il invoque passionnément Ganymèdès aux yeux bleus, afin que sa bouche devienne semblable à cette pierre Lydienne à l’aide de laquelle les changeurs éprouvent la pureté de l’or.

IDYLLE XIII



hylas.



Celui d’entre les Dieux qui engendra Érôs ne l’a point fait pour nous seuls, ô Nikias, ainsi que nous le pensions, et ce ne fut pas à nous, mortels, qui n’aurons pas de lendemain, que labeauté parut belle pour la première fois. Le fils d’Amphitryôn, celui dont le cœur était d’airain, et qui aiîronta le lion sauvage, aima le bel enfant Hylas aux cheveux bouclés, et il lui enseigna, comme un père à son fils bien-aimé, toutes les choses qui l’avaient rendu lui-même brave et illustre. Et jamais il ne s’en séparait, ni vers midi, ni quand Aôs aux chevaux blancs montait aux demeures de Zeus, ni quand les jeunes oiseaux gazouilleurs revenaient au nid ou leur mère battait des ailes sur la poutre enfumée ; et cela, afin que cet enfant fût formé selon son cœur, et, grâce à lui, devint vraiment un homme.

Lorsque lasôn, fils d’Aisôn, vogua vers la Toison d’or, accompagné des chefs choisis dans toutes les villes, le fils d’Alkmèna, l’héroïne de Midéa, le héros infatigable se rendit aussi dans la riche Iaolkos, et Hylas monta avec lui sur le solide Argô, qui ne fut point saisi par les mouvantes Kyanées, mais s’élança comme un aigle à travers l’abîme, entra dans le Phasis, et fit ainsi que ces écueils devinrent immobiles.

Au temps où les Péléiades se lèvent, quand le jeune agneau paît dans les champs écartés, et quand le printemps s’enfuit déjà, la divine fleur des héros prit la mer, et, s’embarquant dans le creux Argô, poussés par le Notos, ils atteignirent le Hellaspontos au troisième jour, et s’arrêtèrent dans la Propontis, où les bœufs usent les charrues à élargir les sillons des Kianes.

Descendus sur le rivage, ils préparèrent, par couples, le repas du soir. Plusieurs dressèrent un lit commun, car la prairie leur offrait une large couche, et ils y coupèrent le butôme aux feuilles pointues et l’épais souchet. Hylas, ayant pris un vase d'airain, alla chercher de l’eau pour le repas de Hèraklès et du brave Télamôn, qui étaient compagnons et mangeaient toujours ensemble. Bientôt, il découvrit une source dans une vallée basse. Tout autour croissaient un grand nombre de plantes aquatiques, la bleue chélidoine et la verte adiante, et le persil abondant et le rampant agrostis. Et des Nymphes dansaient au milieu de l’eau, Nymphes qui ignorent le sommeil, Déesses terribles aux campagnards, Euneika et Malis et Nikhéia aux yeux printaniers.

Le jeune homme approchait le large vase pour le plonger dans l’eau, lorsque celles-ci saisirent sa main et s’y attachèrent, car Érôs s’était emparé de leur cœur ému à l’aspect de l’enfant Argien. Et il tomba au milieu de l’eau profonde, tel qu’une étoile qui tombe de l’Ouranos dans la mer, alors que le marin dit à ses compagnons : « Déployez les voiles, enfants, le vent va être favorable ! » Et les Nymphes, tenant le jeune homme en pleurs sur leurs genoux, le consolèrent par de douces paroles.

Et, d’un autre côté, l’Amphitryôniade, inquiet de Hylas, partit à sa recherche, ayant pris son arc recourbé à la façon des Maiôtes, et sa massue qu’il portait toujours de la main droite. Trois fois il appela Hylas, en faisant mugir son gosier, et trois fois l’enfant l’entendit ; mais la réponse arriva si faible du fond de l’eau, que, bien que très-proche, elle paraissait fort éloignée. Alors, tel qu’un lion à épaisse crinière qui entend de loin le cri d’une jeune biche dans les montagnes, et qui, rongé par la faim, sort de son repaire pour saisir cette proie qui l’appelle, tel Hèraklès, cherchant Hylas, erra à travers des sentiers épineux et impraticables, et parcourut une vaste étendue.

Malheureux ceux qui aiment ! Que de fatigues il subit par les montagnes et les bois ! l’entreprise d’Iasôn était oubliée. Tous étaient remontés dans la nef dont la mâture avait été redressée ; mais les voiles ne furent point déployées de toute la nuit, afin d’attendre Hèraklès. Lui, cependant, errait, furieux et au hasard, car une cruelle Déesse lui déchirait le foie.

C’est ainsi que le bel Hylas fut mis au rang des Dieux heureux ; et tandis que les héros riaient et nommaient Hèraklès déserteur, parce qu’il avait abandonné Argô aux trente bancs de rameurs, celui-ci gagna à pied Kolkhôs et le Phasis barbare.

IDYLLE XIV



L’amour de Kyniska



aiskhinès.

Que Thyônikhos soit heureux en toute chose !

thyônikhos.

Qu’il en soit de même pour Aiskhinès !

aiskhinès.

Comme tu viens tard !

thyônikhos.

Tard ? mais qu’as-tu donc ?

aiskhinès.

Thyônikhos, tout ne va pas au mieux pour moi.

thyônikhos.

Voilà donc pourquoi tu es maigre et tu portes une barbe longue et une chevelure négligée ? Tel était ce Pythagoricien qui vint me voir dernièrement, pâle, les pieds nus et se disant Athènaien. Lui aussi était sans doute amoureux ; mais c’était, je crois, de farine cuite au four.

aiskhinès.

Tu te moques à ton aise, mon bon ! Mais la belle Kyniska n’outrage, et j’en deviendrai fou furieux quelque jour, sans qu’on y prenne garde. Il s’en faut déjà d’un cheveu.

thyônikhos.

Tu es toujours le même, cher Aiskhinès, irascible et ne pouvant supporter que les choses ne soient à ton gré. Mais enfin, parle ; qu’y a-t-il de nouveau ?

aiskhinès.

L’Argien et moi, le maître d’équitation thessalien et le stéatite Kléonikos, nous dînions chez moi, à la campagne. J’avais tué deux poules et un cochon de lait, et débouché du vin de Biblina, vieux de quatre ans, mais aussi parfumé qu’au sortir de la cuve. J’avais servi les oignons, les pétoncles et les coquillages. C’était une débauche agréable. Comme elle avançait, on décida de faire des libations en l’honneur de qui on voudrait, pourvu qu’on en dît le nom. Chacun de nous but en nommant quelqu’un, ainsi qu’il était prescrit ; mais Kyniska ne dit rien, bien que je fusse là. Juge de ce que j’éprouvai ! Quelqu’un dit en riant : — Ne parleras-tu pas ? Tu as vu le loup ! — Tu l’as dit, dit-elle ; et elle rougit au point que tu eusses allumé un flambeau à ses poues. C’est Lykos ! c’est Lykos, le fils du voisin Labâ, haut de taille, svelte, et que beaucoup trouvent beau ; c’est pour Lykos qu’elle desséchait d’un si grand amour ! On me l’avait bien dit une fois tout bas à l’oreille ; mais, malgré ma barbe d’homme, je n’en cherchai pas plus long. Déjà nous étions ivres tous quatre ; et l’homme de Larissa, le méchant esprit, se mit à chanter, avec des plaisanteries de Thessalien, toute l’histoire de Lykos ; et aussitôt, Kyniska de pleurer en sanglotant, comme une fille de six ans qui veut monter sur les genoux de sa mère. Alors, — tu me connais, Thyônikhos ? — Je lui appliquai une paire de soufflets sur les joues. Là-dessus, elle releva son péplos et s’enfuit au plus vite. — Malheur de ma vie ! Je te déplais ! Il t’est plus doux d’en avoir un autre dans tes bras ! Va réchauffer celui pour qui tes larmes tombent, grosses comme des pommes ! — Quand l’hirondelle a donné la pâture à ses petits cachés sous le rebord du toit, elle retourne en hâte pour en ramasser de nouveau. Kyniska, plus prompte encore, quitta son siége, traversa le vestibule et passa la porte à deux battants. Un proverbe dit : — Le Kentaure s’en est allé à travers la forêt. — Il y a de cela vingt jours, huit autres, puis neuf, puis dix, et voici le onzième ; ajoute-s-en deux, et il y aura deux mois que nous sommes séparés et que je ne me suis pas même rasé, à la façon des Thrakiens. Maintenant, c’est Lykos qui est tout pour elle ; c’est à Lykos qu’elle ouvre la porte la nuit. Quant à moi, je ne compte plus pour rien, et je ne suis pas plus considéré qu’un malheureux Mégarien ! Si je n’aimais plus, tout serait au mieux ; mais comment faire ? Le rat, comme on dit, Thyônikhos, s’est pris dans la poix ! Je ne sais aucun remède à un amour invincible, si ce n’est que Simos, du même âge que moi, et qui aimait la fille d’Épikhalkos, ayant passé la mer, est revenu guéri. Moi aussi, je passerai la mer, et je serais stéatiôte, un stéatiôte passable, ni le premier, ni le pire.

thyônikhos.

Ce que tu désirais devait arriver, ô Aiskhinès. Mais, si tu veux (expatrier, sache que Ptolémaios, de tous ceux qui donnent une solde, est le meilleur chef pour un homme libre. Il est prudent, ami des Muses, tendre, très-affable, connaissant qui l’aime et mieux encore qui ne l’aime pas, très-généreux et ne refusant jamais ce qu’il est convenable de solliciter d’un roi, car il ne faut pas, Aiskhinès, demander à propos de tout. De sorte que, si tu veux t’agrafer le manteau sur l’épaule droite, et attendre bravement le choc d’un porte-bouclier, pars au plus vite pour l’Aigyptos. Les tempes blanchissent et la joue blanchit ensuite. Il faut agir pendant qu’on a le genou vigoureux.

IDYLLE XV



Les Syracusaines ou les Fêtes d’Adônis. — Gorgô, Praxinoa. Eunoa, une vieille femme, un Étranger, un autre Étranger, une Aoide.



gorgô.

Praxinoa est-elle là ?

eunoa.

Chère Gprgô, comme tu viens tard ! Elle y est.

praxinoa.

Il est merveilleux que tu sois arrivée, même à cette heure. Eunoa, donne un siège et mets-y un coussin.

eunoa.

En voici un excellent.

praxinoa.

Assieds-toi.

gorgô.

Ô imprudente que je suis ! C’est à peine, Praxinoa, si j’ai pu arriver saine et sauve, tant la foule est grande et tant il y a de quadriges. On ne voit partout que krèpides et hommes à khlamydes ; le chemin est encombré, et tu demeures si loin de moi !

praxinoa.

C’est pour cela que cet imbécile a choisi, au bout du monde, une tanière et non une maison ; c’est pour que nous ne soyons pas voisines, tant il aime à contrarier, le misérable jaloux !

gorgô.

Chère, ne dis pas cela de Dinôn, ton mari, devant ce petit. Vois comme il te regarde.

praxinoa.

Sois tranquille, mon cher enfant, je ne parle point de papa.

gorgô.

Par Perséphona ! l’enfant comprend. Il est beau, ton papa !

praxinoa.

Donc, dernièrement, ce papa-là, — ce que je dis est arrivé autrefois, — alla acheter du nitre et du fard, et il me rapporta du sel, le grand niais !

gorgô.

Mon Diokleidas aussi est un bourreau d’argent. Hier, il a acheté, pour sept drakhmes, cinq toisons, c’est-à-dire des peaux de chiens, des morceaux de vieilles besaces, toute sorte d’ordures ! Mais, voyons ! prends ton manteau et ta robe agrafée ; allons voir Adônis au royal palais du magnifique Ptolémaios. J’ai entendu dire que la Reine avait ordonné une belle cérémonie.

praxinoa.

Tout est riche chez les riches. Mais de tout ce que tu as vu en venant, à qui n’a rien vu…

gorgô.

C’est le moment de partir. Il est toujours fête chez les oisifs.

praxinoa.

Eunoa, apporte-moi de l’eau, et mets-la au milieu de la chambre, paresseuse ! Les chats aiment à dormir mollement couchés. Remue-toi donc ! Apporte vite de l’eau ! J’ai besoin d’eau d’abord, et elle m’apporte du savon ! Donne toujours. N’en verse pas tant, maladroite ! Malheureuse, pourquoi éclabousses-tu toute ma tunique ? Assez ! Je suis lavée comme il a plu aux Dieux. Où est la clé du grand coffre ? Apporte-la.

gorgô.

Praxmoa, cette robe agraïée, aux plis nombreux, te sied beaucoup. À combien te revient-elle ?

praxinoa.

Ne m’en parle pas, Gorgô ; à plus de deux mines de bon argent, et je me suis tuée à la faire.

gorgô.

Mais tu as réussi.

praxinoa.

Oui, c’est vrai. Donne-moi mon manteau et arrange élégamment ma coiffure. — Mon enfant, je ne t’emmène pas. Mormô ! Le cheval mord. Pleure tant que tu voudras ; je ne veux pas que tu deviennes boiteux. — Allons ! Phrygia, prends l’enfant et amuse-le. Appelle la chienne et ferme à clé la porte de la cour. — Ô Dieux ! quelle foule ! Comment traverser cela ? C’est une fourmilière innombrable et incommensurable. Ô Ptolémaios, tu as fait beaucoup de grandes choses depuis que ton père est parmi les Immortels ! On ne voit plus de malfaiteurs tendre des pièges aux passants, rusant à l’aigyptienne, comme faisaient autrefois tant de vauriens et de mauvais plaisants. Très-chère Gorgô, que devenir ? Voilà les chevaux de guerre du Roi. Ami, ne m’écrase pas ! Ce cheval couleur de feu se cabre ; qu’il est fougueux ! Eunoa, effrontée ! veux-tu bien te ranger ! — Il va tuer son cavalier. Je suis bien heureuse que mon enfant soit resté à la maison.

gorgô.

Rassure-toi, Praxinoa, ils nous ont dépassées et sont rentrés dans leurs rangs.

praxinoa.

Me voilà remise. Le cheval et le froid serpent sont ce que je crains le plus depuis mon enfance. Hâtons-nous : une foule nombreuse afflue vers nous.

gorgô.

Ô mère, viens-tu du palais ?

une vieille femme.

Oui, mes enfants.

gorgô.

Est-il aisé de passer ?

la vieille femme.

C’est en essayant que les Akhaiens entrèrent dans Troia, ma très-belle enfant. C’est en essayant qu’on vient à bout de tout.

gorgô.

La vieille est partie en laissant un oracle. Les femmes savent tout ; elles savent même comment Zeus épousa Hèra. Vois, Praxinoa, quelle foule autour des portes.

praxinoa.

Immense ! Gorgô, donne-moi la main. Eunoa, prends celle d’Eutykhis ; fais attention à elle, et ne te perds pas. Entrons toutes ensemble. Tiens-nous bien, Eunoa. Ah ! malheureuse ! Gorgô, mon voile s’est déchiré en deux ! Au nom de Zeus, ô Étranger, si tu veux être heureux, prends garde à mon manteau.

l’étranger.

En vérité, je n’y puis rien, mais j’y ferai attention.

praxinoa.

La foule est compacte ; tous se pressent comme des porcs.

l’étranger.

Courage, femme, nous sommes à bon port.

praxinoa.

Puisses-tu être heureux maintenant et toujours, toi qui m’es cher entre tous les hommes et qui nous as protégées ! — Quel homme excellent et compatissant ! Eunoa est encore dans la foule. Allons, poltronne, pousse ! Très-bien ! Toutes dedans ! comme dit celui qui enferme la mariée.

gorgô.

Praxinoa, viens ici. Regarde ces broderies ; qu’elles sont légères et charmantes ! On dirait des vêtements divins.

praxinoa.

Vénérable Athanaia ! Quelles ouvrières ont fait ces broderies ? Quels peintres ces belles peintures ? Comme elles sont vraies de pose et de mouvement ! Certes, les hommes sont habiles. Et Adônis, qui fut trois fois aimé, qui est aimé par delà l’Akhérôn même, qu’il est beau, reposant sur son lit d’argent, avec cette barbe toute jeune !

un autre étranger.

Taisez-vous, malheureuses ! Tourterelles babillardes ! Elles feraient mourir tout le monde, en parlant toujours la bouche ouverte toute grande.

gorgô.

Terre, notre mère ! d’où sort cet homme ? Que t’importe que nous bavardions ? Commande à ceux qui t’appartiennent, et non à des Syracusaines. Songe que nous sommes Korinthiennes d’origine, comme Bellérophôn lui-même. Nous parlons péloponèsien. Il est permis, je pense, aux Dôriens, de parler dôrien.

praxinoa.

Bonne Déesse ! Qu’il ne m’arrive pas un nouveau maître ! Un excepté, je ne me soucie pas du reste, et tu ne me donneras pas de soufflets.

gorgô.

Tais-toi, Praxinoa. La fille de l’Argienne, l’Aoide habile qui a remporté le prix dans l’élégie du Sperkhis, va célébrer Adônis. Elle va chanter quelque chose de beau, à coup sûr. La voilà qui prélude déjà.

l’agide.

— Ô maîtresse, qui aimes Golgôs et Idalios et la haute Eryx, Aphrodita, qui joues avec de l’or ! Après le douzième mois, les Heures aux pieds délicats te ramènent Adônis, tel que le voilà, des bords de l’intarissable Akhérôn, les Heures amies, les plus lentes des Déesses, mais les plus désirées, car elles apportent toujours quelque chose aux mortels.

Kypris Diônaîa ! toi qui rendis Béronika immortelle en versant de l’ambroisie dans son sein, voici que dans sa reconnaissance, ô Déesse dont les noms et les temples sont innombrables, la fille de Béronika, Arsinoa, semblable à Héléna, orne Adônis des plus riches parures.

Auprès de lui brillent autant de fruits mûrs que les arbres en ont porté, de vrais jardins en fleur dans des corbeilles d’argent, des vases à parfums, en or, et pleins des essences Syriennes, et tous ces mets que les femmes font en mêlant, dans la poêle, des fleurs à la farine blanche, et ceux qu’elles composent de doux miel et d’huile, imitant tous les oiseaux et tous les autres animaux.

De verts feuillages d’anis flexible ont été domptés et reployés, et par-dessus volent de petits Érôs, semblables aux jeunes rossignols qui vont de branche en branche, essayant leurs ailes. Ô ébène ! ô or ! ô vous deux, aigles d’ivoire qui portez à Zeus, fils de Kronos, l’enfant-échanson !

En haut, des tapis de pourpre plus moelleux que le sommeil, comme on dirait à Milatos ou à Samos, forment le lit du bel Adônis, et Kypris s’y couche auprès de son jeune époux Adônis aux bras roses. Ses baisers ne piquent pas, car ses lèvres sont encore imberbes. Que Kypris se réjouisse, puisqu’elle a son jeune époux ! Pour nous, dès l’aurore, à l’heure de la rosée, nous irons en foule vers les flots du rivage ; et, la chevelure déliée, les ceintures dénouées et les seins nus, nous dirons un chant éclatant.

Seul entre tous les demi-Dieux, ô cher Adônis, tu vois tour à tour la terre et l’Akhérôn. Agamemnon n’a pas eu cette destinée, ni le grand Aias, héros aux fureurs terribles ; ni Hektôr, le plus admiré des vingt fils de Hékaba ; ni Patroklos, ni Pyrrhos qui revint de Troia ; ni même ceux qui vivaient longtemps auparavant, les Lapithes et les Deukaliônes et les Pélasges, ancêtres des Pélopeides et d’Argos.

Sois-nous maintenant propice, ô cher Adonis, et sois heureux jusqu’à la nouvelle année. Tu as été le bienvenu, ô Adônis, et, quand tu reviendras, tu le seras encore !

gorgô.

Praxinoa, ceci est très savant. Que cette femme est heureuse ! Que de choses elle sait ! Oui, elle est heureuse de chanter si bien ! Cependant, voici l’heure de retourner. Diokleidas est à jeun, et c’est un homme irritable. Ne le rencontre pas quand il a faim. Adieu, cher Adônis, et puisses-tu nous retrouver heureux !

IDYLLE XVI



Les Kharites ou Hiérôn.



C’est aux filles de Zeus de chanter les Immortels, comme aux Aoides de célébrer les actions illustres. Les Muses sont Déesses, et les Déesses chantent les Dieux ; mais nous, mortels, nous célébrons les mortels. Cependant, qui, d’entre tous ceux qui habitent sous la claire Aôs, accueillera nos Kharites et ne les renverra pas sans présents ? Elles reviennent, le sourcil froncé, les pieds nus, et me reprochent leur course inutile ; et, tristes, la tête baissée sur leurs genoux froids, elles restent au fond du coffre où elles demeurent quand elles n’ont pas réussi.

Qui, d’entre les vivants, n’est tel ? Qui aime l’éloquence ? Je ne sais. Les hommes ne désirent plus les louanges données aux belles actions ; ils sont vaincus par la soif du gain. Chacun, la main cachée sous son manteau, songe au moyen d’augmenter sa richesse, et il refuserait de donner même la rouille de son argent. Il dit : — La jambe vient après le genou. Chacun pour soi, et que les Dieux honorent les Aoides ! À quoi bon en écouter d’autres ? Homèros suffit ; c’est le meilleur d’entre eux, et il ne coûte rien !

Insensés ! À quoi vous sert tant d’or enfermé chez vous ? Les sages en usent bien mieux. Ils s’en réservent une part, et ils en font une autre part aux Aoides ; ils donnent beaucoup à tous les autres hommes ; ils offrent des sacrifices aux Dieux, ils sont hospitaliers, ils accueillent généreusement les étrangers à leur table, et les laissent partir quand ils le veulent. Mais surtout ils honorent les Interprètes des Muses, afin que, même dans le Hadès, on loue leur vertu, et qu’ils ne gémissant pas sans gloire sur les rives du froid Akhérôn, pareils au misérable dont la houe a durci les mains et qui pleure une pauvreté héritée de ses pères.

De nombreux serviteurs recevaient tous les mois leur nourriture dans les demeures d’Antiokhos et du Roi Aleua ; une grande multitude de vaches cornues et de veaux revenait en mugissant vers les étables des Skopades, et les bergers des hospitaliers Kraônides faisaient paître des milliers de grasses brebis dans la plaine de Kranon ; mais ils ne iouirent pas plus longtemps de ces biens, quand leur âme fut tombée dans la barque vaste du morne Akhérôn ; et, privés de ces richesses nombreuses, pendant de longs siècles, ils eussent dormi, oubliés parmi les morts obscurs, si l’Aoide de Khios, chantant des hymnes variés sur sa lyre aux nombreuses cordes, ne les eût illustrés parmi les hommes nés après eux, et n’eût célébré les rapides chevaux eux-mêmes qui leur avaient rapporté les couronnes conquises aux luttes sacrées.

Et qui donc aurait gamais connu les chefs Lykiens, et les Priamides chevelus, et Kyknos blanc comme une femme, si les Aoides n’avaient chanté les guerres des anciens ? Odysseus, qui erra cent vingt mois parmi les hommes, et qui descendit vivant dans le Hadès après s’être échappé de l’antre du Kyklôps meurtrier, n’aurait pas eu de gloire durable ; Eumaios, le gardien des porcs, eût été oublié, et Philoitios, le pasteur de bœufs, et le magnanime Laertès lui-même, si les chants de l’lônien leur avaient manqué !

Les Muses donnent la vraie gloire aux peuples ; mais la richesse des morts est consumée par les vivants. Il serait aussi vain de compter les flots que le vent pousse de la mer glauque vers la terre, ou de vouloir laver une brique noire dans une eau claire, que de toucher un avare ! Qu’il se réjouisse donc de sa destinée, et que sa richesse soit immense, et sans borne son désir de l’augmenter toujours ! Moi, je préfère à la multitude des mulets et des chevaux l’amitié et l’estime des hommes.

Je cherche qui d’entre les mortels nous accueillera, les Muses et moi, car les Aoides ne sauraient marcher sans les filles de Zeus qui inspirent les grandes choses. L’Ouranos n’est pas encore fatigué de rouler les mois et les années, et de nombreux chevaux emportent encore le char de Hèlios. Il se trouvera celui qui aura besoin de l’Aoide pour chanter ses actions égales à celles du grand Akhilleus ou du terrible Aias dans la plaine du Simoïs, ou est le tombeau du Phrygien llos. Déjà ont frémi les Phoinikes qui habitent la haute extrémité de la Libya, du côté du Couchant. Déjà les Syracusains portent au bras les boucliers d’osier et tiennent les lances par le milieu. Parmi eux, Hiérôn, semblable aux héros anciens, ceint l’épée et agite le crin de son casque.

Ô Zeus, père auguste l ô vénérable Athana ! Et toi, vierge Perséphona, qui possèdes avec ta mère la grande cité des Ephyraiônes, auprès des eaux de Lysiméléia ! Puisse une noire destinée repousser nos ennemis loin de cette île, à travers les flots Sardes, afin qu’ils aillent raconter à leurs enfants et à leurs femmes la mort de ceux qu’ils ont perdus ! Que nos villes, saccagées et détruites, soient rendues à leurs premiers habitants ; qu’ils labourent pour eux leurs champs florissants ; que des milliers de brebis paissent dans la plaine aux gras pâturages ; que des troupeaux de vaches, de retour vers les étables, fassent se hâter le voyageur nocturne, et que d’autres sillons s’ouvrent pour être ensemencés, au temps où la cigale chante sur le faîte et dans le feuillage des arbres, observant les pasteurs exposés à l’air ; que les araignées tendent leurs toiles légères sur les armes, et que le nom même de la guerre soit oublié ! Puissent les Aoides porter la gloire de Hiérôn par delà la mer Scythique, jusqu’aux lieux où régna Sémiramis qui cimentait de larges murs avec de l’asphalte ! Je suis un Aoide, mais les filles de Zeus en aiment beaucoup d’autres encore. Puissent-ils vouloir chanter la Sikélienne Aréthoisa et le belliqueux Hiérôn !

Ô divines filles d’Etéokléas, qui aimez Orkhoménos la Mynienne, antique haine de Thèba, je resterai seul si nul ne m’appelle ; mais j’irai avec mes Muses, si je suis convié, et jamais sans vous ! Car, sans les Kharites, que resterait-il aux hommes ? Que je sois toujours avec elles !

IDYLLE XVII



Éloge de Ptolémaios.



Commencez par Zeus, ô Muses, et finissez par Zeus, quand nous chantons le premier des Immortels ; mais il faut chanter Ptolémaios, le premier, entre tous les hommes, continuer et finir par lui, car il l’emporte sur tous.

Des Aoides habiles ont célébré les belles actions des héros nés demi-Dieux ; moi aussi, je suis éloquent, et je chanterai Ptolémaios ; car les hymnes sont la récompense des Immortels eux-mêmes.

Quand un bûcheron monte sur le mont Ida couvert de forêts, il regarde de toutes parts les arbres sans nombre et ne sait par où commencer. Laquelle louerai-je d’abord des mille vertus dont les Dieux ont orné le meilleur des rois ?

Quels étaient donc les ancêtres de ce Ptolémaios, fils de Lagos, pour qu’il osât concevoir un dessein qu’aucun autre homme n’aurait pu réaliser ? Le Père divin l’a honoré d’égal des bienheureux Immortels et lui a construit une chambre d’or dans sa demeure Ouranienne. Auprès de lui siége un ami, Alexandros, Dieu redouté des Perses aux mitres peintes ; et, en face, est assis, sur un acier massif, Hèraklès tueur de Kentaures. Celui-ci partage les festins des autres Ouranides, joyeux de voir les petits enfants de ses petits-enfants, que Zeus a garantis de la vieillesse, qui sont issus de lui et sont appelés Immortels, car le fort Hèrakléide est leur ancêtre à tous deux, et ils remontent à Hèraklès Aussi, quand ce dernier, rassasié de nektar parfumé, se rend à la chambre de l’épouse, il donne à l’un l’arc et le carquois, à l’autre la massue de fer couverte de nœuds, et tous deux, portant ces armes, conduisent le mâle fils de Zeus jusqu’à la chambre ambroisienne de Hèba aux chevilles blanches.

D’un autre côté, combien l’illustre Béronika, honneur de sa famille, était sage entre les femmes ! À la vérité, la vénérable fille de Diôna, qui commande à Kypros, avait de ses mains délicates touché le sein parfumé de Bérenika. Aussi, jamais aucune femme ne fut aimée de son époux comme elle fut de Ptolémaios, et elle l’aimait plus encore ; et c’est pour cela que, certain de ses enfants, il leur confiait toute sa maison quand il se rendait au lit nuptial. La femme infidèle songe aux autres hommes, et ses enfants sont nombreux, mais ils ne ressemblent pas à leur père. Vénérable Aphrodita, la plus belle des Déesses, tu protégeais la belle Béronika, et, grâce à toi, elle n’a point passé l’Akhérôn plein de gémissements ; mais tu l’as enlevée avant qu’elle abordât la noire et morne nef qui porte les morts ; tu l’as placée en un temple et tu l’as admise à tes honneurs. Depuis, elle est propice à tous les mortels, elle inspire la tendresse et elle rend légers les soucis de l’amant.

Argéia aux noirs sourcils, unie à Tydeus, tu enfantas l’homme de Kalydôn, Diomèdès le tueur de guerriers ; Thétis au sein profond, unie à Pèleus, enfanta Akhilleus habile à darder la lance ; et illustre Béronika, unie au belliqueux Ptolémaios, t’a enfanté, belliqueux Ptolémaios ! Et Koôs, où tu es né, t’a nourri, quand tu venais de voir la première aurore.

C’est là que la fille d’Antigona, accablée par les douleurs de l’enfantement, implora Eileithya qui délie les ceintures ; et celle-ci, propice à sa prière, lui versa l’oubli des douleurs, et l’enfant bien aimé, semblable à son père, naquit ; et Koôs, le voyant, poussa un cri de joie et dit, le touchant de ses mains caressantes : — Enfant, sois heureux ! et puisses-tu m’honorer autant que Phoibos Apollôn a honoré Dèlos à la ceinture azurée ! Puisses-tu honorer de même la hauteur de Triôps, et répandre tes faveurs sur les Dôriens voisins, ainsi que le Roi Apollôn aima Rhènaia ! —

Ainsi parla l’Île, et un grand aigle poussa trois cris favorables sous les nuées ; et c’était sans doute un signe de Zeus Kroniôn. Zeus prend souci des Rois vénérables, et de celui-là surtout qu’il a aimé dès sa naissance ; aussi le bonheur l’accompagne-t-il toujours, et il commande à beaucoup de terres et de mers, et à mille contrées et à mille nations qui font croître les moissons à l’aide de Zeus pluvieux. Mais aucune terre n’est aussi fertile que l’Aigyptos au sol bas, quand le Neilos, en débordant, amollit les mottes de terre. Aucune ne possède autant de villes, ouvrages d’hommes industrieux. Elle en a trois cents, trois mille, trois fois dix mille, trois fois trois et trois fois neuf, sur lesquelles règne le magnanime Ptelémaios.

Il possède une partie de la Phoinilta, de l’Arabia, de la Syria, de la Libya et des noirs Aithiopiens ; il commande à tous les Pamphyliens et aux belliqueux Kilikiens et aux Lykiens, et aux Kariens amis de la guerre, et aux îles Kyklades, car il a d’excellentes nefs sur la mer. Et autour de lui se pressent des cavaliers sans nombre et d’innombrables porte-boucliers, vêtus d’airam éclatant. Il pourrait combler tous les rois de richesses, tant il en abonde de tous côtés dans sa riche demeure. Ses peuples travaillent en repos, car nul ennemi, après avoir passé le Neilos plein de monstres, n’a porté la guerre dans ses campagnes et n’est descendu tout armé des nefs rapides pour enlever les troupeaux Aigyptiens.

Tel est l’homme qui règne sur ce vaste pays, le blond Ptolémaios, qui sait brandir la lance, qui conserve l’héritage paternel, comme un bon roi, et l’augmente encore lui-même.

Cependant, l’or n’est pas inutilement amoncelé dans sa riche demeure, tel que les réserves des fourmis infatigables ; mais les glorieux temples des Dieux en reçoivent une grande partie, car il leur fait des offrandes et des dons, et il le prodigue aussi aux rois magnanimes, à ses villes et à ses braves compagnons ; et aucun homme ne chante harmonieusement dans les fêtes sacrées de Diônysos, auquel il ne fasse un présent digne de son art. C’est pourquoi les interprètes des Muses célèbrent les bienfaits de Ptolémaios. Or, qu’y a-t-il de plus désirable pour un riche que d’acquérir de la gloire parmi les hommes ? La gloire est le seul bien qui reste aux Atréides de tous les trésors qu’ils avaient enlevés de la grande maison de Priamos, et qui sont retombés sans retour dans le néant. Ptolémaios seul, parmi les anciens, et parmi ceux dont la poussière qu’ils ont foulée garde les traces récentes, a élevé des temples parfumés d’encens à sa mère bien aimée et à son père, temples où leur ont été érigées des statues d’or et d’ivoire, comme à des Dieux sauveurs vénérés de tous les hommes. Et il brûle en leur honneur, tous les mois, les cuisses grasses des bœufs sur les autels rougis de sang, lui et sa femme irréprochable, la meilleure de celles qui ont jamais pressé dans leurs bras un jeune époux dans un palais, et qui aime sans réserve son frère et son mari, union semblable au mariage sacré des Immortels, rois de l’Olympos, que Rhéa enfanta, et pour lequel la vierge Iris prépare de ses mains parfumées le lit où dorment Zeus et Hèra.

Salut, roi Ptolémaios ! Je te chanterai ainsi que les autres demi-Dieux, et cette épopée ne sera peut-être pas indigne d’être écoutée des siècles futurs, car Zeus te donnera la vertu.

IDYLLE XVIII



Epithalame de Héléna.



Une fois, à Sparta, douze vierges Lakaniennes, de haute taille, les premières de la ville, et la chevelure ornée hyacinthe en fleur, vinrent chez le blond Ménélaos et formèrent un chœur devant la chambre nouvel lement peinte où le plus jeune des fils d’Atreus, qui venait d’épouser Héléna, avait enfermé la Tyndaride. Et toutes chantaient en chœur, marquant la mesure de leurs pieds entrelacés, et la maison retentissait de l’hymne hyménaien :

— Ô jeune époux, t’endors-tu si tôt ? As-tu quelque lourdeur aux genoux ? Aimes-tu le sommeil ? As-tu assez bu pour désirer ton lit ?

Mais, si tu avais hâte de dormir, il fallait laisser la jeune fille jouer avec ses compagnes jusqu’au matin, auprès de sa mère ; car, dès aujourd’hui, demain, cette année et toujours, elle est ton épouse, ô Ménélaos !

Heureux époux, quand tu vins à Sparta avec les autres chefs, quelque Dieu éternua sans doute pour que la destinée te fût favorable. Seul, entre les demi-Dieux, tu auras pour beau-père Zeus Kronide.

La fille de Zeus est entrée dans ton lit, elle que n’égale aucune des femmes qui marchent sur la terre Akhaienne. Certes, il sera merveilleusement beau, l’enfant qui sera semblable à une telle mère !

Et nous, ses compagnes, quatre fois soixante vierges, frottées d’huile comme des hommes, nous courions avec elle sur les bords de l’Eurôtas ; mais pas une d’entre nous n’était sans défaut, comparée à Héléna :

Telle que la vénérable Aôs montre, à son lever, son beau visage, après la dernière nuit de l’hiver, au premier jour du pur printemps, telle Héléna, éclatante comme l’or, se montrait au milieu de nous.

Une riche moisson orne un champ fertile, le cyprès orne le jardin, le cheval Thessalien orne un char ; telle Héléna à la peau couleur de rose orne Lakédaimôn.

Nulle n’enferme dans sa corbeille d’aussi beaux ouvrages ; nulle ne détache du métier aux longs montants une toile plus fine et plus habilement tissée avec la navette.

Certes, nulle mieux que Héléna, dont les yeux contiennent tous les désirs, ne joue de la kithare et ne chante Artémis et Athana au large sein.

Ô belle, ô charmante jeune fille, te voilà épouse. Nous irons encore courir au matin sur l’herbe des prairies, cueillant des couronnes odorantes et nous souvenant de toi, ô Héléna, comme des agneaux non sevrés qui désirent la mamelle de leur mère.

Nous tresserons pour toi une couronne de lotos terrestre, que nous suspendrons à un platane touffu. Sous ce platane, faisant pour toi une première libation, nous répandrons de l’huile liquide d’une fiole d’argent, et nous écrirons sur l’écorce, afin que les passants puissent lire : — Honore-moi selon le rite Dôrien, je suis l’arbre de Héléna !

Salut, ô Nymphe ! Salut, ô jeune époux qui as un divin beau-père ! Que Latô, Latô, nourrice de la jeunesse, vous accorde une belle famille ! Que Kypris, la divine Kypris, fasse que vous vous aimiez toujours ! Que Zeus, Zeus Kronide, vous donne une impérissable richesse, afin qu’elle passe d’Eupatrides à Eupatrides !

Dormez, respirant la tendresse et le désir sur le sein l’un de l’autre ; mais n’oubliez pas de vous éveiller à l’aurore. Nous reviendrons au matin, dès que le premier chanteur aura chanté, en dressant son col aux belles plumes.

Sois heureux de ce mariage, ô Hymân, ô Hyménaios !

IDYLLE XIX



Le Kèrioklèpte.



Une cruelle abeille piqua une fois Érôs qui volait le rayon de miel d’une ruche, et elle le piqua au bout des doigts.

Érôs souffrit, et il souffla sur ses doigts, frappa du pied, sauta, et, montrant à Aphrodita sa blessure, se plaignit que l’abeille, une si petite bête, fît de telles blessures. Et la mère rit : — N’es-tu pas semblable aux abeilles ? Tu es petit, mais quelles profondes blessures ne fais-tu pas ?

IDYLLE XX



Le Bouvier.



Euneika s’est moquée de moi, quand j’ai voulu l’embrasser amoureusement ; elle m’a insulté et m’a dit : — Va-t’en loin de moi ! Tu veux me donner un baiser, malheureux, et tu es bouvier ! Je ne sais pas embrasser des campagnards, et je ne touche que des lèvres de citadins. Même en songe, puisses-tu ne jamais baiser ma belle bouche ! Quel regard ! Comme tu par les bien ! Quelles plaisanteries grossières l Comme tu me nommes gracieusement ! Que tu as d’aimables paroles ! Que ta barbe est douce et que ta chevelure est belle ! Tes lèvres sont malades, tes mains sont noires, tu sens mauvais ; va-t’en l tu me souillerais.

Après avoir dit cela, elle cracha trois fois dans son sein, me regarda de travers et de la tête aux pieds avec une moue de dédain, et, fière de sa beauté, me jeta un éclat de rire moqueur et orgueilleux. Et aussitôt mon sang bouillonna, et je devins rouge de dépit, comme la rose sous la rosée. Puis elle partit, me laissant là ; et j’ai le cœur plein de colère, parce qu’une mauvaise prostituée s’est moquée de moi qui suis beau.

Pasteurs, dites-moi la vérité : ne suis-je pas beau ? Un Dieu m’a-t-il tout à coup transformé ? J’avais, ce me semble, quelque beauté qui fleurissait sur mes joues comme le lierre sur l’arbre. Mes cheveux descendaient de mes tempes, semblables à du persil, et mon front était blanc audessus de mes sourcils noirs. Mes yeux étincelaient comme ceux de la claire Athana. Ma bouche n’était-elle pas comme du lait caillé ? Et ma voix n’était-elle pas aussi douce que le miel de la ruche ? Il est agréable de m’entendre lorsque je joue de la syrinx, ou de la flûte, ou du roseau, ou de la flûte oblique. Sur la montagne, toutes les femmes disent que je suis beau, et toutes consentent à m’embrasser ; et cette citadine n’en a voulu rien faire, et elle s’en est allee sans m’écouter, parce que je suis bouvier ! Mais elle n’a donc pas appris que Kypris se passionna pour un bouvier, qu’elle fit paître les bœufs dans les montagnes des Phrygiens, qu’elle embrassa Adônis et qu’elle le pleura dans les bois ? Endymiôn n’était-il pas un bouvier ? Cependant Sélana l’embrassa, bien que bouvier ; et, descendue de l’Olympos, elle vint dormir avec lui dans la forêt de Latmos. Et toi, Rhéa, tu pleures un bouvier ! Et toi aussi, ô fils de Kronos, tu poursuivis, changé en oiseau, un enfant qui paissait les bœufs !

Seule, Euneika n’aura point embrassé de bouvier, plus puissante que Kybala et que Sélana. Eh bien, ô Kypris, puisses-tu ne plus embrasser d’Arès ni à la ville, ni sur la montagne, et dormir seule toutes les nuits !

IDYLLE XXI



Les Pêcheurs. — Asphaliôn et Olpis.



La pauvreté, ô Diophantès, excite aux arts et au travail, car les inquiétudes pénibles empêchent les travailleurs de dormir. Si le sommeil les effleure pendant quelque temps, des soucis inattendus les éveillent bientôt.

Deux vieux pêcheurs étaient couchés côte à côte sous un toit de ioncs entrelacés, sur de l’algue sèche, auprès d’un mur de feuillage. Autour d’eux étaient répandus les instruments de leurs fatigues : les petits paniers, les reseaux, les hameçons, les appâts recouverts de fucus, les lignes, les nasses, des labyrinthes de jonc, des cordes deux avirons et une vieille barque sur ses supports Sous leur tête, une pauvre natte, des vêtements et des bonnets. Voilà tout ce qu’ils avaient. Le seuil n’avatt ni porte, ni chien ; ce qui était superfiu, car leur pauvreté les gardait. Pas de voisins. La mer murmurait de tous côtés contre la petite cabane.

Le char de Sélana n’était pas encore au milieu de sa course, quand la pensée du travail troubla le sommeil des pêcheurs. Ils s’éveillèrent, et ils parlèrent ainsi, au gré de leurs pensées :

asphalion.

Ils mentent, ami, ceux qui disent que les nuits diminuent en été, lorsque Zeus prolonge les jours. J’ai fait mille songes, et l’aube n’est pas encore levée. Me suis-je trompé ? D’où cela vient-il ? Les nuits sont certainement longues.

olpis.

Asphaliôn, n’accuse pas l’heureux été. La durée du temps est toujours la même ; mais l’inquiétude a troublé ton sommeil et t’a rendu la nuit plus longue.

asphalion.

Sais-tu expliquer les songes ? J’en ai eu d’heureux, et je ne veux pas que tu en sois privé. Partagc-les avec moi comme les travaux de la pêche, car tu es très-intelligent ; et le meilleur interprète des songes est celui que l’intelligence dirige. D’ailleurs, nous avons du loisir. Qu’avons-nous de mieux à faire, couchés sur des feuilles auprès de la mer, et ne dormant pas ? L’âne est dans les ronces, la lampe au Prytanée, et celle-ci, dit-on, ne manque jamais d’huile.

olpis.

Enfin, dis et explique à ton compagnon le rêve que tu as eu cette nuit.

asphalion.

Je m’étais endormi tard, fatigué par la mer, et je n’avais pas beaucoup mangé, car nous avons soupé de bonne heure et fort peu, si tu te le rappelles. Or, je me voyais assis sur un rocher, d’où je guettais les poissons en agitant l’amorce au bout de la ligne. Un des plus gras y mordit. Les chiens rêvent pain ; moi, je rêve poisson. Il s’était donc pris à l’hameçon, et son sang coulait, et son poids ployait le roseau. Étendant les mains, je me courbais en m’efforçant, et je doutais que je pusse prendre un tel poisson avec un hameçon aussi faible. Je tirai à moi pour raviver sa blessure, puis je laissai aller et je tendis de nouveau la ligne. Enfin, je réussis, et j’amenai un poisson d’or, tout en or ! Je craignis d’abord que ce ne fût un poisson aimé de Poseidaôn, quelque joyau de la glauque Amphitrita. Cependant, je le détachai de l’hameçon, de peur que celui-ci n’enlevât un peu d’or ; et, me rassurant peu à peu, je le déposai sur la terre. Puis, je jurai de ne plus mettre le pied en mer, de rester à terre et d’y vivre richement. Allons, camarade, tends ton esprit, car je suis épouvanté de mon serment.

olpis.

N’aie pas peur ; tu n’as rien juré, car tu n’as pas trouvé de poisson d’or, et tous les rêves sont autant de mensonges. Si, bien éveillé, tu cherches ici ce que t’ont premis tes rêves, que ce soient de vrais poissons de chair, de peur de mourir de faim avec tes songes d’or.

IDYLLE XXII



Les Dioskoures.



Je chante un hymne aux deux fils de Lèda et de Zeus tempétueux, Kastôr et Polydeukès redoutable au pugilat, les mains enveloppées de lanières de peau de bœuf. Je chante deux ou trois fois un hymne aux deux frères Lakédaimôniens, enfants de la Vierge Thestiade, aux Sauveurs des hommes près de succomber, aux Conducteurs des chevaux eiïarés dans la mêlée sanglante, et des nefs qui, n’ayant pas tenu compte du cours des astres, sont devenues la proie des vents furieux. Voici que les hautes lames les heurtent impétueusement à la proue, à la poupe, de tous côtés, les ont précipitées dans le creux des houles et ont entrouvert leurs flancs.

Voiles et manœuvres pendent avec les mâts ; tout est brisé ; la pluie tombe à torrents de l’ouranos noir, et la vaste mer retentit de tous les bruits de la tempête et de la grêle incessante. Et c’est alors que vous retirèz de l’abîme les nels et les marins qui croyaient mourir. Le vent et la mer s’apaisent, les nuées se dispersent, les Ourses étincellent, et le Cancer obscur, entre les deux Ânes, présage une navigation désormais paisible.

Ô vous, secourables aux hommes, ô vous, compagnons cavaliers, citharistes, athlètes, aoides ! Commencerai-je par Kastôr ou par Polydeukès ? Je vous chanterai tous deux, et Polydeukès d’abord.

Argô, échappé aux rochers mobiles qui s’amassent et à la dangereuse embouchure du neigeux Pontos, aborda chez les Bébrykes, portant la race bien-aimée des Dieux. Là, ils sortirent en foule de la nef d’Iasôn, par l’échelle suspendue des deux côtés ; et, sur une côte à l’abri du vent, au fond d’une baie, ils préparaient des lits ou remuaient le bois nécessaire pour allumer du feu.

Et l’excellent cavalier Kastôr et Polydeukès au regard terrible allaient tous deux seuls, écartés de leurs compagnons, et, du faîte d’une colline, contemplaient une sauvage forêt plantée d’une multitude d’arbres divers. Et ils trouvèrent, au pied d’un rocher droit, une abondante source d’eau limpide. Les cailloux brillaient dans le fond comme du cristal et de l’argent. Auprès croissaient de hauts pins, des peupliers, des platanes, des cyprès feuillus et des fleurs odoriférantes, chères aux abeilles velues qui vers la fin du printemps se multiplient dans les prairies.

Là, vivait en plein air un homme orgueilleux de sa vigueur, effrayant à voir, meurtri aux oreilles par les cestes durs. Sa poitrine monstrueuse et son dos large développaient leurs chairs de fer. C’était un colosse forgé au marteau. Sur ses bras solides on voyait les muscles saillir au-dessous de l’épaule comme des rochers arrondis par le cours d’un torrent plein de tourbillons. Sur le cou et le dos pendait une peau de lion attachée par les pattes. Polydeukès, l’athlète vainqueur, lui parla le premier.

polydeukès.

Sois heureux, Étranger, qui que tu sois. À quels hommes appartient ce pays ?

amykos.

Pourquoi serais-je heureux quand je vois des hommes qui me sont inconnus ?

polydeukès.

N’aie point peur ; ceux que tu vois ne sont ni injustes, ni fils de pères injustes.

amykos.

Je n’ai point peur, et ce n’est pas à toi de me donner cet avis.

polydeukès.

Tu es farouche, irritable et défiant.

amykos.

Je suis ainsi. Du moins je ne vais pas fouler le sol qui t’appartient.,

polydeukès.

Puisses-tu le faire ! Tu reviendrais chez toi comblé de dons hospitaliers.

amykos.

Je n’ai que faire de ton hospitalité, et tu ne reccvras rien de moi.

polydeukès.

Insensé ! Ainsi tu ne nous accorderais même pas de boire de cette eau ?

amykos.

Tu le sauras quand la soif desséchera tes lèvres.

polydeukès.

L’argent, ou tout autre prix, nous le fera-t-il obtenir de toi ?

amykos.

Lève les mains pour un combat contre un seul homme.

polydeukès.

Faudra-t-il combattre du poing seul, ou frapper les jambes du pied, en luttant face à face ?

amykos.

Au seul pugilat, et fais de ton mieux.

polydeukès.

Et contre qui dois-je lutter de mes mains et de mes cestes ?

amykos.

Le voici, et tu ne combattras pas une femme.

polydeukès.

Et le prix de notre combat ?

amykos.

Vaincu, je appartiendrai ; et tu seras à moi si ie suis le plus fort.

polydeukès.

Ce sera un combat d’oiseaux à crête rouge.

amykos.

Combat de coqs ou de lions, tel en sera le prix.

Amykos parla ainsi, et il souffla dans une conque creuse. À ce son, les Bébrylkes chevelus se réunirent sous les platanes ombreux. De son côté, Kastôr, l’excellent cavalier, appela tous les héros de la nef Magnèsienne ; et les deux athlètes, ayant enveloppé leurs poings de longues lanières de peau de bœuf, s’avancèrent l’un contre l’autre, respirant le meurtre.

Là, ils firent de grands efforts à qui tournerait le dos à la lumière de Hèlios ; mais, ô Polydeukès, tu fus plus habile que l’homme géant, et les rayons frappèrent la face d’Amykos. Le cœur plein de colère, celui-ci se précipita, cherchant à frapper, mais le Tyndaride le prévint et l’atteignit au bas du menton. Amykos, plus furieux encore, redoubla, la tête penchée sur le sol. Et les Bébrykes poussaient des clameurs, et les héros encourageaient le vigoureux Polydeukès, craignant qu’en ce lieu étroit l’homme semblable à Tityos ne l’accablât de son poids. Mais le fils de Zeus, frappant tour à tour des deux mains, refréna l’impétuosité du fils de Poseidaôn, bien que sa taille fût colossale.

Et ce dernier s’arrêta, comme ivre de douleur et vomissant un sang rouge ; et les chefs firent des cris de joie en voyant les meurtrissures affreuses de la bouche et des joues. Et ses yeux et sa face étaient gonflés. Alors, le roi Polydeukès le trompa en agitant çà et là ses poings sans frapper, et, quand il le vit troublé, il le frappa au-dessus du nez, entre les sourcils, et il lui arracha la peau du front jusqu’à l’os.

Amykos, ainsi atteint, tomba, le dos sur les herbes vertes. S’étant aussitôt relevé, le combat devint plus acharné. Ils se meurtrissaient l’un l’autre des coups des cestes solides ; mais le roi des Bébrykes n’atteignit que la poitrine, tandis que l’invincible Polydeukès lui couvrit la face de plaies horribles. Ses chairs fondaient en sueurs, et il faiblissait malgré sa haute taille. Le Tyndaride, au contraire, supérieur à la fatigue, grandissait et s’animait d’une plus vive couleur.

Comment le fils de Zeus dompta-t-il enfin l’homme barbare ? Parle, ô Déesse, car tu le sais, et moi, ton interprète, je ne dis que ce que tu veux, et comme tu le veux.

Et Amykos, pour en finir, saisit de la main gauche le bras gauche de Polydeukès, et, se courbant de côté, il lança son vaste poing droit ; mais Polydeukès se baissa, et, redressant la tête, le frappa sur la tempe gauche de sa main robuste qui retomba sur l’épaule, et un sang noir jaillit de la tempe enfoncée. De l’autre main, il lui fracassa les dents serrées de rage ; et, toujours, et d’un mouvement plus rapide, il lui écrasait entièrement la face. Et Amykos, renversé sur la terre, renonça au combat ; et, près de mourir, il étendait ses mains suppliantes. Mais tu ne l’achevas pas, ô Polydeukès habile au ceste, bien que vainqueur. Et il jura par un grand serment, attestant son père Poseidaôn du fond de la mer, de ne plus être désormais et volontairement dur aux étrangers.

Voici que je t’ai chanté un hymne, ô Roi ! Maintenant, je te chanterai, ô Kastôr Tyndaride, rapide cavalier, habile à brandir la lance et couvert d’airain !

Les deux fils de Zeus entraînaient les deux filles de Leukippos, qu’ils avaient enlevées ; mais leurs fîancés, les deux fils d’Aphareus, Lynkeus et le robuste Idas, les poursuivaient ardemment. Parvenus au tombeau d’Aphareus, tous quatre sautèrent des chars, alourdis par le poids des lances et des boucliers concaves. Alors, Lynkeus dit d’une voix haute, du fond de son casque :

— Insensés ! pourquoi ce combat ? Pourquoi, les épées nues aux mains, faites-vous injure aux fiancées d’autrui ? Leukippos nous a depuis longtemps fiancés à ses filles que voilà, et nos serments sont prononcés ; mais vous, au mépris de cette alliance jurée, vous avez, avec des bœufs et des mulets dérobés à d’autres, changé la volonté de cet homme, et vos présents nous ont volé nos fiancées. Bien que je parle peu, que de fois ne vous ai-je point dit à tous deux : — Amis ! Il ne convient point d’épouser des femmes déjà fiancées. Certes, Sparta est grande ; Alis, nourrice de chevaux, et l’Arkadia riche en troupeaux, et les villes Akhaiennes sont grandes, et Messana et Argos, et toute la côte de Sisyphis. Là, mille et mille jeunes filles, intelligentes et belles, sont élevées par leurs parents, et il vous serait facile d’épouser celles que vous choisiriez, carles pères recherchent de nobles fiancés, et vous êtes illustres entre les héros, illustres par votre père et non moins par votre mère. Amis ! laissez donc nos mariages s’accomplir, et nous vous aiderons à en faire d’autres vous-mêmes.

Que de fois je vous ai parlé ainsi ! Mais le vent a emporté mes paroles dans la mer, et je ne vous ai point touchés, car vous êtes implacables et durs. Encore une fois, laissez-vous persuader : nos pères étaient frères ! Cependant, si vous voulez combattre et laver les lances dans le sang, que le robuste Polydeukès et Idas s’abstiennent de la lutte, et que nous combattions seuls, Kastôr et moi, car nous sommes les plus jeunes. Ne laissons pas à nos parents une douleur sans remède. C’est assez d’un seul cadavre par maison. Les survivants réjouiront leurs amis ; ils seront fiancés au lieu d’être morts, et ils épouseront ces jeunes filles. Il est mieux de décider cette grande querelle par le moindre malheur.

Il parla, et un Dieu voulut que ses paroles s’accomplissent. Les deux aînés posèrent leurs armes à terre, et Lynkeus s’avança, effleurant le bouclier de la forte lance qu’il brandissait ; et Kastôr brandissait aussi la sienne, et la crinière de leurs casques s’agitait. Ils cherchèrent d’abord à atteindre de leurs lances quelque partie découverte du corps, mais les pointes s’émoussèrent en s’enfonçant dans les boucliers de saule, sans blesser aucun des combattants. Ils tirèrent donc l’épée de la gaîne, afin de se donner mutuellement la mort, et la lutte continua.

Kastôr frappait de coups précipités le bouclier large et le casque à chevelure de crins, et Lynkeus aux yeux perçants frappait aussi le bouclier ennemi ; mais il n’atteignit que l’aigrette pourprée du casque ; et, comme il portait un coup de l’épée aiguë vers le genou gauche de Kastôr, celui-ci rejeta la jambe en arrière et coupa la main, qui laissa tomber l’épée. Aussitôt Lynkeus s’enfuit vers le tombeau de son père, où s’était couché le robuste Idas pour regarder le combat des deux parents ; mais le Tyndaride, levant sa large épée, la lui enfonça dans le côté, jusqu’au nombril, et l’airain perça les entrailles ; et Lynkeus étant tombé à la renverse, un pesant sommeil s’abattit sur ses paupières.

Laokoossa ne vit pas non plus son autre fils se marier heureusement dans les demeures paternelles, car le Messanien Idas, ayant arraché une colonne du tombeau d’Aphareus, allait en écraser le meurtrier de son frère, quand Zeus lui fit tomber le marbre des mains, en le consumant d’une foudre enflammée. Il faut craindre de combattre les Tyndarides, puissants eux-mêmes, et nés d’un père puissant.

Salut, enfants de Lèda ! Puissiez-vous toujours illustrer mes hymnes ! Les Aoides sont chers aux Tyndarides, à Héléna et à tous les autres héros qui détruisirent Ilios. L’Aoide de Khios vous a glorifiés, ô Rois, en chantant la ville de Priamos, et les nefs Akhaiennes, et les combats lliadiens, et Akhilleus, cette muraille de guerre. À mon tour ; je vous apporte ces louanges que les Muses harmonieuses m’inspirent et que je répète selon mes forces, car les chants sont les plus beaux dons à faire aux Dieux.

IDYLLE XXIII



L’Amant ou l’Insensible.



Un homme très-amoureux aimait un Ephabe farouche, charmant à voir, mais d’un caractère dur, car il haïssait celui qui l’aimait, et il le dédaignait. Il ne connaissait pas Érôs ; il ne savait pas quel Dieu c’était, ni de quel arc dompteur il lance sur les jeunes hommes des flèches amères. Toujours inexorable en paroles et en actions, il n’apaisait le feu qu’il avait allumé, ni par un sourire de ses lèvres, ni par l’éclat d’un regard, ni par la rougeur de ses joues, ni par une parole, ni par un baiser qui allège le poids de l’amour. Comme la bête des forêts évite les chasseurs, de même il agissait en face de celui-là ; et, quand il le rencontrait, ses lèvres étaient contractées, ses regards terribles, et la pâleur de la colère couvrait son visage. Mais il n’en était pas moins beau, et sa colère excitait le désir de l’amant. Enfin, ce dernier ne put supporter cette grande ardeur de Kythéréia, et, venu devant cette demeure inexorable dont il baisa le seuil, il pleura et parla ainsi :

— Enfant farouche et dur, nourrisson d’une bonne féroce, enfant fait de marbre et indigne d’amour, je viens t’offrir mon dernier présent, ce lacet ! Je ne veux plus, enfant, te déplaire et t’irriter ; je vais où tu me condamnes à rne rendre, là où est l’oubli, ce remède commun des maux de ceux qui aiment ; mais, dussé-je le boire tout entier, je n’éteindrais pas encore mon désir. Je ne viens à ta porte que pour te dire adieu.

Je connais l’avenir. La rose est belle, mais le temps la fiétrit ; la violette printanière est belle, mais elle passe vite ; le lis est blanc, mais il se fane quand il est tombé ; la neige est blanche, mais elle fond après la gelée. La beauté de l’enfance est belle aussi, mais elle dure peu ; et l’heure viendra où, toi aussi, tu aimeras, et où, le cœur consumé, tu pleureras des pleurs amers. Enfant ! fais du moins, une fois, la dernière ! une chose qui me soit douce. Quand tu sortiras et quand tu me verras, malheureux, pendu à ta porte, ne passe point avec dédain : arrête, pleure une seule larme, détache moi de la corde, enveloppe-moi de tes propres vêtements, et qu’étant mort je reçoive un dernier baiser de toi ! N’aie point peur : tu ne me feras point revivre en m’embrassant. Creuse-moi un tombeau où s’ensevelira mon amour ; et, en partant, appelle et dis trois fois : — Repose, ami ! — ou, si tu veux, ajoute : — J’ai perdu celui qui m’aimait ! — Écris ces mots que j’inscris sur ton mur : — Érôs a tué celui qui est là. Voyageur, arrête et dis : — Il avait un ami cruel.

Ayant ainsi parlé, il apporta une pierre qu’il appuya du seuil contre le mur. Au-dessus, il attacha une corde mince, mit son cou dans le nœud coulant, et, repoussant la pierre du pied, il resta pendu et mort. L’Ephabe ouvrit sa porte et vit le mort pendu à son seuil, et son âme ne fut point brisée, et il ne pleura point ce malheur récent, et ses vêtements d’Ephabe furent souillés en touchant le cadavre. Il allait prendre part aux luttes des gymnastes. Mais il cherchait d’abord les bains qu’il aimait ; et, s’étant approché du Dieu qu’il avait outragé, car une image d’Érôs s’élevait là, au-dessus des eaux, d’un socle de pierre, il sauta, et la statue le suivit et tua le méchant Éphabe. L’eau fut ensanglantée, et la voix de l’enfant surnagea : — Salut, vous qui aimez ! Celui qui ne savait que haïr est mort ! Aimez qui vous aime, car le Dieu punit avec justice !

IDYLLE XXIV



Hèraklès enfant.



Autrefois, Alkmèna la Midéenne plaça Hèraklès, âgé de dix mois, et Iphiklès, plus jeune d’une nuit, après les avoir lavés et gorgés de lait, dans un bouclier d’airain, arme précieuse dont Amphitryôn avait dépouillé Ptérélaos vaincu ; et, leur ayant caressé la tête, elle dit : — Dormez, mes petits, d’un doux sommeil suivi du réveil ; dormez, mes âmes, frères et pleins de santé ; endormez vous heureusement et atteignez heureusement l’aurore.

Ayant parlé ainsi, elle fit osciller le grand bouclier, et le sommeil les prit. Mais, vers le milieu de la nuit, à l’heure où l’Ourse s’incline à l’occident en regardant Oriôn, et où celui-ci fait surgir sa grande épaule, Hèra, pleine de ruses, envoya deux monstres, deux dragons horribles, aux replis bleuâtres, vers les portes ouvertes de la chambre, avec l’ordre, accompagné de menaces, de dévorer le petit enfant Hèraklès. Et ceux-ci rampaient, en se déroulant, altérés de sang, les yeux ardents et la gueule pleine d’une bave empoisonnée.

Mais lorsqu’ils furent arrivés auprès des enfants en dardant leurs langues, Zeus, qui voit toutes choses, répandit une lumière dans la chambre, et les fils d’Alkmèna s’éveillèrent. Iphiklès, apercevant les affreuses bêtes au bord du bouclier concave et leurs dents découvertes, cria aussitôt, et, repoussant des pieds la chaude couverture, se leva pour fuir ; mais Hèraklès, faisant face aux dragons, les saisit de ses mains, qu’il riva autour de leurs gorges gonflées de poisons horribles aux Dieux mêmes. Et ils s’enroulaient en spirale autour de l’enfant né tardivement, qui tétait encore et n’avait jamais pleuré ; et ils se déroulaient, épuisés de n’avoir pu se dégager.

Mais Alkmèna entendit crier, et s’éveilla : — Debout, Amphitryôn ! car j’ai peur. Debout ! et ne prends pas tes sandales. N’entends-tu pas crier le plus jeune des enfants ? Ne vois-tu pas que, bien qu’il fasse encore nuit, les murs brillent d’une autre clarté que celle de l’aurore ? Il y a quelque chose d’inaccoutumé dans la maison, ô le plus cher des hommes !

Elle parla ainsi, et il la crut ; et, sortant du lit, il s’élança, voulant saisir l’épée habilement ciselée toujours suspendue à une poutre au-dessus du lit de bois de cèdre. Et comme il étendait une main vers le baudrier au brillant tissu, et soulevait de l’autre la grande gaine faite en bois de lotos, la vaste chambre retomba dans l’obscurité. Alors, il appela à grands cris les serviteurs arrachés à leur lourd sommeil : — Apportez promptement de la lumière, ô mes serviteurs ! Prenez du feu au foyer et tirez les barres solides des portes ! Debout, courageux serviteurs ! C’est moi qui vous appelle !

Et les serviteurs étant accourus à la hâte avec des lampes allumées, la chambre en fut remplie. Et quand ils virent Hèraklès, encore à la mamelle, qui étreignait les deux bêtes de ses petites mains, ils jetèrent des cris d’admiration. Et lui, présentant les reptiles à son père Amphitryôn, sautait dans sa joie d’enfant, et déposa en riant, aux pieds de son père, les monstres effrayants saisis par la mort. Et Alkmèna prit alors sur son sein lphiklès pâle et tremblant ; et Amphitryôn, ayant couvert Hèraklès d’une peau d’agneau, retourna vers son lit et s’endormit.

Les oiseaux chantaient pour la troisième fois à la première heure du matin, et Alkmèna fit appeler l’infaillible divinateur Teirésias ; et, lui ayant raconté ce prodige, lui ordonna de révéler ce qu’il présageait : — Que le respectée te pousse pas à me rien cacher. Si les Dieux nous sont contraires, je n’ai pas à t’apprendre, Divinateur Euéréide, que l’homme ne peut éviter la destinée filée par la Moire sur son fuseau.

La Reine parla ainsi, et il répondit : — Rassure-toi, mère d’une noble race, et qui descends de Perseus ; rassure-toi, et ne livre ton âme qu’aux meilleurs pressentiments. Oui ! par la douce lumière que mes yeux ont depuis longtemps perdue, un grand nombre d’Akhaiennes, étirant le fil souple de leur main appuyée sur le genou, chanteront Alkmèna vers le soir, et tu seras vénérée par elles. Et cet homme, ton fils, héros large de poitrine, plus fort que toutes les bêtes féroces et que tous les hommes, montera dans l’Ouranos qui soutient les astres. Il lui sera donné d’accomplir douze travaux, et d’habiter ensuite les demeures de Zeus, laissant sa cendre mortelle au bucher Trakhinien. Et ces mêmes Immortels le nommeront leur gendre, eux qui ont envoyé ces monstres, sortis des cavernes, pour le dévorer dans son enfance. Et le jour viendra, où le loup qui grince des dents épargnera le faon au gîte. Mais, ô femme, aie du feu prêt sous la cendre ; fais préparer du bois sec de genêt épineux, de paliure, de ronce ou de chardon que le vent secoue. Brûle ces deux dragons sur ces branches sauvages, au milieu de la nuit, à l’heure où ils ont voulu dévorer ton enfant ; et, dès l’aube, qu’une de tes servantes, ayant ramassé leurs cendres, les porte sur le fleuve, au delà des frontières, et les disperse sur les roches élevées ; puis, qu’elle revienne sans se retourner. Mais, d’abord, purifiez la maison par le feu et le soufre ; arrosez-la d’eau pure et salée, selon le rite, et sacrifiez au très-haut Zeus un porc mâle. Ainsi, puissiez-vous toujours l’emporter sur vos ennemis !

Et Teirésias, ayant parlé, repoussa le siége orné d’ivoire, et s’en alla, bien qu’appesanti par un grand nombre d’années.

Or, Hèraklès continuait d’être nourri par sa mère, et grandissait, tel qu’une jeune plante dans un verger ; et on le disait fils de l’Argien Amphitryôn. Le vieux Linos, fils d’Apollôn, gardien vigilant, lui enseigna les lettres ; Eurytos, qui avait hérité de ses pères de vastes champs, lui enseigna à tendre l’arc et à bien tirer les flèches, et Eumolpos Philammonide l’instruisit dans le chant et assouplit ses doigts sur la lyre au bois de buis. La façon dont les hommes d’Argos aux souples reins se renversent en entrelaçant leurs jambes, et l’art des pugiles armés de cestes, et les ruses des lutteurs du pankrace penchés vers la terre, tout cela lui fut enseigné par le fils de Hermès, Harpalykos de Phanotéia, que nul n’aurait attendu d’un pied ferme, rien qu’à le voir, tant son sourcil était terrible. Amphitryôn lui-même, plein de bienveillance, enseigna à son enfant l’art de guider les chevaux liés au char, et de tourner la borne sans la heurter du moyeu, car il avait bien des fois remporté le prix des courses dans Argos nourrice de chevaux, et les chars qu’il montait voyaient leurs courroies s’user de vieillesse avant d’avoir été rompues.

Attaquer l’ennemi la lance en avant, le bouclier au dos, supporter les coups de l’épée, ranger une phalange, prévoir les embuscades durant une incursion et diriger des cavaliers, il l’apprit de Kastôr H ippalide qui avait été exilé d’Argos quand Tydeus eut envahi son héritage et ses vignobles, parce que celui-ci avait reçu d’Adrastos Argos féconde en chevaux. Et nul, parmi les demi-Dieux, n’avait égalé Kastôr avant que la vieillesse l’eût atteint.

C’est ainsi qu’une mère bien aimée élevait Hèraklès. L’enfant couchait auprès de son père, sur une peau de lion qui était sa couche favorite. Il mangeait à son repas des viandes rôties, et, dans une corbeille, un grand pain dôrique, de taille à rassasier sans peine un manœuvre ; mais, chaque jour, il prenait aussi des choses crues et légères, et son vêtement grossier ne lui descendait pas à mi-jambe.

IDYLLE XXV



Hèraklès tueur de lions, ou La richesse d’Augéias.


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Et le vieux laboureur, gardien des plantations, interrompant l’ouvrage qu’il faisait, lui dit : — Ô Étranger ! je répondrai volontiers à toutes tes demandes, car je redoute la colère terrible de Hermès, Dieu des chemins, le plus redoutable des Ouraniens pour qui refuse de venir en aide au voyageur inquiet de sa route. Ainsi, les troupeaux du Roi, du prudent Augéias, ne paissent pas tous en un même pâturage, ni en une même contrée. Les uns paissent sur les deux rives de l’Élisos ; les autres, près du cours sacré du divin Alphéios ; d’autres, du côté de Bouprasios ; et d’autres, enfin, ici. Ces troupeaux ont des étables séparées pour chacun d’eux. Les bœufs, bien d’innombrables, trouvent toujours de verts pâturages ici, auprès du grand marais Mènien. Les prés humides et les vallées basses produisent d’abondantes herbes douces qui donnent beaucoup de vigueur aux vaches cornues. Voici leur étable, là-bas, à la droite, ô Étranger, au delà du fleuve, où croissent ces nombreux platanes auprès de cet olivier sauvage consacré au Dieu très-parfait, Apollôn, qui protège les pasteurs. Et, plus loin, ces longues étables sont nos demeures, à nous, campagnards, qui cultivons les immenses richesses du Roi, et qui ensemençons ses champs labourés trois ou quatre fois. Et les laborieux terrassiers en connaissent les limites, et, vers la fin de l’été, ils arrivent aux pressoirs. Certes, le prudent Augéias possède cette plaine entière, et ces sillons où germe le blé, et ces vergers boisés, jusqu’à ces hauteurs d’où coulent de nombreuses sources ; et, pendant le jour, nous cultivons ce domaine, comme il convient à des serviteurs que leur travail attache aux champs.

Mais parlons de ce qui te touche de plus près. Qu’es-tu venu chercher ici ? Est-ce Augéias ou quelqu’un de ses serviteurs ? Je veux et je puis te renseigner exactement, car je nie que tu sois d’une condition vile, ou que tu sois pareil à ceux qui en sont issus, tant ton aspect a de grandeur. Certes, les fils des Immortels apparaissent ainsi parmi les hommes.

Et le fils héroïque de Zeus lui répondit :

— Oui, vieillard, je voudrais voir Augéias, le chef des Épéens ; c’est le désir qui m’amène. Mais s’il est à la ville, au milieu de ses concitoyens et jugeant son peuple, indique-moi, ô Vieillard, le premier d’entre ses serviteurs que je puisse interroger et qui me réponde, car les Dieux ont voulu que les hommes eussent besoin les uns des autres.

Et l’excellent laboureur, le Vieillard lui répondit :

— C’est par l’inspiration d’un Immortel que tu es venu, ô Étranger, car ton désir peut être exaucé à l’heure même. Augéias, le fils bien-aimé de Hèlios, est ici, avec son fils, le brave et illustre Phyleus. Hier, il est revenu de la ville, afin de visiter pendant plusieurs jours les innombrables productions de ses champs, car peut-être les Rois pensent-ils aussi dans leur cœur que leur présence fait la plus grande sécurité de leur maison. Mais, allons ! et je te guiderai vers celle de nos étables où nous rencontrerons le Roi.

En disant cela, il le précéda, et, voyant cette peau de bête fauve et cette épaisse massue, il se demandait d’où venait cet Étranger, et il désirait l’interroger ; mais, dans la crainte de parler mal à propos et de retarder son hôte, il arrêtait les paroles sur ses lèvres. Or, on ne peut deviner la pensée d’un autre homme.

Les chiens, avertis de leur approche par l’odeur et par le bruit des pas, aboyaient avec fureur et se jetaient sur Hèraklès Amphitryôniade, tandis que, d’un autre côté, ils jappaient doucement et caressaient le Vieillard. Et celui-ci les repoussait avec des pierres, et, les menaçant à haute voix, les forçait à se taire, bien qu’il se réjouît dans son cœur de leur vigilance à garder l’étable pendant son absence. Et il parla ainsi :

— Ô Dieux ! quelle intelligence les Immortels ont donnée à cet animal compagnon de l’homme ! Aucun autre ne pourrait l’égaler, s’il pouvait distinguer ceux contre qui il faut s’irriter de ceux qu’il faut respecter ; mais il est aveuglément irritable et furieux. Il parlait ainsi, et ils gagnaient rapidement l’étable. Hèlios tournait ses chevaux vers l’ombre, amenant la fin du jour, et les grasses brebis revenaient des prés vers les enclos et les bergeries ; puis, les vaches innombrables suivaient à la file, pareilles aux nuées pluvieuses pourchassées à travers le ciel par le souffie violent du Notos ou du vent de Thrèkè, amoncelées les unes sur les autres, tant la force du vent les presse ou les amasse. Telle se multipliait la foule des vaches. Elles emplissaient la plaine et les sentiers, et la riche campagne était pleine d’un seul mugissement ; et bientôt les vaches aux pieds ronds et les brebis furent parquées dans les enclos. Alors, bien que les serviteurs fussent nombreux. aucun ne manquait d’ouvrage. L’un entravait le pied des vaches, afin de les traire ; l’autre mettait sous les mères les petits altérés de lait tiède ; un autre tenait le vase à traire ; un autre caillait le lait en fromage, et un autre séparait les taureaux des femelles.

Augéias parcourait toutes ses étables et visitait les troupeaux que lui ramenaient ses pasteurs. Et son fils et le fort Hèraklès aux graves pensées l’accompagnaient . Bien qu’il eût dans la poitrine un cœur inébranlable que rien ne pouvait émouvoir, l’Amphitryôniade était en grande admiration devant cette immense multitude de bœufs. À la vérité, personne n’aurait jamais dit ni pensé que tant de bétail pût appartenir ai un seul homme, ni même à dix, fussent-ils les plus riches d’entre les Rois. C’est que Hèlios avait fait à son fils ce don précieux d’être, entre tous les hommes, le plus riche en troupeaux ; et il en augmentait sans cesse le nombre, car son bétail ne souffrait d’aucune de ces maladies qui rendent inutiles les soins des pasteurs ; de sorte que ses vaches se multipliaient et s’amélioraient d’année en année, produisant beaucoup de petits mâles et de petites femelles.

Puis, venaient trois cents taureaux aux cuisses blanches, puis, deux cents autres au poil rouge, et déjà désireux des génisses ; puis, enfin, douze consacrés à Hèlios, blancs comme des cygnes et supérieurs à tous. Et xls paissaient d’habitude à l’écart, fiers de leur beauté, là où l’herbe était plus épaisse. Et quand les bêtes féroces s’élançaient de la forêt sombre dans la plaine, afin d’assaillir les vaches, ils couraient les premiers au combat, attirés par l’odeur des fauves, et, les yeux fixes, ils mugissaient, annonçant une mêlée terrible.

Et le plus irritable, le plus vigoureux et le plus fier d’entre eux était le grand Phaéthôn, que les bouviers disaient semblable à un astre, parce qu’il resplendissait au milieu des autres bœufs. Or, Phaéthôn, ayant apercu la peau du lion terrible, se rua sur l’habile archer Hèraklès pour le frapper au flanc, du choc de son front solide. Mais le roi Hèraklès fit un pas en avant, saisit la corne gauche de sa large main, et, lui ployant le cou contre le sol, le rejeta en arrière d’un coup d’épaule, tandis que les muscles roidis se gonflaient puissamment sur son bras tendu. Et le Roi, et son fils, le brave Phyleus, et tous les bouviers admiraient la force prodigieuse de l’Amphitryôniade.

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Or, Phyleus et le fort Hèraklès, quittant les grasses campagnes, regagnaient la ville. Mais aussitôt qu’ils eurent rapidement parcouru l’étroit sentier qui allait des étables au milieu d’un bois, à travers les vignes, et dès qu’ils eurent atteint la route ordinaire, le fils bien-aimé d’Augéias, ayant penché la tête sur l’épaule droite, parla ainsi au descendant du très-haut Zeus, qui marchait en arrière :

— Étranger, j’ai entendu, il y a longtemps, un récit qui te concernait, et je viens de me le rappeler. Un homme, dans la pleine jeunesse, vint ici d’Argos. C’était un Akhaien, de Hélika, située sur les bords de la mer. Il racontait, au milieu d’un grand nombre d’Épéens, qu’un Argien avait tué, en sa présence, une bête féroce, un lion horrible, calamité des campagnards, ayant son repaire auprès du bois de Zeus Néméen ; mais il ne savait pas exactement si c’était un habitant de la sainte Argos, ou de Tiryntha ou de Mykèna. Voilà du moins ce qu’il racontait. Seulement, si mon souvenir est sûr, il aüîrmait que ce devait être un descendant de Perseus. Je présume que toi seul as fait cela parmi les Aigialéens. D’ailleurs, cette peau de bête féroce qui t’enveloppe prouve l’œuvre accomplie par tes mains vigoureuses. Parle donc, ô héros, afin que je sache ce que je désire. Dis-moi si je m’abuse ou non, et si tu es celui dont nous parlait cet Akhaien de Hélika. Apprends-moi aussi comment, bien que seul, tu as tué cette bête formidable, et comment elle était venue dans l’humide forêt de Néméa, car il n’est point de tel monstre dans le Péloponèsos. Il n’y en existe absolument point, mais uniquement des ours, des sangliers et des loups carnassiers. Et c’est pourquoi s’étonnaient tous ceux qui écoutaient ce récit ; et ils disaient que le voyageur mentait, ne cherchant qu’à les amuser par de vaines paroles.

Ayant ainsi parlé, Phyleus quitta le milieu de la route, afin que tous deux pussent marcher de front, et qu’il entendît mieux Hèraklès ; et celui-ci, se plaçant à son côté, parla ainsi :

— Ô fils d’Augéias, tu as pensé vrai, quant à la première question que tu m’as faite. Je puis te dire, au sujet de cette bête féroce, comment tout s’est passé, mais non d’où elle était venue. Aucun des innombrables Argiens ne saurait le dire. Seulement, nous présumons qu’un des Immortels avait envoyé ce châtiment aux Pherônides, irrité de ce qu’ils négligeaient les sacrifices. Car, tel qu’un fleuve déborde, ce lion ravageait affreusement les campagnes, surtout celles des Bembiniaiens qui habitaient auprès et qu’il accablait de maux intolérables.

Eurystheus m’ordonna d’accomplir cette première tâche, et il m’envoya tuer cette horrible bête féroce. Je partis, avec un arc fiexible et un carquois profond, plein de fièches, et je portais à la main un tronc solide d’olivier sauvage encore revêtu de son écorce, que j’avais trouvé aux pieds du Hélikôn sacré, et arraché tout entier avec ses nombreuses racines. Quand je fus arrivé là où était le lion, je pris mon arc, je tendis à ses extrémités ployées la corde de nerf, j’y plaçai une flèche aiguë, et je guettai le monstre destructeur, cherchant à le voir avant qu’il m’eût aperçu. Vers le milieu du jour, je n’avais encore ni trouvé ses traces, ni entendu son rugissement, et je ne pouvais interroger ni pasteurs, ni laboureurs, car il n’y en avait aucun sur les sillons prêts à être ensemencés, et la pâle terreur retenait chacun d’eux dans les étables.

Cependant, je marchais à travers la montagne boisée, et je ne cessai point de marcher avant de l’avoir vu et combattu. Or, il revenait, attardé, vers son antre, repu de chair et de sang ; et sa crinière en était souillée, et sa face terrible, et sa poitrine ; et de sa langue il se léchait le mufle. Aussitôt je me cachai dans un buisson épais, et je l’attendis au détour d’un sentier ; et, comme il arrivait, je lui lançai une flèche dans le flanc gauche ; mais en vain, car le trait aigu ne pénétra point dans les chairs et retomba sur l’herbe. Or, étonné, il releva brusquement sa tête fauve, et, regardant de tous côtés, il ouvrit la gueule et montra ses dents voraces. Je lançai un autre trait, irrité de l’impuissance du premier, et je l’atteignis à la poitrine, là où est le poumon ; mais, là encore, le trait meurtrier ne put même percer la peau, et il tomba à ses pieds. Furieux, j’allais en lancer un troisième, quand, de ses yeux qu’il promenait autour de lui, le lion insatiable m’aperçut. Et il enroula sa longue queue autour de ses jarrets, se préparant au combat. Et son cou se goniia, plein de colère ; et sa crinière fauve se hérissa ; l’épine de son dos se recourba comme un arc, et il ramassa ses Hanes et ses reins.

Lorsqu’un habile fabricateur de chars ploie des branches de ûguier sauvage, après les avoir échauffées à la flamme, pour en faire des roues, il arrive que le bois courbé de force, s’échappe de ses mains et saute au loin. C’est ainsi que le lion terrible se défendit et s’élança sur moi pour me déchirer. Mais, le recevant d’une main sur un trait et les doubles plis de mon manteau, je levai de l’autre main ma massue, et le frappai au dessus de la tempe.

Je le frappai ainsi, et le dur olivier sauvage se fendit en deux sur la tête velue de cette indomptable bête féroce. Mais le lion retomba à terre avant de m’atteindre, et il resta debout sur ses pattes tremblantes, la tête penchée, car le cerveau avait été ébranlé sous les os du crâne par la violence du choc, et la nuit couvrait ses yeux. Le voyant étourdi par la douleur, avant qu’il se ranimât, je le prévins et le frappai sur la nuque de son cou solide. Puis, jetant l’arc et le carquois, je l’étranglai avec force, écrasant en arrière ses pattes de devant, de peur qu’il ne me déchirât de ses griffes, et foulant de mes talons ses pattes de derrière, tandis que je l’étreignais de mes cuisses. Enfin, je lui soulevai la tête : il ne respira plus, et l’immense Hadès reçut son âme. Alors, je songeai à dépouiller la bête morte de sa peau velue, travail difficile, car elle ne pouvait être entamée ni par le fer, ni autrement, malgré tous mes efforts. Enfin, un des Immortels m’inspira de la fendre avec les griffes mêmes. De cette façon, j’écorchai promptement le lion, et je me couvris de cette peau comme d’une défense dans les mêlées guerrières.

Telle fut, ami, la mort de la bête de Néméa qui avait fait tant de mal aux troupeaux et aux hommes.

IDYLLE XXVI



Les Lènaies ou les Bakkhantes.



Inô, Autonoa et Agava aux joues pourprées, menaient, toutes trois, trois Thiases sur la montagne. Ayant cueilli les feuilles sauvages d’un chêne touffu, et du lierre vivace et de l’asphodèle rampante, elles bâtirent, dans une verte prairie, douze autels, trois pour Séméla et neuf pour Dionysos. Elles retirèrent d’une corbeille les objets sacrés qu’elles avaient faits de leurs mains, et elles les déposèrent en silence sur les autels de feuillages frais, selon les rites chers à Dionysos, et qu’il avait enseignés lui-même.

Et Pentheus observait tout cela du faîte d’un rocher, caché dans un vieux lentisque qui avait poussé en ce lieu. Autonoa, l’ayant vu la première, cria d’une façon terrible, et, s’élançant tout à coup, bouleversa du pied les autels de Bakkhos qui donne la fureur, et dont les sacrifices sont interdits aux profanes. Et voici qu’elle devint furieuse, et les deux autres le devinrent aussi. Épouvanté, Pentheus fuyait, et elles le poursuivaient, les robes retroussées jusqu’aux jarrets. Et Pentheus criait : « Ô femmes ! que me voulez-vous ? » Et Autonoa répondit : « Tu le sauras avant qu’on te le dise ! » Et Agava, sa mère, ayant décapité son fils, mugit comme une bonne qui a mis bas. Et lnô, lui mettant le pied sur le ventre, arracha l’épaule et l’omoplate. Et Autonoa fit de même, et les deux autres femmes se partagèrent ce qui restait de chair ; et toutes revinrent à Thèba, rouges de sang, rapportant de la montagne des lambeaux humains, mais non plus Pentheus.

Peu m’importe ! que nul n’ose blâmer Dionysos, même si la victime eût été âgée de neuf ou de dix ans et eût subi un supplice encore plus affreux. Pour moi, je veux être pieux et plaire à ceux qui sont pieux. Cet oracle est sûr, grâce à Zeus tempétueux : — La félicité appartient aux enfants des hommes pieux et non à ceux des impies !

Heureux Dionysos ! que le très-haut Zeus, après avoir ouvert sa grande cuisse, déposa sur le Drakanos neigeux ! Heureuse la belle Séméla ! Heureuses aussi les sœurs célébrées par toutes Iles femmes héroïques, les filles de Kadmos, elles qui, excitées par Dionysos, ont accompli cette action qui ne peut être blârnée ; car nul ne peut juger les actes des Dieux !

IDYLLE XXVII



Entretien de Daphnis et d’une jeune fille.



la jeune fille.

Pâris, cet autre bouvier, enleva la sage Héléna.

daphnis.

Elle est plus sage cette Héléna qui vient d’embrasser le bouvier.

la jeune fille.

Ne sois pas si fier, petit satyre ! Un baiser n’est rien, dit-on.

daphnis.

Pour n’être rien, il n’en est pas moins fort doux.

la jeune fille.

J’essuie ma bouche et je crache ton baiser.

daphnis.

Tu essuies tes lèvres ? laisse-moi les baiser de nouveau.

la jeune fille.

Embrasse tes génisses et non une vierge.

daphnis.

Ne sois pas si fière ; bientôt ta jeunesse passera comme un songe.

la jeune fille.

Le raisin mûr devient du raisin sec, et les roses desséchées sont toujours des roses.

daphnis.

Viens sous ces oliviers sauvages, pour que je te dise quelque chose.

la jeune fille.

Je ne veux pas. Tu m’as déjà trompée par de douces paroles.

daphnis.

Viens sous ces ormes, tu entendras ma syrinx.

la jeune fille.

Charme-toi tout seul. Je n’aime pas les airs lamentables.

daphnis.

Ah ! jeune fille, redoute la colère de Paphia !

la jeune fille.

Que m’importe Paphia, pourvu qu’Artémis me protége !

daphnis.

Ne parle pas ainsi, de peur qu’elle ne te frappe et te fasse tomber en un piège inévitable.

la jeune fille.

Qu’elle me frappe si elle veut ! Encore une fois, Artémis me protége.

daphnis.

Tu n’échapperas point à Erôs, à qui nulle vierge n’a échappé.

la jeune fille.

Je lui échapperai, oui, par Pan ! C’est à toi de porter toujours son joug.

daphnis.

Je crains bien qu’il ne te donne à quelque autre inférieur à moi.

la jeune fille.

Beaucoup m’ont recherchée ; aucun ne m’a plu.

daphnis.

Et moi aussi, entre tous, je prétends à toi.

la jeune fille.

Que ferai-je, ami ? Le mariage est plein de douleurs.

daphnis.

Le mariage n’a ni douleurs, ni chagrins, mais de joyeuses danses.

la jeune fille.

Oui, mais les femmes tremblent, dit-on, devant leurs époux.

daphnis.

Ou plutôt elles leur commandent toujours. Devant qui les femmes tremblent-elles ?

la jeune fille.

Je crains les douleurs d’enfanter ; la blessure d’Eileithya est cruelle.

daphnis.

Mais Artémis, ta reine, préside aux accouchements.

la jeune fille.

Mais je crains aussi d’être enceinte. Cela gâterait la beauté de mon corps.

daphnis.

Si tu conçois des enfants chéris, ta beauté renaîtra en eux.

la jeune fille.

Et quelle dot nuptiale m’apporteras-tu, si je consens ?

daphnis.

Tous mes troupeaux, tous mes bois, tous mes pâturages.

la jeune fille.

Jure qu’ensuite tu ne t’en iras pas, en m’abandonnant.

daphnis.

Non ! par Pan ! quand même tu me chasserais.

la jeune fille.

As-tu préparé une chambre nuptiale, une maison, des étables ?

daphnis.

Je te prépare une chambre nuptiale et rengraisse ces troupeaux.

la jeune fille.

Mais que dire à mon vieux père ?

daphnis.

Il approuvera notre union en apprenant mon nom.

la jeune fille.

Dis-moi ton nom ; souvent un nom est doux à entendre.

daphnis.

Je me nomme Daphnis ; mon père est Lykidas, et ma mère Nomaia.

la jeune fille.

Tu es bien né, mais je te vaux en cela.

daphnis.

Je le sais ; tu es d’une famille honorée : ton père est Ménalkas.

la jeune fille.

Montre-moi tes bois ; dis où est située ton étable.

daphnis.

Tiens ! vois comme ils fleurissent, mes cyprès élancés !

la jeune fille.

Paissez, mes chèvres, pendant que je visite le domaine du bouvier.

daphnis.

Paissez, mes taureaux, pendant que je montre mes bois à la jeune fille.

la jeune fille.

Que fais-tu, petit satyre ? Pourquoi touches-tu mon sein ?

daphnis.

Je veux voir si tes jeunes pommes sont mûres.

la jeune fille.

Je tremble, par Pan ! encore une fois, retire ta main.

daphnis.

Rassure-toi, chère jeune fille ! Pourquoi as-tu peur de moi ? Comme tu es craintive !

la jeune fille.

Tu me jettes sur le sol ; tu salis mes beaux vêtements.

daphnis.

Vois ! J’étends sous tes vêtements une épaisse toison.

la jeune fille.

Ah ! tu m’as arraché ma ceinture ! Pourquoi l’as-tu dénouée ?

daphnis.

Je consacre ce premier don à Paphia.

la jeune fille.

Arrête, malheureux ! Quelqu’un vient ; j’entends du bruit.

daphnis.

Ce sont les cyprès qui se racontent notre union.

la jeune fille.

Tu as déchiré ma robe, et je suis nue.

daphnis.

Je te donnerai une autre robe plus belle.

la jeune fille.

Tu promets tout ; mais, ensuite, peut-être ne me donnerais-tu pas même un grain de sel.

daphnis.

Puissé-je te donner aussi mon âme elle-même !

la jeune fille.

Artémis, ne t’irrite pas. La solitude où tu te plais n’est plus sûre.

daphnis.

Je sacrifierai une génisse à Érôs et une vache à Aphrodita.

la jeune fille.

Vierge je suis venue, et je retournerai femme à la maison.

daphnis.

Tu n’es plus vierge, mais tu es femme, et tu seras mère.

Ainsi ils s’aimaient et ils murmuraient entre eux. Ils quittèrent leur couche furtive. Elle se leva et alla veiller son troupeau, la honte sur le visage, mais le cœur plein de joie ; et lui, heureux de sa victoire, retourna vers ses bœufs.

IDYLLE XXVIII



La Quenouille.



Ô quenouille laborieuse, don de la claire Athana aux femmes qui aiment les travaux domestiques, accompagne-nous avec confiance dans la belle ville de Neileus, où le temple verdoyant de Kypris est caché par des reseaux flexibles. C’est pour y arriver que nous demandons à Zeus une heureuse navigation, afin que j’aie la joie de revoir mon hôte Nikias, rejeton sacré des Kharites aux douces voix, et qu’il s’en réjouisse aussi. Je veux te donner, toi, née de l’ivoire artistement ciselé, à l’épouse de Nikias, grâce à laquelle tu achèveras de nombreux travaux, des péplos d’hommes et des robes ondulées pour les femmes. Donc, que les brebis soient dépouillées deux fois l’an de leurs moelleuses laines, pour Theugénis aux belles jambes, infatigable au travail, et qui n’aime que ce qui plaît aux femmes vertueuses ! Je ne voudrais pas te faire quitter notre pays pour te faire entrer dans la maison d’une femme oisive et inutile, car ta patrie est la ville que fonda autrefois Arkhias d’Éphira, honneur de Trinakria et berceau d’hommes illustres. Maintenant, dans la demeure d’un homme qui possède un grand nombre de sages remèdes contre les tristes maladies, tu habiteras la riante Milatos, avec les Iônes, afin que Theugénis possède une belle quenouille entre toutes ses concitoyennes, et que tu lui rappelles son hôte, ami des Muses. Si quelqu’un te voit, il dira : — Voilà, certes, un petit présent pour une grande reconnaissance ; mais ce qui vient d’un ami est toujours précieux !

IDYLLE XXIX



L’Amitié.



Ô cher enfant, on dit que le vin et la vérité sont une même chose. Nous sommes ivres, soyons vrais. Pour moi, je dirai tout ce que j’ai dans le cœur. Tu ne veux pas m’aimer entièrement, je le sais, car ta présence est la moitié de ma vie, et le reste est perdu. Quand tu le veux, je passe un jour égal à ceux des Bienheureux ; quand tu ne veux pas, je reste plongé dans la nuit. Cela est-il juste ? Pourquoi livres-tu au chagrin celui qui t’aime ? Si tu te laissais persuader par moi qui suis le plus âgé, tu me remercierais, car tu en serais plus heureux. Bâtis sur un seul arbre un seul nid où n’atteigne aucun ennemi. Mais non, aujourd’hui tu choisis une branche et demain une autre, puis une autre, et toujours ainsi. Lorsque quelqu’un loue ton beau visage, tu l’aimes comme s’il était ton ami depuis trois ans, et tu traites le plus vieux de tes amis comme s’il ne l’était que depuis trois jours. Tu recherches ceux qui flattent ton orgueil. N’aime plutôt que tes égaux, tant que tu vivras, car c’est ainsi que tu seras estimé par les habitants de la ville, et que tu te rendras Érôs propice, Érôs qui dompte aisément les cœurs des hommes et qui m’a amolli, moi qui étais de fer. Je te supplie, par ta belle bouche, de te souvenir qu’hier tu étais plus jeune qu’aujourd’hui, et que nous devenons vieux avant que tu aies eu le temps de cracher ou de froncer le sourcil, et que la jeunesse n’a pas de retour, car elle a des ailes aux épaules, et notre lenteur ne peut atteindre ce qui vole. Pense à ces choses, sois plus aimable, et aime-moi, moi qui t’aime sincèrement, afin qu’un jour, quand tu auras une barbe virile, nous soyons encore des amis Akhilléens. Mais si tu livres tout ceci au vent, et si tu dis dans ton cœur : — Insensé, pourquoi m’ennuies-tu ? moi qui, pour l’amour de toi, irais maintenant vers les Pommes d’or ou vers Kerbéros, le gardien des Morts, alors, ne souffrant plus de cet amour, même si tu m’appelais, je ne viendrais même pas sur le seuil de la cour !

IDYLLE XXX



Sur la mort d’Adônis.



Kythèrè, quand elle vit Adônis mort, sa chevelure éparse et sa joue pâlie, ordonna aux Erôs de lui amener le sanglier. Ceux-ci, de leurs ailes, parcoururent rapidement toute la forêt ; puis, ayant trouvé l’horrible sanglier, ils le lièrent et le garrottèrent. Et l’un, à l’aide d’une corde, le traînait comme un captif, et l’autre le frappait par derrière avec son arc. Or, la bête sauvage s’avançait timidement, car elle redoutait Kythèrè. Et Aphrodita lui dit : — Ô la plus cruelle des bêtes, est-ce toi qui as blessé cette cuisse ? Est-ce toi qui as frappé mon époux ?

Et la bête parla ainsi :

— Je te jure, Kythèrè, par toi-même et par ton époux, et par ces liens, et par ces jeunes chasseurs, que je ne voulais pas frapper ton époux si beau. Mais, l’ayant vu, tel qu’une statue, je ne pus résister au désir furieux et enflammé de baiser sa cuisse nue, et mes défenses l’ont blessé. Prends-les, ô Kypris, car elles me sont inutiles désormais ; coupe ces défenses amoureuses ; et, si ce n’est point assez, coupe aussi mes lèvres ! Pourquoi ont-elles osé donner ce baiser ?

Mais Kypris le prit en pitié et dit aux Érôs de détacher ses liens. Et, depuis, il la suivait, ayant abandonné les forêts, et il s’approchait du feu pour y brûler ses défenses amoureuses.






Fragment de la Béronika.


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Et si l’homme qui vit de la mer, et à qui ses filets servent de charrue, demande une pêche abondante et de la prospérité, qu’il offre à cette Déesse, vers l’entrée de la nuit, le poisson sacré qui est nommé le Blanc ; car c’est le plus luisant de tous. Qu’il pose ensuite ses filets, et, de la mer, il les retirera pleins.



fin des idylles