Idylles (Bion, Leconte de Lisle)

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Idylles
Traduction : Leconte de Lisle



IDYLLES DE BIÔN




I


Épitaphe d’Adônis.


Je pleure Adônis. — Il est mort, le bel Adônis ; il est mort, le bel Adônis ! pleurent les Érôs.

Ne dors plus, ô Kypris, sur des lits de pourpre. Debout, malheureuse ! Vêtue de noir, frappe ta poitrine et dis à tous : — Il est mort, le bel Adônis !

Je pleure Adônis, et les Érôs pleurent aussi.

Le bel Adonis gît sur les montagnes. Sa cuisse blanche a été frappée d’une dent blanche, et Kypris est accablée de douleur. Il respire à peine, et le sang noir coule sur sa chair neigeuse, et, sous ses sourcils, ses yeux s’éteignent, et la couleur rose de ses lèvres disparaît, et, avec elle, meurt le baiser auquel Kypris ne veut point renoncer car le baiser de Celui qui ne vit plus est doux encore à Kypris ; mais Adônis ne sent point qu’elle l’embrasse mourant.

Je pleure Adônis, et les Érôs pleurent aussi.

Une amère, amère blessure est dans la cuisse d’Adônis, mais Kythéréia a dans le cœur une blessure plus large. Autour du Jeune homme les chiens amis ont hurlé, et les Nymphes Oréiades ont pleuré. Aphrodita elle-même erre par les bois, désolée, les cheveux épars et les pieds nus ; et les ronces la blessent, tandis qu’elle marche, et font jaillir le sang sacré. Elle hurle à pleine voix, errant par les longues vallées, redemandant l’Époux Assyrien, appelant le Jeune homme. Mais le sang noir s’échappe avec force de la cuisse d’Adônis, jusqu’à son nombril et jusque sur sa poitrine, et ses flancs qui étaient de neige sont maintenant rouges de sang.

— Hélas, hélas ! Kythéréia ! pleurent les Érôs.

Elle a perdu son bel Époux, et, en même temps, sa beauté sacrée. Tant qu’Adônis vivait, la beauté de Kypris était grande. La beauté de Kypris est morte avec Adônis. Hélas ! hélas ! Toutes les montagnes et les chênes disent : — Hélas ! Adônis ! — Les fleuves pleurent le deuil d’Aphrodita ; et les sources pleurent Adônis sur les montagnes, et les fleurs rougissent de douleur, et Kypris crie lamentablement ses peines par les collines et la vallée.

Hélas ! hélas ! Kythéréia ! Il est mort, le bel Adônis ! Ekhô a répété : — Il est mort, le bel Adônis ! — Qui ne gémit pas sur l’amour malheureux de Kypris ? Hélas ! hélas !

Dès qu’elle vit, dès qu’elle connut l’inguérissable blessure d’Adônis, dès qu’elle vit le sang pourpré sur la cuisse languissante, elle dit, se lamentant et tendant les bras : — Reste, Adônis ! Reste, malheureux Adônis ! Que je te retrouve une dernière fois, que je t’embrasse, que j’unisse mes lèvres à tes lèvres ! Soulève-toi un peu, Adônis ! Embrasse-moi, embrasse-moi encore, tandis que ton baiser est vivant ; que ton souffle coule de ton âme dans ma bouche et dans mon cœur ! Que je boive ton amour, et je conserverai ce baiser, comme si c’était toi, Adônis, puisque tu me fuis, ô malheureux ! Tu fuis au loin, ô Adônis ! Tu vas vers l’Akhérôn et vers le Roi lugubre et inhumain, et moi, misérable, je vis, et je suis Déesse, et je ne puis te suivre !

Perséphona ! Reçois mon Époux, car tu es bien plus puissante que moi, et tout ce qui est beau descend vers toi ! Je suis très-malheureuse et dévorée d’une douleur implacable ; je pleure Adônis qui n’est plus, et je te crains. Tu meurs, ô très-regretté ! et mon amour s’est envolé comme un songe. Voici que Kythéréia est veuve, et les Érôs restent inoccupés dans sa demeure. Ma ceinture a péri avec toi. Ô imprudent ! Pourquoi as-tu chassé ? Étant si beau, pourquoi as-tu osé attaquer les bêtes sauvages ?

Ainsi se lamentait Kypris, et les Érôs se lamentaient : — Hélas ! hélas ! Kythéréia ! Il est mort, le bel Adônis !

Paphiè répand autant de larmes qu’Adônis a répandu de sang ; et, sur la terre, ces larmes se changent en fleurs. Le sang enfante la rose et les larmes enfantent Panémone.

Je pleure Adônis. Il est mort, le bel Adônis !

Dans les forêts, ne pleure pas plus longtemps l’Époux, ô Kypris ! Déjà le lit est dressé, le lit d’Adônis est préparé. Ô Kypris, Adônis mort est couché sur ton lit, et, bien que mort, il est beau cependant, il est beau, bien que mort, et comme endormi.

Dépose-le, afin qu’il soit couché sur ces vêtements moelleux, où, pendant la nuit sacrée, il dormait avec toi, étendu, sur un lit doré. Recherche le malheureux Adônis, et dépose-le entre des couronnes et des fleurs, Toutes choses sont mortes avec lui, comme il est mort lui-même, et les fleurs aussi se sont desséchées. Couvre-le de baumes odorants, couvre-le de baumes. Que tous les parfums périssent ! Ton parfum, Adônis, est mort ! Il est couché, le délicat Adônis, sur des vêtements pourprés, et autour de lui les Érôs pleurent avec des gémissements, ayant coupé leurs cheveux à cause d’Adônis. L’un foule aux pieds ses flèches, un autre son arc ; un autre brise son carquois emplumé ; cet autre dénoue les sandales d’Adônis, celui-ci apporte de l’eau dans des vases d’or ; un autre lave sa cuisse, un autre par derrière réchauffe Adônis avec ses ailes.

Les Érôs pleurent aussi sur Kythéréia. Hyménaios éteint sa torche sur le seuil, et il arrache la couronne nuptiale. Hyménaios ne chante plus comme auparavant, mais il chante : — Hélas ! hélas ! Adônis ! — et plus encore : — Hélas ! hélas ! Hyménaios ! — Les Kharites pleurent le fils de Kinyras, se disant entre elles : — Il est mort, le bel Adônis ! — Elles le disent d’une voix plus aiguë que la tienne, ô Diôna ! Et les Moires pleurent Adônis, et elles l’évoquent par leur chant ; mais il ne les entend pas, non qu’il s’y refuse, mais Perséphona ne le renvoie pas.

Mets fin à tes lamentations, ô Kythéréia ! Cesse pour aujourd’hui tes plaintes, car de nouveau il te faudra gémir et pleurer une autre année.




II


Un jeune oiseleur, chassant aux oiseaux dans un bois d’arbres épais, vit le fugitif Érôs assis sur un rameau de buis. Il le vit donc, plein de joie, car Érôs lui semblait un très-grand oiseau. Il réunit tous ses joncs, et il épia Érôs qui sautait çà et là. Enfin, le jeune homme, irrité parce qu’il n’arrivait à rien, et jetant ses roseaux, alla trouver un vieillard laboureur qui lui avait enseigné son art ; et il lui raconta la chose, et il lui montra Érôs assis. Et le vieillard, souriant, remua la tête et répondit au jeune homme :

— Abstiens-toi de la chasse, et ne poursuis point cet oiseau. Fuis loin d’ici, car cette bête est méchante. Tant que tu ne le prendras point, tu seras heureux ; mais quand tu deviendras homme, cet oiseau, qui maintenant fuit et saute çà et là, approchera de lui-même, brusquement, et se posera sur ta tête.




III


La grande Kypris m’apparut tandis que je dormais encore, et elle menait de sa belle main l’enfant Érôs qui baissait la tête, et elle me dit ces paroles :

— Voici Érôs, cher bouvier, afin que tu lui enseignes à chanter.

Ayant ainsi parlé, elle disparut. Et moi, insensé ! j’enseignais à Érôs mes chansons pastorales, comme s’il eût voulu les apprendre, et comment Pan inventa la flûte oblique, Athana la flûte droite, Hermès la lyre et le doux Apollôn la kithare. Et je lui enseignais ces choses, et il n’avait nul souci de mes chansons ; mais il me chantait lui-même des choses amoureuses, et il m’enseignait les amours des mortels et des Immortels et les travaux de sa mère. Alors j’oubliai les choses que j’avais enseignées à Érôs, et j’appris toutes les chansons amoureuses que m’enseigna Érôs.




IV


Les Muses ne craignent point le cruel Érôs, mais elles l’aiment dans leur cœur, et elles suivent ses traces. Si quelqu’un, d’un génie peu aimable, veut chanter, elles le fuient et refusent de lui rien enseigner ; mais si quelque autre, dont le cœur est saisi d’amour, chante harmonieusement, alors, toutes ensemble, elles se hâtent d’aller vers lui. Et ces paroles sont vraies, et j’en suis témoin, car si je célèbre par mes vers un autre homme ou un autre Immortel, ma langue devient inerte et ne chante plus comme elle avait coutume ; mais si je célèbre de nouveau Érôs ou Lykidas, alors un chant joyeux coule de ma bouche.



V


Si mes vers sont beaux, ceux que la destinée m’a déjà accordés m’ont apporté assez de gloire ; s’ils ne sont pas dignes de louanges, pourquoi travaillerais-je davantage ? Si le Kronide, ou la destinée capricieuse, nous eût donné de vivre, d’une part, dans la joie et dans le plaisir, et, d’autre part, dans le travail, il nous serait permis, après nos labeurs, de jouir du repos ; mais puisque les Dieux n’ont accordé aux hommes qu’un temps de vivre, et encore bref et rapide, pourquoi, malheureux, nous épuiser plus longtemps de peines et de travaux ? Jusques à quand attacherons-nous notre esprit au gain et aux arts, dans le désir sans fin de plus grandes richesses ? Certes, nous avons tous oublié que nous sommes nés mortels et que la destinée ne nous a donné que peu de temps.




VI


Kléodamos et Myrson.
Kléodamos.


Le printemps, ô Myrsôn, ou l’hiver, ou l’automne, ou l’été, lequel te plaît le plus ? ou duquel d’entre eux préfères-tu le retour ? Est-ce l’été, qui mûrit toutes les choses dues au travail ? Est-ce le doux automne, qui épargne la faim aux hommes ? Est-ce le rude hiver ? Car beaucoup, pendant l’hiver, se réchauffent au foyer, se réjouissant de la paresse et du repos. Le beau printemps te plaît-il davantage ? Dis-moi ce que ton cœur préfère, puisque le repos nous permet de causer.


Myrsôn.


Il ne convient pas que les mortels jugent les œuvres divines, car elles sont toutes sacrées et agréables. Pour toi, cependant, Kléodamos, je dirai la saison qui me plaît entre toutes les autres. Ce n’est pas l’été, car alors le soleil me brûle ; ni l’automne, parce que les fruits engendrent les maladies ; le funeste hiver amène les neiges et je hais le froid ; mais que le printemps, lui que je souhaite par-dessus tout, dure toute l’année ! Alors, ni le froid, ni le soleil ne nous accablent. Toutes les choses sont fécondées par le printemps, toutes les douces choses germent au printemps, et la nuit et le jour sont égaux pour les hommes.




VII


Sur Hyakinthos.


L’incertitude tourmentait Phoibos accablé d’une si grande douleur. Il cherchait tous les remèdes et interrogeait son art le plus habile. Il versait l’ambroisie et le nektar, et il en baignait toute la blessure ; mais tous les remèdes sont vains contre les Moires.



VIII


Heureux ceux qui aiment, quand ils sont aimés en retour ! Thaseus était heureux en présence de Peirithoos, même quand il descendait chez l’implacable Aidès. Orestès était heureux parmi les Axeiniens farouches, parce que Pyladas l’accompagnait dans toutes ses courses. L’Aiakide Akhilleus était heureux quand son compagnon vivait encore, et il était heureux en mourant, parce qu’il avait vengé sa mort lamentable.




IX


Ami, il n’est pas beau de chercher l’ouvrier à propos de tout, et d’avoir toujours recours à un autre. Fais ta flûte toi-même, ce te sera un travail facile.




X


Qu’Érôs appelle les Muses et que les Muses amènent Érôs ! Que les Muses me donnent toujours, selon mon désir, un chant harmonieux, ce qui est le plus doux des remèdes !



XI


Comme il est dit, la pierre elle-même est creusée par une goutte d’eau qui tombe toujours.




XII


Je suivrai mon chemin sur la pente de ce lieu ; je soupirerai sur le sable et sur le rivage, suppliant la cruelle Galatéia et je ne renoncerai à la douce espérance que dans ma dernière vieillesse.




XIII


Ne permets pas que je reste sans récompense, car Phoibos a donné une récompense pour le chant, et l’honneur rend les œuvres meilleures.



XIV


La beauté est la gloire des femmes, et la force sied aux hommes.




XV


Hespéros ! Lumière d’or de l’aimable Aphrodita, cher Hespéros, gloire sacrée de la nuit bleue, qui l’emportes autant sur les autres astres que Sélana sur toi, salut, ô cher ! Tandis que je me rends auprès d’un berger, prête-moi ta lueur à défaut de Sélana, car, reparaissant aujourd’hui, elle s’est éteinte plus tôt. Je ne vais point pour voler, ni pour attaquer ceux qui font un chemin nocturne, mais j’aime, et il est juste qu’on vienne en aide à ceux, qui aiment.



Fin des Idylles de Biôn.