Idylle saphique/Texte entier


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Librairie de la Plume (p. Couv.-Impr.).

LIANE DE POUGY

Idylle Saphique
roman
ORNÉ D’UN PORTRAIT D’APRÈS UN PASTEL
D’ANTONIO DE LA GANDARA
PARIS
LIBRAIRIE DE LA PLUME
31, RUE BONAPARTE, 31

1901



IDYLLE SAPHIQUE














DU MÊME AUTEUR
L’Insaisissable, roman
1 vol.
Myrrhille, roman
1 vol.
L’Enlizement, un acte
1 plaq.
EN PRÉPARATION :
Ecce Homo, nouvelles.
LIANE DE POUGY

Idylle Saphique
roman
ORNÉ D’UN PORTRAIT D’APRÈS UN PASTEL
D’ANTONIO DE LA GANDARA
PARIS
LIBRAIRIE DE LA PLUME
31, RUE BONAPARTE, 31

1901

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
100 exemplaires sur grand papier vélin, numérotés
de 1 à 100
25 exemplaires sur Hollande
contenant une double suite du portrait, numérotés
de A à Z.
No
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les
pays, y compris la Suède, la Norvège et le Danemark,
À Henri Albert
Brody, Août 1901.

On s’exténue, on se ranime, on se dévore
Et l’on se tue, et l’on se plaint
Et l’on se hait — mais on s’attire encore !

ÉMILE VERHAEREN.
Les Visages de la Vie.

I

— Ah ! Tesse, comme je m’ennuie !… Quelle aridité dans ma vie ! Toujours le même programme : le Bois, les courses, les essayages ; puis, pour finir une journée insipide : le dîner ! et quel dîner !… Enfermée dans un restaurant à la mode où l’on étouffe, étroit et empesté d’ordinaire par une odeur infecte de cuisine et de tabagie… avec des amis et quels amis ! si l’on peut appeler ainsi les mille et une connaissances plus ou moins intéressantes que le hasard jette dans notre existence !… Et pourquoi tout cela ? Pour toujours continuer… ou pour recommencer la même chose jusqu’à la fin !… La fin ! Et quelle fin !… Ah ! tiens, ce soir, flûte ! j’en ai par dessus la tête, je veux rester ici chez moi, seule avec toi ! Je les lâche tous !… Ernesta ! Ne préparez rien pour m’habiller, donnez-moi mon vieux peignoir en flanelle rose, vous savez, ma robe de moine avec un capuchon et une cordelière ; pas de rubans ni de dentelles !… Assez de toutes ces fanfreluches qui m’oppressent ! Aujourd’hui, je veux me réduire à ma plus simple expression. Ah ! Tesse, Tesse, que je suis lasse de vivre ! Que je m’ennuie !… Vois-tu, ce soir, ça déborde !… Ah !… à toutes ces distractions parisiennes que l’Europe nous envie, comme je préfère dix mille fois ma solitude ici, avec toi et mon chien, ma jolie Princesse !… Princesse, venez ici ! Est-elle jolie ! Allons, vite, une baise… un baiser à sa maman ! Allez maintenant, mon petit cœur gauche, comme dit Maindron dans Saint-Cendre… As-tu lu ça, Tesse ?… C’est charmant… Tout est prêt ?… Bon… je vais me déshabiller. Que ça va être chic, Tesse, ma chérie, de se trouver seules, entre quatre-z-yeux et de pouvoir bavarder bien à son aise en dînant, les coudes sur la table, sans corset et surtout sans gêneurs !… Cette vie à nous est si stupide et si bête ! Elle ne nous apporte aucune satisfaction d’âme ou d’esprit et, la plupart du temps, ne nous offre qu’une matérialité déconcertante ou tuante ! Je t’assure, ma Tesse, que si je n’avais, heureusement et à un très haut point, à l’exagération même, ce sentiment de coquetterie qui distingue les vraies femmes des autres, je ne pourrais pas la supporter. Vois-tu, lorsque je rentre en moi-même, dans l’isolement et le silence, à ces rares moments où le tourbillon me laisse un peu de répit, quel vide !… Quelle banalité ! Quel écœurement mêlé de tristesse !… Alors, je me trouve une pauvre petite bien à plaindre, car mon âme est très bonne et très droite, tu le sais, Tesse, tu me connais. Je suis enfant, j’ai un immense besoin de tendresse, de direction, de protection, et autour de moi je trouve toutes sortes de sentiments, excepté ceux-là qui me seraient si doux ! Amèrement je regrette de vivre… je voudrais n’être qu’une poupée, une brute, tout ce que je parais être, tout ce que je ne suis pas, hélas ! N’ayant pas de but devant moi, le temps s’écoule toujours de même… chaque heure m’apporte une déception, une lassitude, et je me demande pourquoi ?… pourquoi ?… pourquoi tout cela ?…

En l’exaltation de son épanchement, la mignonne créature se jeta dans les bras de son amie et se mit à pousser de gros soupirs.

— Voyons, voyons, Annhine, ma si jolie ! Je ne te reconnais plus ! Tu as certainement une cause à ce chagrin subit et si mal raisonné ?… une peine ?… un caprice contrarié ?

— Non… non… et Annhine secouait nerveusement la tête, non, Tesse, tu ne me comprends pas ! En ce moment, vois-tu, je t’ouvre un coin profond de mon cœur où tout n’est qu’amertume, dégoût… je te parle franchement… en toute intimité… Je souffre de cette vie…

— Et c’est là où tu as tort, Nhinon la belle, car une Courtisane ne doit jamais pleurer, ne doit jamais souffrir. Une Courtisane n’a pas le droit d’être et de sentir ainsi qu’une autre femme ! Elle doit étouffer toute espèce de sentimentalité et jouer une comédie héroïque et continue, afin de consacrer sa vie, sa jeunesse surtout, aux rires, aux joies, à toutes les jouissances ! Tu as tort, Nhinon, regarde-moi : j’ai une âme de fer, inflexible, je ne veux de la Vie que le Beau et le plaisir, je ne suis pas d’humeur à supporter le moindre obstacle sur ma route… S’il n’y a qu’à vouloir pour cela, je veux énergiquement, je t’assure. Ne sois donc pas si sensible, Nhinette, lutte, tu dameras ainsi que moi… Rien ne peut facilement m’atteindre, et le jour où je ne serai plus la très forte, car tout arrive, eh bien, ce jour-là, je me briserai en miettes et tout sera fini…

La nerveuse répondit avec un sanglot dans la voix :

— Ah ! ma chère Tesse, que je t’envie ! Que tu es sage, toi, impérieusement intelligente ! que tu es heureuse ! Mais moi !…

— Je suis heureuse parce que je le veux, parce que le jour où je me suis faite courtisane, j’ai rayé de ma vie tout souvenir, toute attache, la moindre obligation, j’ai abdiqué ce qu’on appelle de la sensibilité d’âme. Pour moi il n’existe plus de devoirs ni aucune responsabilité qu’envers moi-même et mon désir ! Quelle indépendance, quelle enivrante liberté ! Annhine, songe un peu : plus de principes, plus de morale, plus de religion… Une courtisane peut tout faire sans voiles… sans grimaces ni hypocrisie, sans craindre le moindre reproche ou blâme, car rien ne la touche !… Elle est en dehors de la Société et de ses mesquineries… Montrée au doigt ? Peut-être autrefois, mais plus de nos jours ! Rebelle victorieuse !… Fi de la Dame aux Camélias, et vivent les Aspasie et les Impéria !… Allons, petite courtisane de pâte tendre, ramène à terre la folle du logis qui chez toi s’égare et t’entraîne. N’as-tu pas de l’or dans tes cheveux ? Dans tes coffres ?… et l’or c’est notre Soleil à nous… soleil adorable et tout-puissant que nous pouvons fixer ou répandre à notre gré ! N’as-tu pas du ciel dans tes yeux ? Des perles à ton cou et dans ta bouche rose ?… Tu es délicieuse dans ton peignoir de capucin… Ce qui me charme le plus en toi, c’est ton androgynéité… Ne philosophons plus, jouons ! Place le capuchon sur ta tête… tu es exquise ainsi, Annhine… un vrai bijou… un moine Louis XV en miniature, frais et bouclé ! Annhine ! Ris donc ! Lève les yeux vers le ciel et prends un air inspiré en me donnant ta bénédiction… non, non… pas de bas, Ernesta, ni de mules, vous allez tout gâter… les pieds nus sur le tapis blanc, c’est ravissant ainsi, tes petits pieds pâles, aux longs doigts, aux ongles transparents. Peste ! mon beau cordelier, vous avez certainement une habile manucure !… Viens que je t’embrasse !… Et puis… sa voix se fit grave soudain… mon Père, je veux me confesser…

Elle se laissa glisser aux genoux du mignon religieux qui s’assit en une pose d’attention sévère et recueillie.

— Commencez, ma Fille, et ne me cachez rien !

— Mon Père, mon péché c’est l’Amour !

— Ah ! bien, ou plutôt mal, car c’est mal, très mal, de se laisser aller à ce funeste penchant… et vous avez un amant, sans doute, vous avez…

— J’en ai plusieurs, mon Père !

— Oh !

— Mais oui !… Le premier est un amant utile, je dirai même nécessaire, il est vieux, riche, généreux ; je lui suis attachée par l’habitude, le besoin, une sorte d’amitié affectueuse, une espèce de devoir… c’est pour ainsi dire mon amant numéro un, ou mon mari si vous préférez, quelque chose de presque légitime enfin !

— Ah ! bien… je comprends… ensuite ?

— Ensuite vient le second : jeune, gentil, vigoureux ! Oh ! vigoureux surtout !… Il me donne ce que ne peut plus m’offrir le premier. Ah ! mon père, que de jouissances folles avec mon Raoul ! Depuis cinq ans bientôt, nous n’avons vécu ensemble que d’une chaise longue à un lit ! Il est mon amant numéro deux, mon véritable amoureux, celui-là… mon péché, mon…

— Continuez… continuez… après ?…

— Après, viennent les petits d’occasion : occasion agréable, occasion utile, occasion cherchée, occasion soudaine, occasion flatteuse pour mon amour-propre. J’ai un tempérament excessif, voyez-vous, mon père, il me faut de l’amour, de la volupté ! Je suis la femme de feu… Ah ! mais je sais ce qu’une courtisane se doit à elle-même et je ne l’oublie jamais… Je m’amuse, mais en m’enrichissant, car je fais toujours payer le plus chèrement possible le bonheur que je donne, quoique cependant à la suprême minute où je râle : « Je t’aime », je sois sincère toujours… toujours ou presque…

— Alors vous pouvez aller en paix, mon enfant. Il vous sera beaucoup pardonné si vous avez beaucoup aimé…

Nhine pouffait en lui tendant les mains.

Altesse se releva en riant aux éclats :

— C’est vrai, au fond, tout ce que je viens de dire. Ah ! comme je te voudrais telle que je suis, moi ! Plus matérielle, plus vivante, plus résolue, partant plus heureuse ! Étrange petite fleur que tu es, pâlissant sous les rayons trop vifs du soleil et se mourant de ce qui fait vivre les autres : la Terre ! Ton âme prendrait-elle donc sa racine dans une éthérée et lointaine planète ?… Et souffrirais-tu de cet infiniment mystérieux mal d’exil, ici-bas où tout n’est que temps et désirs ?

— Tu es tout plein mignonne et indulgente, Tesse, ma chère chérie, n’exagère rien, mais donne-moi du nouveau… du nouveau ! Pour l’amour de Dieu, du nouveau !… Je n’en puis plus ainsi ! Un bouleversement est devenu indispensable à ma vie ! Il me faut du changement ! Du nouveau ! Du nouveau ! Du nouveau !…

Et de ses pieds menus elle tapait fébrilement sur la dépouille d’un superbe tigre qui jonchait le plancher, en répétant d’une voix suppliante et sur l’air des Lampions son refrain de satiété et d’ennui.

Un coup de sonnette l’interrompit, à peine perceptible, très faible, comme si l’inconnu qui se présentait n’avait pas eu le courage ni la force de secouer la bruyante petite machine, n’osant et ne voulant troubler les rêves de douceur et de joie de la courtisane.

— Tiens ! On vient de sonner !… Que m’apportes-tu, timide coup de sonnette ? Une corbeille de fleurs, sans doute, ou une invitation ou bien un écrin ? Un tout petit coup de sonnette, discret… peut-être un pauvre, une demande de secours ?… Peut-être rien du tout ?

— Peut-être ce « nouveau » que tu demandes à si grands cris… prophétisa gravement Tesse.

— Ou plutôt quelque imbécile qui vient nous déranger ! Ça doit être cela… je le devine, je le parierais ! Et je me sens si bien avec toi, en si grande confiance et confidence ce soir… Ah ! mais non ! Je ne veux pas ! Ernesta ! Ernesta !…

Ernesta rentrait.

— Madame, c’est une lettre.

— Je ne la lirai pas aujourd’hui !

— Madame, la personne attend la réponse.

— Tant pis ! Dites-lui qu’elle revienne une autre fois, que je suis occupée très sérieusement, que je…

— Folle ! interrompit Tesse, donne-la moi alors ! Le papier est joli, d’un gris-perle délicat, une nuance éteinte comme la couleur de tes pensées d’aujourd’hui, il semble élégant et bienveillant à la fois. Donne…

— Tu veux ?… Eh bien voici…

Et la capricieuse enfant déchira l’enveloppe et se mit à lire à haute voix :

« Pour Annhine de Lys…
le rêve de mon cœur ».

« Si tu n’es pas lasse
De l’amour qui passe
Et qu’un rêve chasse,
Reçois-moi ce soir ! »

— C’est signé : Une étrangère, hélas ! et qui voudrait ne plus te l’être.

Elle éclata de rire.

— C’est bizarre… quelle bonne blague… au feu !

— Non, Annhine… c’est vrai ? Montre ?

— Tiens, voilà.

— Et qui a apporté la chose, Ernesta ?

— Madame, la personne est dans l’anti-chambre. C’est une jolie jeune fille, très blonde, fraîche, toute rouge, elle a l’air d’être un peu émue, elle a refusé d’entrer au salon. Elle dit qu’elle attend seulement un « oui » ou un « non » de Madame. Je crois bien que c’est une Anglaise.

— Dis, Tesse, ça me paraît drôle ? Recevons-la pour nous distraire.

— Est-elle bien mise ?

— Madame, je ne l’ai pas trop examinée, mais elle m’a semblé assez chiquement habillée : une longue redingote beige, un grand chapeau noir à plumes et un superbe boa, de zibeline je crois.

— Recevons-la, veux-tu ?

— Mais oui ! La vie n’est pas si bête, tu vois, enfant gâtée !

— Oui, mais… et Annhine s’esclaffa. J’ai une idée… attends… Tu vas t’étendre sur ma chaise longue, dans les coussins et les couvertures d’hermine, tu vas faire la nonchalante, la fatiguée, tu vas la recevoir, toi, en disant que c’est toi Annhine de Lys. Oh ! si, nous allons rire ! Et moi je serai cachée là, derrière les petits carreaux de la grande baie vitrée… Je la laisserai entr’ouverte et de cette façon j’entendrai et verrai tout. Que ça va être amusant ! Tu veux bien ?… Alors, viens ! Là, allonge-toi… la tête un peu plus penchée. Laisse, que j’arrange tes cheveux… ton mouchoir à la main… c’est bien maintenant, ça va ! Joue bien ton rôle surtout ! Tousse un peu et traîne légèrement la voix !… Au revoir, Nhine, Nhinette, Nhinon ! Faites entrer la miss, Ernesta… baissez les doubles rideaux bleus, allumez la lampe du fond, c’est cela… bonne mise en scène, et prévenez cette audacieuse jeune personne que Mme de Lys est un peu souffrante ! Je me cache dans mon coin et la fête commence !… Allons-y carrément !…

Toute cette petite scène se passait dans le coquet boudoir d’Annhine de Lys, un délicieux réduit en forme de rotonde, décor de neige et d’azur où les laqués blancs, les mièvreries Louis XV, les soies pâles, les tapis de fourrures, et les saxes et les sèvres et les ors verts et les cristaux légers et les fleurs formaient un cadre exquis à la diaphanéité blonde de l’adorable petite maîtresse de céans, célèbre déjà dans le demi-monde et dans le monde entier par ses excentricités et par la réclame à grand tapage qui se faisait autour de ses moindres gestes et caprices ! Annhine avait alors à peu près vingt-trois ans, mais elle en paraissait vingt. Longue et frêle, avec de grands yeux bleus, sombres et profonds, à la fois innocents et pervers, et une chevelure blonde, des boucles folles et radieusement claires qui encadraient son fin visage, elle semblait une vierge de missel sous la perruque de Chérubin et rappelait aussi parfois les châtelaines du moyen-âge, créature de rêve, idéalisée par une pâleur nacrée et par un ovale allongé qu’éclairait souvent l’enchantement de son rire perlé.

D’où sortait-elle ?…

Nul ne le savait au juste. Elle se plaisait à conter qu’elle avait été recueillie sur le bord d’une route d’Italie, par de braves gens, un soir tout blanc de givre et mortel de froid. Enfant de l’amour sans doute, abandonnée par une mère coupable, une grande dame probablement, — ses langes étaient fins et ornés de rares dentelles… elle avait au cou une petite médaille en or… elle était enveloppée dans une chaude et riche peau de chèvre de Mongolie, blanche et soyeuse — une grande dame bien certainement, car de qui Annhine aurait-elle hérité cette fière et majestueuse démarche, ce port de tête admirable et hautain, ces petites attaches de princesse, merveilleusement fines et nerveuses, comme aussi ses mystérieuses idées sur la Vie et sur l’Au-delà, sortes de vagues réminiscences et de lointains souvenirs qui la hantaient, si elle eût réellement été la fille de ces campagnards qui veillèrent sur sa petite enfance ?…

Vers l’âge de quinze ans, Nhinon était venue chercher fortune au hasard de la grande ville, et après les inévitables déboires et l’obscurité de tout commencement elle se trouvait aujourd’hui une des premières de l’En-vue qui s’amuse. Assidue à ses fêtes, à ses parties de plaisir, Paris l’acclamait. Les poètes chantaient sa beauté, les théâtres se l’arrachaient. Le caprice d’un grand seigneur fabuleusement riche couronna son apothéose. Reine de joie, Reine de beauté, Reine de féerie, Reine d’amour, elle semblait passer, inconsciente et joyeuse, suivant sa devise capricieuse : À ma guise ! sans songer à plus. Mais hélas ! Annhine avait une âme, d’où ces heures douloureuses de subite désespérance ! Déséquilibrée, disaient les intimes. Non, le mal était là ! Annhine avait une petite âme qui n’allait pas avec son corps ! Elle pensait, elle analysait, elle avait une imagination vive, un esprit droit, une justesse d’observation très remarquable, dons inutiles, nuisibles, attristants surtout, dans la voie bruyante et endiamantée où sa joliesse et un impérieux besoin de luxe l’avaient lancée avec un tel succès.

Elle choisit son nom dans Dumas… et les échos en retentirent dès ses débuts, ce qui fit qu’elle n’eut presque point d’amies parmi les femmes qui jalousèrent sa grande veine et lui en voulurent sourdement. Une seule cependant, Altesse, courtisane aussi et femme d’un esprit éminemment supérieur, vint à elle. Elles devinrent très intimes. Altesse admirait beaucoup Annhine et, sans arrière-pensée, aimait la mobilité de son caractère, le choix brillant de son entourage ainsi que son étrange manière de vivre. Elle l’aida de ses conseils et lui devint parfois salutaire.

Altesse était alors dans toute sa splendeur, à cet âge où Balzac a su faire universellement apprécier les charmes épanouis de la femme faite. Sa longue chevelure de la nuance ardente, aux rouges reflets striés d’or du pelage des fauves, avait été immortalisée dans un roman sensationnel : La Belle aux cheveux roux. Ses yeux étaient bleus… très clairs, brillant d’un éclat incomparable… sa petite bouche finement arquée, d’ironie spirituelle, faisait penser à la Joconde de Léonard de Vinci. Elle avait un visage pensif et résolu, une beauté régulière et froide qui confirmait les vers du poète[1] :

« Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. »

Et plus loin :

« Car j’ai pour fasciner mes dociles amants
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles,
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles. »

Douée d’une intelligence rare, ainsi que d’une grande force de caractère et de volonté, séduisante à l’excès, Altesse était parvenue très jeune à une haute situation dans la galanterie parisienne. Entourée d’un luxe inouï, elle vivait froidement la vraie vie de courtisane. Paris s’occupait beaucoup d’elle, on citait ses moindres actes, on répétait ses mots d’esprit : — Vous descendez de tel illustre ancêtre, disait-elle un jour à une grande dame déchue, la princesse Koniarowska qui avait le mauvais goût de poser avec affectation pour sa noble naissance, eh bien, moi je monte de tel et tel, voilà ! Sa devise était : Ego, et cela la résumait toute, altière, altesse et sans faiblesse.

Un certain jour qu’on lui présentait la feuille de recensement, elle vit que chaque demi-mondaine avait timidement signé : qui rentière, qui propriétaire, à l’endroit indiqué pour la profession. Impudiquement, elle étala ce simple mot : Courtisane.

Son hôtel était un véritable musée, elle collectionnait les plus beaux tableaux de Paris. Elle possédait un jardin merveilleux, en plein quartier Monceau, ses attelages étaient réputés les plus corrects. L’été, elle villégiaturait en son château de Ville-d’Avray où elle donnait des réceptions splendides. L’hiver, elle passait les mois de grand froid en une ravissante villa de marbre et de blancheur qu’elle avait fait construire sur les rives ensoleillées de la Grande Bleue, au milieu des somptueux jardins de Monte-Carlo.

Sa position exceptionnelle la distinguait des autres et la plaçait au-dessus de la foule. De suite, elle affectionna tout particulièrement Annhine et presque chaque jour, à l’heure où la toilette du soir isole les élégantes et les mondaines, vers six heures et demie, Altesse venait bavarder un peu avec son amie préférée. Elles échangeaient leurs confidences, leurs impressions, se demandaient mutuellement conseil, et même souvent prolongeaient leur causerie jusqu’après le dîner ou le théâtre.

Ce soir-là, Altesse se sentait déjà atteinte par la désolation d’Annhine. Ce fut donc avec plaisir et avec une grâce charmante qu’elle se prêta à sa fantaisie malicieuse, heureuse que l’esprit versatile de l’espiègle fût distrait maintenant par le moyen puéril de cette visite quelconque et imprévue qui venait si bien à propos faire diversion.

Elle lui demanda à mi-voix :

— Alors, je suis bien ainsi, Nhinon, tu crois que ça pourra marcher ?

— Très bien… très bien… mais chut, la voilà !…


II

En effet, la porte s’ouvrait au même instant et tandis qu’Ernesta annonçait à haute voix : Miss Temple-Bradfford, nos deux moqueuses eurent la vision exquisément flottante d’une ravissante jeune fille de vingt ans qui approchait à pas lents et les yeux baissés. Elle portait entre ses bras croisés toute une floraison de pâles chrysanthèmes mêlés à de larges fleurs en forme de calice, aux longs pistils d’or clair… quelques roses rouge vif tranchaient de leur note sombre. Elle était tellement émue qu’un léger tremblement agitait les plumes de son chapeau et que ses doigts crispés écrasaient nerveusement le bouquet sur son cœur.

Arrivée près de la chaise-longue, elle se mit à genoux et saisit la main blanche d’Altesse qu’elle couvrit de baisers… les fleurs s’éparpillèrent en une jonchée radieuse et parfumée. Rougissante et confuse, elle murmura très vite sans lever les yeux.

— Merci, Annhine, d’être si bonne… Je ne me suis pas trompée en te voyant si belle… Oh ! je ne veux rien te dire de banal, mais, vois-tu, je suis en un éblouissement tel que je ne puis même trouver le cantique d’action de grâces que je voudrais, pour te remercier avec ferveur de m’avoir admise auprès de toi… Merci !…

— Mais, bizarre enfant, et Altesse réprimait à grand peine une terrible envie de rire, sais-tu bien qui je suis ?

— Tu es celle qui a su m’attirer entre toutes !

— Où m’as-tu vue ?

— Je pourrais te répondre ceci : dans mes rêves, dans l’extase de mes désirs exaspérés… depuis que j’ai connu que tu existais !

— Et depuis quand le sais-tu ?

— Depuis toujours ! Mais ta présence réelle s’est manifestée à moi pour la première fois l’autre soir… Tu étais dans une loge aux Folies-Bergère et je t’ai reconnue… devinée de suite, quoique ne t’ayant jamais vue auparavant, et que tes petites images que l’on vend dans l’univers ne donnent aucune idée de ta divine beauté, my beautiful white rose[2]. Tu m’es apparue si belle, si lumineusement blanche dans ta robe de claire mousseline, avec des perles à ton cou… tu m’as semblé si enfant, si pure… tu avais sur la poitrine une simple croix de diamants qui complétait encore l’angélique illusion !

— Alors ?

— Alors j’ai senti en moi un irrésistible désir de te voir, de te parler, de t’effleurer… et je suis venue… sans hésiter… Annhine ! quelle joie ! Tu m’as reçue… tu es bonne… merci !

— Et toi, qui es-tu ?

— Que t’importe !… et elle couvrait de baisers et de frôlements caresseurs la main pâle et le fin poignet d’Altesse.

— Non !… Si !… Dis-moi qui tu es…

— Tu sais mon nom !… Pour le reste, je suis une folle, mais tant mieux… les fous ont de plus beaux rêves que les sages !…

— D’où viens-tu, passante mystérieuse ?

— D’un lointain pays d’Amérique… du pays de l’or et de la liberté : de San-Francisco !

— Le pays de l’or et de la liberté, soupira Tesse, il en existe donc un autre que Cythère ?… Et tu as osé le quitter !… Pourquoi ?

— C’était pour m’en venir vers toi… vers une autre civilisation plus épurée, plus morbide… pour vivre un peu dans l’atmosphère brûlante et enfiévrée de Sodome et de Gomorrhe… vers là, où, presqu’en liberté, peuvent s’accomplir les divines étreintes des lascives faunesses modernes.

— Alors… c’est donc ça !… Tu es…

— Oh ! de grâce, ne flétris d’aucun nom le sentiment qui m’a toujours possédée depuis que je me suis sentie sentir et qui me dévore aujourd’hui près de toi, Annhine ! Ne sais-tu pas qu’on peut mettre du sublime dans tout ! Et il me semble qu’en cet instant… à tes pieds… dans ce boudoir où tout pour moi respire le désir et le mystère du charme et de la volupté… parmi le parfum des fleurs, dans le fouillis des soies légères et des transparentes dentelles… il me semble, vois-tu, que j’atteins au plus haut degré le culte de…

Emportée par l’énervante griserie de ses propres paroles, l’étrange enfant avait peu à peu levé l’émail bleu de ses yeux… oubliant son embarras de la première minute ; maintenant elle regardait fixement Altesse en une pose extatique d’adoration… Tout d’un coup, elle parut étonnée d’abord, puis déconcertée… enfin déçue… sa tête retomba sur les coussins fleuris et elle murmura dans un sanglot :

— Ah ! on m’a trompée ! Ce n’est pas toi ! Ce n’est pas toi ! Ce n’est pas toi !

— Comment donc ? interrogea Tesse, amusée.

— Non ! Non ! ce n’est pas toi, Annhine ! Où suis-je ? Pourquoi m’a-t-on trompée ? Ayez pitié… ayez pitié de moi !

Elle suppliait tandis que de grosses larmes roulaient de ses yeux.

— Allons, ma petite Miss, ne pleurez pas, voyons, il ne faut pas vous désoler ainsi, et, avec un geste charmant, Altesse se redressait, attirant vers elle le visage éploré de l’enfant. Il ne faut pas que vous pleuriez, vous êtes trop gentille.

— Non, Miss, ne pleurez plus, me voici, et brusquement Annhine sortit de sa cachette.

Dans son chagrin le chapeau de la petite visiteuse avait roulé à terre… sa chevelure d’argent se défit et ce fut au travers d’un voile menu et léger comme les fils de la Vierge qu’elle regarda Annhine, la vraie, penchée sur elle, en confusion et en alarmes du fâcheux résultat de sa taquinerie. Dès qu’elle l’eût aperçue, un rayonnement éclaira son visage.

— Ah ! oui ! c’est toi… c’est toi que je voulais voir ! Méchante… c’est bien toi… et avec religion, elle se prosterna devant Annhine, puis elle porta le bas de son peignoir à ses lèvres :

— Ma pauvre petite Miss !… D’abord il faut vous asseoir… venez, et elle voulut la relever pour la conduire à une petite causeuse qui se trouvait au pied de la chaise longue.

— Non… à tes pieds… cruelle !… De gros soupirs la secouaient toute… Et si tu permets…

En un mouvement, elle se débarrassa de son long manteau de drap et apparut délicieusement costumée en page florentin, le maillot de soie grise moulant les formes exquises des jambes graciles, le torse admirablement cambré dans une courte dalmatique de brocart vert tendre orfévré de feuillages en pierreries ; sur le milieu bombé de la poitrine était brodé un lys de perles et d’argent, un grand lys des eaux à la tige humide et verdâtre, la fleur emblématique d’Annhine… Les manches et le col de la chemise étaient en linon blanc finement plissé, les bouffants du coude et des épaules en miroitant velours du bleu éteint des lavandes.

— Est-elle jolie ainsi, disait Altesse… regarde, Nhine, enfant choyée du sort, regarde le beau page que le destin t’envoie !

— C’est Sapho qui m’envoie vers toi… me veux-tu ? M’acceptes-tu pour te servir ? Nhine, mon adorée, fais-moi effleurer la réalité de mes espoirs rêvés, ne me repousse pas !… Et elle prit place aux pieds d’Annhine.

— Ah ! la petite folle !… et les doigts fuselés d’Annhine se jouaient au travers des mèches blondes… mais, dis-moi… comment as-tu osé venir jusqu’ici ?… Tu n’avais donc pas peur ? Ta famille… ta réputation… et puis, moi-même ? Voyons ! je pouvais parfaitement te mal recevoir, en fille que je suis !

— Oh ! Nhinon ! et l’atteignant d’un bond agile et gracieux elle lui ferma la bouche par un baiser… ne blasphème pas ! Je t’avais devinée !

— Et puis, fit Nhine en se dégageant, tu sais… encore autre chose et la plus importante… je ne partage peut-être pas tes goûts ni tes idées, moi !

— Je te ferai remarquer que tu as dit : peut-être ! observa malignement Altesse charmée de cette petite comédie inattendue.

— Nhinon ! Nhinon ! je te convertirai… et d’ailleurs je ne te demande rien d’autre que de te laisser aimer… adorer… admirer. Rien d’autre, ma Nhinon, que de m’accepter pour ton page… ton fervent petit page d’amour… veux-tu ? Veux-tu de moi tout ce que ma famille, car j’en ai une ici avec moi, hélas ! à Paris, et le monde me laisseront de temps — et ce me sera une joie de leur en dérober le plus possible — pour venir près de toi te dire des mots que je ferai doux ainsi que des caresses, distraire la banalité de ton existence, m’y essayer du moins… et m’enivrer de ta beauté diaphane et troublante… dis… Nhine… le veux-tu bien ? Madame… et elle se tourna du côté d’Altesse… Madame, priez-la avec moi afin de racheter votre ironie cruelle de tout à l’heure… dites… voulez-vous ?

— C’est entendu, Miss… je veux bien… je t’accepte pour page, esclave servant de ma beauté… de ma beauté, servile elle aussi, hélas !

— As-tu bien réfléchi jusqu’où cela pourrait t’entraîner ? lui demanda Tesse à qui venait de traverser une vague pensée d’inquiétude.

— Ainsi que les saintes martyres, j’irai bravement à la mort pour la gloire de ma religion… et ma religion, c’est Nhinon ! Nhine ! Annhine de Lys !

Elle étendit la main comme pour s’assermenter… mystiquement et en extase.

Annhine se leva, joyeuse, et alla se placer devant son miroir, près d’une toilette de laque blanche sur laquelle étaient éparpillés les ors, les suaves odeurs, les flacons, les houppes et les fards propres à aviver l’éclat de sa beauté.

— Alors, viens, mon page, suis-moi ! Couche-toi là par terre, sur la tête du tigre et admire-moi à ton aise ! Raconte-moi ton histoire ! Dis-moi ton nom… ton petit nom.

— D’histoire, je n’en ai plus… j’abdique toute personnalité en cette heure bénie, je ne suis plus rien que ton page, le page d’Annhine de Lys… et ivre de joie, l’enfant rampait sur les épais tapis et sur les fourrures amoncelées. Oh ! ton petit pied nu ! Oh ! Nhinon… de te voir mon cœur bat, et elle colla sa bouche sur la chair provocante et rosée.

— Est-il gentil, mon page, Tesse, est-il gentil !…

S’abaissant, elle lui prit le menton et releva sa tête, puis elle l’examina, curieuse. Est-il gentil ! Oh ! les jolis yeux soulignés d’une cernure mauve… Oh ! oh ! jolis cheveux… on dirait un rayon de lune qui se serait posé là ! Dis-moi ton nom de baptême ?

— Mon nom de ?…

— Oui, ton nom de baptême, celui par lequel on t’appelle toujours !

— Ah ! oui, c’est : Emily.

— Oh ! il est affreux pour toi. J’ai eu autre fois une vilaine femme de chambre qui s’appelait ainsi, et elle m’a trahie.

— J’ai encore un autre nom : Florence… Flossie, par abréviation.

— Non… je ne veux pas de tout ça… je t’appellerai : Moon-Beam[3]. Altesse — c’est ma grande amie… l’unique… il faudra que tu l’aimes aussi. Tesse m’appelle parfois son « rayon de soleil », toi, tu seras mon « rayon de lune », Moon-Beam. C’est ravissant ! Et ça te va… Voyons tes dents : très blanches, très belles, très belles, elles me font peur, une bouche d’enfant vicieux. Moon-Beam, tu as une bouche vicieuse… c’est visible. Tiens, regarde, Tesse, les lèvres sont sensuelles, un peu épaisses, la mâchoire forte, un peu bestiale. Oh ! Mademoiselle, ça promet ! Ton teint est pâle, mais tu rougis vite… tes yeux sont bleus, mais pas comme les miens ni comme ceux d’Altesse… ils sont d’un bleu gris indéfinissable et ta pupille est énorme, dilatée, envahissante… ton nez…

— Ah ! Nhine, que tu es belle, toi !… et l’enfant se pâmait, se saoulait du contact grisant d’Annhine penchée sur elle.

— Ne me dérange pas… ton nez est fin, un peu recourbé, vicieux aussi ton nez… tu es mignonne, somme toute ! Pas aussi belle qu’Altesse ni que moi, et pire peut-être ! Je te défends de me regarder avec ces yeux-là ! Veux-tu bien les baisser ! Que penses-tu de tout ceci, Tesse, ma Minerve chérie ? Lève-toi, Moon-Beam ! Bien faite… une toute petite poitrine, dans mon genre, un peu éphèbe, Tesse nous aimera… tes hanches sont plus fortes que les miennes… Tesse, parle, tu ne dis rien ! Ai-je bien fait d’accepter un tel petit page ?

— Tout ce qui te plaît est bien, répondit gravement Tesse, et sans la moindre hésitation.

Moon-Beam charmée interrompit :

— Oui, tout ce qui te plaît est bien, Annhine… et je remercie pour la première fois ceux qui m’ont faite de m’avoir faite ainsi selon ton goût… je bénis ton indulgence… Nhinon, Altesse, je me sens si délicieusement émue que je voudrais pleurer… pleurer longtemps de chaudes, de douces larmes de joie !

Elle effeuillait les fleurs.

— Nhine… ces fleurs t’étaient destinées. J’avais choisi pour toi ce que j’avais pu trouver de plus blanc et de plus virginal, à ta ressemblance ! Ces roses pourpre, c’est le sang de mon cœur qui ne bat que pour toi… Image banale, mais si fidèlement exacte… Ah ! que je suis heureuse ! Je voudrais te chanter une litanie d’amour… ma Nhine, ma beauté… et il faut… il faut que je m’en aille de toi…

En un tour de main, elle releva sa pâle chevelure flottante, remit son chapeau, son manteau et se trouva debout sur le seuil de la porte… son dernier regard… son dernier baiser vers Annhine… Elle murmurait doucement et une inflexion de regret brisait sa voix :

— Ne bougez pas, ne parlez pas, mes aimées, je fuis jusqu’à demain, je vous emporte en mon cœur et en tout mon être… je vais vivre de cette exquise vision de vous… Et demain, vers la troisième heure, le puis-je ? Oui ! je reviendrai… À demain, alors, à demain, adieu… à vous !

Elle se tenait immobile, en une pose fixe de contemplation, on eût dit qu’elle ne pouvait s’arracher à la douceur de son attendrissement. Puis elle eut un grand geste qui ressemblait à un baiser qu’on jette à ceux qui partent très loin sur la mer… un mouvement brusque qui la fit disparaître dans la pénombre du grand salon à demi éclairé.


III

Le lendemain matin Annhine se réveilla de fort méchante humeur… sa nuit avait été agitée et presque sans sommeil… sa soirée dérangée par de nombreux appels du téléphone et par une petite discussion avec Tesse qui ne partageait pas tout à fait son enthousiasme pour Miss Florence : Ne t’emballe pas ainsi, ma jolie, lui avait dit la sage personne… Amuse-t’en… reçois-la, mais ouvre l’œil et le bon ! Tu es en vue, entourée, en train de t’enrichir, cette jeune fille vient chez toi subitement, sans rime ni raison au fond. Qui sait ce qu’elle peut désirer de toi ? T’épier, sans doute, te copier ensuite ! Trouver des flirts nouveaux et piquants chez la belle Nhinon ! Peut-être fait-elle partie d’une bande de pick-pockets !… Et comme Annhine se récriait, la traitant de méfiante, d’ombrageuse, de gâte-plaisir… Lesbienne, poursuivait-elle… ce serait à mon avis le moindre de ses défauts !… et encore ? tu n’es pas très solide, Annhinette chérie, tu te fatigues vite ; vois, lorsque tu remplis un engagement quelconque au théâtre, comme ensuite tu as besoin de repos et de soins ! Tu n’as pas assez de force de résistance pour entrer dans une telle liaison ! Cette petite — toi-même me l’as fait justement remarquer — cette petite a les incisives accentuées, la mâchoire bestiale. Prends garde à ta fraîcheur, ma Nhine, et à tes amoureux ! Pourquoi embarrasser ta vie ? Et puis, elle me semble intelligente, ce qui ne la rend que plus dangereuse encore ! Je veux bien croire qu’elle ne nous a pas menti, mais que t’apportera-t-elle ! Tes amis s’en iront de toi si elle t’accapare, elle te fera perdre ton temps et tu connais mes idées là-dessus. Tu dois devenir très riche, Annhine, et te placer au-dessus de tout changement du sort, profite de tes belles années et ne t’emberlificote pas d’une Miss quelque séduisante qu’elle puisse être. Ne lui révèle pas le secret de ton parfum, de tes frictions, le nom de tes fards, de tes amoureux, crois-moi, et ne lui donne que le moins possible de toi-même. Appelle-la aux heures d’ennui, que ce soit tout, et fais-en mystère à qui que ce soit.

Tu boudes ?… Voyons ! tu m’en veux, vilaine ?… alors je ne dirai plus rien… Mais tu sais, Nhine, elle n’est pas si jolie que ça, ta nouvelle fantaisie, et moi je suis jalouse de ce qu’elle me prend déjà de toi et de tes pensées…

Elle se pencha vers la capricieuse enfant gâtée et l’embrassa tendrement sur ses boucles blondes…

— Et puis, assez maintenant, parlons d’autre chose !…

Mais, malgré ses efforts, Ahninne ne put parvenir à se dérider de la soirée, elle prétexta un léger malaise et se mit au lit de bonne heure.

Le lendemain matin, alors qu’Ernesta vers les neuf heures et demie pénétrait doucement dans la chambre et ouvrait les volets, elle était encore dans le même état nerveux et troublé.

— Abaissez vite les stores, voyons, le soleil m’éblouit, grommelait Annhine d’une voix inquiétante, c’est ridicule du soleil à Paris en plein mois de novembre ! Dire qu’on voudrait que les gens soient équilibrés alors que les saisons ne le sont pas ! et maussade elle se pelotonna dans les fines batistes et sous la tiède chaleur du couvre-pied de satin rose. Princesse vint la déranger et voulut jouer avec elle, selon son habitude.

— Laisse-moi, méchante… dors… dors… Ce fut à peine si elle la baisa distraitement et du bout des lèvres.

— Madame désire un bain ? Tout est préparé. Je l’ai fait à l’eucalyptus ce matin.

Comme un enfant volontaire, Annhine se souleva en criant :

— Non ! non ! Je n’en veux pas ! Je déteste ça, l’eucalyptus, ça sent la pharmacie ! Changez-le ! Je n’en veux à aucun prix, vous entendez ! Je veux du lait d’amandes mélangé de verveine, vous le savez bien, mais vous faites tout ce que vous pouvez pour me contrarier…

Elle retomba sur les coussins enrubannés et ferma les yeux, satisfaite et à demi soulagée par sa petite méchanceté. Au bout de trois minutes, elle reprit un peu le sentiment d’elle-même et d’une voix résignée elle appela :

— Ernesta ! Ernesta ! Allons ! puisqu’il est préparé à l’eucalyptus, je le prendrai ainsi… je ne veux pas attendre davantage… donnez-moi ma glace… et se regardant dans le ravissant miroir en or à la poignée incrustée de rubis et de grosses perles baroques que lui tendait sa femme de chambre, elle sourit à sa séduisante image, heureuse de se trouver jolie.

— Allons ! je n’ai pas tellement mauvaise mine. Tesse est folle de me dire que je suis si fragile, je les enterrerai toutes.

— Madame est fraîche comme une rose, hasarda Ernesta.

— Taisez-vous, vous, je n’aime pas les flatteuses. Ça, voyez-vous, ça… et elle brandissait le frêle miroir, ça, ça ne ment jamais, et le jour où je serai vieille et laide, eh bien, je ferai ainsi que la Castiglione… je les voilerai toutes d’une épaisse gaze noire… les inexorables… les cruelles… les sincères petites glaces qui ne parlent pas et qui cependant en disent plus long et plus vrai que… Tiens… j’entends qu’on sonne déjà… allez voir… et elle se mit à lutiner Princesse… Ma belle, ma jolie… oui, on voilera les glaces pour les punir de ne point mentir, et on vivra bien loin à la campagne et dans un beau château avec son chien… son petit chien-chien…

Elle la renversait, l’embrassait, la mordillait… Princesse amusée et ravie faisait entendre des grognements joyeux.

— Madame, c’est la petite Miss d’hier avec un beau bouquet… Simon a dit qu’il n’était pas bien sûr que Madame fût réveillée, qu’on allait voir… elle attend.

Annhine se recoucha.

— Faites entrer ; Ernesta, je suis bien comme ça ?

Elle renversait sa tête en arrière et posait ses bras nus sur la blancheur des draps, les yeux mi-clos, affectant un air nonchalant et de demi-sommeil.

— Madame est ravissante !

— J’en étais sûre ! Ah ! ce que je donnerais pour qu’on me dise un jour que j’ai le nez de travers ! Allons ! vite ! faites-entrer et emmenez Princesse.

— C’est moi, Nhine, pardonne d’oser te rappeler sitôt aux choses extérieures et nuisibles, mais je n’ai pu y tenir !… et Moon-Beam sur la porte se tenait ravie et charmée à la vue de la chambre rose et blanche aux lambris d’or, ensoleillée par de lumineux et multiples rayons ainsi que par la radieuse chevelure d’Annhine de qui la mignonne tête ébouriffée émergeait en sourire et en séduction des profondeurs de l’immense lit Louis XV tout doré et enguirlandé de roses, copie unique et très rare d’un lit fameux ayant appartenu à la maîtresse du Grand Roi. Je ne pourrai jamais rien voir d’aussi beau ! murmura-t-elle.

— On m’a réveillée pour toi, mentit gentiment Annhine d’une voix dolente… et le soleil m’aveugle !

— Non, ma Nhine… c’est pour ces pauvres petites qui se fanaient loin de toi et dont j’ai eu pitié… et Moon-Beam s’avançant gravement joncha le sol de la brassée fleurie. Elle en fit un tapis pour les pieds mignons de son aimée.

— Écoute ce qu’elles te diront : Accepte-nous, laisse-nous mourir près de toi. Nous n’avons qu’une toute petite existence ici-bas, mais nous n’aurons pas vécu en vain puisqu’il nous est permis de te connaître et de t’aimer. Que ne puis-je-ainsi qu’elles mourir d’amour auprès de toi, Nhinon !

— Au fond, les fleurs et les femmes sont un peu sœurs !

— Elles savent plus, n’ayant rien appris.

— Leur sagesse est grande : elles vivent pour aimer, elles n’aiment pas pour vivre.

— Elles saisissent ainsi un peu de bonheur en attendant le grand.

— Ah ! le bonheur !… Le bonheur !

— Où est-il ? Et qu’est-il ?

— Un souffle !

— Un nuage !

— Un mythe !

— Un papillon aux ailes diaprées, étincelantes, qui passe et fuit devant nous, et nous courons après attirés par lui, en désir de l’atteindre et de le fixer. Il nous reste aux doigts un peu de brillante poussière… des cendres… des miettes… plus rien… rien… !

— Le bonheur n’existe pas.

— Si, près de toi. Ah ! que ma pensée se fasse voix qui te parvienne et te touche !

Elles se turent.

— Mais tu dois prendre ton bain, j’ai entendu… viens, veux-tu, et je te servirai.

— Oui, ce sera gentil.

Et Nhinon amusée, réconfortée, rejetant loin d’elle couvertures et draps, se dirigea joyeuse vers la salle de bain contigüe à sa chambre à coucher.

— Laissez-nous, Ernesta, et ne nous dérangez sous aucun prétexte.

La salle de bain était une petite merveille… en stuc blanc et du plus pur style Louis XV ainsi que tout l’hôtel. C’était une pièce octogone, très large, éclairée par une haute fenêtre aux petites vitres carrées et à biseau voilées par un rideau de soie pâlement bleue. Pour arriver à la fenêtre il fallait, ainsi qu’autrefois, monter quatre ou cinq marches de chêne clair et ciré… Au mur tout autour étaient suspendues des glaces de Venise qui encadraient en un rayonnement jaloux la frêle nudité de Vénus-Annhine-Dyomène !

Une seule aquarelle tranchait sur le miroitement des reflets : une femme nue, Altesse, en une pose radieuse de formes, caprice unique de son amant, peintre fameux et célèbre des guerroyantes équipées, des chevauchées et des batailles, qui avait voulu la fixer un jour en l’émerveillement de sa chair nacrée, l’or fauve de sa chevelure se déroulant splendide sur son Impeccabilité que la fantaisie de l’artiste avait voulu chausser de longs bas bleus… puis à terre un tapis unique de la Savonnerie très épais et aux teintes fanées sur lequel s’étalait un ours, blanc et soyeux ; un canapé en forme de bateau était recouvert d’une riche et luisante peau de loutre… une chauffeuse de soie ancienne… mille coussins de couleur douce et de soie légère gisaient pêle-mêle au hasard du désir… devant la cheminée en marbre de Carrare où pétillait un feu joyeux se trouvait une petite table surchargée de ces indispensables bibelots anglais contenant le porto, les biscuits, et les vins de Coca réparateurs des forces… pas de tableaux ni de saxes, mais la statue de la Fortune de Franceschi qui s’allongeait dans un coin gracieuse et symbolique sur sa blanche roue ailée, le pied provocant et mutin, l’attitude fière et emportée. De grands rideaux de mousseline brodée et ajourée sur un soyeux dessous bleu de ciel complétaient l’élégance de cet ameublement de rêve… puis enfin, montée sur un pied d’or, incrustée de turquoises pâlies, en cristal tors, la baignoire apparaissait au fond, illuminée de mille feux, comme une coupe précieuse et transparente destinée à contenir la fleur fragile et nacrée de la Sveltesse blonde et frêle d’Annhine.

En pénétrant dans ce sanctuaire troublant d’intimité et de repos, Flossie se sentit tout émue, elle eut comme une hésitation, mais la vision frissonnante d’Annhine qui surgissait nue des froufrous des dentelles et des linons de sa chemise, lui rendit son courage. En une poussée d’amoureuse audace, elle se précipita aux pieds de la jolie créature et l’entourant de ses bras elle lui baisa dévotement les chevilles, les genoux, les jambes, les cuisses… elle perdait la tête… murmurant des mots sans suite entrecoupés d’adoration et de prière… tremblant de tous ses membres… en folie… en fièvre… en délire. Impassible, Annhine la laissa faire un instant, souriante… puis, lui échappant par un brusque saut, elle s’enfonça dans l’eau parfumée, éclaboussant son page mignon toujours prosterné.

— Voilà ! effronté Moon-Beam ! Vous devez me servir et non me déranger. Je suis de mauvaise humeur, tu sais… d’ailleurs tu dois m’aimer sans me le dire, sans trop m’embrasser. Je ne t’aime pas, moi, Flossie, je me laisse aimer par toi, ce qui est autre chose. Relève mes cheveux… là, à gauche, sur la coupe de Sèvres, prends cette épingle d’écaille blonde. Es-tu maladroite ! Tu ne sais rien faire, sotte ! Et, lui arrachant l’épingle, elle la planta triomphalement dans la masse de ses boucles d’or, relevées sur le sommet de sa tête… J’ai l’air d’un clown, vois !…

— Tu es belle… tyrannique, balbutia l’enfant.

— Mais non, je ne suis pas tyrannique… et se levant dans la baignoire elle parut floconneuse ainsi qu’une blanche nuée, faisant mousser le savon tout autour d’elle, jouant avec l’eau opaline, s’en couvrant toute. Viens m’embrasser ainsi. Ah ! Aïe ! cesse… tu me chatouilles, Moon-Beam ! C’est qu’elle le fait sans crainte… tu as l’air d’un enfant qui aurait mangé de la crème. Sa voix se fit sévère… Assez, assez, te dis-je, assez ! Impatientée, elle plongea ses mains dans l’eau et aspergea l’extasiée… Non, vrai, pardonne, je suis nerveuse… le bain va me calmer. Une idée ! Défais-toi, viens-y, viens avec moi, nous allons nous baigner ensemble ! Viens, te dis-je, Moon-Beam… je le veux ! Ah bien ! tu es vite déshabillée toi, en deux temps et trois mouvements, comme on dit !… pas de corset ni de jupons… une chemise de liberty rose peinte de pervenches et de volubilis, c’est gentil avec ces petits rubans mauves… un peu cocotte, ma chère, mais artistique… viens… mais tu seras sage… moi je t’aimerai bien, mon page… on jouera, on s’amusera ensemble tant qu’on pourra, mais pas de saletés… oh ! non ! je ne veux pas ! j’en ai assez… j’en meurs… j’en vis aussi, hélas !

— Annhine, par pitié !… et l’enfant nue, et rose et blanche et triste, ses longs cheveux épars, se pencha vers elle et lui posa un doigt sur les lèvres… taistoi… ce que je t’aime, ma douce madone, pour la tristesse et l’amertume que je sens en toi de la vie que tu subis… Je croyais seulement venir vers une femme… la plus jolie, la plus douce, et j’ai trouvé une âme que je démêle à travers tout ce qui est toi… Oui, Nhine, on s’aimera, on s’amusera !

— Allons, viens, Moon-Beam, viens et parlons de toi, je veux te connaître, moi aussi, présente-toi. Ecce : Miss Florence Temple…

— Bradfford, interrompit gaiement Flossie, vingt ans, heureuse en ce moment dans ta baignoire, jouant avec toi les grands lys d’eau ou les nénuphars endormis… vivant la plupart du temps à San-Francisco avec une mère, un père, rigides et bourgeois et deux frères artistes… l’un peint et l’autre déclame… Quant à moi, j’aime le beau ! J’ai la religion des formes, du joli, du mystique, du surnaturel et invinciblement j’ai été attirée vers toi… Nhine.

— Que fais-tu à Paris ? Je veux tout savoir.

— Ah ! oui !… Venue à Paris avec ma mère, un de mes frères et mon fiancé pour jusqu’après l’Exposition…

Interloquée. Annhine se pencha en avant afin de bien la regarder.

— Ton fiancé ! s’exclama-t-elle.

— Mais oui !… Hélas ! il faut bien subir la loi ordinaire et naturelle de la vie, j’ai un fiancé, Nhine, ce qui me donne cette liberté relative dont je jouis à l’heure présente puisqu’elle me permet de venir te respirer un peu, ma douce fleur. Chez nous, en Amérique, don’t you know, darling[4], les jeunes filles ont une grande liberté… je sors avec mon fiancé, nous allons voir les musées, les courses, for shopping[5], dans les théâtres aussi, partout enfin où une jeune fille peut aller… Un fiancé, vois-tu, m’est aussi nécessaire que de boire et de manger et de dormir, that’s all[6]. Il fallait vraiment que j’aie un fiancé, ma Nhine. Il est gentil, très gentil même, le mien. Doux, maniable… il a des yeux verts comme des grains de raisins mûris… il me connaît à fond…

— À fond ? Et Annhine, suffoquée, interrogeait.

— Mais oui, à fond. La preuve en est qu’à l’instant même il m’attend en fiacre devant ta porte… il m’adore, il…

— Non ! c’est trop fort ! Et, sans plus l’écouter, Nhine se précipita hors de l’eau et parvint en deux bonds à la haute fenêtre ; se dressant sur ses petits pieds nus, elle parvint enfin à pouvoir regarder dans la rue… Je vois, je vois, attends… il est sorti du fiacre et il se promène de long en large sur le trottoir. Je le vois bien… il est brun, de longs cheveux un peu pommadés… une grande redingue. Très pâle, imberbe, l’air triste et pensif.

— Oui… il souffre… si un jour tu lui permets d’entrer il souffrira moins… ou plus, peut-être !

— Comment ?… Ah ! tiens… il regarde… il lève les yeux. Ah ! flûte pour le fiancé ! Mais tu en as de bonnes, Moon-Beam ! Viens… mettons-nous sur l’ours, là, devant le feu… frictionne-moi avec mon white rose, je te frictionnerai aussi, chérie ! C’est drôle, l’idée du fiancé m’excite et me plaît. Je dirai ça à Altesse, elle en mourra…

— Pauvre Will, soupira ingénument l’enfant perverse qui s’allongeait à terre près de Nhine… dire qu’il vous fera rire de savoir comprendre ainsi que moi la beauté d’Annhine de Lys et de me laisser frôler et exalter ses merveilles !

— Tiens ! Moon-Beam, je m’ouvre toute, et Nhine étendait les bras et les jambes en une voluptueuse pose d’abandon et d’offrande. Frotte-moi, mon page… fort… très fort, n’aie pas peur… plus fort !… C’est bien, le dos maintenant… bien, bien… Ah ! non, tu sais, ça c’est défendu, Floss… Flossie, laisse-moi… non, non, et elle se débattait… pas de baisers sur la nuque, tu m’énerves, je vais crier… et je ne te recevrai plus… jamais, jamais. À mon tour maintenant !

Et elle se mit à frictionner l’enfant étendue et passive, la chatouillant, lui donnant de petites tapes, de furtives caresses…

— Là !… Maintenant le thé… Sers-moi, Flossie, les misses américaines doivent mieux savoir ça que nous, c’est leur spécialité… et elle se posta ainsi que le sphinx dans un geste d’attente et de repos, le buste cambré, à demi soulevé, les jambes allongées, la tête soutenue des deux mains, les bras appuyés au coude sur le tapis.

Flossie la mangeait des yeux.

— Je t’obéis… ô ma chimérique souveraine !

Et elle la servit, pliant le genou devant elle en adoration, en servage… lui présentant le plateau… les cakes, le sucre, versant pour elle le savoureux breuvage dans une mignonne tasse de Sèvres blanche et or.

— Il est exquis, Moon-Beam… tiens ! Bois dans ma tasse !

— Dans ta bouche !… supplia Flossie.

Annhine rit, puis aspirant une gorgée de l’eau parfumée elle se pencha vers elle et colla sa bouche à la sienne sans respirer. L’enfant fermait les yeux, recueillie, prenant lentement et avec délices le liquide doré… elles recommencèrent plusieurs fois.

— Que tu es bonne, Annhine !… Annhine I love you so[7] !

Elle se rapprochait… leurs seins se confondaient, elles jouèrent à faire toucher leurs pointes qui dardaient, roses et fermes. Flossie frémit, ses yeux se noyèrent de rêve.

— C’est gentil, Moon-Beam, disons-nous bonjour de partout… faisons connaissance de tout nous-même… Tes pieds sur les miens, car je suis plus grande… nos jambes enlacées… serre-moi de toutes tes forces… j’aime qu’on me brise… notre tiédeur se mêle, vois, croisons nos mains, puis ta bouche, tes dents, nos cils… c’est gentil ! Nos nez, comme les Chinois… Lâche-moi maintenant, pas plus… je te le défends… non, non, Flossie, va-t’en !

Et elle lui échappa, la rejetant loin et mettant entre elles comme défense la largeur de la table.

— Tu me feras mourir ! Nhine, tu me rends folle.

— Va maintenant, mon page ! Les devoirs de mon métier m’appellent et ton fiancé t’attend. Rhabille-toi… je dois aller au bois.

— J’irai aussi, afin de t’apercevoir… Et quand te reverrai-je en ces jolis lieux qui te gardent ?

— Eh bien, demain, Dimanche. C’est un jour où je suis relativement libre. Si tu veux, je prendrai une loge quelque part et nous irons au théâtre en matinée ainsi que les petits enfants. Une loge pour nous distraire aux Folies ou plutôt frissonner chez Sarah, à Hamlet, c’est un des derniers jours où on le joue.

— Laisse, Nhine, laisse Willy te l’envoyer, veux-tu ?

— En ton nom ? Je veux bien… mais qu’il n’y vienne pas… Il aura le seul droit de nous contempler de loin, je n’ai pas le désir de le connaître, il a l’air d’un clergyman… et il t’est nécessaire. J’ai une répulsion pour les choses utiles. Dis-le lui… non, pas ça, mais pour demain. Tu sais, aux matinées, il n’y a presque personne de connu, ça ne pourra pas te compromettre d’y venir avec moi. Déjà prête ? Au revoir, mon page, tu me plais, j’adore tes cheveux et la tournure de ton esprit !

— Ta voix m’affole, Annhine, elle est douce, prenante, elle résonne ainsi qu’une tendre musique… Elle est si jolie, ta lente voix, ma Nhine !

— La tienne est gentille, très douce aussi et son léger accent lui donne un charme de plus. Nous allons bien ensemble… Dis-moi, Moon-Beam, une toute petite chose : As-tu du cœur ?

— Ne cherchez plus mon cœur, les bêtes l’ont mangé[8].

— Déjà ! En tous cas, à défaut de cœur tu as de l’esprit d’à-propos, de l’instruction, de la mémoire et tu connais Baudelaire ! Je l’adore, mais il m’a fait du mal. Décidément tu me plais fort, petite Miss ! Au revoir, monstre ! Tu es gentille de vouloir me distraire, vois, ma méchante humeur s’est évaporée à ton contact. À demain, viens me prendre ici vers deux heures, exactement…

— Bien, Tyrannique… et puis à tout à l’heure, au Bois, car tu as promis de venir charmer les dernières feuilles d’automne ainsi que ta Flossie ?

— Oui… entendu… au revoir.

 

— Très drôle cette petite, peu banale, amusante… si cette aventure ne se complique de rien, ce me sera un passe-temps charmant, songeait Nhine en se laissant coiffer et habiller. Voilà enfin quelque chose dans ma vie ! Un amour platonique de vierge, car je le veux platonique… C’est bizarre, gentil, inattendu… Tout ce qu’il faut pour me plaire ! Cependant je me cacherai d’Altesse, je crois avoir remarqué qu’elle est un peu jalouse, et je l’aime tant, ma Tesse. Elle est si bonne ! si sûre et tellement sensée ! Je ne veux pas lui faire de peine ! Et ce qu’on ne sait pas n’existe pas ! Tant pis…

Une idée lui vint aussitôt à l’esprit, d’aller voir Tesse et de lâcher le Bois, l’Américaine et le fiancé. Elle se mit à rire. Cela la charmait de se savoir attendue, et comment ! Et par qui ! Et de ne pas y venir… puis aussi de surprendre Altesse qui n’y comptait pas… Je ferai ça, oui… La capricieuse mit un temps infini à sa toilette… sans se presser…

— Tout en rouge, Ernesta… ma robe tailleur de chez Callot avec le petit boléro brodé fermé devant et très montant. Passez-moi ma chaîne de perles… puis ma couronne de comtesse pour l’ouverture du col… ma canne, car j’irai à pied, la voiture me suivra… et le petit tricorne Lewis, de feutre rouge avec le chou de velours noir. Je déjeunerai chez Paillard avec monsieur… S’il y avait du nouveau téléphonez-moi, après je passerai au théâtre, ensuite chez Mulcar qui est malade. Mettez ma pèlerine de zibeline dans la voiture, vite, ma voilette, mes gants.

Elle se pencha devant la glace, aviva le rouge de ses lèvres, se poudra, fit marcher le vaporisateur au hasard et tout autour d’elle, puis partit après avoir piqué une des roses de son page dans la ceinture noire et étroite de l’élégant costume… À tantôt, ma Princesse, à ce soir, ma belle… soyez sage, et je viendrai vous prendre pour faire un tour au Bois vers les cinq heures… à tantôt, mon petit chien chéri.


IV

— À tes pieds, Nhine… Laisse-moi m’étendre par terre dans le fond de la loge, ainsi personne ne me verra et je pourrai te regarder à mon aise… t’observer si cela ne te gêne en rien… épier tes sensations et en jouir…

Et Flossie se glissait dans l’obscurité de la baignoire d’avant-scène, disparaissant ainsi aux yeux inquisiteurs du public curieux et intrigué qui surveillait attentivement ce coin d’ombre où, derrière le léger mystère des écrans à demi levés, surgissait la touffe blonde et rosée de la provocante beauté d’Annhine.

— Pose tes pieds dans mes mains, je serai ton marche-pied,… et elle écartait brusquement le petit banc de bois apporté par les soins d’une ouvreuse souriante et empressée.

— Mais tu ne verras rien de cette façon, Moon-Beam !

— Je te contemplerai, puis j’entendrai la voix d’or de la grande Sarah égrener la philosophie d’amertume et d’ironie que l’on prête à Hamlet. Tu sais, Nhinon, pour quelque temps encore, prenons soin de ma réputation de jeune fille, je te servirai mieux dans l’hypocrisie de mon monde, car je veux te servir en tout et pour tout.

Sérieuse, Annhine penchait la tête vers son page.

— Me servir ? interrogea-t-elle… pauvre petite ! et un gros soupir accentua la phrase. Sais-je seulement ce que je veux ?

— Mais oui !… La voix de l’enfant s’assourdit. Ce que tu veux, je le sais bien, moi ! Tu veux l’indépendance, Nhinon, et seule la fortune peut te la donner. Tu asservis ta beauté, ta grâce et tes charmes au caprice de l’un et de l’autre, presque toujours sans plaisir ni envie, pour profiter — pardonne-moi d’employer un tel langage — pour profiter des belles années de ta jeunesse et entasser afin de devenir riche. Ah ! Nhine !… Attendrie, l’enfant la fixait d’un regard douloureusement affectueux… Eh bien, moi, je pourrai te faciliter ton But… je veux le faire afin de te prouver mon amour ! Oh ! ne dis rien, ne te récrie pas… je t’ai devinée, va, et je démêle tout le bien qui est en toi et qui transperce en tes moindres gestes ou paroles, en l’expression de ton angélique visage ! Ma Nhine, non semblable aux hommes qui t’admirent et prétendent t’aimer, qui jouissent de toi et de ton exquisité sans songer au lendemain de leur caprice… à l’hiver de ta vie, je veux t’aider toujours et au-delà de tout fugitif désir ! Tu verras, Nhine, tu verras… j’ai de grands plans… Comme aujourd’hui il est doux et mystérieux de sortir du jour trop vif de Paris trop bruyant et d’être transportée avec toi en un autre siècle et lieu, selon des harmonies et vibrations réciproques et profondes… mais chut ! voici Sarah !

En effet, la Divine s’avançait sous les traits d’Hamlet et l’art la sublimifiait, la transfigurait à un si haut degré qu’elle n’apparaissait plus qu’un être morbide, tourmenté, nuancé de mille caprices, intéressant, séduisant, bizarre et incompréhensible, tant elle se submergeait entièrement non dans un rôle de théâtre mais en l’identité d’une vie réelle et ardemment sentie.

Voyant qu’Annhine s’attentionnait à la pièce, Flossie se mit à étudier les traits de sa bien-aimée, curieuse d’y lire l’impression de ses sensations intérieures. Annhine écouta, distraitement d’abord à la venue de Sarah sur l’esplanade, puis elle s’y mit toute, et lorsque Hamlet dit au fantôme : « Que tu sois un esprit béni ou une âme damnée », son intérêt se fixa, intensifié. Elle subit des émotions multiples et très fortes ; lorsqu’à la fin du premier acte les rideaux se rejoignirent, sa voix tremblait d’enthousiasme en disant : Voilà de l’art et non de l’artifice ! Imprégnées de cette amère philosophie, elles rentrèrent de nouveau dans la prison d’elles-mêmes et Flossie continua :

— J’ai la sceptique morbidité et les aspirations d’un Hamlet sans l’occupation divertissante d’une vengeance ! Aucun spectre ne vient m’indiquer le chemin où je trouverai de l’action ! Tout se débat confusément dans le chaos de mon cerveau… j’en deviendrai folle ! Folle de rage à la contemplation de moi-même et de mon impuissance devant cette multitude criblée de préjugés. Lever le poing contre un malfaiteur qui prend les droits d’un honnête roi, voilà une digne tâche pour un prince voué par sa naissance à la justice et à la protection d’un royaume.

Mais, pour moi, qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il pour celles qui sentent en elles la tempête et la fièvre d’agir, lorsque l’impitoyable Destinée les tient en des chaînes forgées, durcies par tout ce qui fut aveugle, sinon infâme, pendant des siècles ! La Destinée a voulu nous faire Femmes, en un temps où la Loi de l’Homme est la seule reconnue et écoutée. La Destinée me dit ironiquement : Va, petite, rue-toi contre l’Implacable, brise tes mains contre tout ce qui t’opprime et t’écrase, ou alors suis le courant, tombe, laisse tout aller. Que ce qui ne lutte point t’entraîne, humiliée, abaissée, asservie ! Tu es inutile, au moins sois paisible. Je vois trop clairement, Hamlet me pénètre l’âme de nostalgie ! Je ne succomberai pas ainsi que lui dans un glorieux combat pour mon Idéal… mes mains tombent lassées, je ne suis qu’une femme, je ne puis que pleurer…

— Oui, c’est le seul bien qui nous reste au monde, fit Annhine tristement impressionnée. Voilà la mission du théâtre ; il sera le tabernacle futur car il fond la glace de notre égoïsme et nous réduit aux larmes, aux frissons des émotions nobles, il nous élève au-delà de nous-mêmes en nous rendant capables de sublimes désirs… pour un instant seulement peut-être, mais…

— Mais, interrompit Flossie, penses-tu que cela soit en vain ?… soit perdu ?…

— Perdu ? Non, ma douceur. Rien de ce qui est grand ne se perd. Flossie, j’ai une idée, plus qu’une idée, une croyance, que quelque part, dans une sphère lointaine et au-delà, tout ce qui a été pensée noble, tout ce qui nous a fait frémir, ne fût-ce que pendant la courte durée d’un éclair, refleurira, et dans un monde paradisiaque et suprême nous cueillerons les fruits de ce que nous semons ici en notre épreuve de passage. Tout ce qui fut art, clarté, enthousiasme, élan, en ce terrestre passé, deviendra immortel… Là-bas !

Flossie souriait et disait :

— Ah ! quel don que l’imagination ! Si à mon baptême les fées m’eussent offert un trésor, c’est celui-là que j’aurais choisi comme le meilleur de tous. Je ne ris pas de toi, darling, loin de là, mais je dis avec un semblant de raison que les chimères qui ont toujours une tendance à s’envoler au-delà du possible…

— Épargne-les, Moon-Beam, on a déjà tant et tant coupé leurs ailes, cruellement. N’attache jamais à terre par la lourdeur d’un fait ce qui veut s’élever ! Trichons notre savoir afin de conserver quand même une apparence d’illusion. Tout être qui veut étreindre et garder une joie doit d’abord prendre la Vérité par la gorge et lui tordre le cou. Que de reconnaissance ne devrions-nous pas à ceux qui savent bien nous mentir ! Aux romanciers et non aux historiens fidèles !

— C’est vrai… Sais-tu… Flossie se pénétrait du rappel de ses souvenirs… Sais-tu que le délicat et triste Hamlet que nous dépeint Shakespeare au lieu d’un être sensitif n’était dans la réalité qu’un guerrier d’instincts grossiers et presque sauvages ? Qu’au lieu d’envoyer Ophélie au couvent, il jouit d’elle brutalement dans un bois et l’envoya au diable, puis qu’ensuite prosaïquement et sagement il épousa une princesse d’Angleterre où il fut exilé, ainsi que dans la traduction, parce que le roi coupable craignait les sagesses de ses folies ! Enfin, il épousa encore Hermathrude d’Écosse, une dédaigneuse Brunehilde qu’il conquit par rouerie et non par de chaleureux exploits. Accompagné de ses deux femmes il retourna au Danemark où l’on célébrait sa mort faussement annoncée. Le roi assassin et usurpateur le reconnut, mais avant qu’on eût devisé du moyen de s’en débarrasser Hamlet mit le feu au château. Tous ses puissants ennemis moururent comme par enchantement, et le peuple, d’habitude désireux de changement — les peuples partout et toujours, hélas, sont les mêmes — le peuple l’acclama Héros ! Sauveur ! Roi ! Il fallait être un imaginatif et un génie comme Shakespeare pour tirer de ce personnage égoïste, rusé et barbare l’image d’Hamlet. Mais le voici qui s’avance lisant, taisons-nous afin d’écouter jusqu’à ses silences… et d’en jouir !

À ce moment Hamlet se prosternait devant Ophélie. Muettes et immobiles, elles suivirent le drame, rapprochées en un même intérêt ému et passionné. Leurs entr’actes en devinrent recueillis, elles murmuraient à voix basse et lentement des mots, des phrases d’analyse et de philosophie en un besoin de communion d’âme.

— Ophélie n’est certainement pas la simple jeune fille que nous montre Mellot, disait Flossie. Sa vertu n’est pas de l’ignorance, ni sa pureté de l’immaturité. Une Ophélie comme celle que nous venons de voir serait incapable de devenir folle. La vraie a une grande âme passionnée et impressionnable qui sait… Sa naissance dans un pays du Nord et son caractère anglo-saxon l’empêchent d’être une amoureuse comme Juliette, mais sa vie à la cour, même en Danemark, la forme et elle est loin d’avoir l’innocence irraisonnée d’une Marguerite. Les gens ont toujours la manie de traduire la jeune fille en sotte, c’est une fausse et mauvaise habitude, surtout lorsqu’elle s’abat sur Ophélie. Ce n’est pas à la candeur béate qu’un frère peut dire que l’amour d’Hamlet est peut-être une chose peu durable : « Le parfum et la volupté d’une minute, rien de plus, ainsi réfléchissez, etc… » Aussi bien qu’à ses réponses à elle, on sent qu’elle n’est plus revêtue de la fragile armure de l’ignorance.

Hamlet n’est pas un état d’âme, une phase d’un type… mais une âme emblématique de tout ce qui se sent vivre. L’être varie… la faute générale est d’avoir un parti pris sur toutes choses… la bêtise le conçoit tel ou tel et l’habitude le fixe… Sarah nous dépeint l’esprit qu’elle incarne généralement, stable quoiqu’éphémère, fort, faible, paresseux, fervent, changeant enfin selon les événements, ce n’est pas un mannequin, un homme factice voulant prouver une morale quelconque… Elle nous montre bien clairement la sensibilité humaine et son œuvre. C’est splendide… Hamlet joue à talons sur tout… la voici… suivons bien… c’est la fin…

Alors que le spectacle s’achevait, elles s’éveillèrent comme d’un songe.

— Ah ! quel chef-d’œuvre et quelle admirable artiste, murmurait Annhine extasiée, j’en suis tout étourdie encore ! que c’est beau, ma petite ! Mais vite ! Sortons… Faufilons-nous dans tout ce monde et viens avec moi, tu te dissimuleras bien au fond du coupé, nous irons respirer l’air du Bois. Il fait sec et beau, le veux-tu ?

Et Nhine se hâtait, couvrant Flossie de son long manteau de drap, se revêtant elle-même de sa lourde pèlerine de fourrure. Elles partirent bras dessus bras dessous et tandis qu’elles attendaient à la sortie que le valet de pied eût fait approcher la voiture, elles se frôlèrent à Willy, le respectueux fiancé, qui les escortait à quelques pas derrière, en attente douloureuse et inquiète. Elle serra la main de Florence :

— Tiens, regarde, voilà ton Will… il a l’air attristé et anxieux.

— Ah ! oui, Nhine, il faut que je lui parle, il était là, et tu me l’as fait oublier. Il avait pris un fauteuil à l’orchestre et nous ne lui avons pas fait l’aumône d’un regard… la vue de tes petits pieds, le contact de ta tiédeur troublante et la prose enfiévrante de Shakespeare m’ont tout ôté de l’esprit. Tu permets, n’est-ce pas ? Veux-tu que je te le présente ?

— Je ne sais pas pourquoi, mais je n’en ai nulle envie, au contraire. Va lui parler, Floss, va vite, la voiture est là et je t’attends dedans.

— Méchante, cruelle Nhine ! enfin que ta volonté soit faite !… et l’enfant s’éloigna un instant alors qu’Annhine se dirigeait vers la voiture. Elle s’assit au bord, baissa la vitre, prit la petite glace de l’élégante trousse d’or et se mira… arrangeant une boucle, mettant de la poudre de riz, du rouge à ses lèvres, avec de jolis et menus gestes pleins de grâce. Des gamins l’entouraient, l’admiraient de loin, un murmure se faisait entendre déjà dans cette foule du Dimanche : Tiens, c’est la belle Annhine de Lys. À la fois mécontente et flattée, elle prenait des petites mines inattentives et contristées, relisait son programme, entr’ouvrait sa zibeline, elle était toute rose sous la fauve toison, charmante et simple dans un fourreau de drap gris brodé qui la moulait. Impatientée, elle se pencha et aperçut Miss Florence qui semblât discuter fortement avec son fiancé. Ce dernier baissait la tête et parlait très vite, tenant le petit poignet serré et scandant ses phrases par un mouvement nerveux et réflexe qui secouait toute la frêle créature. Flossie osait à peine tourner ses regards, elle fixait le mur et répondait très bas ; à un moment donné elle eut un geste de révolte et retira violemment sa main, puis avec dignité et sans plus écouter son interlocuteur pâle et outré de colère, elle se retourna vers Nhinon et sourit gentiment en se rendant près d’elle. Nhine l’attira et la plaça dans le fond. Stupéfait, le fiancé n’avait pas bougé. Le sentiment lui revint et il allait se précipiter vers elles quand la voiture s’éloigna au trot rapide des steppers fameux de la courtisane.

— Nhine, je veux toujours ma place à tes pieds, et Flossie se laissa glisser sur le tapis qui couvrait le fond du coupé, c’est mon refuge, mon petit coin à moi, le coin du page ! Si tu savais, Will était très méchant, il ne voulait pas ! Il est jaloux de toi, furieux que tu m’accueilles et l’évinces, alors il s’en venge en me faisant des scènes !

— C’est bien ainsi, répondit la capricieuse, mais oui,… et elle reprit : c’est bien ainsi, il faut bien que tu souffres un peu pour moi, Moon-Beam ! Que te disait-il, ce monsieur ? Il était ridicule et toi aussi, dans votre petit coin ! Il avait l’air d’un amant furibard !

— C’est vrai ! Figure-toi, il disait, et déjà hier soir il avait commencé à propos de la loge, il disait que tu étais si connue, si célèbre, qu’avec ma folie j’allais me compromettre et qu’alors il ne pourrait plus m’épouser. Je me suis mise à réfléchir à cause de cela, Nhine, et j’ai pensé que Will était très riche : il a cinq ou six millions de dollars, son père est un des plus grands ingénieurs de chez nous, il construit des chemins de fer. J’avais choisi Will, car il est sensitif et intellectuel et non une brute, ainsi que la plupart de mes compatriotes ; ma famille, pratique comme toutes les autres familles, était heureuse de mon choix à cause de cette fortune, car ils ont de quoi vivre largement, pas au-delà, et nous sommes trois enfants. Alors j’ai rendu Will follement amoureux de moi, puis je l’ai autorisé à se déclarer mon fiancé, comptant profiter de cela pour m’amuser à ma guise. Je rêvais de Paris, me trouvant mal dans l’agitation travailleuse et fourmillante de mon pays. J’ai proposé ce voyage. En pénétrant Will j’ai trouvé une âme accessible à la mienne, et un soir radieux, alors que la naissante nuit nous enveloppait de ses voiles incertains et troublants et que la douce lune éclairait la voûte de saphyr sombre, nous regardant complaisamment, après une énervante lecture de Swinburne, les mots de Sapho à Anactoria… penchés l’un sur l’autre, au rebord du parapet, en recherche du reflet des astres dans l’immense profondeur de l’eau attirante et mystérieuse, alors que nos effleurements et mon souffle l’avaient exalté jusqu’à la fièvre, en un besoin de confidence et de mutuelle lascivité, je me suis ouverte à lui. Il a connu une autre Florence, la vraie, la seule, la païenne ! et chaque soir à dater de celui-là, je poursuivis mon œuvre d’initiatrice !

— Ton œuvre de perversion !

— Non, de conversion ! Car je l’ai converti aux douceurs de l’amour pervers, lui en faisant admirer les beautés, en effaçant les inévitables brutalités, lui dépeignant surtout ces deux divines fonctions qu’a su si bien décrire Pierre Louys : La Caresse et le Baiser, lui évoquant de jolies visions féminines, de longues chevelures voilant d’idéales blancheurs de seins, des enchantements de formes, des offrandes de lèvres, des cris étouffés, des spasmes incomparables. Bref, je l’ai rendu autre, et dès notre arrivée à Paris nous nous mîmes en quête de ces adorables instruments de volupté qu’on ne trouve que chez vous. On essaie un cheval avant de l’acheter ! Eh bien ! j’ai essayé Willy. Je l’ai mené partout où mon caprice a voulu me conduire. J’ai aimé des femmes devant lui, il m’avait formellement promis de ne jamais me prendre, de n’avoir de moi que de chastes et cérébrales jouissances, je l’ai éprouvé jusqu’au martyre parfois, il a tenu sa parole, se calmant ensuite auprès de belles esclaves choisies souvent par moi et qui se prêtaient à ses désirs avec soumission, sinon avec joie.

— Alors, pourquoi cette colère subite à cause de moi ?

— Tu vas voir, Nhine. Toujours, après ces fêtes de nos sens, il se rapprochait de moi davantage, les nerfs abattus, brisés, en tristesse d’âme, et nous pleurions ensemble, et il me disait : Flossie, dear, toute peine qui me viendra de vous me sera chère, je mourrai en souriant pour votre plaisir, je supporterai vos fantaisies les plus inouïes, vos tortures, je ne serai jamais jaloux de votre corps, mais je veux toute votre âme ; ne la donnez jamais, Flossie, à ces inconnues si belles et que vous aimez si matériellement et de si sauvage passion. Gardez-la pour votre Will… Émue, je lui répondais oui, pressant sa main contre la mienne en lui tendant mes lèvres. Il tremblait de tout son être. Je veux toute votre petite âme, ma Flossie, ma fiancée, et aussi votre entière confiance ; je vous promets de vous respecter toujours, de me contenter de ce que vous voudrez bien me donner, mais si un jour vous m’échappiez, si vous me trompiez moralement, si vous me mentiez, Flossie, ah ! je crois que je deviendrais fou !… hors de moi !… que je vous ferais mal !… Je partirais plutôt.

— Cela ne m’explique pas…

— Mais si, Nhine, mais si… Jusqu’alors, tu sais, je me suis adressée à des femmes qui n’étaient pas toi et qui lui permettaient ainsi qu’à moi l’accès facile de leur boudoir… je jouissais d’elles vite et le plus souvent sans lendemain. Écœurée, je revenais alors plus près de lui, pour repartir ensuite vers de nouvelles conquêtes… j’étais un vrai papillon. Une seule liaison — puisque je te dis tout — la dernière, avec une femme mariée, toute jeune, brune ravissante, ardente, dura un peu plus longtemps… il n’en fut pas jaloux, témoin discret, et en volupté satisfaite, de nos perversités… Cette liaison ne serait pas encore terminée… mais depuis que j’ai pu t’approcher, toi, la si belle et la si blonde, brusquement j’ai rompu. Jane — elle se nomme ainsi — ne m’a plus revue. Ils se consoleront ensemble !

Grisée par sa confidence, l’enfant se pressait contre Annhine, la respirait toute, soulevait le bas de sa robe et plongeait ses mains menues dans les froufroutants dessous de satins et de malines qui s’éparpillaient en neige parfumée, la couvrant presque, l’énervant.

— Finis, Flossie… tu sais bien que je ne veux pas, et tapant de ses petits pieds les mains hardies et fouilleuses de la mignonne, Nhine répéta :

— Tu sais bien ce qui est convenu… je ne veux pas… je ne veux pas.

Elle abattit sa robe et prit un air sévère :

— Allons, finis…

— Et c’est pour cela… pour cela que Will est jaloux ! Les autres, en excitation ou par curiosité, se livraient de suite à mes caresses… répondaient à mes transports, m’illusionnaient d’amour ! Toi, tu te fais désirer, tu m’exaspères, tu m’affoles… et tu lui refuses ta porte !

— Manquerait plus que ça, bougonna Nhine renfrognée, en se rejetant maussadement en arrière. Oh ! non alors ! Je n’ai jamais aimé de femmes, moi, et si jamais… si jamais ça m’arrivait, eh bien, d’abord je ne sais pas si ça serait avec toi, et puis en tous cas, pas de regards indiscrets, c’est vilain ça, c’est débauché, ignoble ! C’est sale, on appelle ça chez nous une partie à trois ou encore d’un autre nom très laid que je ne veux pas prononcer !

— Oh ! je sais… des voyeurs… et Flossie articula gentiment, sans honte ni trouble, avec son délicieux petit accent d’outre-mer, ce mot canaille.

— Oh ! Miss, vous me scandalisez !… Et Nhine prit une mine confite, puis elle pouffa de rire. Alors Will m’en veut de ce que je ne veux pas lui offrir un petit voyeur ?

— Oui, mais pas de cela seulement… tu sais, nous mettons de l’âme jusqu’en nos pires folies… il souffre, car c’est la première fois que nous nous séparons… il sent tout ce que tu prends déjà de moi, Annhine, il a peur de l’avenir, un pressentiment, il craint que je ne lui échappe… il a bien tort ! Et l’enfant renversa sa tête et se mit à rire. Je deviens courtisane pour l’amour de Nhinon ! Mais oui ! Tu ne devines pas ?… Voici, je t’adore, je finis par me faire un peu aimer de toi, j’épouse Will et je te rends riche, ma maîtresse adorée, riche et indépendante du même coup ! Je t’élève, je te réhabilite, je t’épargne à jamais ces tristes questions de métier qui me désespèrent et je te laisse livrée à ton caprice impérieux et triomphant, désormais l’unique maître de diriger tes actes !

— Folle ! dit Annhine qui s’attendrissait. Tu crois vraiment que tout se passe ainsi qu’on le désire ?

— Et pourquoi pas ? Tu verras, mon amour sera plus fort que tout, il surmontera les obstacles que la vie et les stupides lois morales dresseront entre nous.

— Et si jamais je ne t’aime ?

— Tant pis ! Je voue quand même ma vie à ton bonheur, Annhine, et j’ai une volonté de fer… une ténacité qui ne peut se décourager… Et puis, être aimée, ce ne sera que le complément ! Aimer, c’est tout… Malgré toi-même, ma Nhinon, tu seras un jour heureuse par moi !

— Eh bien, oui ! Pourquoi douterais-je en somme ? Tout est possible ! C’est égal, ce serait drôle et peu banal d’avoir d’une femme ce que les hommes ne me donnent pas… j’accepte ! Mais je ne veux pas t’aimer pour cela ni te jouer la comédie d’un amour que je ne ressentirai pas ! Moi aussi je veux mettre de l’âme dans mes erreurs les plus invétérées. Fais-moi t’aimer, Flossie…

Et adoucie, en expansive émotion, Annhine attira la petite contre elle et la pressa tendrement.

— Fais-moi t’aimer, murmura-t-elle… et je te bénirai. Tu m’es si douce, tu me tiens un langage qu’on ne m’a jamais parlé encore ! Tu m’ouvres de l’inconnu, de l’infini, Flossie, fais-moi t’aimer !…

Transportée, l’enfant eut un mouvement d’ineffable joie.

— Ah ! Nhine ! Nhine !… Oui, aime-moi ! aimons-nous ! Tu verras, que de bonheurs divins ! Je te serai plus tendre encore ! Ne parlons plus, tu m’aimeras, je le sens, puisque tu acceptes l’hommage de ma vie et de tout moi-même. Je sens auprès de toi ce que je n’ai encore jamais soupçonné… tu verras, tu verras !… Elle ne pouvait plus contenir ses larmes. Je serai ton amie, ta sœur, ton page. Je t’amènerai à moi lentement, sûrement, toute ! Et le reste du monde ne comptera plus pour nous.

Elle appuya sa tête sur l’épaule d’Annhine troublée qui la serra dans ses bras d’une affectueuse étreinte et la tint étroitement contre elle, surprise par un sentiment de tendresse douce et envahissante.

— Ah ! Flossie, que tu es prenante !

Elles restèrent ainsi longtemps, l’une contre l’autre et muettes… tout à ce premier bonheur d’union intime. Le coupé roulait sans bruit dans les profondeurs désertes du Bois assombri par le crépuscule qui venait. La lune pale et précoce, de cristal blanc, se montrait à travers les arbres dépourvus de feuilles, de rares promeneurs troublaient par intervalles le calme et la solitude de ce paysage d’ombre et de silence.

Nhine voulut réagir :

— Marchons un peu, veux-tu ?

Elle sonna. La voiture s’arrêta.

Désireuse d’échapper à ce trouble, elle sauta vivement à terre et Flossie la suivit. Elles marchèrent la main dans la main, ainsi que deux enfants… sans parler, n’osant rompre le charme. Elles allèrent devant elles, très loin, sans se soucier de l’heure. D’un même désir subtil, elles s’enfoncèrent sous bois, dans les petites allées ; leur peau devenait fraîche, leurs cœurs battaient à l’unisson. Cet instant d’impression délicieuse les charmait… Alanguies et lassées, elles rêvaient en silence, perdues en une très douce sensation de paix ; la notion de toute chose avait disparu, et il leur semblait que dans le monde entier, en ce même moment, il n’était pas un être qui ne rêvât aussi ! Ce fut miss Flossie qui la première rompit le silence… d’une petite voix émue : Il fallait qu’elle rentrât à la maison… ses parents… Will peut-être l’y aurait précédée, mais demain… Ah ! demain ! Elle prenait un ton de prière, n’est-ce pas, elle pourrait venir vers de nouveaux bonheurs ?

— Quel dommage de nous quitter ! et Nhine soupirait, à demi conquise.

Enfin puisqu’il le fallait !… et elle se mit à courir vers la voiture, très vite, suivie de l’enfant qui l’attrapa au bord de la grande allée où finissait le petit chemin couvert, juste au moment où elle allait monter dans le coupé. Essoufflées et riantes, elles s’assirent très près l’une de l’autre et Flossie la couvrit de tout petits baisers, sur son cou, sur sa nuque, derrière l’oreille, comme une folle, sans vouloir s’arrêter, tandis qu’elles roulaient à toute vitesse vers Paris, vers la vie et le réveil. À la porte du Bois, Flossie descendit. Elle prit un fiacre pour retourner chez elle, et elle suivit aussi longtemps qu’il lui fut possible la tache noire que formait l’attelage fuyant d’Annhine, de son regard attristé où brillait cependant une vague espérance des joies à venir…


V

— Tu as l’air d’une petite fleur de lin, ce tantôt, Flossie, avec ton costume bleu !

— Cueille-moi alors !

— Viens, qu’avant tout je te respire. Parfum suave, pénétrant, tu sens bon, Flossie !

— Et toi donc, ma Nhine ! l’odeur enivrante d’une fleur poivrée, énervante, désirée et qui se refuse…

— Quelle détestable planète ! Je suis malade, Floss, j’ai mes vapeurs, ainsi qu’on aurait dit deux siècles plus tôt, et puis figure-toi, une vive contrariété. J’avais vu chez Lalique deux merveilles : une petite bague exquise, d’or pâle et verdâtre, émaillée légèrement autour du centre formé par un gros diamant taillé en olive ; elle imitait une de ces petites sauterelles de prairie… unique… je te dis, et puis une pièce d’orfèvrerie représentant une branche de capillaire… un souffle, un vrai petit chef-d’œuvre… de clairs éclats d’émeraudes figuraient le bout des légères feuilles. Bref, mon seigneur et maître est venu, je lui ai parlé de ces objets, en lui manifestant mon désir de les avoir et il m’a refusé. Oui, ma Floss, tu vois comme je suis malheureuse ! Ainsi que le dit si justement Altesse, ma triste vie n’a de raison d’exister que si je satisfais tous mes caprices…

Et, navrée de sa petite déception, Nhine faisait la moue, plissant sa jolie bouche et fronçant le sourcil, ce qui lui donnait un air adorable de mutinerie et de révolte. Elle continuait :

— Aussi je boude, je souffre, je suis d’une humeur de chien. Il est vrai que tout dernièrement il m’a réglé une forte facture chez Callot et qu’il m’a apporté ce joli rang de perles noires fermé par un rubis. Eh bien, j’aurais préféré mon capillaire et ma sauterelle. Ah ! Moon-Beam, quelle désolation que mon esclavage ! Que je leur doive tout demander à ces hommes dont je suis la maîtresse, ô ironie ! Tout, depuis les innocents petits rubans de mes chemises jusqu’aux deux chevaux blancs que j’attelle à ma voiture !… Tiens, à ce propos, ils sont là… Allons nous promener, veux-tu, mignonne ? Ça me changera peut-être les idées !

— Tout ce que tu voudras, ma Nhine ! Mais ne sois pas morose pour une si petite chose !

— Une si petite chose ! Mais ma vie ne se compose que de celles-là ! Où en vois-tu de grandes ? Rien à faire, Flossie, que de me mettre de la poudre sur le nez, de m’onduler et de m’exhiber au public ainsi qu’une poupée. Tiens, je ne veux pas penser à tout cela. Il fait un temps splendide, assez en désaccord avec mon esprit tourmenté d’aujourd’hui, je veux le braver ! Viens, partons, nous irons à Ville-d’Avray en traversant le parc de Saint-Cloud, il fait un froid sec. Ernesta ! Ernesta ! Donnez-moi ma jupe courte de bicyclette, en drap noir, car nous courrons un peu… une petite chemisette bleue avec ma cravate à pois blancs… c’est cela… et par dessus, mon grand manteau droit et fermé en drap bleu de Sèvres avec le capuchon de velours. Puis ma toque de paume cerise… Et toi, Moon-Beam ? Tiens, ta jupe est courte aussi !

— Oui, je craignais la pluie.

— Tant mieux, si elle vient. Elle me calmera, nous courrons dessous, ainsi que deux chevaux en liberté. Allons, me voilà prête, partons, fuyons ces tristes lieux. L’idée de cette fugue me rend tout enjouée ! Je ne sais pas trop à quelle heure je rentrerai, Ernesta.

— Et si Monsieur venait ? interrogea la femme de chambre.

— Si Monsieur venait ?… Eh bien, dites-lui tout ce que vous voudrez, voilà !

Et elle sortit hâtivement, entraînant son amie. En s’en allant, elle pensait à haute voix :

— Ces objets, tu sais, je les aurai, il me les donnera, mais pourquoi m’énerver par un premier refus, alors ils ne me feront plus autant de plaisir ! Les hommes n’ont vraiment aucune idée de la sensibilité féminine ! Je les déteste… d’ailleurs, moi, je ne peux pas aimer ce dont j’ai besoin. Comprends-tu cette stupidité, Flossie ? M’apporter sans lésiner des perles de soixante mille francs, et hésiter à me combler de joie pour deux petites saletés qui valent à peine quatre cents louis !

— Oui, c’est bien eux, ça ! Tels je les juge et les estime, répondait Flossie qui semblait préoccupée. Je me souviens… et cela remonte à ma première enfance… j’étais bien petite alors, mes dents de lait tombaient. Il arriva un de mes oncles à la maison, le frère de ma mère. J’étais délicate et craintive. Il rit de ma faiblesse et d’un grand geste brusque fit sauter une de mes petites dents qui tenait encore par un fil. Je m’évanouis d’effroi. Le lendemain, voulant racheter sa faute vis-à-vis de moi, il m’emmena chez un pâtissier et me bourra de gâteaux et de friandises, tant et si bien que j’eus une terrible indigestion qui me rendit très malade et pendant plusieurs jours. Tu ne saurais t’imaginer, ma Nhine, mais dans mon cerveau d’enfant déjà observateur, j’analysai et rapprochai ces deux choses, et je les jugeai tous avec un mépris naissant et qui ne fit que croître avec moi-même…

Elle s’interrompit.

— Nhine, ma douceur blonde, pardonne-moi, j’ai un alibi à préparer, car je veux rester avec toi jusqu’à ce que ton désir me chasse… Alors, aurais-tu une course à faire, oh ! il me faut une demi-heure, pas davantage, et je te rejoins à la porte du Bois.

— Mais certainement, ma chérie. Tiens, je vais aller voir Altesse que tu me fais un peu négliger, puis je reviens te prendre. Je comprends bien qu’il faut des ménagements. Il est d’ailleurs très tôt, va, mon radieux Moon-Beam, va…

Elles se séparèrent brusquement. Flossie était pensive, elle s’éloigna et tourna rapidement la rue, tandis qu’Annhine s’installait dans la victoria en jetant au cocher l’adresse de Tesse.

Là, sa visite fut écourtée. Elle trouva son amie entourée du coiffeur et de la manucure. Un vieil adorateur se trouvait là aussi. Nhine en fut soulagée, elle craignait de se laisser aller à une confidence, de cette façon elle parla simplement de choses banales… on projeta un dîner.

— Je t’ai peu vue ces derniers jours, ma jolie, regretta Tesse.

— Je suis triste et d’humeur désagréable, tu ne perds pas grand’chose, va, et Nhine l’embrassa sur la fumée d’or qui l’auréolait… Mais tu te fais bien belle.

— Nous allons à Hamlet, ce soir… as-tu vu ça ? veux-tu venir ?

Malgré elle, un souvenir s’empara de Nhine, elle devint rêveuse et répondit à peine.

— Voyons, ma chérie, lorsque tu es triste comme cela, tu as tort de ne pas chercher à te distraire, tu devrais te mêler davantage à la vie des autres. Si leur joie ne te fait rien, va vers la souffrance, tu oublieras un peu les tiennes en soulageant les leurs. Altesse était très charitable… Tiens, voici une misère qui m’a été signalée : un pauvre comique de je ne sais plus quelle ville de province, venu chercher la fortune et la célébrité à Paris. Ça meurt de faim dans un petit grenier, tout en haut d’une de ces étroites ruelles de la Butte, avec un gosse de sept ans que lui a laissé une pauvre fille morte de misère et de manque de soins. Prends l’adresse, je te les confie.

— Oui, chérie, merci !… j’irai… Tu es aussi bonne que belle ! Bonne pour tous… Ah ! tu ne sais pas, je ne t’ai pas dit…

Elle baissa la voix et lui conta sa mésaventure, sa déception au sujet des bijoux…

Altesse rit et la plaisanta.

— Alors te voilà en désir d’une sauterelle et d’un capillaire. Que je te plains, ma douce ! Grosse bête, tiens, téléphone et dis qu’on te les envoie, tu te les offriras toi-même et pour ta peine tu demanderas dix mille francs de plus à ton ami en un jour de générosité. Voilà !

— C’est une idée !

Annhine se précipita dans le petit salon où se trouvait le téléphone. Après maints pourparlers elle revint, la mine encore plus déconfite.

— Pas de veine ! Décidément rien ne me réussit ! Tu ne sais pas, ces deux objets ?… Vendus, ma chère, vendus tous les deux il y a cinq minutes, c’est à devenir enragée !

— Tous les deux ? À lui sans doute ?

— Non, à une dame !

— Pauvre chérie ! Vrai, tu n’as pas de chance !

— Quand je te le dis, et tu me taquines… je vois bien que tu as envie de rire… Oh ! ne te gêne pas, va… et Annhine tourna la tête vers la fenêtre prête à fondre en larmes. Bon ! je voulais sortir… aller respirer un peu en dehors de Paris et maintenant voilà qu’il pleut ! Tiens, je me sauve, il me semble que je vais éclater, je me tiens à quatre pour ne rien casser… Adieu, Altesse !

Et elle disparut comme un éclair.

Elle se fit conduire à la porte Dauphine. Là elle trouva miss Florence en attente au fond d’un fiacre. Cela la dérida un peu. Elle lui raconta sa petite histoire :

— Comprends-tu cela, chérie ? Ah ! il me le paiera, ce misérable, et j’ai l’adresse des malheureux. Allons-y tout de suite, ils ont peut-être faim, j’ai de l’argent sur moi. Puis j’ai une envie de lâcher la cambuse, ce soir, de dîner avec toi à la campagne. Si cela t’est possible on y passera la soirée, nous reviendrons très tard…

— Oui ! chérie, je ne demande pas mieux ; je suis libre pour jusqu’à minuit au moins. Willy se prépare à retourner en Amérique. Il part dans trois jours, en chagrin et en jalousie, pour attendre que je lui revienne. Ça ne me sera plus aussi facile, sans lui, de quitter les miens, mais j’ai trouvé autre chose : le prétexte d’une amie délaissée, tiens ! Oui… je l’ai revue ce matin, cette pauvre Jane, bien jolie en désespérée. Elle consent à me servir, espérant sans doute me reprendre. Elle fréquente parfois ma famille ; alors, grâce à elle, je pourrai encore te distraire sans rien briser… Allons vers ces pauvres gens, oui !…

Nhine donna l’adresse et la voiture fila dans la direction de Montmartre. À la montée de la rue des Martyrs, le pavé était si glissant qu’elles durent descendre de voiture et suivre à pied sur le trottoir. Un rassemblement se fit autour d’elles et de l’élégant équipage. Des ouvriers les insultèrent. Elles se rapprochèrent l’une de l’autre.

— Tu vois, Flossie, comme le monde est mauvais et injuste ; nous allons faire du bien et on nous dit des injures.

— Faisons arrêter la voiture et poursuivons seules, veux-tu ? Ce sera mieux, je crois.

Elles gagnèrent ainsi la rue des Trois-Frères et dans un misérable hôtel garni, tout en haut, sous les combles, elles virent un spectacle épouvantable. Le malheureux artiste était à demi nu sur une couchette de paille, avec son enfant à côté de lui. Dans un coin, un petit fourneau remplissait l’étroite mansarde d’une fumée âcre et épaisse qui prenait à la gorge. On y voyait à peine. Le jour venait par une lucarne dont le verre, à demi brisé, laissait pénétrer la pluie… De vieilles loques, un morceau de pain dur et informe, une cuvette ébréchée dans laquelle trempait du linge en guenilles, un morceau de glace éraillée qui pendait au mur, puis le portrait d’une femme, de la morte, sans doute, image triste et froide, sous un rameau de buis bénit.

À l’apparition de ces deux petites créatures de blondeur et de diaphanéité, l’homme sursauta… il crut rêver…

— C’est une artiste qui vient vous voir, dit Annhine très vite, en lui tendant la main. On m’a dit qu’en ce moment vous étiez en peine. J’ai passé par ici, alors j’ai pensé à venir vous aider un peu, si vous le vouliez bien.

Elle fut interrompue par une quinte de toux qui éclata, lugubre et râlante, déchirant la poitrine de l’enfant. Suffoquée, Flossie reculait en l’entraînant vers la porte.

— Ne vous dérangez pas, reprit-elle, je vous en prie. C’est votre baby ?

Se penchant vers le misérable grabat, elle aperçut, dans la paille sale, un ravissant visage d’enfant : deux grands yeux noirs, agrandis par la fièvre, marbrés d’un cercle mauve, une petite figure longue et blême, amaigrie, la bouche en feu, très rouge et toute mignonne, les cheveux roux collés aux tempes par une sueur malsaine.

— Mais il est malade !… Pauvre chéri !

Elle se pencha et l’embrassa au front.

— Tenez, mon ami, voici cent francs,… et elle lui tendit cinq pièces d’or.

— Avez-vous de la monnaie ? demanda Flossie, rassurée et remise. Non, n’est-ce pas ? eh bien, en voici un peu !… et elle vida sa bourse dans la main de l’enfant qui riait aux petites pièces blanches.

— Il faut bien manger et voir un médecin… Vous semblez souffrir aussi, monsieur ? interrogea Nhine.

— Si je souffre ! Et le misérable revenu à lui se souleva péniblement… Ah ! si je souffre ! Mais je meurs, mes belles dames… Ah ! je vous reconnais bien, vous, madame de Lys… Merci !… merci !… Mais allez, je crois qu’il valait mieux nous laisser mourir ! Rejoindre l’autre, là-bas !… Et son regard angoissé allait vers le petit portrait accroché au mur.

— Non ! non ! insistait Nhine, vous vous devez à ce petit qui sera peut-être un grand homme plus tard… Vous allez commencer par bien vous soigner tous les deux… boire du bon bouillon, manger des œufs… je m’occuperai de vous, et lorsque vous serez mieux, on organisera une matinée quelconque à votre bénéfice, puisque vous êtes un artiste. Ainsi vous aurez une petite somme et vous verrez revenir le bon temps. Allons, je pars, je reviendrai dans trois ou quatre jours, je veux vous trouver mieux tous les deux… voici mon adresse en cas de besoin.

Elle prit à sa trousse un crayon d’or et chercha un papier.

— Ah ! bien, ça ne fait rien, je vais l’inscrire au mur. Allons ! baby, embrasse-nous.

Elle dit à l’oreille de Flossie :

— Ce sera notre enfant, veux-tu ?

— Embrasse ces dames, dit le pauvre père réconforté, encouragé par la perspective de bien-être et de travail que lui ouvraient les douces paroles d’Annhine… Embrasse ces deux anges que le bon Dieu t’envoie, Guillaume…

— Ce sera notre petit protégé, répéta Nhine, mais il faut qu’il guérisse vite. Ne bougez pas, il ne faut plus le quitter… il pleut et il fait froid, ce soir. Je vais descendre chez le gérant. Vous allez changer de chambre. La bonne va venir, elle ira vous chercher du bouillon. Cachez l’or, sortez seulement quelques francs… demain vous changerez… et puis il ne faut pas montrer votre fortune… moi-même je vais passer chez mon médecin qui viendra vous voir dans la soirée. Il faut l’attendre et l’écouter, il vous enverra des remèdes… Allons, adieu, cher camarade ; vous voyez, on ne doit jamais se décourager.

— Que le bon Dieu vous bénisse et vous le rende, madame, merci, merci,… et le pauvre homme pleurait à chaudes larmes en baisant les belles mains fines qui s’étaient dégantées pour le servir.

— Au revoir, Guillaume, au revoir, mon mignon… est-il joli ! À bientôt…

Et la vision disparut aux yeux des malheureux qui auraient cru à une hallucination s’ils n’avaient eu les pièces d’or et la monnaie blanche entre les mains.

Une heure après, nos deux amies roulaient au travers du parc de Saint-Cloud.

— Que je me sens près de toi, Nhine, ma jolie, mon cher trésor fragile… Quel terrible spectacle de misère !

— Vrai ! Je ne pense plus à ma sauterelle ni à mon capillaire… mais je suis triste, Flossie. La vie est mauvaise, cruelle, vois ces pauvres gens… je me sens toute remuée, j’ai eu des jours de misère, moi aussi. Ce n’est encore rien lorsqu’on est jeune… maintenant c’est plus affreux, je n’ai aucun besoin matériel, mais la misère de mon cœur est si grande… ma vie est tellement vide…

— Je suis là pour la remplir désormais… et Florence, les larmes aux yeux, se blottissait dans elle.

— Et tiens, ces grands arbres sans feuilles m’attristent, ils sont comme des spectres énormes aux membres calcinés et bizarrement allongés… ces tapis de mousse me semblent des tombeaux. Ah ! Flossie, rentrons, je frissonne, je voudrais pleurer, pleurer sans m’arrêter, mes nerfs sont tendus… disloqués… ah ! partir bien loin, au bout du monde… ou plutôt mourir.

— Et je crains d’être trop ton âme-sœur pour te faire du bien… de trop te comprendre pour pouvoir te consoler. Secouons-nous, Annhine, cherchons à sortir entièrement de nous-mêmes. Quand on est triste, il est si salutaire de perdre son individualité. C’est comme une courte mort, meilleure et plus intéressante que le sommeil. Cette envie que tu as de voyager ou de mourir vient tout simplement de ce que tu es lasse de toi-même et voudrais changer de scène ou de monde. Cela est facile sans grand’peine. Ah ! si tu vivais toujours avec moi !

— Que faire, mon Dieu, que faire ? J’ai l’âme en une si profonde détresse. Ah ! cette pluie, cette misère, tout ce mal qui m’entoure, Flossie, Flossie, viens à mon aide,… et Nhine pleurait lentement. Partir, mourir… au moins dormir profondément.

— Non… Laissons les « breuvages exécrés » et les opiums aux gens sans esprit, aux esprits sans ressources et allons vagabonder dans la vie, devenons plus impressionnables à ce qui nous entoure. C’est quelquefois ce qui est le plus près qui est le moins connu et le plus étrange. Regarde, ma Nhinon, par ce soir de pluie, l’expression blafarde des réverbères jetant leurs pâles reflets sur les rues de ce petit village à la sortie du Bois… les faisant luire comme l’eau à Venise. Ta voiture devient une gondole, et nous, les amoureuses du temps passé. Cela te fait sourire. Fais arrêter et allons courir dans la campagne, ainsi que deux petites ingénues avec nos robes courtes, la main dans la main et nos pieds sur l’herbe mouillée. Viens, cheminons ensemble loin de tous, dans un complet oubli de ce qui nous exile. Comme deux enfants, comme deux jeunes filles, soyons étonnées de tout, éprises de rien… La nature entière sera notre amie, nous sentirons avec délices nos cœurs battre sainement.

Elles sautèrent hors de la voiture, tout à leur nouvelle fantaisie et se mirent en marche. Attirées par une lumière, elles entrèrent dans une petite ferme pour demander l’aumône de l’hospitalité. Tandis qu’on leur cherchait du lait frais, elles s’assirent sur le coin d’un banc et observèrent en parlant à voix basse.

— Bien entendu, Nhinon, tous les grands sont en train de manger la soupe tandis que les petits dorment d’un sommeil de brute, la bouche entr’ouverte, comme cassée entre deux joues d’une santé robuste et répugnante.

— Vois… la mère est enceinte, il ne faut pas perdre de temps ! son dernier enfant a déjà un an.

— Cette femme me dégoûte, Nhine, avec son gros ventre et tout son vilain être utile et laid. Décidément la bourgeoisie et l’honnêteté sont faites pour écœurer… et pour y échapper, partons, cherchons ailleurs.

Elles réglèrent, on leur rendit de la grosse monnaie qu’elles laissèrent pour les enfants, et s’en furent plus loin. La pluie avait cessé, partout s’apercevaient des petits lacs d’eau boueuse. Nhine fut frappée par les reflets transparents du ciel sur un de ces impurs miroirs, et Flossie lui expliqua ainsi gentiment ce détail :

— Quand l’amour azuré d’un autre monde se pose dans mon âme, il me prête un peu de son éclatante beauté, mais à tout autre moment je suis tout simplement de la boue, ma Nhine ; que cela ne t’étonne donc pas, que mon seul désir soit de toujours t’aimer et de te consacrer les moindres actes de ma vie. Cela me réhabilite, en fixant par un but quelconque toute ma perversité consciente et hors nature…

— Tiens, voilà le bas vice d’un cabaret… et Annhine la poussait dedans.

Là, le plafond, seule chose sensitive en ce lieu dégradé, vibrait et retentissait de gros rires. Des hommes en blouse jouaient au rams avec des cartes grasses et des mains sales, tandis que la fumée de leurs pipes essayait en vain de cacher des filles ivres-mortes, parmi des tessons de bouteilles et des débris de vaisselle. Nos deux chercheuses, en horreur et en effroi, se tenaient par le bras et demandèrent une menthe qu’elles payèrent sans y oser toucher. Les regards se dirigeaient vers elles, curieux, malveillants. Elles s’en allèrent très vite.

Nhine supplia :

— Floss ! Ah ! c’est encore pis ! Pourquoi la terre est-elle si affreuse ?

— Ferme les yeux, ma douceur, et laisse-moi te guider.

Elles errèrent ainsi. Tout d’un coup une odeur de renfermé et d’humidité saisit Nhine à la gorge. Elle ouvrit les yeux. Elle se trouvait dans une petite église, en une atmosphère malsaine de moisissure et d’eau bénite, on soupçonnait des araignées dans les coins… Au maître-autel, une petite lampe achevait de se consumer avec un relent d’huile qui fume. Dans cette vague obscurité, Florence lui parla longuement de choses pâlement gothiques. Elles se sentaient obsédées par l’étrangeté de l’heure et du lieu.

— Vois, Nhine, les grotesques chimères nous font des grimaces, et tout autour l’air est imprégné de signes religieux. Le Christ a l’air de s’ennuyer en haut du crucifix. Tiens, il descend lentement et se traîne vers nous, péniblement. Ses mains sont jointes et il murmure des prières d’une voix faite aux lamentations… puis il nous parle, ses accents deviennent sincères, moins éteints. Nhine ! il déplore d’avoir enlevé toute beauté de la terre, il pleure l’ancienne joie de vivre. Il dit qu’il a mal remplacé les dieux ensoleillés de la Grèce par sa figure de blême lividité et de souffrance pleurarde, mais qu’aussi on l’a mal interprété, mal compris… que ses disciples ont déformé sa religion. Ils ont ainsi rendu la terre stérile de beautés et nulle de fleurs. En souvenir de Marie-Magdeleine, il aime à s’approcher de toi. Il devient pathétique et nous attriste encore. Pourquoi est-il venu nous déranger ? Laissons-le seul en sa demeure où on ne l’écoute plus que par hypocrisie. Son siècle de gloire décline ainsi que celui de tout Sauveur. Il n’y a pas de cultes faits pour l’éternité, sauf celui de la beauté ! Tout change, tout passe avec le temps. Le nôtre est ténébreux, nous sommes dans la nuit de toute croyance, et l’aurore d’un nouvel espoir n’est pas encore venue.

Impressionnées, elles se tournèrent l’une vers l’autre.

Elle lui murmura :

— Tu es tout pour moi : ma croyance, mon espoir, mon âme et ma vie !

L’autre lui répondit :

— Je ne t’aime pas ainsi que tu le voudrais, mais tu es douce et je te sens à moi…

Elles s’unirent d’une étreinte subite, passionnée et sortirent du saint lieu, continuant leur course vagabonde.

Elles s’arrêtèrent sur le bord d’un grand étang. Ce limpide miroir des vaniteuses étoiles les fit rêver.

— Vois, Nhine, ces feuilles de nénuphars, ce sont des femmes qui agitent leurs bras pour agacer ces roseaux changés en faunes. Elles se savent hors d’atteinte, elles rient et se moquent et se rassemblent. À les voir, ne te semble-t-il pas que l’amour entre femmes est une douce chose ?

— Ah ! Floss… chut ! Tais-toi, ne parle pas de ça.

— Oui, je te comprends. Tout amour te fait mal, car le Passé survit. Je sais cela sans que tu me le dises… et elles s’éloignèrent lentement du grand lac.

— Il se fait tard. Il faut partir… rejoindre la voiture… notre gondole ! Ah ! Nhine, unissons nos lèvres.

— Je me sens autre. Tu me fais entrevoir tant de choses insoupçonnées jusqu’alors…

Elle chantonna pour échapper à son impression morbide : Et rentrons au clair de la lune !

— La Lune !… cette Âme de la Nuit ! Vois comme elle est blanche et sereine, ce soir… elle s’est dégagée des nuages et plane, nous donnant une sensation de paix, de calme et froide spectatrice des luttes terrestres. Écoute-la, ma Nhine, elle te trahira le secret de mon cœur, l’illusion de mes songes que je lui conte parfois le soir, quand elle glisse ses rayons au travers de ma fenêtre pour venir me visiter et m’éclairer en pitié de ma peine. Elle ment et me promet alors mille délices… Ah ! Nhinon !

— Que tu dis de jolies choses, Flossie, petit satyre, petite sirène… tu me grises, viens, rentrons, je frissonne. J’ai peur de tout, de tes mots, de la lune, des ténèbres, des eaux miroitantes, des arbres… de tes caresses… de toi !…

Elle précipita ses pas et parvint enfin à sa voiture. Flossie se plaça près d’elle… elles rentrèrent sans dire une parole.

À la porte :

— Je suis lasse, Flossie, très lasse. Je vis dans un monde imaginaire, irréel. Je ne sais plus qui je suis ni où je suis. Au revoir !

Et Flossie :

— Une prière, Nhine : couche-toi, endors-toi sous mon regard, je t’en supplie.

Annhine hésita une seconde, puis se décidant brusquement :

— Oui !… viens !… J’ai peur de la solitude. J’ai l’âme pénétrée de fantômes… Viens, Flossie !

Elle sonnait, cette simple petite chose la ramena à la réalité…

— Et puis il faut souper puisqu’on n’a pas dîné.

Elles entrèrent ensemble.

— Ernesta ! Préparez-nous quelque chose à manger, car nous n’avons encore rien pris.

À peine en son boudoir, elle se mit à enlever son manteau, à dégrafer sa robe, en hâte. Elle apparut en petit jupon de dessous, d’un bleu très clair et froufroutant, attaché au mignon corset de satin.

— Décidément, le bleu c’est ta couleur.

— Oui, Moon-Beam, je ne trouve rien de plus joli que le bleu, maintenant. Autrefois, j’aimais le rose, rien que le rose. C’était bon pour mon cerveau jeune et rempli d’illusions. Le rose, c’est la joie, l’espoir, la gaieté. Le bleu est une couleur plus assise, plus douce aussi, et reposante. Le bleu est vraiment la couleur que doit préférer une blonde de vingt-trois ans comme moi, assagie et calmée par la vie… c’est tendre le bleu, affectueux et bon. Plus tard… bientôt peut-être, ce sera le mauve. Le rose et le bleu réunis forment une souffrance, une cernure que l’on retrouve dans le mauve.

— Que tu es délicieuse, Nhinon, tu mets de l’âme jusque dans le choix des couleurs que tu portes.

— Puis, continua Nhine, en se revêtant d’un peignoir de mousseline transparente garni de légères dentelles, ensuite vient le gris, vision brève de flammes mortes et de matières consumées, cendres éteintes et pures, deuil lointain de peines qu’on oublie, puis, suprêmement, le blanc… commencement et fin… langes des nouveau-nés et suaires des morts, ce qui vient et ce qui a passé. J’aime le blanc, Flossie. Pour une brune, une femme forte, opulente, pleine de robustesse et d’ardeur, je vois du rouge, du jaune, du noir… du vert aussi et selon ses idées… Les couleurs sont très symboliques, Moon-Beam… Toi, c’est comme moi, du blanc, du bleu. Tu es vierge, tu peux encore t’envelopper de rose… du vert aussi, très tendre, amande ou couleur d’eau. C’est tout. Jamais de nuances violentes ni criardes.

Ernesta arrivait, apportant un plateau chargé de toutes sortes de choses :

— Voici, madame, j’ai trouvé du consommé, il est froid. C’est déjà onze heures et demie et tout le monde est couché à la maison, mais en fouillant à la cuisine j’ai encore mis la main sur de la volaille froide aussi… puis voici du raisin, des pommes et des biscuits. J’ai débouché du champagne… c’est tout. Si ces dames désirent des œufs, je puis en préparer ?

— Non, merci, c’est bien suffisant.

— Une salade, peut-être ?

— Non plus. Allez maintenant, je me coucherai sans vos soins.

Ernesta disparut.

— Viens, Floss, viens manger. C’est vilain, prosaïque, mais c’est nécessaire.

— Ah ! je n’ai pas faim, ma Nhine !

— Je veux que tu manges. Bois, bois du bouillon.

Elle lui en offrait une tasse.

— Nhine, dit l’enfant, je ne prendrai que ce que tu me donneras, de la façon troublante dont tu m’as fait boire le thé de l’autre matin.

— Non, non, le dessert, tu l’auras comme cela, si tu as bien soupé. Gagne ton bonheur, Moon-Beam !

Florence glissa à terre, sagement obéissante. Lorsqu’elles eurent fini :

— Maintenant, dis ? implora-t-elle.

Dans une coupe, Nhine atteignit des bonbons, dattes confites, chocolats pralinés… Elle les mit dans sa bouche, tout au bord et après les avoir légèrement croqués au milieu elle les présenta à Flossie qui venait vers elle, radieuse, les lèvres entrouvertes, les dents prêtes à mordre et saisissait le bonbon en appuyant sa bouche contre la sienne. Ce jeu s’acheva en un baiser.

― Ah ! tes lèvres, ma Nhine, lui murmurait-elle… Qu’elles me sont douces et que ferais-je si tu me les refusais ! Mais il y a cependant quelque chose qui m’est encore plus cher. C’est toi-même, ton plaisir, ton bonheur ! Comprends-moi bien. Tu ne sais pas ce que tu es pour moi ! Le mot tout exprime trop peu.

Elle entraînait Annhine vers sa chambre, la faisait asseoir sur le large lit, lui retirait ses bas, baisait ses pieds et la dévêtait toute.

— Te voir, te soigner, apprendre à te servir, à t’aimer ! De près, de loin, ainsi que tu le voudras… toujours… infiniment, absolument et plus encore ! Être le roseau sur lequel tu t’appuierais, l’esclave à laquelle tu sourirais, pleurer de tes peines, rire de tes joies ! Voilà mon but, ma destinée, mon bonheur désormais…

Elle lui parlait, en un susurrement très doux, très lent. Nhine l’écoutait, grisée, n’en pouvant plus. Elle se vit nue sous les doigts et les regards frôleurs de l’enfant.

— Ah ! que fais-tu ? dit-elle… Non, Flossie, ne profite pas d’un moment où le sentiment irréel et vague d’une étrange terreur me pousserait dans tes bras. Couche-moi, endors-moi.

Flossie revint à elle :

— Oui… oui… tu as raison, je m’égare… je ne veux te devoir qu’à toi-même, tiens…

Dans une enveloppe de satin rose et parfumée, elle saisit la chemise de Nhine et l’en couvrit. Alors elle apparut très longue dans le blanc vêtement de nuit… un Greuze… avec ses cheveux blonds qui s’étaient éparpillés en boucles folles autour de sa petite tête fine et pâle. Un ruban bleu fermait le col de broderies.

— Il en faut un pour tes cheveux.

Comme un baby, Nhine se laissait faire. Elle se coula dans la fraîcheur de lit et reposa sa tête, fermant les yeux, alanguie, les bras ouverts, les mains pendantes, en une adorable pose d’abandon.

— Dormez, mon amour… Dormez, ma jolie, dors, mon ange, clos tes yeux jusqu’à demain et que ton âme s’envole avec un léger bruissement d’ailes vers le songe, le songe délicieux et bienfaisant. Dors… dors.

Puis, en adoration silencieuse et contemplative, Miss Florence la respirait, la veillait, rassasiait ses regards charmés de la vision douce et flottante de Nhinon endormie.


VI

En son premier éveil, Nhinon ouvrait les yeux, ne se ressouvenant de rien, les idées confuses ; elle les referma vite, soupira, s’étira doucement en une voluptueuse fatigue d’avoir trop bien dormi… un contact inattendu la réveilla. Elle sentait quelque chose qui emprisonnait son doigt… on eût dit une bague… un oubli sans doute… c’était drôle, d’ordinaire elle les retirait toutes, le soir, avant de se coucher. Tant pis, elle était trop lasse, peut-être pourrait-elle encore se rendormir. En se retournant dans la vaste couche elle eut la sensation de quelque chose qui la piquait, là, sous le flot bleu de ciel du ruban, juste au-dessus du sein droit. Elle y porta la main, vaguement, c’était là, oui, elle se redressa brusquement, rouvrit ses yeux très grands, pour de bon cette fois… un cri de joie lui échappa.

— Ma sauterelle ! mon capillaire !… Ah ! quelle est la fée qui a ainsi exaucé mon désir, tandis que je dormais ?…

Des chuchotements, une porte qui s’ouvre doucement, doucement, comme si on guettait autour de la belle endormie :

— Ah ! tu es réveillée, ma Nhinon, bonjour !… et miss Florence entrait.

— Comment ? Toi ?… toi !… toi !… Et où as-tu dormi ?… Je ne sais plus ! Suis-je vraiment éveillée ? Il me semble que je rêve encore !… Ces bijoux ? Comment sont-ils venus là ? Et toi-même ?… Du jour ! De la vie ! Ernesta ! ouvrez, ouvrez !

Et, intriguée, Nhine tournait ses regards vers la clarté…

— Ah ! je devine !… C’était toi, Flossie, la dame qui avait acheté ces objets tant désirés. Ah ! que tu es gentille, mais, dis-moi : comment es-tu là ?

— C’est bien simple, ma douce reine, je suis rentrée chez moi très tard et j’en suis sortie très tôt. Les bijoux étaient ici hier soir et tu les as eus sur toi toute la nuit. Je suis si contente d’avoir pu te faire plaisir ! je suis récompensée, et au-delà, par ton joli sourire.

Elle était toute mignonne et menue. Son pardessus droit et long s’ouvrait sur une culotte noire, très courte, qui lui collait aux cuisses, une chemisette blanche et de forme masculine s’apercevait, couvrant son buste élégant et cambré, de grandes bottes jaunes lui coupaient le mollet, tandis que sur sa tête se campait fièrement un large feutre gris, se balançant sur sa chevelure argentée et rebelle.

— Que tu es drôle, Moon-Beam, en cet accoutrement ! Tu as l’air d’un cow-boy… où vas-tu donc ?

— J’ai pris l’âme et le costume d’un petit vagabond de chez nous pour te distraire et te servir aujourd’hui… Je serai ton valet et tu ordonneras à ta guise, veux-tu ?

— Ah ! tu es bien folle, mais si gentille !… Écoute, non… elle l’attira sur son lit et se mit à la caresser… Non, Flossie, je ne puis accepter ces belles choses.

— Et pourquoi ?… Tu les exigeais d’un amant et tu me les refuserais ?

— Mais toi, Flossie, ce n’est pas la même chose, tu es une femme, une amie d’hier, je ne puis vraiment…

— Mais toi, Nhinon, n’es-tu pas mon idole ? Je te parerai… je te dresserai des autels. Ah ! mes désirs, mes désirs !… Près de toi, ainsi couchée, tiède encore de la douce chaleur de ta chair endormie… oh ! comme ils me reprennent, mes furieux désirs,… et Flossie s’étendait lascive sur la blancheur des batistes… Mon idole ! Te parer ! T’emmener dans un royaume éthéré et immense ! Un rayon de lune serait notre coursier rapide. Je cueillerai les petites étoiles et t’en formerai de superbes parures que je placerai tout autour de ton cou… Le bord escarpé de l’Océan sera une auréole pour ta tête d’ange, tes fragiles pieds auraient pour tapis mon cœur… il battra tout doucement afin de ne pas les faire chanceler… pour miroir un lac clair, pour jardin le monde entier, où tout sera en fête d’un printemps perpétuel… pour unique amour, une âme qui comprendra la tienne… pour la concentration de toute beauté : Toi-même !

Emportée par le sens mystique de ses folles paroles, Flossie avait saisi Annhine dans ses bras, elle la couvrait toute de son corps… l’odeur de sa peau acheva de la griser, elle l’embrassait avec frénésie ; tremblante de toute elle-même, on entendait les battements précipités de son cœur. Elle lui baisa la bouche avec une telle passion que ce fut ainsi qu’une morsure ; leurs dents s’entrechoquèrent et le sang vint. Alors elle perdit complètement la tête, et ce fut avec égarement qu’elle découvrit le corps de sa Bien-Aimée, jetant les draps loin d’elle, arrachant le frêle voile de linon et se précipitant avec violence vers de nouveaux et affolants bonheurs, en un râle d’extase.

— Flossie, c’est mal, je ne veux pas… et Nhine se débattait.

— Je le veux… hurlait-elle… je te veux !

— Non ! Ah ! c’est mal !… Il est vrai que tu m’as payée, je ne dois pas me refuser… et passive, ne luttant plus, Nhine prononça les froides paroles…

Flossie se jeta en arrière… hors d’elle et les yeux fous…

— Ah ! que c’est mal !… Que c’est mal ! Que tu me fais souffrir ! Tu profanes tout, Annhine ! Cruelle ! Tiens, je pars, je m’en vais ! Je ne suis pas un homme, mais je suis cependant en chair et en os ! Adieu !

— Flossie !…

— Non, adieu !…

Et à travers ses larmes elle gagnait la porte…

— Flossie ! Floss !… Viens me parler.

L’enfant s’éloignait sans répondre, toujours.

— Viens, te dis-je, je le veux, il faut que tu m’écoutes… tu le dois ! Tu ne sais pas, mais cela te fera plaisir ce que je veux te dire. Viens !

Puis lorsqu’elle fut près, elle lui murmura très bas et très vite :

— Tu me comprendras, Flossie, je suis très simple au fond, quoique célèbre et universellement connue, et, je te le jure, jamais encore je n’ai effleuré le vice qui te possède, jamais ! Tu ne me connais pas, ma chérie, je ne veux pas faire la coquette avec toi, encore moins exaspérer ton désir par mes refus ! Vois, si tu exiges mon abandon, je suis à toi, prends-moi. Ce sera la pénible continuation de ce que j’ai subi depuis huit ans… Une fois de plus… ou une fois de moins !

À un brusque écart de Flossie :

— Non, non, écoute-moi jusqu’à la fin, je veux te parler franchement… une fois pour toutes… Tu es venue dans ma vie à un moment de dégoût et d’écœurement où je cherchais quelque chose : du bon, du vrai, du nouveau surtout ! Alors, Flossie, tu m’as intéressée. D’abord je me moquai de toi, puis j’ai été attirée par ton charme… Ta perversité m’effraie et me repousse… Elle me ramène trop à ce qui est mon métier. Tu m’as ouvert des horizons… tu as semblé comprendre ce qui se passe en moi. Je t’aime doucement, ma chérie, sans rien de pernicieux… Tes paroles me bercent étrangement. Je suis bien plus, bien mieux à toi ainsi qu’autrement, puis, tu le vois, je suis là… agis selon ta volonté, je n’essaierai plus de me défendre, mais n’avilis pas le tendre sentiment que je ressens pour toi. Je ne te mens pas, Flossie… elle avait des larmes dans les yeux… tout ce qui est amour bestial me tue. Tu ne me comprends pas ?… Cela t’éloigne ? Ah ! moi qui croyais déjà en toi ! Fais-moi t’aimer, amène-moi alors à tout ce que tu veux. Oui, tu me l’avais promis… Ni surprise, ni obéissance !… Je veux être sincère et spontanée avec toi, Flossie, et non soumise ni menteuse ainsi que tous les jours et avec tous les autres !

Flossie se taisait toujours et pleurait. Elle appuya sa tête sur l’épaule d’Annhine et toutes deux confondirent leur chagrin. Lorsqu’elle put parler, parmi les soupirs et les pleurs :

— Oh ! Nhinon, ma Nhinon ! Je ne t’en aime que davantage, heureuse du trésor que tu me livres… je suis à ta merci, fais de moi ce que tu voudras. Toujours et toute l’éternité, je serai ton amie, ta sœur d’âme… Mais ce passé, ce passé qui revient !… Ah ! pourrai-je jamais te pardonner de t’être tant fait de mal ?… Et ces jours menaçants de l’avenir ?… Jure-moi, oui, jure-moi, Nhine, que lorsque je viendrai vers toi, libre et riche, t’offrir l’indépendance et le rachat de ton odieux servage, jure-moi que rien au monde ne pourra te retenir loin de moi !

Gagnée par le ton solennellement mystique de l’enfant, Nhine répondit :

— Je le jure !

Flossie, exaltée, reprit :

— Et moi, je te jure de consacrer tous mes efforts, et s’il le faut toute ma vie, à te sauver !

Avec un tremblement dans la voix, Nhine dit encore :

— Sois ma réhabilitation, Flossie, ne m’entraîne pas plus avant dans le mal. Ah ! tu m’auras bien plus ainsi !

Tout à coup elle pâlit et porta vivement la main à son cœur.

— Qu’as-tu ?… et Flossie anxieuse se pencha vers elle.

— Rien… un point… un malaise. Je suis fragile, tu sais, tu m’as trop secouée ! Vois, je tremble… Ce n’est rien… je me sens étourdie, je vais me lever, ça passera.

Chancelante, elle essaya de marcher dans la chambre :

— Ma tête tourne… Flossie, embrasse-moi… C’est fini… Tu ne m’en veux plus ? Tu me tuerais, tu sais.

— Appuie-toi sur moi, ma mignonne chérie, ma douceur !… Que tu es blanche !

— Oui, tu vois, je n’ai guère de force et il m’en faut pour vivre, car l’amour des hommes tue.

— Et tu es tant aimée !

Ernesta apportait le courrier.

— Veux-tu que je te lise tes lettres ?

— Non, cela passe, vois !…

En effet le rose revenait à ses joues et à ses lèvres.

— Un peu de repos… mon déjeuner et ce sera tout à fait bien. Ne t’inquiète pas de moi.

— Alors, tandis que tu liras, permets-moi d’aller pour un instant dans ta salle de bain. Je prendrai un verre d’eau fraîche, ma gorge brûle, j’ai une soif atroce…

Flossie, en inquiétude, se rendit hâtivement auprès d’Ernesta. Celle-ci répondit à ses questions d’une manière assez rassurante : Madame était très faible. Elle avait beaucoup veillé, et dame ! le sommeil est le principal ; puis elle était capricieuse et gâtée, ne se soignant pas comme elle devrait le faire ; ainsi, depuis des mois et des mois, on ne pouvait pas lui faire avaler de la viande ; avec ça elle lisait beaucoup et pensait trop. Il y en a qui n’ont qu’à poser leur tête sur un oreiller et qui s’endorment, mais elle, ah ! bien oui ! Quelquefois la nuit, très tard, Ernesta voyait encore de la lumière, elle s’approchait sans bruit et trouvait sa maîtresse éveillée, les yeux grands ouverts, réfléchissant à je ne sais quoi ! Et avec ça si nerveuse ! Les nerfs lui mangeaient le sang.

— Mais ses amis ?

— Ah ! oui, ses amis ! Madame Altesse est la seule qui lui donne de bons conseils… tous ils l’entraînent par ci par là… en dîners, en soupers, au théâtre. Ils peuvent bien la payer, lui passer ses trente-six volontés, ils la tuent à petit feu. Madame est délicate, elle n’y tiendra pas longtemps, et si bonne avec ça… c’est bien dommage… et la brave fille secouait la tête.

— Ah ! la sortir de là, l’arracher à cette vie qui me la prendra… se disait Flossie en revenant vers elle… Je vais aviser et au plus tôt.

— Tiens, Moon-Beam, voici une invitation pour après-demain, un grand bal paré et masqué donné au Continental pour les artistes par quelques auteurs heureux. On fête trois « centièmes » à la fois. Tout Paris y sera, Sarah, Réjane, Granier, regarde !… et elle lui tendait un carton de teinte brique tout enluminé et imprimé de diverses couleurs :

— C’est joyeux, cette idée, poursuivait-elle, nous irons ensemble, puisque c’est sous le couvert du loup, n’est-ce pas ? On se déguisera, tu viendras t’habiller ici, rends-toi libre, nous dînerons avec nos costumes. Moi je serai en abbé, j’ai un travesti ravissant de velours violet tout brodé… et toi ? En garçon aussi, nous danserons mieux… Tu m’instruiras un peu et nous ferons la cour à toutes les femmes. Voyons, toi en quoi pourrais-tu bien te mettre ?… Elle cherchait.

— Mais, Nhine, c’est à quelle heure ce bal ?

— C’est à minuit, chérie. Ah ! il faut absolument que tu y viennes.

— J’y viendrai si tu le veux bien, mais, mais… ce sera fatigant ! Si nous restions ici ? Cette foule, la chaleur, les danses, le souper…

— Qu’est-ce qui te prend, voyons, Moon-Beam ?… et Annhine, contrariée, frappait du pied… Nous irons, là ! J’ai aussi un costume de petit marquis Louis XV qui t’ira comme un gant, blanc, broché de petites roses, tu auras une épée ! Voyons, Moon-Beam, puisque je te dis que tu auras une épée !…

Et toute à sa nouvelle idée, Annhine courut vers Ernesta, lui criant de monter au grenier, de fouiller ses malles de théâtre et de sortir les deux habits désignés :

— N’oubliez pas les tricornes… l’épée et les perruques, car nous aurons aussi besoin de ces coiffures !…

Gagnée par l’enfantillage de sa joie, Flossie céda :

— C’est entendu, tu as des idées si gentilles, on ne peut pas te résister ! Oui ! nous irons. C’est justement le jour du départ de Willy ! J’inventerai un prétexte, une amie malade. Tiens, je pars, je vais me mettre en quête d’un alibi adroit… À tantôt, Nhinon, mon adorable souveraine, ma petite fée blonde… Tes lèvres, en suavité, en candeur, en amoureuse amitié et fraternité… Je verrai les costumes défripés, bien en ordre, ce sera mieux. Je te laisse.

Et elle disparut, tandis qu’on apportait le premier déjeuner d’Annhine.

À la porte, elle se heurta contre un homme qui allait sonner. Elle devint blême et eut un mouvement nerveux. Elle se retourna violemment ; il entrait en maître sans se faire annoncer. C’était un grand brun, plutôt bien, les yeux profonds, la moustache fine. L’amant d’Annhine, sans doute, elle le reconnaissait maintenant. Il lui semblait avoir aperçu une telle figure dans des photographies qui traînaient sur les meubles. C’était lui !… Ah ! elle crut qu’elle allait tomber. Une envie de revenir sur ses pas la saisit… elle se contint… pensa à l’avenir, au but sublime qu’elle voulait atteindre, au devoir qu’elle s’était tracé. Elle poursuivit son chemin, attristée, mais résolue, en murmurant seulement ces simples mots :

— Quel dommage ! Je verrai donc toujours mon trésor briller au travers de la boue !

Déjà elle se trouvait dans la rue. Elle soupira, puis appela un fiacre et s’en fut sans se retourner, ayant peur… peur d’apercevoir leurs ombres derrière le mystère des fenêtres voilées. Elle jeta au cocher l’adresse de Lachaume. Au coin de la rue elle aperçut une forme qui s’effaçait très vite ; elle se pencha et reconnut Jane, la délaissée, qui semblait guetter devant l’hôtel d’Annhine. Sa pensée n’y attacha aucune importance, elle eut un geste distrait et se rejeta en arrière espérant qu’on ne l’aurait pas vue. Chez le fleuriste, elle choisit une gerbe de chrysanthèmes, plus blancs que la neige, y ajouta un gros bouquet de violettes odorantes et sombres, puis demanda une carte où elle inscrivit ces mots :

« Une demi-heure après t’avoir quittée, près de toi toujours, et si triste que les fleurs soient à la portée de tout le monde. »

Elle signa d’un croissant de lune et fit porter le tout boulevard Malesherbes : « Pour Madame de Lys. »


VII

L’amant très riche et très quelconque d’Annhine la trouva en négligé, terminant son premier déjeuner. Il passait seulement pour un instant. La veille, ils s’étaient séparés mécontents l’un de l’autre. Ensuite, dans la soirée, il avait téléphoné chez elle à plusieurs reprises, invariablement Ernesta avait toujours répondu que Madame était sortie très nerveuse et sans donner aucun ordre. Il était inquiet, ayant peur de la perdre, alors qu’il en était très amoureux ; il n’avait pu y tenir, et après une nuit sans sommeil, ce matin il avait fallu qu’il vînt la voir un instant afin de s’expliquer avec elle. Il faisait folies sur folies depuis les trois années qu’il la connaissait, ne lui refusant rien : ce somptueux hôtel, ces chevaux blancs, un des derniers caprices de la jolie femme, de merveilleux écrins, toujours la satisfaction immédiate de quelque nouvelle et coûteuse fantaisie. Sa fortune était énorme, c’était vrai, mais pas autant qu’on se plaisait à le dire. Puis il était marié, père de famille, à la tête d’une grande maison de banque ; son train de vie était presque princier mais obligatoire, hélas !… Il fallait qu’elle comprît un peu cela… qu’elle devînt un peu plus raisonnable… Il l’adorait, c’était avec joie qu’il lui faisait plaisir, mais il dépassait ses moyens. Il avait calculé : en ces trois années près de quatre millions avaient fondu entre les petites mains fines de sa petite femme chérie… elle était intelligente, elle saisirait son raisonnement, n’est-ce pas ? restreindrait ses désirs… diminuerait son train… oh !… insensiblement, il ne lui demandait que de l’ordre… Et ses toilettes… Ah ! mon Dieu, quel gaspillage ! Il fallait bien mettre un peu de plomb dans cette jolie tête-là !…

Et comme Annhine l’écoutait, boudeuse, sans l’interrompre par aucune saillie contre son habitude : Allons, pour cette fois-ci il céderait encore, elle avait tellement envie de ces bijoux, elle les aurait. Il regarda sa montre : avant midi il passerait rue Thérèse et les lui ferait immédiatement envoyer… Avec des fleurs, se hâta-t-il d’ajouter… puis une grande boîte de bonbons de chez Boissier, car il la connaissait très enfant et sensible à toutes les plus petites choses. Elle était sa gâtée… sa chère petite à lui. Il se pencha vers elle pour la saisir et l’embrasser. Elle résista un peu, puis le fixant au travers de ses longs cils, elle lui dit d’un air ironique et moqueur :

— Ah ! Bon Dieu ! Quelle tirade, mon ami, quelle tirade !… J’en ai assez vraiment de ce vil marchandage de moi-même ! et puis, vous savez, maintenant, je n’en ai plus envie du tout de ces objets !

Étonné et confus il balbutiait presque : plus envie ?… Allons donc ! c’étaient deux petites merveilles… elle les aurait… Voyons !… Il se faisait tendre, insinuant… Il n’avait pas voulu la blesser, elle interprétait mal le sens de ses paroles affectueuses et franches. C’était pour son bien à elle… à elle surtout. Il voulait une liaison sans fin, sans soucis ni obstacles.

— Tout a une fin, interrompit-elle derechef.

Elle se leva. Revenant vers lui, narquoise, d’une main triomphale elle lui désigna le bijou qui tenait encore agrafé à la chemise, s’apercevant par l’ouverture du peignoir, tandis qu’avec malice elle étalait ses doigts ornés de bagues. Il aperçut la fameuse sauterelle et devint écarlate :

— Que veut dire ceci, Nhine ?… interrogea-t-il durement. Votre absence d’hier, la possession de ces choses que je vous avais refusées ?…

— Ah ! voilà ! Si vous me parlez ainsi sévèrement, je ne vous dirai rien…

— Je veux pourtant savoir… c’est mon droit de… d’exiger.

— Ta… ta… ta… ricana-t-elle en joie de sa taquinerie… Vous n’avez pas le droit de me dire : je veux… pas plus que moi d’ailleurs… puisqu’hier vous vous êtes montré si impitoyable. Admettez que c’est une fée, supposez…

— Je ne veux rien admettre, je ne veux rien supposer. Nhine, ma chérie, je vous en prie… je t’en supplie, dis-moi la vérité. Vois comme je suis nerveux, troublé, mille choses improbables me viennent à l’esprit, car je te sais si folle… et je tiens tant, tant à toi !

Nhine eut pitié de son angoisse, en satisfaction de sa petite victoire et aussi en subite souvenance des conseils de Tesse, elle reprit :

— Ah ! Ah ! vilain méchant, vous voyez comme c’est mal de résister à un désir de sa Nhine. Dites que vous ne le ferez plus… elle devenait câline, s’approchait de lui en tout l’ensorcellement de son séduisant sourire : dites… dites vite, dites ceci : Ma Nhinon, je ferai toujours tout ce que tu voudras !

Docile, il répéta après elle :

— Ma Nhinon, je ferai toujours tout ce que tu voudras.

— Eh bien ! grosse bête, c’est moi qui suis allée chez Lalique acheter ces bijoux. Ils ne sont même pas encore payés, et c’est toi qui me les offres. Viens que je t’embrasse en remerciement, bien que je ne le devrais pas, pour te punir de ton hésitation.

Il respira, soulagé :

— Oh ! une toute petite hésitation de vingt-quatre heures à peine ! Tu as bien fait, Nhinette !… Il l’attirait contre lui, en désir… embrasse-moi doublement alors, puisque je suis gentil…

Elle se dégagea :

— Ah ! non ! tu sais, un seul baiser c’est déjà trop, puisque « j’ai failli attendre ».

— À propos, j’oubliais… Dis-moi, Nhine, j’ai rencontré une étrange personne qui sortait de chez toi alors que j’y entrais. Tu ne l’as sans doute pas reçue, cette visiteuse matinale ? Elle semblait bizarre et était drôlement attifée. Elle m’a dévisagé. Une drôle de petite femme avec une figure rose et des mèches folles ébouriffées de tous les côtés.

Annhine mentit hardiment :

— Ce n’est rien ! C’est une protégée de Tesse, elle vend des fleurs… des fleurs artificielles… puis, coupant court : Ah ! tu sais, moi aussi maintenant, j’ai un petit protégé… et elle se mit à lui raconter sa visite de la veille à la rue des Trois-Frères.

Pressé par l’heure de la Bourse, il fut obligé de s’en aller très tôt.

Dès qu’il fut parti elle sonna Ernesta et lui fit immédiatement téléphoner chez le bijoutier qui devait être prévenu qu’on allait se présenter chez lui de la part de Mme de Lys et régler pour la deuxième fois les bijoux envoyés la veille Boulevard Malesherbes.

— Dites-lui bien qu’il me renvoie l’argent, cria-t-elle… Ah, Bon Dieu ! toujours obligée de mentir… de jouer la comédie… de subir des caresses insipides et non désirées ?… et Nhine soupirait en retombant déjà lassée sur l’amoncellement des petits coussins de soies claires qui encombraient le coin de son divan familier. J’en ai assez !… Et j’ai foi en Flossie… oui… elle m’attire, cette enfant… elle est bonne, elle est autre que tout ce que j’ai vu… puis changeant d’idée : Ernesta, donnez-moi Princesse.

— Madame, elle est sortie avec le domestique.

— Avez-vous préparé les costumes ?

— Ils sont exposés à l’air dans la lingerie, madame, je compte les brosser tantôt, dans l’après-midi, y refaire quelques points.

— C’est bien, je les verrai demain en état. Donnez-moi un livre, le Deuxième Livre de la Jungle… On sonne, tenez, allez… Que fait-elle donc ? elle ne revient plus et je suis toujours si pressée de savoir qui se présente chez moi ! On dirait que je m’attends toujours à quelque événement subit et bienfaisant. Et l’impatiente s’agitait dans les satins et les dentelles de sa chaise longue… Un fournisseur, sans doute ? Ah ! vous voilà enfin ! Eh bien ?

— Madame, c’est une dame… elle ne voulait pas me donner son nom, alors je lui ai dit que madame ne se laissait pas déranger ainsi. Elle a insisté, insisté, puis, finalement, elle m’a demandé de quoi écrire.

— Donnez vite !… et Nhine lui arracha le papier des mains.

Le mot disait simplement :

— « Madame Jane d’Espant qui désire vous parler au sujet de Miss Bradfford. »

— Tiens ! Tiens !… fit Annhine intriguée. Vieille ? Jeune ? bien mise ?

— Madame, elle est sobrement habillée, en noir, costume du matin, genre tailleur… c’est une assez belle personne…

— Faites-la entrer et advienne que pourra !… C’est égal, je me demande ce que me veut cette femme ? Ah ! j’y suis, maintenant, j’y suis… c’est sans doute la…

Elle n’eut pas le temps de monologuer davantage, l’inconnue entrait.

— Asseyez-vous, madame, fit Nhine… Ernesta, allez-vous occuper des déguisements et lorsque Princesse rentrera n’oubliez pas de me l’envoyer.

Se tournant vers la visiteuse :

— Qu’est-ce qui me vaut, madame, l’honneur de votre démarche ?

— Ah ! madame !… madame ! Excusez-moi, je suis folle, oui, je perds complètement la tête… Miss Bradfford vient ici, je le sais, elle me l’a dit, puis je l’ai vue qui en sortait encore tout à l’heure ! Alors j’ai voulu vous voir, vous parler, vous dire… Laissez-moi me remettre ! Je suis désemparée, nerveuse… excusez-moi un instant… je ne sais plus, je ne sais plus… Depuis ces derniers jours j’ai eu des heures affreuses, des crises terribles…

Et égarée elle passait sa main sur son front comme pour en chasser le trouble intérieur.

— Reprenez-vous, madame, lui dit doucement Annhine qui l’observait et l’admirait, car la pauvre créature était radieusement belle. Très blanche, sous une merveilleuse toison noire et ondulée qui l’encadrait de ténèbres, faisant ressortir l’éblouissement de son visage… ses yeux profonds et alanguis avaient une expression lointaine d’au-delà et de souffrance contenue, ils brillaient et se mouraient à la fois, son nez droit et mobile palpitait étrangement. La nacre fine des dents se laissait voir à travers la bouche crispée et invraisemblablement rouge, d’un rouge intense de blessure fraîchement ouverte… Pas une larme ne lui venait, pas un soupir ne s’échappait de sa gorge, mais sa poitrine battait très fort, ses yeux devenaient fous…

En pitié, Annhine vint à elle, l’appuya contre son épaule et lui murmura :

— Je sais, je sais, je devine. Vous êtes son amie, sa petite amie qu’elle a bien aimée et qu’elle délaisse maintenant pour moi… Pauvre petite ! Je vous plains ! Mais… que voulez-vous de moi ?

— De vous ?… De vous ?… Ah ! vous savez ! Ah ! vous me devinez !… et, telle une bête superbe et farouche, Jane se redressa toute, terrible… J’avais donc raison !… Elle allait et venait dans le boudoir, grinçante et hors d’elle-même… Elle vient ici chaque jour ! Tout le temps !… C’est vous qu’elle aime ! C’est pour vous qu’elle me lâche… qu’elle me martyrise !

En rage, elle saisit Nhine aux poignets :

— Vous êtes belle !… Oui, c’est certain ! C’est connu ! Et je vous vois de près, vous êtes jolie, mignonne, gracile… mais moi ! moi aussi je suis belle ! Plus belle que vous peut-être ! Plus vivante, plus épanouie ! Vous, vous semblez frêle, inachevée…

Elle redressait fièrement sa tête, enflant les narines, scandant ses mots, sa chevelure se défit, secouée par un brusque mouvement, et flotta le long de ses reins tandis qu’une odeur fauve s’en dégageait.

— C’est vrai ! Vous êtes belle, vous êtes magnifiquement belle, ne put s’empêcher de lui crier Annhine… mais lâchez-moi ! Est-ce ma faute ?… Suis-je allée de moi-même me placer en travers de votre pernicieux amour… Moi, d’abord, ce n’est pas la même chose ! Lâchez-moi, je vous expliquerai…

— M’expliquer ! rugit l’autre… Ah ! vous n’avez rien à m’expliquer ! Pas la même chose ! Comme si je ne connaissais pas Flossie et ses douceurs et ses tendres perversités !… Elle vient et vous frôle, et vous leurre de troublantes paroles, elle vous entraîne, vous enlace, vous prend enfin et jusqu’au plus profond de l’être… Égarée en son immense souffrance, elle secouait violemment Annhine… Puis un jour elle disparaît, subitement appelée vers un autre caprice… et l’on reste là, anéantie, brisée, finie, en proie aux regrets éperdus, aux éternels désespoirs… Non ! non ! criait-elle en regardant Annhine… Je me révolte de toute ma force ! Je la veux !… Elle tomba à genoux, suppliante, tendant les mains vers Annhine effrayée… Madame… rendez-la moi ! je vous la demande ! On vous aime partout… que ferez-vous d’elle ? Rendez-la moi ! Dites-lui… renvoyez-la… chassez-la… elle me reviendra peut-être alors… Rendez-la moi ! Rendez-la moi !… Je vous en prie… rendez-la moi !…

Inconsciente, en folie, elle répétait son ardente prière d’une voix enrouée, rauque… hagarde, fixant Nhine de ses suppliants regards où elle concentrait toute son âme.

— Pauvre petite !… et Nhine effleura son front d’une caresse… Pauvre petite veuve !…

Jane se recula comme si on l’eût touchée d’un fer rouge… elle vacilla sur elle-même et retomba, brisée, sur le tapis, incohérente… la réaction se faisait. De longs sanglots vinrent la soulager, des plaintes moins âcres montaient à ses lèvres, tandis que de gros soupirs la secouaient toute. Peu à peu elle se calmait. Tout bas, Nhine lui disait de très douces paroles, l’exhortant à la résignation :

— Vous êtes mariée, Jane, vous avez des enfants, sans doute ?

Sur un hochement négatif de la malheureuse :

— Non ? c’est grand dommage ! Mais vous avez un devoir envers celui dont vous portez le nom, envers vous-même, envers votre famille… Oh ! une famille, regretta-t-elle ! Êtes-vous heureuse d’avoir une famille et que je vous envie, moi, qui suis seule au monde ! C’est triste, allez, d’être une enfant trouvée ! On n’a rien… pas un humble petit coin héréditaire où l’on retourne chercher asile… Rien !… que le caprice d’une vogue passagère, d’amours viles et mercenaires… c’est moi la malheureuse… Elle lui parla ainsi longuement d’elle-même, de ses dégoûts, de ses tristes lassitudes… Vous traversez une crise, relevez-vous et regardez plus bas…

En son intuition fine et délicate, Annhine trouvait les mots qui consolaient, qui allaient au cœur de la pauvre créature ainsi qu’un baume efficace… elle sentait que l’on commence à moins souffrir lorsqu’on aperçoit la souffrance des autres… nous sommes ainsi faits : les peines, les chagrins d’autrui adoucissent nos douleurs à nous et les amoindrissent…

Jane releva doucement son visage défait et Nhine lui essuya ses larmes.

— Pauvre petite !… C’est vrai, on dirait que vous portez un deuil, dans vos vêtements noirs ! Et puis, vous savez, c’est très mal tout ça, c’est défendu par la religion, par la morale, par la nature !

Étonnée de trouver tant de tact, tant de douceur chez une telle femme, Jane se calma… elle se redressa et se laissa conduire dans un fauteuil.

Une détente se produisit, son irritation était fondue… elle devenait simplement triste et mélancolique, observait Nhine, surprise de se trouver là, chez cette demi-mondaine si connue, si commentée… en ce lieu, à cette heure, et pour un pareil motif !

Nhine poursuivait :

— Vous ne croyez donc à rien ?… Si… Alors, levez les yeux, priez… vous êtes riche, mariée, respectée et vous pleurez un vice qui s’en va !… Ah ! vous ne connaissez pas votre bonheur !

Elle lui contait sa vie, ses rancœurs, ses déceptions… Persuadée, Jane revint à elle, complètement… Elle se sentait réconfortée, un grand calme renaissait en elle, doucement, ainsi qu’après une tempête l’apaisement se produit. Elle sécha ses yeux et pensa à réparer le désordre de ses cheveux.

— De la poudre ? et Annhine lui tendit la boîte de cristal et d’or.

— Merci. Ah ! que vous êtes bonne ! Merci… elle embrassa Nhine, furieusement. C’était une ardente, une passionnée, excessive en tout. Elle la serra dans ses bras au point de lui faire mal. Ah ! je comprends qu’on vous aime, tenez ! Si douce !… Une petite courtisane si pure, au fond, et sans la moindre perversité… une vraie petite âme ! Je veux être votre amie ! Et moi qui vous croyais… Oh ! non, passons !… Je veux vous empêcher de tomber dans le désordre de ce vice que vous ne connaissez pas,… car vous ne sauriez me mentir, n’est-ce pas… ?

En un doute soudain, elle s’exaltait encore, dévisageant Annhine de son œil subitement assombri et scrutateur.

— Chut ! chut ! Calmez-vous, lui dit Nhine, apeurée de nouveau. Oui, je vous ai bien dit toute la vérité, écoutez, voici toute notre histoire… Sans aucun détour elle lui conta toute son Idylle avec Flossie… C’est court, voyez-vous, c’est peu de chose, une union d’âme, c’est tout !

— Ah ! que je vous envie cependant ! disait Jane qui avait frémi en écoutant la courtisane… Que je vous envie, ma petite !

Sa voix avait de rudes accents, ce n’était plus la voix plaintive qui implorait tout à l’heure, mais un éclat mâle et presque impérieux.

— Je veux vous protéger, vous garder. Ah ! vous ne savez pas, vous, la volupté des enlacements féminins, l’ardeur des caresses lesbiennes… la douceur endormante des baisers défendus, les réveils en fièvre, en désir de reprises folles… les morsures qui brûlent la peau, les lentes jouissances qui tuent, les cris, les spasmes de deux amantes énamourées et éperdues ! « On s’exténue, on se ranime, on se dévore — et l’on se tue et l’on se plaint et l’on se hait — mais on s’attire encore[ws 1]. » Un poète l’a dit et moi je l’ai vécu ! Ah ! les mortels savent trop attendre l’éveil d’un songe d’amour !… Oublier ? Oui… mais c’est impossible ! Mon sang bout ! Pour oublier il faudrait que je meure ! Ah ! Annhine, douce enfant, pure, oui, pure à côté de nous et malgré vos publics désordres… Oui, je vous envie et je m’incline devant votre ignorance… Il y a tant de filles, proies soumises au vice dévorant de Florence ! Qu’elle vous épargne, vous ! Je veux la voir… lui parler… nous serons trois aimées… unies par vous, petite fleur pâle et douce, beau lys de blancheur ayant grandi, superbe et radieux, sur le fumier de la vie. Pourriture que nous, hypocrites, fardées, voilées ! Que vous êtes donc moins coupable, vous, mignonne enfant qui n’avez personne pour vous soutenir et vous guider au travers des dangers, et qui succombez doucement et sans plaisir… pour vivre !… Et si belle avec ça ! Ah ! pauvre petite ! Tenez… un sentiment vient au fond de mon cœur lacéré, pantelant, ensanglanté, un sentiment d’affection douce et profonde pour vous et qui me fera peut-être oublier ! Voulez-vous, Nhine, voulez-vous d’une amie ? Voulez-vous des restes de mon cœur ?

— C’est cela… et Nhine souriait, conquise par la spontanéité et la vigueur des sensations qui précipitaient cette femme dans ses bras… dans sa vie… Ah ! que je vais être heureuse désormais !… Elle fermait les yeux, toute aux espoirs des futures délices. Nous trois… Jane, Flossie, Nhine… allez… allez la voir, qu’il n’y ait pas de jalousies entre nous, et revenez bientôt toutes deux… nous nous ferons mutuellement du bien, étant réciproquement à plaindre. Avec Altesse, j’aurai trois amies, et vous me serez tendres. Allez, Jane, rejoindre Flossie… ne songez plus au passé brutal et douloureusement menteur.

À ce moment Princesse entrait, bondissant vers sa maîtresse.

— Tu ne seras pas jalouse, toi, ma belle, ma petite, dis ? Nous étions presque seules dans ce tourbillon, dans cette vie de foule et d’agitation qui nous entoure, et nous voilà avec des amies, toute une famille, ma Princesse, ma belle…

Le petit chien sautait de l’une à l’autre, avide de caresses. Ernesta suivait, annonçant Madame Altesse.

— Je viens te demander à déjeuner, fugitive vision, afin de te fixer un peu… et Tesse entrait, la main tendue et le sourire aux lèvres.


VIII

— Madame Jane d’Espant, présenta Nhine embarrassée, Madame Altesse, ma meilleure amie… la seule… Elle ne savait trop quelle contenance prendre. Je suis enchantée, ma Tesse, de t’avoir à déjeuner… c’est une bonne idée, une vraie bonne idée… Vous partez déjà, Madame ?

Jane prenait congé.

— Je vous laisse, mais oui… vous savez ce que j’ai à faire… je reviendrai bientôt si je puis supporter ma cruelle situation. Si je puis ?… Allons, au revoir, madame.

Elle soupira en lui donnant une vigoureuse poignée de main, et la regardait fixement. Elle faillit lui broyer les os, Annhine fut sur le point de crier. En passant devant Altesse, elle eut une légère inclinaison de tête :

— Madame !

Altesse salua. Quand elle fut partie :

— Qui est-ce ? Une nouvelle amie ? Une nouvelle figure, en tous cas ? Cette femme a l’air hagard, hystérique, le vrai type de la femme fatale. Je ne l’ai encore jamais vue ici ?

— Tu ne m’embrasses même pas ?… reprocha Nhine d’un ton plaintif… tu t’occupes de cette inconnue bien plus que de moi, méchante…

— C’est vrai, chérie, tu as raison, mais c’est à toi que tout cela se reporte… Qu’as-tu, ma jolie ? Je te vois pâle. Est-ce un faux jour ? Elle l’entraîna près de la fenêtre, écarta un peu les stores rosés et l’examina avec soin. Mais oui, tu es très pâle… tes traits sont tirés… tes yeux las… tu n’es pas bien, Nhine.

— Je ne sais pas. En effet… je me sens faible, drôle, je ne sais pas ce que j’ai… je suis lasse, nerveuse, je voudrais toujours dormir…

— Tu es surmenée, sais-tu, Nhinette… et puis… elle la menaça du doigt gentiment, souriante : Est-ce qu’on dit bien tout à sa grande amie ?

— Mais oui, murmura faiblement Nhine.

— Ah ! ah ! fit Altesse sans vouloir insister, j’aperçois de belles choses : les deux convoitises d’hier. Henri s’est donc exécuté.

— J’ai suivi tes conseils, ma Tesse, tu vois… elle vint près d’elle lui montrer les deux objets… c’est joli, hein ? Oh ! et puis je vais te raconter. Nous… c’est-à-dire je suis allée chez tes pauvres gens.

— Avec Henri ?… Tu as dit « nous », d’abord !… Et Tesse riait. Ah ! Nhinon ! tu ne sais pas bien mentir ! Voyons.

— Non ? eh bien, tiens ! je vais tout t’avouer… tu ne me gronderas pas ?…

Et heureuse de pouvoir donner libre cours à ses pensées débordantes et qui l’absorbaient toute intérieurement, Nhine vint s’asseoir sur un pouf très bas, auprès d’Altesse. Elle lui dit tout : ses résistances, l’attrait qui la poussait invinciblement vers Flossie, sa visite à Montmartre, leur course folle à travers la campagne sous la pluie… comment elle avait trouvé ces bijoux posés sur elle.

— Ça, interrompit Tesse, ce n’est pas le plus mal, mais il ne faudrait pas que l’on fatiguât ma Nhine si fraîche, si délicatement tendre… Je veux bien que l’on t’amuse, que l’on t’encense, que l’on t’adore, que l’on te couvre de bijoux, que l’on te comble de cadeaux, mais je crains, vois-tu, Nhinon, que la contagion de ce vice ne t’atteigne en plein cœur, toi, si sensitive et si profondément impressionnable. Tu serais fichue, pardonne-moi le mot. Tu te refuses, mais tu y penses ensuite, dans la solitude de tes nuits, et cela t’énerve… oh ! à ton insu… ta tête travaille… La pente est glissante et douce, ainsi que les mots et les caresses de Miss Florence. Que le diable l’emporte, encore, celle-là, elle avait bien besoin de venir à toi ! Vois, elle a vingt ans à peine, mais en la regardant bien et de près tu lui trouveras la figure striée de mille imperceptibles rides ! Je parierais qu’elle se met du rouge, mais oui ! Les plis de sa bouche sont déjà marqués par un sceau d’amertume et de scepticisme qui se voit parfaitement à l’œil nu et qui ne fera que croître. Toutes ces femmes sont fanées très tôt et très vite, à mon âge elle sera vieille et cassée, sinon pire ! La folie les guette. Rappelle-toi la Prélat, cette femme que tu voyais chez moi à Ville-d’Avray et qui jouait si cher à Monte-Carlo, elle est morte de ça tout dernièrement, dans une maison d’aliénés, puis Diane de Croissy, paralysée des deux jambes, que l’on traîne à vingt-huit ans dans une petite voiture. Puis encore cette femme de l’artiste Delavagne qui s’est suicidée dans un accès de fièvre, parce que je ne sais quelle femme à cheveux courts l’avait lâchée net. Regarde Riscogni, cette danseuse espagnole qui était si belle et tellement admirée, elle est tombée dans les filets de la Koniarowska, sa beauté a disparu subitement, elle est devenue massive, hommasse, elle porte au visage le masque froidement significatif de son vice. Ah ! Nhinon ! Nhinon ! Je ne voudrais pas te voir changer ainsi !

Annhine réfléchissait, troublée, le regard perdu… Elle se disait que la volupté devait être bien forte et bien prenante pour que celles qui y succombaient perdissent ainsi, sans regret et sans retour, et la notion de leur dignité de femme et leur fraîcheur et leur beauté.

— À quoi penses-tu, Nhine ?… Nhine ? et Tesse la secouait… Tu serais autre, je te dirais : eh bien, essaie un peu… une fois… Donne-toi ce plaisir pervers, si je savais que tu en ries ensuite, mais telle que je te connais, nerveuse, tendre, avec tes imaginations ardentes et cérébrales, je te dis : Non, Nhine, fais attention, ce serait ta perte… Et puis, Henri qui te donne tout et qui te garde si jalousement, Henri serait furieux. Il te quitterait sur l’heure et comment ferais-tu ? Tu as encore besoin de lui. Réfléchis bien à tout cela, chérie !

Nhinon rêvait toujours. Les mots sages de Tesse l’oppressaient. Elle ne voulait plus les entendre… ses yeux fixaient le mur… elle préférait le son caresseur de la voix de Flossie, elle songeait à la félinité de ses regards et de ses moindres gestes.

— Déjà tu es toute changée, continuait Tesse. Écoute-moi, ma chérie, jamais je ne t’ai donné un mauvais conseil, tu sais quelle sincère affection je te porte, balaie-moi tout cela bien vite… nous ferons un voyage, si tu veux, avec Henri — Nhine eut un geste brusque — eh bien, sans Henri, avec mon vieux Georges qui a un tel culte pour toi. Sais-tu bien que je devrais en être jalouse ? Je lui parlerai… pour l’amour de ta Joliesse il quittera sans hésiter son boulevard et ses collections, ses vieux amis et leurs parties de whist afin de nous accompagner où notre fantaisie nous mènera. Veux-tu ? C’est fait de suite et je me charge d’enlever la chose auprès d’Henri… À propos, tu te souviens que nous dînons ce soir tous les quatre à la Maison-Dorée ?

— Oui, dit Nhine, je le sais, mais ne leur dis rien encore. Nous partirons, plus tard… plus tard, je te le promets. Ah ! ne crains donc rien, ma Tesse !… elle prit ses mains dans les siennes et les pressa doucement, mais évitant son regard, confuse, comme si elle eût voulu cacher le fond de sa pensée. Elle prend tout au tragique, décidément, cette pauvre Tesse… elle est trop sage, se disait-elle. Flûte ! cria-t-elle tout haut. Tout m’embête, tout. Je ne te dirai plus rien puisque tu me sermonnes ainsi, et elle éclata en sanglots, nerveuse, crispée, ayant besoin de cette crise, salutaire et calmante.

— Ma Nhine, ma Nhinette ! Et Altesse l’embrassa sur la peau blanche de son cou qui paraissait à travers la dentelle du peignoir, tu vois pourtant que j’ai raison, tes nerfs sont tendus. Pleure, ma jolie… cela te fera du bien,… et Tesse secouait la tête, impassible en apparence, mais déjà le cœur serré par une poignante angoisse.

— Pour une petite chose imprévue… qui m’amuse et qui… m’intéresse… moins banalement… que… tout le reste… tu… me grondes… tu veux… m’emmener… et ces hommes… Ah ! ma chaîne ! mon boulet ! Ils me refusent tout… et Nhine parlait par saccades, entre de gros soupirs… tout… ce qui… me plaît… Ah !… m… ! m… ! m… !

— Ma petite fée, tu me fais l’effet de cette princesse des vieilles légendes. Elle était belle comme le jour, mais, lorsqu’elle ouvrait la bouche, il en sortait des serpents, des crapauds et des grenouilles ainsi que toutes sortes de choses immondes…

Nhine ne put s’empêcher de rire au milieu de ses larmes.

— Pardonne-moi, Tesse chérie, mais ça me soulage, vrai ! Je ne sais pas ce qui me prend. Elle tordait ses mains convulsivement. Je ne t’ai pas fini…

En besoin de confidence elle lui raconta l’arrivée de Jane et la scène qui s’ensuivit.

— Ah ! j’y suis maintenant ! C’est ce quatrième acte qui t’a bouleversée. Ma Nhinette, je ne veux plus rien te dire puisque ça t’agace… Tu es libre, mais tout ça est mauvais, malsain, entends-tu ? À toi de t’en méfier. Dis donc, iras-tu au bal, demain ?… À ce bal d’artistes ?

Nhine hésita :

— Non ! hasarda-t-elle timidement.

— Tant mieux, ce sera une cohue, je crois, moi non plus.

Ernesta entrait, elle semblait gênée.

— Madame, c’est… Elle cherchait ses mots.

— Eh bien, quoi ? Nhine se leva et s’assit à sa toilette. Allons ! Qu’est-ce que c’est ?

— Madame, c’est une femme qui… elle est venue pour…

— Ah ! non ! J’en ai assez de ces visites inattendues, de ces mystères, pas, Tesse ? Elle se peignait vigoureusement, arrachant ses cheveux, toute surexcitée encore.

— Ah ! oui, dit Tesse. Assez ! de grâce !

— Madame Altesse, reprit la femme de chambre sur un ton de cachotterie familière, c’est une procureuse, je ne savais pas comment le dire à madame.

Nhine allait se poudrer, elle se retourna violemment, brandissant la houppe dans sa main levée.

— Foutez-moi ça à la porte, et vivement.

— Elle a tant insisté, madame.

— Puisque je vous le dis !

— Écoute encore, reprit Tesse en courtisane sage et pratique, reçois-la un instant, ça ne t’engage à rien. C’est sain et intéressant, en somme, car c’est du métier, ça… Peut-être une bonne aubaine… Vois-la toujours.

— Oui, et puis après elle ira clabauder partout qu’elle n’a eu qu’à se présenter ici pour être reçue.

— Mais non, ces femmes-là sont très discrètes, prononça Tesse, le secret professionnel, voyons ?

— Et c’est une affaire toute particulière, paraît-il.

— Allons, faites-la venir alors.

Ernesta introduisit une femme âgée, aux cheveux blancs et ondés qui lui faisaient une couronne de respect et de neige. Elle était vêtue de noir et avait l’air très comme il faut. Elle baissait la tête, n’osant regarder en face, et portait un petit paquet à la main. Elle s’excusa aussitôt de sa hardiesse, mais elle ne pouvait manquer une telle occasion : C’était — et elle parlait doucement, mystérieusement, chuchotant presque comme si elle se fût trouvée dans une église, c’était un étranger, très riche et follement épris de madame de Lys. Un jour il l’avait vue passer au Bois et il l’avait suivie ; depuis il en rêvait, il la voulait à tout prix ; ne connaissant personne qui pût le présenter il était venu chez elle, lui demander son aide. Elle savait combien l’accès était difficile auprès de madame, alors — elle était franche — elle avait tenté d’abord de le dissuader, lui en proposant d’autres, bien jolies aussi et plus aisément corruptibles… Il n’avait rien voulu entendre. C’était Annhine de Lys qu’il voulait. Oh ! elle comprenait bien ça maintenant qu’il lui était permis d’admirer madame de près. Écoutez, avait-elle dit en fin de compte, je ne vous promets rien de certain, mais je vais risquer le tout pour le tout et j’irai la trouver. Mais que lui donnerez-vous ? — Ce qu’elle voudra, allez jusqu’à vingt-cinq mille francs…

Tesse eut une lueur de joie :

— Ça, c’est une veine, ma Nhine !

— Est-ce bien sûr ?… demanda Nhine qui se défiait.

— Madame, c’est comme je vous le dis, cet homme est fou… il devenait tout pâle en parlant de vous. Je vous l’avoue, j’ai essayé par mille moyens de changer son idée, rien n’y a fait. Je n’osais pas venir, sachant que vous n’avez rien à souhaiter… c’est si délicat de se présenter ainsi chez une reine comme vous. J’ai pris un petit paquet bien attaché et je me suis annoncée comme dentellière, puis, j’ai parlé à part à votre femme de chambre. J’ai insisté, elle voulait me renvoyer ! Pensez donc ! Ce monsieur m’a promis cinq cents francs pour moi si je parvenais à voir Madame… même sans résultat, et deux mille francs si Madame venait. Il est riche comme un Crésus, c’est sûr ! Son portefeuille était bourré. Peut-être enrichirait-il vite Madame ! Un homme qui promet vingt-cinq mille francs comme cela ! Il les déposera d’avance entre mes mains… Des diamants, bien sûr… des perles grosses comme des noix… on en aura tout ce qu’on voudra. Il vous veut, il vous veut, il n’en démordait pas. Ah ! on n’est pas digne de manger du pain dans sa vieillesse si on refuse une telle chose : vingt-cinq mille francs pour une heure ou deux de l’après-midi… et des espoirs d’or… Elle arrangerait l’entrevue demain entre deux et quatre, elle savait que Madame n’était pas libre… Oh ! elle connaissait tout dans Paris — son air devenait entendu, sa voix obséquieuse — surtout quand il s’agissait d’une femme si en vue. Madame aimerait certainement mieux ça dans la journée. Ce serait plus vite fini… plus aisé…

— Qu’en penses-tu, Tesse, demanda Nhine ébranlée ?

— Ma foi, qu’est-ce que tu risques ?… Est-il joli garçon ?

— Un amour !… avec de grands yeux bleus… mais il était ému ! Il en tremblait !… Il bafouillait un peu aussi… mais il parlait cependant un bon français… tout jeune, une trentaine d’années, pas plus !… Madame ne s’embêterait pas, pour sûr… à moins que l’émotion… dame !… ça se voit souvent cet effet-là ! Il attendait la réponse chez elle, rue Tronchet.

Nhine hésitait encore :

— Vous êtes bien sûre que c’est un étranger… et pas un guet-apens de mon ami, par exemple !

L’autre se récria :

— Un guet-apens ! ah ! non ! bien sûr !… Sa maison était connue pour une honnête maison, elle ne mangeait pas de ce pain-là ! Entremetteuse, maquerelle, oui ! mais pas Judas ! Ah ! non !… Pour ça, Madame pouvait être tranquille. C’était bien un Anglais. Si Madame se méfiait, elle aimait mieux y renoncer. Se prêter à une infamie pareille ! Ah ! certes !…

Elle s’animait, parlant haut.

— Chut, lui dit Annhine… Alors je puis avoir la certitude des vingt-cinq mille francs et de toute discrétion ?

— Absolument, Madame…

Rassérénée, elle baissait la voix… Si Madame veut, la femme de chambre peut venir avec moi jusqu’à la maison, elle verra le Monsieur, et se rendra compte par elle-même.

Nhine réfléchissait :

— Cela m’ennuie d’aller chez vous… on peut me rencontrer, et chez moi c’est impossible…

— Comment, Madame ! Mais on ne vous verra pas !… Vous prendrez un bon sapin bien fermé, vous aurez une toilette sombre de femme du monde et une épaisse voilette de dentelle qui dissimulera vos traits. Je vous attendrai derrière la porte qui sera entr’ouverte, vous n’aurez qu’à pousser sans vous donner la peine de sonner… vous entrerez dans le couloir désert, sans vous préoccuper du fiacre que je ferai payer ensuite. À la sortie vous en trouverez un autre qui vous attendra au coin de la rue pour ne rien afficher, une fois dedans vous vous ferez conduire par ici… pas justement chez vous… à une centaine de mètres, par exemple, et ce sera une affaire faite : vingt-cinq mille balles de plus, et qui peut savoir le reste ?… Est-ce entendu ?… Convenu ?…

Comme Nhine se taisait, Tesse dit :

— Mais oui, bien sûr, pas, Nhinon ? C’est chic de courir les dangers de son état, surtout lorsque c’est si bien payé !

— Je vous donnerai aussi cent louis, déclara Nhine.

— Madame était bien bonne, bien généreuse, oh ! on la connaissait bien pour telle sur la place de Paris… Alors ce serait une bonne journée pour tout le monde !

— Mais je les veux d’avance, vous savez, je n’ai pas l’habitude de ces choses-là, seulement cette fois, la somme excuse tout.

— Rappelle-toi le fameux « vous m’en direz tant » de je ne sais plus quelle reine, dit son amie.

— Justement, et puis comme on ne s’est guère gêné pour me demander brutalement un rendez-vous dans un endroit pareil, je ne veux pas faire des manières, et bien régler la question d’argent. Madame était bien dure !… Des endroits pareils, la plus chic maison de Paris ! Ah ! Madame verrait ça demain : on lui préparerait la plus belle chambre avec cabinet de toilette, bain, douche, salon, goûter !… Mais c’était splendide chez elle ! Madame verrait, Madame reviendrait de son erreur ! Quant au reste, donnant, donnant, c’était déjà arrangé ; en descendant de voiture Madame palperait la galette.

— Et vous aussi alors. À deux heures… j’arriverai entre deux heures et deux heures et demie.

— Que Madame soit bien exacte… ah ! c’est qu’il était fou. Il ne pourra plus se contenir, bien sûr et d’ici demain !… Mon Dieu !… Elle ne voudrait pas se trouver dans ses draps, cette nuit ! Que Madame ne le fasse pas trop attendre — il ne tiendra pas en place — et toute la maison sera à la disposition unique de Madame. Personne n’ira dans les couloirs, on fera mettre des fleurs partout. Ah ! on avait souvent de belles affaires avec de belles dames, des « du monde », et du plus grand, du meilleur. Ça avait un peu diminué dans ces temps-ci, car chacun a son aimoir à présent, mais encore quelquefois, avec des étrangers surtout.

— Vraiment ?

Intriguée, Altesse l’interrogeait.

— Contez-nous un peu ça… des femmes du monde ?

Elle prit une mine discrète et confite. Elle ne pouvait trop rien dire, mais bien sûr, il en venait des tas, allez… des tas… et pas pour des vingt-cinq mille francs encore !… Pour des sommes joliment minimes ! Ah ! elle serait partie d’un pied plus léger si ça avait été pour se rendre chez une de ces comtesses ou de ces baronnes de la haute au lieu de venir ici, certainement… — et le pauvre qui attend ! — je pars, au revoir, Mesdames… Oh ! si Madame voulait, on pourrait en faire de l’or ensemble ! Enfin ! d’abord cette affaire-là, ensuite on verrait, pas ?… Je me sauve, à demain, je passerai encore vers midi… sans déranger Madame, rien que pour rappeler à la femme de chambre afin d’être bien sûre… au revoir… au revoir.

— Au revoir, Madame, et à demain.

— À demain…

Une courbette, un plongeon, et elle s’en fut triomphante, radieuse messagère de la bonne nouvelle.


IX

Le dîner s’achevait assez gaiement. Nhine était joyeuse ; Altesse ne l’avait pas quittée de tout le jour et l’influence salutaire de sa haute sagesse avait eu raison des nerfs agités de la sensitive.

La banalité de cette réunion de deux ménages parisiens dans un cabinet particulier de la Maison-Dorée, s’effaçait au contact de leur grande intimité. Ils parlaient d’eux-mêmes, simplement, de leurs projets, de leurs impressions personnelles, contents de se trouver ensemble.

L’amant d’Annhine, étant marié, jouissait doublement de cette sorte d’escapade qu’il lui était difficile de renouveler souvent. Il souriait en la regardant.

— Vous la trouvez belle, notre Nhinette, dit gentiment Tesse.

Et il répondit :

— Au-dessus de tout !… Voyez-vous, c’est mon rayon de soleil, cette enfant-là !

— Vous me volez mon mot, Henri…

Effectivement, ce soir-là, Annhine était adorablement belle. Elle portait une robe de mousseline bleue, très claire, légère comme une nuée ; sa taille se cambrait dans une ceinture d’or mat très haute et ajustée, émaillée de nénuphars d’une blancheur opaque, aux cœurs de velours, et de grandes fleurs d’eau mélangeant leurs tiges longues et verdâtres à celles humides et droites de frais glaïeuls roses. Une libellule aux ailes transparentes d’un ton glauque de jade formait la boucle. Au cou elle avait un splendide collier de diamants qui se terminait par un pendentif en forme de murène ocellée d’émeraudes. Ses doigts étincelaient sous les feux des pierreries. Par un caprice elle avait posé sur ses cheveux deux étroits rubans de satin bleu qui les fixaient à la grecque sur le dessus de la tête ; près de l’oreille elle avait simplement piqué une rose blanche.

Sur son conseil, Altesse s’était revêtue d’une robe très droite et très collante toute en guipure d’Irlande sur un dessous chair. Un bouquet d’orchidées, de mauves cattleyas, sur le côté, attachaient une draperie de mousseline blanche, et des chaînes, entremêlées de saphyrs, de diamants, de perles et d’opales descendaient, longues et brillantes, le long de la dentelle mate et ajourée. Rien n’était plus charmant que la vue de ces deux jolies femmes d’une élégance raffinée et exquise, avec leurs gestes gracieux, l’enchantement de leurs regards et de leurs sourires, assises à cette table fleurie, devisant doucement, taquines et enjouées, tendres parfois… On comprenait l’extase et la muette adoration de ces deux hommes qui leur faisaient face et répartie.

Vers la fin, Nhine devint silencieuse. Elle ferma les yeux un instant et sembla respirer avec effort.

Attentif, Henri lui dit :

— Qu’as-tu, Nhinon ? Tu as l’air de te trouver mal ?

— Oh ! ce n’est rien !… J’étouffe un peu… si on ouvrait la fenêtre pour un petit instant ?… Tu veux bien, Tesse ?

Il se précipita. Elle se laissa conduire au balcon. Une bouffée d’air frais la ranima.

— Ça va mieux, laisse-moi, va fumer. C’est cela, sans doute, qui m’aura fait du mal… toujours vos fidèles mauvaises habitudes !

Il jeta son cigare dans la rue :

— Ma chérie, tu n’avais qu’à me le dire plus tôt.

— Oh ! je sais bien !… Il faut toujours tout vous dire à vous… laisse-moi seule… je veux respirer à mon aise… Va-t’en, je te dis, tu m’oppresses…

Elle frappait du pied et le repoussait durement.

Il revint à la table, attristé :

— Je ne sais pas ce qu’elle a, elle m’a renvoyé…

— Nhine n’est pas bien, Henri,… et Tesse parlait bas… remarquez, elle est pâle et nerveuse depuis quelques jours… elle s’est un peu fatiguée, surmenée… sa dernière création du Prince Azur l’a éreintée… vous devriez rapidement lui faire quitter Paris pendant quelque temps, l’emmener, faire un petit voyage avec elle… dans le Midi, en Italie, en Espagne, nous vous accompagnerions, n’est-ce pas, Georges ?

— Mais vous la connaissez, Altesse, elle ne m’écoute pas, et puis je ne suis guère libre,… il eut un regret dans la voix. Quoique pourtant, si cela était nécessaire, je trouverais bien moyen de faire ce qu’il faudrait. Mais ce n’est rien ! Elle a du ressort, c’est un mauvais moment à passer. Je l’ai contrariée hier, et ce matin.

— Que complotez-vous là ?… Et Nhine venait à eux, une lueur inquiétante dans le regard… Dites-moi, Georges… elle s’appuya câlinement sur l’épaule du vieux savant… dites-moi ce qu’ils ont tramé contre ma tranquillité, ces deux-là !

— Oh ! la sirène, voyez comme elle sait s’y prendre, elle profite de ce que Georges ne peut jamais rien lui refuser… Eh bien, dit résolument Tesse, on a parlé d’un petit voyage… à nous quatre… ou à nous trois, se hâta-t-elle d’ajouter.

Nhine fronçait le sourcil, mécontente :

— Mais je t’ai déjà dit que nous… c’est drôle, voyons, je ne suis pas une enfant, je sais me conduire… Vous êtes là à vous mêler de mes affaires… quand j’aurai envie de partir, je partirai… pas avec vous d’abord… avec toi, Tesse, oui, mais seules, toutes deux, vers de nouveaux pays, vers de nouveaux visages, en lassitude, en fatigue de tout ce que je vois ici.

— Tu es gentille, lui dit son amant… très aimable vraiment de m’excepter ainsi, juste au moment où je disais que j’allais faire mon possible…

— Pour m’ennuyer comme toujours, répondit Annhine qui se montait. D’abord je ne suis pas malade, mais simplement énervée, et c’est de votre faute, vous ne me comprendrez jamais !

— Heureusement peut-être, interrompit maladroitement Henri.

— Ah ! vous m’insultez maintenant !… Vous devenez grossier ! Il ne manquait plus que cela ! J’en ai assez, mon cher,… elle s’exaltait et devenait très rouge… Oui, j’en ai par-dessus la tête et je m’en vais, je vais rentrer chez moi tout de suite… Ah ! ne m’approchez pas, ne me dites rien. Je vous dis que j’en ai assez, hurla-t-elle, je vous défends de me suivre et de m’accompagner… laissez-moi ou je ferai des bêtises…

— Nhine, Nhine,… et Altesse s’approchait d’elle en émoi.

— Ah ! ma chérie, je te demande pardon à toi… et à vous aussi, Georges, mais tu connais mes désirs, tu sais ce que je pense et tu me comprends, toi…

— Oui, oui, dit Altesse conciliante, sans se départir de son beau calme, je te comprends, mais cela ne veut pas dire que je t’approuve toujours…

— Eh bien ! Tant pis !… et Nhine, au comble de la rage sortit en claquant brusquement la porte.

Ils restèrent là, tous les trois à se regarder, abasourdis, en stupéfaction.

— Je me demande ce qu’elle a… fit Henri hésitant, je vais vous quitter aussi.

— Mon ami, Annhine est hors d’elle en ce moment, vous allez l’outrer davantage, je vous conseille de la laisser tranquillement rentrer chez elle ce soir, toute seule… Elle réfléchira cette nuit et reviendra d’elle-même, elle est si bonne au fond. Moi, je m’abstiendrai aussi et je suis persuadée qu’elle m’arrivera avant vingt-quatre heures, au regret de cette petite scène due à la surexcitation de ses nerfs… Faites comme moi, croyez-moi, et puis soyez très patient, très doux. Elle souffre intérieurement en ce moment, elle a besoin de soins moraux, surtout, et pensez à notre petit voyage, nous l’enlèverons de force, un jour d’humeur douce.

— Oui, oui, dit Georges, Altesse a raison, elle connaît bien notre belle petite amie.

— Je ne la reconnais plus, moi ! Elle change, par moments je crois qu’elle me déteste,… et Henri se désolait.

— Mais non ! mais non !… Elle me confie tout à moi et je sais le contraire. Mais, voyez-vous, cette enfant a trop lu, elle réfléchit trop et a le malheur de tout analyser, d’où cette amertume qu’elle refoule tant qu’elle peut en elle-même, très au fond, et un beau jour, la fatigue des nerfs aidant, tout cela déborde. Elle a des instincts exquis, des mouvements délicieux, mais elle sent trop et, à certains douloureux moments, le creux de sa vie ou plutôt le poids de son existence l’étouffe… elle se raisonne, se mine, se tue…

— Pauvre petite !… Vous avez raison, Altesse, mais je souffre aussi, moi qui l’aime !… Ah ! si j’étais libre, je n’hésiterais pas à l’emmener bien loin, longtemps… à la distraire par de grands voyages vers des pays inconnus.

— Et puis après… ce serait encore et toujours la même chose… le mal est là… et Reine désignait son front, là… dans cette jolie petite tête… Il lui faudrait un but dans la vie, une occupation sérieuse… distraire son cerveau. Nous allons la soigner un peu, physiquement d’abord, et ensuite nous trouverons bien un dérivatif quelconque, allez…

— Vous êtes exquisément bonne, Altesse… et Henri lui prit la main qu’il baisa dévotement. Je vais faire ce que vous m’avez conseillé… rester chez moi pendant vingt-quatre heures, en attente. Un mot au téléphone… pour avoir des nouvelles. Un envoi de fleurs, et c’est tout.

— Trop peut-être… Enfin, grand enfant amoureux, c’est si gentil, que je vous le permets. Au revoir, nous allons passer un instant à la Comédie-Française avec Georges. Êtes-vous des nôtres ?

— Si vous me le permettez et pour une heure encore.

Il lui tendit son long manteau du soir, en velours paille incrusté de dentelles et doublé de chinchilla. Elle lui sourit par dessus l’épaule et ils partirent, réconfortés et en résolution de se soutenir mutuellement pour le bonheur et le bien de l’enfant nerveuse et gâtée qu’ils affectionnaient tant tous les deux et dont l’existence traversait une crise inattendue, douloureuse, qui menaçait de tout détruire et de tout bouleverser.


X

Annhine descendit vivement du fiacre et s’engouffra sous la voûte de la grande porte cochère… Elle s’était trompée… tant mieux ! De cette façon, le cocher ne soupçonnerait rien. Il lui semblait qu’il l’avait drôlement regardée, alors qu’elle lui avait donné l’adresse. Elle revint sur ses pas et le vit qui s’éloignait, elle en fut soulagée et aperçut en même temps, à deux pas plus loin, la maison indiquée. Elle poussa la porte, inquiète, et se trouva en face de la vénérable matrone.

— Vous étiez allée trop loin, lui dit celle-ci. Il était bientôt trois heures et tout le monde s’impatientait. Voici les vingt-cinq mille francs… Elle lui tendit une liasse. Comptez vite et suivez-moi, madame… on vous attend, on vous attend !…

Et elle la précédait dans un escalier étroit et tournant qui faisait suite au couloir.

Annhine se sentait mal à l’aise et troublée. Une désagréable impression l’envahissait, elle se souvenait de ses débuts, des mauvais jours de sa jeunesse, où, encore mineure, elle se cachait ainsi qu’aujourd’hui, mais par crainte de la police, pour aller une fois la semaine, à peu près, dans des maisons louches, à des petits rendez-vous dont le prix variait entre un et cinq louis, afin d’avoir de quoi se nourrir. Ah ! maintenant, c’était autre chose et cependant elle était plus fraîche et bien autrement belle dans ce temps-là ! Elle compta : c’était bien vingt-cinq mille francs.

— Tenez, madame, voici.

La femme se retourna et allongea la main, âprement, elle saisit les billets et les enfouit rapidement dans son corsage.

— Merci. Nous y voilà, c’est là.

— Laissez-moi respirer, dit Annhine près de la porte.

Elle cacha l’argent dans sa poche.

— Je suis émue, fit-elle, mon cœur bat, bat…

— Allons, allons, dans une heure ce sera fini. Vous sonnerez et je viendrai vous prendre.

Elle la poussa en avant et ferma la porte sur elle.

— Ça en faisait-y des embarras, ces espèces-là, grommela-t-elle en s’en allant… Vrai, si ça n’était pas pour un si gros tas ! Voyez-vous ça !… Comme si c’était une princesse du sang !… Allez donc, c’était crevant !

Il n’y avait plus à revenir en arrière. Annhine aperçut l’étranger qui guettait à la fenêtre, immobile et pensif. Elle toussa. Il se retourna d’un coup. Où donc avait-elle déjà vu cette tête-là. Il s’avançait vers elle, pâle et tremblant, sans prononcer un mot.

— Monsieur…

— Madame…

Ils étaient gênés tous deux, évidemment mal à l’aise.

Voulant rompre la glace, Annhine dit :

— Alors, on avait tant envie de me voir ?…

Et lui :

— Ah ! oui !…

Il soupira, son œil s’éclaira, il eut un rire crispant tandis qu’une flamme allumait son visage… l’émotion, sans doute. Elle lui sourit gentiment. Il l’examinait toute, sournoisement, à la dérobée.

Quelle scie ! pensait-elle, il m’assomme, cet homme là, je donnerais bien quelque chose pour m’en aller.

Ce silence lui pesait :

— Alors, j’ai bien voulu venir… Que voulez-vous de moi, fit-elle à tout hasard.

— Déshabillez-vous ! ordonna-t-il froidement.

Son sang ne fit qu’un tour ! Elle eut une pensée de révolte, l’envie de fuir en lui jetant son argent à la face… Il a raison, au fond, cet homme, réfléchit-elle. La femme qu’on paie n’a qu’à s’exécuter. Suis-je donc bête de chercher des formes dans une brute qui a eu recours à de tels moyens pour m’approcher… Ah ! ce flegme ! Il est bien Anglais, celui-là !… Au fond je dois m’en moquer. Idiote, va, tu ne seras donc jamais une bonne putain !

Et, résolue, elle dégrafait son corsage. Le regard de l’étranger eut un rayonnement de joie.

Allons, il se dégèle !… Dieu, que c’est embêtant tout ça !

Elle enleva son chapeau… En défaisant le voile de dentelles elle s’embrouilla.

— Aidez-moi donc, demanda-t-elle.

Il vint tout près. Ses mains tremblaient, inhabiles. C’est bien ça !… il est encore plus troublé que moi… et c’est sa raideur native qui le rend si insupportablement grossier… Allons, il s’agit de faire vite !… Petite courtisane, ma mie, ris aux beaux billets bleus et souris au généreux amant de passage, sois propice à sa bestialité, et mets-toi bien dans la tête que tu es là pour ça.

Son jupon tombait. Elle apparut en chemise et se dirigea vers l’alcôve.

C’est pas trop mal ici — la vieille avait raison — propre, de jolis draps et une chambre blanche avec des rideaux bleus,… ma couleur !

Elle se composait un visage, un raisonnement et fredonnait intérieurement l’air de la chanson de Barbe-Bleue :« Et prenons les choses, mais par leur bon côté ! »

— Nue, commanda-t-il… toute nue !

Elle se redressa, un éclair fulgura dans son regard, puis elle obéit, passive…

C’est trop fort ! Non, mais c’est un fou bien sûr pour oser me parler ainsi !

— Voilà, lui cria-t-elle.

Fière de sa beauté, elle jeta sa chemise au milieu de la pièce en un geste de rage… et resta debout, radieuse en sa gracile nudité, parfaite d’androgynéité : les jambes minces et sveltes, le torse cambré, les seins petits et durs, belle comme une statue de jeune dieu, blanche ainsi qu’une neige qui serait imperceptiblement rosée, le cou rond supportant la joliesse de sa tête fine et bouclée. Il reculait et la contemplait avec une sorte d’ivresse fauve :

— Couchez-vous !

Elle se coucha, étonnée, croyant rêver. Il se précipita hors de la pièce. Elle attendit, se soulevant sur un coude, vaguement inquiète… quelques minutes se passèrent. Puis, la porte se rouvrit ; il n’était plus seul… derrière lui, une forme féminine… Mais… oui !… Ah ! ah ! c’était trop fort !

Elle bondit hors du lit et allait fuir en appelant à l’aide. Un sanglot l’arrêta.

— Nhine ! appelait-on.

Quoi ! cette femme, c’était ?… Mais oui, c’était bien elle, c’était Flossie !… Quoi donc — elle ne comprenait plus — elle ne voyait plus clair ! Flossie ?… Ici ? Pour la prendre ? Pour l’avoir… ainsi !… comme la dernière des filles ! Quelle honte !… Pourquoi ? Pourquoi ?

Elle s’abattit sur le rebord du lit et attendit, rigide, elle ne savait trop quoi, s’efforçant pour ne pas pleurer.

Flossie, pétrifiée, se tenait au milieu de la chambre.

— Quelle indignité !… Ah ! c’est infâme, Willy, ce que vous avez fait-là ! articula-t-elle enfin.

Et elle voulut passer.

Il l’écarta violemment et lui barra le chemin.

— Une infamie !… cria-t-il au paroxysme de la colère. Ah ! c’est une infamie que de chercher à vous faire toucher de près votre ignominie ! C’est infâme de vous faire voir à qui vous me préférez, moi, votre fiancé, votre amant ! C’est affreux de faire venir ici à prix d’or cette prostituée se livrer devant vous à son métier… afin de vous en dégoûter à tout jamais. Mais vous êtes donc une misérable ou une folle, Flossie, de vouloir vous avilir à ce point ! Je vous croyais aveugle, j’ai voulu vous ouvrir les yeux : la voilà, cette fameuse beauté, cette ordure ! elle s’est mise nue et sur mon ordre et pour de l’argent, en cette ignoble maison de passe ! Belle sa chair, oui… ah ! vous pouvez vous en saouler, mais me sacrifier, m’éloigner de vous pour cette saleté, pour cette fille qui se vend ainsi au premier venu, est-ce possible ?… est-ce seulement croyable ?…

Farouche, Flossie se redressa :

— Va-t’en, monstre… elle rugissait,… à tout jamais va-t’en ! Je te l’ordonne. Tout est rompu, tout est fini entre nous ! Va-t’en ou je me tue !

Elle ouvrit la fenêtre et posa son pied sur l’appui. Il se calma instantanément.

— Flossie, ma Flossie, ma fiancée, ma femme ! Oh ! pardonnez-moi !… Je deviens fou, Flossie ! Non, vous ne sauriez être aussi cruelle… je vous aime, je vous adore !… Je ne veux pas vous perdre, Flossie !

Et il sanglotait éperdument.

— Va-t’en ! répéta-t-elle.

Elle eut un geste. Il se jeta sur elle… la saisit.

— Non ! non !… Ne te tue pas !… Je partirai, je pars. Ah ! Flossie, Flossie, j’en mourrai… je m’en vais, adieu ! tu ne me reverras plus ! Je ne peux pas te donner l’amour que tu exiges… horrible, servile et complaisant… mais j’en mourrai… Floss… ma Flossie ! Ah ! tu n’auras donc pas pitié ?…

— Va-t’en !

— Flossie, écoute encore, il est temps, réfléchis. D’ailleurs, je ne puis te quitter ici, en un tel lieu !…

— Moi je vous laisse, adieu !

Annhine qui s’était rhabillée se dirigeait froidement vers la porte.

Flossie courut à elle.

— Je pars avec toi, ma douce, ma beauté, ma méconnue !… Je pars !

Insensible à l’accablante douleur de son fiancé, elle redescendit avec Nhine le sombre escalier. Elles s’en furent sans retourner la tête et ne rencontrèrent heureusement personne pour les retenir et les interroger. Dans la voiture elles restèrent muettes, s’étreignant convulsivement.

— Nous ne serons jamais assez près l’une de l’autre, soupira enfin Flossie ! Ah ! ma Nhine, pardonne ce que tu subis pour moi !

— Tais-toi, dit Annhine, tais-toi.

Quand elles furent arrivées chez elle :

— Va-t’en de moi, adieu, dit-elle, ce n’est pas ton chemin. Je ne veux pas troubler ta vie, pauvre petite. Laisse-moi !… Moi je dois tout attendre, mais toi !…

— Non ! non !… Te quitter ? Jamais ! Nhine, réfléchis, si tu me renvoies, cela compliquera encore les choses au lieu de les arranger. J’ai perdu mon fiancé, je le hais maintenant pour son odieuse machination. Je ne le reverrai quand même jamais ! Alors laisse-moi près de toi… ma martyre, ma Nhine adorée… tu oublieras tout, je te serai si tendre… tu verras… d’abord, ne suis-je pas ton page ?

Touchée, Nhine acquiesça :

— C’est vrai ! Alors viens, nous causerons…

Elles entrèrent, graves et recueillies… En se déshabillant, Annhine songea aux vingt-cinq mille francs qu’elle avait emportés sur elle :

— Tiens, fit-elle simplement en lui tendant l’argent, tiens, tu lui rendras ça !

— Nhine, et l’enfant tremblait, garde-le, je t’en prie.

— Ah ! oui, je l’ai gagné, il est à moi !

— Non, ma Nhine, ce n’est pas cela que je veux dire, mais… garde-le quand même… C’est toujours ça de pris… avec ça,… de grosses larmes roulaient de ses yeux, elle semblait chercher… avec cela, tiens, tu sais, ces pauvres gens, le petit enfant malade, eh bien, nous le leur donnerons… tu vois, ce sera une fortune pour eux.

Elle se jeta dans les bras d’Annhine bouleversée qui éclata en sanglots.

— Notre peine et nos pleurs d’aujourd’hui leur auront gagné cela, ma douceur, vois, nous n’aurons pas perdu de temps… Ah ! ma Nhine, je me sens plus près de toi encore et plus loin de tous ces hommes, que je hais en un seul !…

Elle la serrait à la briser et l’embrassait furieusement.

— Je ne sais plus ! Je ne sais plus ! murmurait Annhine… après tant d’amères réalités, j’ai peur… peur d’écouter une nouvelle illusion…

— Tu m’écoutes cependant…

— Oui, mais comme on écoute la musique d’une religion à laquelle on n’a plus la force de croire, qu’on ne sait plus comprendre. Que ferais-tu dans ma vie, ma vie tellement clouée à terre par tout un lourd passé que la mort seule pourrait effacer ?

— Du bien.

— Du bien !… est-ce possible encore ?

— Du bien à toi, d’abord… et puis ensemble nous en ferons aux autres.

Nhine eut une lueur d’espoir :

— Oui, nous ferons du bien et cela rachètera cette épouvantable existence, cette épouvantable journée qui m’a heurtée de face contre moi-même… et tout le reste. Je sens que je t’aime moi aussi, rien ne nous séparera. Ah ! ne parlons plus de tout cela.

Elle l’éloigna d’elle et lui dit encore :

— Je me demande, Flossie, comment tu pourras jamais désirer un corps ainsi souillé, ainsi sali de tant de dégradants contacts… et c’est toute ma vie !… Ah ! prends donc de moi ce que j’ai de meilleur, ce que nul n’a atteint : mon âme… je te la donne…

Elle lui baisa la bouche, longuement.

— Adorée, adorée !… ah ! tu me rendras folle, répondait Flossie éperdue. Oui, je ne veux que ton âme. Ton enveloppe me sera chère, mais sacrée, jusqu’au jour où toi-même…

— Ça, jamais !… Je te le jure ! Trop souillée, trop salie, l’amour me fait horreur ! Ah ! comprends-moi donc : après tout ce que j’ai subi !…

— Je t’aime et je souffre de te comprendre. Je serai ton esclave et t’attendrai toute ma vie…

— Si tu savais, si tu savais, continuait Annhine. Je suis toute troublée ces jours-ci. Figure-toi qu’hier soir je me suis brouillée avec Altesse, avec mon amant. Ils ne m’ont rien fait dire aujourd’hui. Tout le monde m’en veut. On m’abandonne. Je n’ai plus que toi, Flossie, aime-moi bien, mais bien…

— Ah ! de toute mon âme et pour l’éternité.

On frappa à la porte. C’était la femme de chambre :

— Madame, ce sont les costumes que je voudrais faire voir.

Elles se regardèrent, interdites.

Flossie dit :

— Mais oui, c’est pour ce soir, habillons-nous déjà, veux-tu ?… nous oublierons. Allons au bal.

— Je n’en ai guère envie !

— Nhine, si, nous oublierons ! Que les mauvaises actions des autres ne nous touchent donc pas, — un éclair de défi illumina ses traits ; hautaine, elle se redressait. — Allons, fières de nous-mêmes et invincibles, parmi cette foule d’ennemis et d’ignorants ! Va ! nous serons toujours des incomprises. Foulons tout à nos pieds, et appuyons-nous sur la sublimité de notre douce union — Allons au bal, rions, dansons, vivons de notre rêve !…

— Tu le veux ?

— Je le veux, et toi aussi, ma Nhine, il faut vouloir. Vouloir, tout est là !

— Tu as raison, ah ! soutiens-moi comme ça, Flossie, toujours !

— Ah ! quand je te vois ainsi à moi, je sens en mon cœur quelque chose d’inconnu, une force, capable de descendre plus bas que le dernier abîme et de remonter plus loin que la dernière limite des lointaines étoiles, et je nargue l’humanité ! Je voudrais te faire t’aimer comme je t’aime !

— Mignonne, je suis brisée… tes mots me font du bien. N’as-tu pas peur de t’avilir en te traînant dans la boue qui m’entoure ?

— Laisse ! cette boue séchera, durcira au radieux soleil de mon fervent amour, ce sera d’elle-même que nous nous élèverons, Nhine, mon adorée.

— À jamais, alors, prononça Annhine !

— À toujours… répondit Flossie.


XI

— Dites donc, l’abbé, vous me semblez galant et mignon à croquer dans votre habit de fête… Vous devez avoir un nombre infini de jolies pénitentes avec cette tournure, ma parole, je n’ai jamais vu un petit curé aussi bien fichu.

— Ah ! monsieur le marquis, Dieu est bon de m’avoir fabriqué avec un peu de soin. Certes la religion est assez facile à pratiquer lorsqu’on est jeune et favorisé par la nature… J’ai de belles dévotes, fidèles et assidues, c’est dangereux pour ma vertu parfois, mais la miséricorde de Dieu n’est-elle pas infinie ?

— L’abbé, nous allons dîner ensemble !

— C’est accepté, monsieur le marquis !

— Et vous me raconterez vos petits scandales…

— Oh ! marquis… et le secret…

— Ta… ta… ta… Elvire ! Servez-nous de ce vieux vin mousseux qui délierait la langue à un mort, et mettons-nous à table…

Et le marquis poudré, frisé, joli comme les amours dans son pourpoint de satin blanc à taille, brodé de roses-thé, s’ouvrant sur un gilet de drap d’argent traversé par un large ruban de moire bleu de ciel, le mollet superbe sous le bas de soie bien tiré, la culotte collante moulant les cuisses rondes, le tricorne sous le bras, la main sur le pommeau de l’épée étincelante et damasquinée, sautillait gaiement, le pied finement chaussé de souliers décolletés, vernis, talonné de rouge, et montrait à l’abbé joyeux le chemin du salon où l’on dîne.

— Une prise, l’abbé ?

Et se retournant il lui pinça le nez :

— Ah ! vous faites le mystérieux ! Ah ! ah !… fort bien, mais je saurai tout au dessert.

— Avant le quatrième service, marquis, vous m’aurez dit tous vos péchés.

— La liste en serait trop longue, l’abbé, asseyez-vous en face de moi.

Le petit prêtre galant obéit. Il était idéalement joli avec son costume de velours violet à longues basques tout orfévré de paillettes, le petit rabat perlé de blanc retombant sur le devant du cou, les cheveux à frimas enroulés au-dessus de l’oreille, un manteau plissé court pendait en arrière ainsi qu’une aile sombre ; il prenait des mines contrites, et sa jambe alerte et spirituelle moulée en des bas de soie mauve, brodés d’or, semblait démentir l’austérité de son regard mystiquement baissé.

— Vous m’avez tout l’air d’un petit cachottier, l’abbé !

— Et vous, marquis, d’un terrible paillard !

— Ah ! ah ! c’est mon métier !

— C’est le mien !

— Que c’est donc drôle ! Que c’est donc drôle !

Et le marquis éclata de rire en se donnant une tape formidable sur la cuisse, tandis que l’abbé levait les yeux au ciel en souriant béatement.

— Mangeons, l’abbé.

— Buvons, marquis.

Et ceci, et cela, puis mille autres choses encore ! Le dîner se passa joyeusement. Ernesta servait. À deux nobles seigneurs il fallait une servante accorte. On l’avait vêtue d’une étoffe de soie à ramages sur un fond rose, avec un tablier de taffetas bleu attaché par de petits rubans, un collier de velours noir lui enserrait le cou, et on avait poussé l’exactitude jusqu’à lui poser une mouche sur la joue, un peu au-dessus des lèvres, puis pour ce soir elle répondait au nom d’Elvire.

— Gentille, la soubrette, marquis… et l’abbé clignait de l’œil en désignant Elvire qui servait, souriante, les bras demi-nus et le corsage ouvert.

— Ah ! Ah ! l’abbé, je vous y prends, et nous ne sommes pas encore au dessert !… Attendez un peu, que diable, et pour nous mettre à point contons-nous nos vieux souvenirs. Avec vous je puis être indiscret, vous ne devez rien dire. J’ai choisi cette fille, et le marquis galant posait son coude sur la table, soutenant son fin menton du poing fermé, car elle ressemblait à ma dernière folie — son regard s’allumait — la comtesse d’Azinval, remarquez… n’est-ce point la même taille ?… Port de tête identique !… Nez gentiment retroussé à la Roxelane, provocant et malin… et ces yeux bleus ! Regardez, l’abbé, ne sont-ce point là les yeux d’azur de ma divine infidèle ?… À ce propos, je vais vous narrer la dernière farce que me joua la cruelle, la perverse. Écoutez bien, l’abbé.

L’abbé secoua les dentelles de sa manchette, puis, écartant sa chaise de la table, il sauta dessus et se plaça à califourchon.

— Je suis tout oreilles, marquis.

— Eh bien, voilà, vous connaissez mon caractère et vous savez combien je suis distrait, mais distrait comme on ne l’est pas. La distraction de ce bon monsieur de La Fontaine était un jeu à côté de la mienne. Figurez-vous que, dans les derniers temps de mon esclavage à ses mignons petits pieds de rose et d’ambre, ma passion flirtait…

— Ah ! non, Flossie, ce mot-là n’existait pas encore,… et Nhine éclata de rire.

— C’est vrai, tu as raison… elle pouffa aussi puis se reprenant : ma maîtresse papillonnait en sourdine avec le beau sire de Grandlieu, cet Hercule ridiculement superbe et stupide… Mais les femmes ! Ah ! les femmes !…

— Ah ! Les femmes !…

Et le petit abbé leva les yeux au ciel.

— Tais-toi, l’abbé, écoute, tu soupireras ensuite ! Tudieu ! ce vin pétillant me monte à la tête, à moins que ce ne soit le souvenir de la belle Sylvie !… Je disais donc, c’est ça : elle finit par s’éprendre follement de lui qui, de son côté, avait un collage…

— Hum ! Hum !

— Ah ! non !… qui était en servage assidu auprès de la baronne d’Esquintes. Ma Sylvie voulut supplanter cette dernière dans le cœur et dans les bras de l’heureux sire qui lui donna à entendre qu’il ne demandait pas mieux, mais qu’il lui fallait une preuve de son amour, une preuve éclatante et irréfutable. Il lui dit aussi qu’il n’ignorait pas qu’elle m’eût accordé certaines faveurs plutôt intimes. Elle était jalouse et entière, lui voulait l’être aussi et il lui ordonna de me signifier mon congé sans plus tarder. Tout ou rien, de suite ou bien jamais. Nous étions alors au domaine de Ramon-les-Tours, à l’occasion de grandes chasses où le roi devait venir. La Cour était au grand complet, et le soir, après les battues et avant le souper, nous nous retrouvions, certains d’entre nous, les aimés et les heureux, dans une serre qui contournait les vastes galeries du château et prenait issue aux terrasses extérieures des salles de réception. On s’y réunissait sous le couvert de la plus stricte intimité. Nos dames prenaient place sous les verts palmiers et sous les néfliers fleuris, et nous, naturellement, rassemblés à leurs pieds, ainsi qu’il convenait, conversant au gré de leurs caprices très variables, hélas ! supportant leurs moues et bouderies, ou riant de leurs joyeusetés… devisant d’amour et implorant de prochains rendez-vous ! Ma Sylvie eut alors une inspiration diabolique !… Voyez-vous, l’abbé, une femme qui aime est capable de tout… de tout ! et l’idée de celle-ci fut infernale et féminine à l’excès. Tandis que nous étions tous réunis, par un soir où il devait y avoir grand bal, — c’est vous dire si nous étions en tenue de gala — elle s’assit tout naturellement auprès de sa rivale, je m’approchai et sollicitai l’honneur d’un tabouret près d’elle : Volontiers ! me dit-elle avec son plus charmant sourire. Jamais elle ne me fut aussi courtoise ni ne me parut plus adorablement désirable dans ses falbalas de pékin blanc attachés de nœuds roses. Ah ! il me semble la voir encore, l’abbé !… Des guirlandes d’églantines couraient tout autour de sa considération large au moins de trois aunes et fleurissaient les paniers relevés avec art sur sa taille incroyablement mince, un collier de perles enserrait son cou long et flexible… des feuillages d’émeraudes brillaient sur la touffe neigeuse de ses cheveux poudrés. Avec un geste charmant, elle me désigna ma place sur un siège très bas qui se trouvait à son côté. Tandis que je m’asseyais, elle eut un mouvement que je ne saurais décrire et se penchant vers moi me dit, en me jetant un de ces regards qui savaient si bien me rendre fou.

— Oh ! Adalbert !… de grâce… vous perdez donc complètement la tête, mon cher aimé. Regardez !… — et elle rougissait exquisément, en me montrant quelque chose de blanc, de fin, de mignon, qui dépassait, là, au bord de mon siège, à l’endroit où se fermait ma culotte de satin : — Mais c’est votre chemise !… Vous n’avez pas bien boutonné votre pont, disait-elle, en cherchant à cacher son joli visage sous son éventail, afin de ne pas rire ni laisser voir son trouble, ah ! j’en mourrai de confusion !

Je perdis contenance et jetai à la hâte mon tricorne empanaché sur le fâcheux objet de l’accident. — Causez toujours, parlez, mais parlez donc ! — continuait-elle en m’écrasant le pied de son petit talon dont le rouge n’égalait pas encore l’envahissant rayon d’embarras et de gêne qui l’éclairait à ce moment. Et je parlai… je m’évertuai en propos précipités et incompréhensifs, sans m’arrêter, profitant vivement d’un geste à faire, d’un signe de main quelconque pour rentrer peu à peu le malencontreux pan dans son endroit privé, tout en essayant de ne pas attirer l’attention. — Ah ! vous me faites honte, tenez ! — Et, superbement inhumaine, elle s’éloigna, me laissant à ma peine et à ma ridicule situation. — Votre bras, duc, dit-elle à Grandlieu. Résolu malgré tout à la lui disputer, je me levai précipitamment, profitant de l’occasion pour enfoncer la plus grande partie de mon fâcheux désastre. Il n’en restait plus guère, un simple petit bout, perceptible seulement pour un initié au fait. — Ah ! s’exclama la traîtresse, j’ai égaré mon mouchoir… Baronne… soyez exquise… Voulez-vous me prêter le vôtre, tandis que l’on ira nous en quérir d’autres ?… — Et comme l’innocente baronne cherchait obligeamment : — Inutile ! fit-elle, méprisante, j’ai vu clair déjà dans votre jeu ! Votre mouchoir se trouve dans la culotte de Monsieur !… — Elle me désignait ! Je compris toute l’astuce et la perfidie de mon ingrate amie. Stupéfaction de la malheureuse ! Bref, il s’ensuivit un duel avec Grandlieu, je fus blessé, bafoué et je perdis ma belle. Depuis, je m’entoure de jolies servantes que je regarde et qui veulent me plaire, mais je maudis l’amour ! Savez-vous ce que j’aime, l’abbé ? Voulez-vous le savoir ?…

Et Flossie se fit un porte-voix de ses petites mains pour crier à Nhine, amusée et attentive :

— Eh bien ! j’aime mon sexe, et mes beaux petits pages !

— Est-tu drôle, Moon-Beam ! Es-tu drôle ! Où vas-tu chercher tout cela ?

— Dans mon amour pour toi, qui veut te distraire. — Oui… elle refit sa voix de paillard… oui, l’abbé ! c’est charmant, je me venge sur la bête, et je m’en trouve bien. Ah ! que le monde finirait d’une propre façon et de nette manière si tous étaient ainsi que moi !

Scandalisé, l’abbé détournait la tête :

— Vous m’offusquez, marquis.

— Morbleu ! tu ne crains rien, l’abbé ! Bois ! bois !… — Elle remplit son verre. — Je suis un bon vivant, moi ! Je ne te défends pas de te mortifier et de prier en mon lieu et place lorsque tu n’es pas en ma compagnie, mais à ma table, tu dois rire et polissonner, entends-tu, l’abbé ?

— Ah ! si je pouvais parler, moi ! Ce que je te dirais, marquis !

— Voyez-vous ça !… Quoi donc ? Mais parle, sacripant, ou je te délie la langue en te rebaptisant avec une bouteille de ce vin de Champagne qui ne l’est pas… baptisé… lui !

— Eh bien ! de mon côté, marquis, j’ai un trio d’exquises beautés, grandes pécheresses devant le Seigneur et bacchantes à nulles autres pareilles devant moi — et que j’absolutionne après leurs erreurs dont je profite chaque semaine. — Ce sont trois lesbiennes qui s’aiment sous mes yeux… De l’or roux, de l’or pâle et de l’ébène ! Une trinité amoureuse, soumise à mes désirs…

— Tes désirs, l’abbé ! Ils doivent être blancs comme les lunes d’hiver… doux comme l’œil d’une biche, inoffensifs, timides…

— Détrompez-vous !…

Et l’abbé chuchota, regardant furtivement autour de lui si quelque indiscret pourrait l’entendre… D’abord, il les confessait nues, puis celle qui a commis le moins de fautes reçoit la plus grosse pénitence… oui, c’est ainsi réglé… et la pénitence consiste… il parlait plus bas encore : en ceci…

— Ah ! ah ! ricanait le marquis ! pas mal, pas mal, l’abbé !

— En cela…

— De mieux en mieux !

— Et puis encore…

— Ah ! tu m’en diras tant !… Dis donc, tu m’inviteras à ce concours, j’amènerai mes pages !

— Non, non, nous deux seuls, pas besoin de recrues.

— Bête ! tu ne comprends pas ?…

— Ah ! oui ! très bien, saisi…

— L’abbé ! tu me surpasses !

Et ils riaient tous deux.

— Chérie, soupira Flossie, je veux de l’anisette rose dans l’enivrante coupe qui me grise si délicieusement !

Elle burent ainsi et fumèrent de même un nombre infini de cigarettes en disant mille folies toujours dans la même note…

— La tête me tourne, dit Nhine… il était tard lorsqu’on s’est mis à table. Elvire ! Ernesta ! l’heure ?… Allons ! il est temps de partir… Donnez-nous nos masques, nos manteaux.

Elles s’enveloppèrent après avoir parachevé leur toilette et s’en allèrent continuant leur petite comédie, jusque dans le coupé.

Lorsqu’elles arrivèrent rue Rouget-de-l’Isle, le passage était encombré d’une interminable file de voitures qui s’en revenaient à vide, tandis que d’autres s’arrêtaient devant la porte d’entrée. Il leur fallut attendre. La foule était compacte, accourue là pour voir entrer les invités et afin de pouvoir admirer les toilettes au passage.

— Sont-ils gentils ces deux petits !… cria-t on, tandis qu’elles traversaient enfin sous la marquise rayée de rouge.

— Tu entends, Floss, on nous trouve gentils.

— C’est déjà çà !… Ne me quitte pas, ma Nhine, il y a un monde fou.

— Donne-moi la main. C’est de l’époque, d’ailleurs.

Elles pénétraient dans le premier salon transformé en vestiaire et y enlevèrent leurs manteaux. Des gens retiraient leur loup, d’autres le gardaient.

— Le mien m’étouffe, fit Nhine, je l’ôte.

— Moi, je ne puis, dit Florence, je suis obligée de le conserver en hypocrite obligation.

Dans un coin, une Espagnole, masquée, de tournure sémillante et qui étincelait sous le feu des bariolages pailletés de son costume, observait avec attention les personnes qui arrivaient, guettant, cachée par un tas de manteaux et de défroques amoncelés… ses yeux brillaient à travers le velours. Lorsqu’Annhine se découvrit le visage, elle eut un mouvement en avant et faillit s’élancer. Elle se contint rapidement :

— Non, c’est mieux, murmura-t-elle, je vais les suivre… ce sera amusant… ou pire peut-être !

Et elle s’élança sur leurs traces.

Nos deux petites entraient, parcourant la foule qui s’agitait, brillante et bigarrée sous l’étincellement des lustres et parmi la splendeur des décors. Les plus belles actrices de Paris étaient là, réunies et joyeuses ; d’élégantes mondaines avaient sollicité des invitations pour jouir du coup d’œil et de la promiscuité perverse de cette animation… Elles traversèrent les salons, en curiosité, voulant se rendre compte et désirant tout voir. On reconnaissait Nhine, on l’acclamait, on la saluait, les uns la complimentaient, les autres s’inclinaient sur son passage en l’entourant, on était intrigué de savoir qui était la mystérieuse amie, jolie de formes et bizarre d’attitudes, qu’elle traînait à sa suite. On questionnait, essayant de deviner…


XII

Les femmes, très en peau, découvraient leurs épaules et leurs bras parés de bijoux et de fleurs ; du luxe, de l’entrain, des cris, des rires… c’était troublant. L’orchestre attaquait une valse.

— Mon bel abbé, tu es superbe et suggestif, je te ferai volontiers ma confession.

— Pleine et entière demanda Nhine avec malice.

— Et pourquoi pas ?

— J’en serais scandalisée !

— Mais tu devrais tout entendre et aussi tout absoudre.

— Devant tant d’énormités, il faudrait sans doute une dispense !

— Timorée, va !

C’était Jack Dalsace, qui passait, beau comme un demi dieu dans un costume de soie bleu paon. Une biche se cabrait, orfévrée d’or et incrustée de perles, sur une des manches longues et pendantes, tandis qu’à l’autre une grenouille énorme, effrayante, constellée d’aigues marines, d’émeraudes et de béryls, semblait vivante et prête à s’élancer dans la foule. Des animaux de légende se montraient tout autour de ce costume fantastique.

— Que représentes-tu ce soir ?

— Lumière d’Asie, répondit-il avec emphase, Lumière d’Asie éclairant la Jungle ! Ne reconnais-tu pas ce turban armé d’un croissant et de gemmes brillantes ?

Et il s’avança vers Annhine :

— Dansons, veux-tu ?

— À nous trois alors, car on ne se quitte pas, nous deux !

D’un geste enlaceur, il les emporta à l’autre extrémité de la salle.

— Arrête ! supplia Nhine… tu me fais tourner le cœur, marchons plutôt.

Il les suivait.

— C’est Jack Dalsace, tu sais, le poète des sirènes, des fées, des femmes longues et frêles et des bêtes hideuses et symboliques, l’écrivain morbide et sarcastique, mon ami.

— Je le connais, fit Florence qui considérait avec une sorte d’admiration inquisitrice ce grand garçon superbement bâti, au regard de lumière, au front tourmenté par la maladive et sublime inspiration. Ses longues mains fines étaient chargées de lourdes et étranges bagues, d’anneaux bizarres où se mouraient des chatoiements de perles opaques, bleutées, verdâtres, où s’ouvraient des yeux d’oudjii ironiques et froids, tachetés d’émail, sphinx énigmatiquement fanatiques. À son bras droit, vers le haut du poignet s’enroulait un serpent de jade clair veiné de blanc.

— Ces yeux qui luisent sous le velours me semblent très beaux et déjà connus ?… dit-il.

— Tous les amants de la lune se comprennent et se reconnaissent, répondit aussitôt Flossie, c’est pourquoi je t’admire. Tu n’as nul besoin de savoir mon nom. Qu’est-ce qu’un nom, après tout ? Une désignation stupidement quelconque…

— Pour quelqu’un qui ne l’est pas, je gage !… Annhine, ton amie m’intéresse ! Je vous suis et vous garde.

Et ils déambulèrent ensemble à travers les salons.

— Cette jolie personne qui tourne lentement là, et très à contre-temps, avec ce petit marmiton de satin blanc, c’est Suzanne de Blinges, la belle Suzon… elle est superbe ainsi, enveloppée dans cette lourde dalmatique de brocart jaune fleurie de lotus aux merveilleux calices nacrés, tissés d’argent mat. Cette fille a un goût exquis… Regardez-moi cette façon dont elle a su relever ses cheveux avec ce pendentif d’argent bruni où est ciselée une tête de méduse aux énormes yeux glauques, dilatés, striés d’or. Je déplore son affectueux attachement pour cette glace à la vanille que représente Janelle d’Hurat en ce ridicule travesti de Vatel.

Annhine serra la main de Florence :

— Tu vois, Moon-Beam, Suzanne est comme toi, initiée à l’amour féminin…

Puis, plus loin :

— Voici encore Madelène de Gemmes, la douce maîtresse de la comtesse de Zirnel, sorte de chevalière d’Éon… vois, Madelène est mignonne en marquisette, son frais visage souriant sous la neige des cheveux poudrés. Naturellement, la comtesse a choisi un déguisement masculin, elle s’est mise en berger Watteau, ses épaules sont superbes et blanches sous la peau de Mongolie jetée en travers, ses jambes sont impeccables, la tête un peu forte aux traits chiffonnés sied à l’emploi…

— Encore des sœurs !… murmura Flossie.

Puis s’ensuivit tout à coup une farandole effrénée, folle, qui se formait au centre du bal et contournait les salons, formant mille méandres lointains et tourbillonnants. Nos amis se garèrent en un coin d’où ils pouvaient tout voir. Emportés par le rythme furieux d’un galop échevelé, entraînant, qui serpentait joyeux, faisant successivement passer devant leurs yeux en une rapide vision de blancheurs furtives, d’enlacements de bras, de chevelures défaites, les cortèges d’Indoues aux clochettes battantes, avec des échappements bizarres de peaux, en l’atténuance de leur ocre appâli, d’Espagnoles cruelles de rouge vif et de dentelles noires, au teint safrané, des Bacchantes aux grappes offertes, aux seins nus, aux écharpes déchirées par l’orgie, des timides Bergères, paniers et lèvres retroussés, mouche assassine, jupes courtes emportées par le tourbillon, des Guerriers de haute stature encuirassés et empanachés, dont les bottes sonnaient très fort… et des Moujicks, des Persans, des Romains, des Fées envoilées de verdures et de gouttes d’eau… couleur du Jour, couleur des Cieux et des Lacs reflétant les Nuits étoilées et sans nuages, les Nuits propices, les Nuits d’amour ! Çà et là, une note comique d’un Alphonse de barrière et de sa Gigolette, groupe drôle et bon enfant : elle, chignon haut, accroche-cœurs, petite jupe, corsage peuple et rebondi, mine éveillée ; lui, pantalon amusant à grands ramages extravagants, veste d’alpaga ou blouse bleue, foulard rouge au cou, et la fameuse casquette à ponts ! Deux mariés de village tout mignons et enrubannés, puis l’inévitable masse des Pierrots, Pierrettes, Arlequins, Clowns agiles et pleins d’entrain, Henris II fats et superbes, conscients de leur beauté, Chinois chamarrés de broderies, Bretons, Napolitains, Polichinelles… Diane avec son arc et Minerve casquée d’or, Vénus, admirable en la nudité universellement célèbre et célébrée de Nebbai, la petite actrice des Variétés, puis Méphisto, rouge du feu du gouffre noir, violent des flammes de l’enfer, que silhouettait en parfaite sveltesse son inséparable Line Neurout.

— Encore deux !

— Encore !

Et Annhine pressait la main de Flossie en lui désignant les personnages.

Une mignonne chatte frôlait de ses blancs marabouts, légers comme une mousse neigeuse, l’incarnat d’un coquelicot éclatant aux yeux de fièvre qui se penchait vers elle.

— Ça, c’est Violette Turck et Rita Samuel… on dit qu’elles s’aiment depuis longtemps, puis voici Riscogny et la Koniarowska, lui chuchota-t-elle à l’oreille.

Et Flossie vit, s’avançant juste en face, ignorante des regards qui se portaient vers elle, une femme encore jeune, vêtue ou plutôt moulée d’une jupe de satin noir et d’un corsage montant de la même étoffe qui la couvrait jusqu’au cou ouvert sur un gilet de brocart blanc. Ses cheveux courts et bouclés, couverts d’une toque sombre encadraient son visage décoloré, indifférent, crispé, où étincelaient des yeux vifs et bruns comme des cerises noires, enfoncés, petits, injectés de sang et plissés aux coins. Sa bouche était fine et très rouge ; elle accompagnait une superbe fille qui venait ensuite, sérieuse et réfléchie, comme absorbée par la fixité d’une pensée qui l’accablait. Une longue robe blanche l’allongeait encore, ourlée de grands lys d’argent ; un cercle d’or mat et ciselé assujettissait sur sa tête pensive un voile de gaze blanche, léger, sous lequel transparaissait sa chevelure d’ébène. Elle était noire comme le cœur des humides fleurs d’eau et blanche ainsi que l’opacité de leurs calices endormis. Elle s’approchait, majestueuse et lente, ainsi qu’un beau navire qui enflerait ses voiles… triste et lasse… distraite, comme sourde aux bruits joyeux qui l’entouraient. Elle était là, plus absente que la plus lointaine étoile.

— Oh ! elle est bien belle, cette Riscogny,… dit Flossie. Vois donc, Nhine !

— Le soir, la fatigue ne s’aperçoit pas autant ; dans la journée, tu aurais peur qu’elle ne tombe morte, tellement elle est pâle… À quoi peut-elle donc songer en cette foule ?

Flossie se pencha :

— À quoi ?… À tout ! Aux extases irraisonnées, aux voluptés réelles et éphémères, à la chasteté de l’enlacement suprême où rien ne vous pénètre et où le Rêve ose à peine vous effleurer !… à la sensualité qui vous étreint et vous consume, à l’Amour qui vous tue lentement et vous dévore… et surtout, à l’Au-delà qui flotte tout autour et dont on soulève les voiles dans les abandons fous, immenses, insensés !… Ah ! Nhine ! quelle stupidité que ces groupes corrects et bourgeois, seuls permis ! Que de bestialité dans un couple formé selon les règles impures de l’austère morale ! Vois !… À l’encontre, quelque chose rayonne autour de ces femmes ! Toutes, elles ont une flamme dans le regard, une beauté qui vibre, qui frappe et intéresse ! Ah ! Nhine ! toi qui ne blesserais pas une fleur, seras-tu toujours cruelle pour mon âme qui va vers toi ? Laisse-toi aimer, Nhine ! Révolte-toi aussi contre les lois humaines… cela te lavera des anciennes flétrissures… ne te trompe pas toi-même, en disant à ton esprit affamé de chimères que tu es repue, sinon satisfaite, et méprise les hommes, ces impitoyables bourreaux de l’âme douce et chercheuse d’illusions qui éclaire ta radieuse enveloppe ! Ceux-là ne sauront jamais assouvir tes aspirations vers le Beau, vers l’Idéal, vers la complète satisfaction, Nhine ! Les entendras-tu un jour, les sentiras-tu enfin ces prières de mon Être vers toi ?… Ah ! je rêve d’une union si entière et tellement sublime, qu’elle effacerait ce que l’esclavage de nos sens pourrait encore offrir de terrestre et d’humain ! Mes désirs, mes pensées s’extasieraient en adoration vers toi, immatérielle et frissonnante ! Nhine ! dis-moi que tu seras mienne… et pour toujours !

Grisée des enivrantes paroles, en folie, Annhine lui répondit doucement :

— Oui, toute !… Comme tu le voudras et tant que tu le voudras !

Puis, sans souci de ce monde qui les entourait, elles s’unirent longuement en un doux baiser où elles se donnaient entièrement l’une à l’autre.

— Ah ! Nhine ! l’idée de mon bonheur m’affole. Ma Nhine, je t’aimerai d’un amour idéal et unique, et tu seras le Paradis accompli de mes désirs ! En Tristesse et en Joie, par le Bien et le Mal et la Nuit et le Jour, par la Vie et la Mort, je serai tienne aussi, soumise à ton caprice !… Isolées, incomprises en ce monde aride et sans amour, bafouées par une médiocrité sourde et aveugle, Nhine, que de joies nous seront réservées cependant !… Partons !… Viens !…

Elles se retournèrent vers Dalsace qui souriait à leur égarement :

— Je ne vous disais rien !… C’eût été sacrilège d’oser interrompre mademoiselle. Je vous comprends, beau masque, je comprends tout, moi. Vous avez bien raison de vous aimer, allez ! Pour moi, l’union féminine est du Narcissisme aigu, l’amour de soi poussé à l’excès en la contemplation et l’adoration de sa propre image en celle de l’autre. Et il en résulte quelque chose d’aussi doux que le baiser de la fleur à la fleur, que le contact d’une nuée et d’une autre nuée, que l’impalpabilité de la neige qui se pose et se confond dans l’eau moirée des grands étangs, quelque chose d’aussi suave que l’effleurement de deux ailes de colombes hâtives sous le ciel bleu, d’aussi morbide que le soupir adoucissant les pleurs, que le sanglot qui se mêle à la plainte du désir !… Et vous êtes deux heureuses, deux élues !… Allez !… Fuyez loin de la foule et rentrez en vous-mêmes, unissant vos extases ainsi que vos chevelures en des baisers, en des étreintes, en des bonheurs pervers d’idéalités éphémères et atteintes dans votre solitude à deux… Allez !…

Et il les guidait vers la porte. Ils allaient sortir du tumulte et de la bruyante cohue, lorsque tout à coup, surgissant d’un coin d’ombre, imprévue, soudaine, l’Espagnole bondit vers le groupe fuyant :

— Non, c’est trop fort !… cria-t-elle en se plaçant devant pour leur barrer le passage… Je souffre comme une damnée, je vous ai suivies dans ce bal joyeux, ainsi qu’une misérable folle, mangeant ma rage, mordant mes poings… Vingt fois j’ai failli sauter sur vous, en désir de vous anéantir et de vous clouer là, inertes, devant moi !…

Dalsace voulut l’écarter, intervenir.

— Ah ! si vous comprenez tout, monsieur, continua-t-elle, vous comprendrez mon mal. Laissez-moi achever !… Je ne veux pas troubler longtemps ces deux élues d’un bonheur infernal et céleste. Non ! mais…

Elle arracha brusquement son masque tandis que Flossie et Annhine, effarées, reculaient se serrant étroitement l’une contre l’autre, muettes et hagardes.

La pauvre créature était splendide dans sa douleur :

— Ce que je veux ?… Je veux que dans vos baisers et vos spasmes et partout et toujours et après encore, vous me trouviez, moi, moi dont vous avez ri !… Moi que vous aurez tuée par vos mensonges et vos dédains !… Oui, toi tu m’as menti, tu as ri de mon mal de bête traquée, lorsqu’en peine d’âme je suis venue humblement te supplier d’avoir pitié de ma folie !

Frémissante et accusatrice, elle fixait Nhine…

— Toi,… elle se tourna vers Flossie ! Ah ! toi !… tu m’as donné assez de joies pour que j’en puisse mourir ! Ce n’est pas ta faute ni la mienne, hélas !… Je n’ai pu te fixer ! Je meurs de toi, Flossie, sans vouloir te maudire, car je t’ai trop aimée, mais je veux qu’à jamais tu te souviennes de moi, malgré toi-même et contre toute espérance d’oubli.

Et d’un coup elle s’enfonça au cœur, très droit et sans trembler, la lame aigüe d’un mignon poignard qu’elle tenait en main dissimulé sous la dentelle noire de sa mantille. Elle tomba sans un soupir, sans un cri, elle était morte.

Nhine tourna sur elle-même en portant la main à son cœur.

Blême, sans souffle, elle s’affaissa entre les bras de Dalsace ébahi, épouvanté qui la déposa sur une banquette. La foule vint, cruellement en joie et curieuse, le tumulte fut énorme et le bal cessa au milieu des cris, des attaques de nerfs et des évanouissements. De banales et stupides légendes circulèrent parmi les groupes effarés et défaits qui s’en furent, sous une emprise de terreur. La police fut avertie et au matin de ce désastre nulle trace de ce grand fracas ne s’apercevait plus dans les salons déserts et immenses, si ce n’est quelques fleurs fanées qui jonchaient encore le plancher, et une tache de sang qui persistait à se montrer quand même, vermeille, ineffaçable, là, près de la porte de sortie.

La presse s’empara de ce drame qui fut commenté vivement et de mille façons. Les familles s’en mêlèrent et on étouffa l’affaire le plus vite possible afin de ne compromettre personne.


XIII

Le lendemain de cette terrible catastrophe, lorsqu’Annhine reprit ses sens après une syncope qui avait duré près de quatre heures, elle aperçut tout d’abord Henri et Altesse penchés sur elle, anxieux, attendant qu’elle revint à la vie. Elle reprenait lentement connaissance, abattue et brisée, se souvenant à peine d’une chose inouïe, horrible, qui aurait eu lieu, là, tout auprès d’elle… elle ne savait plus où, elle ne savait plus quoi !… Qu’était-ce donc ? Un cauchemar, sans doute, un rêve affreux !… Elle voulut sourire. Se soulevant un peu, elle distingua plus nettement sa chambre très éclairée. C’était donc encore la nuit ?… Puis, à la lueur des lampes, elle vit des costumes jetés pêle-mêle, des oripeaux de théâtre brodés et pailletés. Elle retomba en arrière, anéantie. Un éblouissement lui passa devant les yeux. Elle sentit son cœur qui battait à se rompre. Oh ! que cela lui faisait mal !… Elle pensa mourir, puis levant les bras et les agitant loin devant elle, elle sembla vouloir écarter d’invisibles ennemis.

— Oh ! qui est là ?… Où suis-je ?… Que s’est-il donc passé ?…

— C’est nous, ma Nhine, ma chérie,… et ils se pressaient autour d’elle, inquiets et rassurants. Tu as fait un vilain rêve, pauvre petite. Ne crains rien, tout cela est fini. Tout ira bien désormais et nous ne te quitterons plus.

Elle entendait à peine leurs voix. Ses oreilles bourdonnaient. Elle respirait mal.

— Je vous vois ! Oh ! ne me laissez pas !… Tesse ! Henri !… Que m’est-il arrivé ?

— Chut !… et Tesse posa un doigt sur ses lèvres. Tais-toi, chérie, ne parle pas, je vais te dire. Tu as eu une forte émotion et ton cœur s’est forcé. Tu as eu un arrêt. Ah ! tu nous as fait bien peur !… C’était en dansant, au bal… et puis une farce abominable, une vilaine farce de carnaval, qui s’est jouée devant toi.

Elle la ménageait, remettant à plus tard le soin pénible de lui rappeler la triste vérité.

— Ah ! oui !… Annhine se souvenait maintenant. Alors ?… C’était une farce ?…

— Mais oui !… Une comédie stupide en tout cas. Nhinon, tu es fragile, si fragile ! On va bien te remettre et sitôt que tu seras sur pied, nous t’enlevons, Henri et moi, c’est décidé ! On partira chercher du calme et du soleil, là-bas, en Italie… justement les vilains mois d’hiver vont venir rendre la vie de Paris dangereuse et insupportable, on les devancera un peu. Pas de Monte-Carlo… malsaine l’usine et trop mondain le genre de là-bas ! Non, nous irons à Florence, à Rome, à Venise, à Naples. Nous descendrons à Palerme, puis lorsque tu iras mieux, on s’embarquera pour Malte, Gibraltar. On ira en Espagne, à Barcelone, Séville, Cadix… puis le Portugal, Lisbonne, et on reviendra à Paris seulement en mai… Henri nous précédera, car il ne pourra s’absenter pendant six mois… Mais, tu entends, ce sera un voyage de repos, de santé où nous serons simples comme des petites Anglaises en ballade !

— Oui… oui… murmurait Annhine. C’est cela… partir… tout oublier !

— Tout oublier surtout !

Elle se plaignit :

— J’étouffe…

— Tiens, chérie, voici un ballon d’oxygène ! Ah ! nous en avons usé cette nuit !… rien n’y faisait. Il faut te soigner énergiquement, ma Nhine ! Nous t’y aiderons tous !

— Henri !

Henri s’approcha, heureux d’être appelé. Il lui murmura de douces paroles… pressant sa petite main dans la sienne, affectueusement.

Altesse allait dans l’hôtel et donnait des ordres, affairée.

— Cachez bien les journaux surtout ! Il ne faut pas que madame soit au courant !

On apportait des fleurs — une gerbe mauve et triste, endeuillée d’un ruban de crêpe — comme une espérance, on y avait ajouté un imperceptible nœud de satin vert. Altesse la saisit et ouvrit l’enveloppe qui était jointe. Elle chercha la signature et vit :

— Encore cette folle !… Ah ! non ! par exemple !

La lettre disait :

Quand, rappelée aux douloureuses choses d’ici-bas et surtout de l’heure présente, je vais par les rues, il me semble que les fleurs mêmes s’étonnent de me trouver encore vivante et qu’elles me demandent comment il se fait que je puisse parfois sourire. Elles ne comprendront jamais pourquoi malgré tout je marche presque joyeusement dans la vie. Alors, sans rien leur répondre, je les envoie vers la cause de mon bonheur, vers ma chère sœur de rêves. Elles me précéderont d’une heure — j’irai prendre de tes nouvelles dans la matinée. Séparée hier si brusquement et si fatalement de toi, il faut que je te parle de tant de choses !

Ton Moon-Beam.

Tesse déchira la missive en menus morceaux.

— Mettez cela où vous voudrez, il faut que Madame ne soit absolument dérangée en rien, ni par personne surtout. Vous direz qu’elle est absente et pour un long temps. Ne recevez que le docteur.

Justement le médecin venait. Il examina la malade.

— Oui, c’est bien cela… et il hochait la tête, surmenage, nervosisme aigu et surexcité. Ah ! j’aimerais bien mieux une jambe cassée ! Tous les organes sont sains. Partez très vite, croyez-moi. D’ici vingt-quatre heures elle sera en état, si rien ne vient compliquer les choses d’ici là. Allez loin et revenez ici le plus tard possible. Repos, calme, hygiène, un peu de distraction. Le moins possible de lecture ou de correspondance, de la marche, repos de tête et exercices de corps… cela passera comme c’est venu, lentement mais sûrement. Vous n’avez rien, mon enfant, et cependant c’est pis que tout. Il faut faire attention, je préfère ne rien vous cacher, vous n’en reviendrez que si vous le voulez.

En s’en allant il répéta les mêmes choses :

— Elle est atteinte, et même assez gravement, mais sa jeunesse la sauvera, aidée de vos bons soins. Agissez vite… voici un mot, une sorte de certificat pour la Préfecture, en cas d’appel. Ah ! quelle malheureuse affaire ! Tout Paris en est plein, on ne parle que de ça !… Tenez les volets fermés afin qu’on la croie déjà absente, cela lui épargnera mille formalités, ennuyeuses et nuisibles. Il faut qu’elle se laisse vivre afin de ne pas en mourir, mais elle ne sera jamais bien solide, la tête épuise toute sa vitalité. Enfin ! elle est entre de bonnes mains, elle se ranimera vite.

— Nous allons faire les malles, Nhinette, aujourd’hui même… dit Altesse revenant près d’elle.

— Tout ce que tu voudras, tout, mais ne me quitte pas !

— Et demain soir nous filons. Tu ne dois voir personne, ni trop parler, même avec moi. Une fois en route, tout te sera permis.

— Ah ! je me sens si lasse, si lasse !

Et elle fermait les yeux, assoupie. Une forte odeur d’éther se dégageait et lui tournait la tête. Une torpeur s’empara d’elle ; Tesse la laissa dormir, s’occupant de tout, et le lendemain ils partirent tous les trois vers de nouveaux paysages distrayants et réparateurs, à la recherche de l’Oubli et de la santé, au loin… ailleurs… vers l’inconnu et le mystère des merveilleuses et bienfaisantes cités italiennes…


XIV

Elles furent de grandes voyageuses, traversèrent hâtivement les altitudes éthérées de la Suisse, longèrent le Rhin, puis abandonnant les cimes de neiges et de glaces, elles descendirent vers Munich et de là s’en furent visiter l’Italie.

Venise les posséda un peu plus longtemps que les autres villes, car elles se plurent à vouloir y vivre les rêves de splendeur et de mélancoliques souvenirs qui grisent et imprègnent dès l’arrivée en l’antique cité des Doges et des Courtisanes, en ce pays de tout ce qui n’existe plus.

L’ami d’Annhine dût arrêter là l’attention de ses soins et retourner vers Paris, confiant sa maîtresse à la sollicitude amicale d’Altesse.

Elles se logèrent en un très vieux palais sur le Grand Canal, entre l’eau morte et un des rares jardins de la ville, triste et dépouillé. L’escalier de pierre descendait en tournant sur la profondeur sombre de la lagune et le glissement silencieux des gondoles qui venaient les chercher au matin les éveillait doucement, sans les ramener trop brusquement à la sensation d’une modernité aiguë et banale, respectant leur songe illusoire, les transportant sans bruit à travers Venise… Venise-Vénus, comme elle surgit des flots ! Vestige immense d’un palais grandiose et abandonné, aux ruines splendides, où les rues sembleraient des vestibules dallés pénétrés par le flot envahissant et lentement dévastateur… silhouetté de vieilles églises, de murs de couvents, de clochers. Ah ! le reflet mystérieux des ponts dans l’eau, les carrefours étroits et multiples, qui sentent l’aventure et le coupe-gorge.

Puis, un jour, Nhine dit :

— J’ai un soupir de soulagement lorsqu’arrivée chez nous, le soir, je pénètre dans le jardin, immobile sous la lune, où les vignes et les orangers me paraissent argentés, et si paisibles ! Dehors, je revis trop le romanesque Passé, en cette lointaine atmosphère de ressouvenance dont les décors fidèles me transportent en un temps mystérieux et enténébré qui m’angoisse et m’attire. As-tu vu, Tesse, au Lido, ce grand vaisseau, blanc ainsi qu’un cygne, avec sa quille d’un vert pâlissant et ses hublots dorés ? C’est le Hohenzollern, le yacht de l’empereur d’Allemagne. Eh bien ! pour moi, il se transforme. Les gens de l’équipage, très blonds, et choisis parmi les plus beaux, me font l’effet de grands seigneurs déguisés. Et le soleil darde… illuminant mon illusion ! Venise ondoyante. Venise magique, Venise en or !… Un conte fabuleux d’amour et de sang, de vin rose, de fleuve enchanté qui entraîne au fond de ses eaux toute une succession de siècles légendaires… puis l’heure passe, le soleil disparaît lentement et semble une grosse boule de flamme qui s’enfonce sous les flots empourprés, incendiant l’horizon tout autour, inondant de splendeurs des mondes inconnus et inaccessibles… ensuite, plus rien ! Je détourne la tête et c’est l’obscurité… le clapotement des rames dans l’eau, des chants puissants de gondoliers, des cris d’appel, des bruits mats, sans échos… Alors je ne sais plus si je vis, si je songe… j’ai peur… je veux de la lumière, de la clarté, j’ai besoin de la foule… et je presse ta main, Tesse, pour te demander secours, afin que le son de ta voix me dégage de cette impression morbide.

— Et tout cela est mauvais pour toi… nuisible pour ta frêle sensibilité, répondit Altesse, partons bien vite !

Elles s’en furent à Naples, adorèrent Salerne, Amalfi, Sorrente.

— C’est ici le pays des dieux, disait Nhine, j’y reconnais ma Ville et ma Patrie ! Il me semble que j’y ai déjà vécu et que les temps que j’ai passés en l’infamie de cette trop mûre civilisation qui m’a blessée et touchée à jamais, n’est qu’un voyage pénible et prolongé dont je ne saurais guérir !

— Tes pensées sont folles, Nhine, fais les taire et admire plutôt les choses vivantes qui nous entourent. Qu’il y a donc de jolies fleurs ici, idéalement blanches, enivrantes à respirer ! Ces œillets blancs, ces fraisiers, si purs… si fragiles !…

Et cependant tellement profanés par les doigts sales de ces Napolitains des rues, songeait douloureusement Annhine qui n’osa plus s’épancher. Tesse l’entraîna dans quelques musées, à Pompeï :

— Vois, Nhinon, quoique muettes ces statuettes me parlent de toi ; leurs hanches sont les tiennes, leur nudité gracile ressemble à la tienne… c’est toi, Nhine, la Vénus au bracelet…

Mais Annhine ne s’intéressait plus aux choses réelles. Elle songeait sans cesse, absente, en recherche… sa pensée se portait vers une autre nudité, sœur de la sienne. Elle se disait qu’en ce cadre de soleil et de vie et de multiples décors on vivrait, nus, un délicieux roman d’amour et de voluptés étranges, inconnues, désirées !… oui, désirées, car maintenant elle voulait ardemment revoir Flossie. Languissante et déjà atteinte intérieurement par le mal qui la minait, elle était sans défense et s’attachait même à cette idée perverse qui avait servi de point de départ à une étape de grand bouleversement en sa vie, qui germait, latente, dans la solitude de cette séparation totale — et si brusque — de l’ambiance d’agitation et de joies bruyantes où elle avait vécu jusqu’alors. Elle ne raisonnait pas. Sans forces, elle se laissait aller. Elle voulait connaître, elle brûlait de savoir, désirant achever ce livre dont elle avait feuilleté les pages sans aller plus loin que le premier chapitre cruellement exquis qui l’avait si violemment attirée en dehors de la banalité coutumière. Elle voulait éprouver, elle aussi, la douceur et l’âpre acuité des sensations malsaines et réprouvées qui lui feraient frôler le crime des hors-nature. Ainsi que ceux qui souffrent, elle s’acharnait à son idée et y revenait sans cesse ; malgré les efforts de Tesse, en dépit de son anxiété attentive, elle était absorbée… lointaine… toujours là où elle cessait de comprendre… en désir, en curiosité !… Plus de nouvelles… rien… pas un mot… aucun signe de la vision troublante qui l’avait tant impressionnée !… Où peut-elle être ? Que sera-t-elle devenue après toutes ces histoires ?… Ah ! ce drame !… Elle en frissonnait encore. Au fond, elle préférait sa complète ignorance. Rien qu’à la seule idée de revenir vers les dernières heures, le tourbillonnement des masques, cette comédie atroce de la femme jalouse qui s’abattait inerte, son cœur battait à se rompre, comme alors, mais Elle, la douce, la si blonde enfant ?…

Tant pis, elle allait se risquer. Pourquoi pas, après tout ? Qu’y avait-il de mal à cela ?… On était à la veille du premier de l’an, à cette époque où les moins intimes échangent un mot de souvenir, un envoi de vœux de bonheur. C’est cela, elle allait écrire : une petite image, un paysage de givre, puis derrière, une ligne, un souhait. « Je te désire mille joies d’âme et de nerfs », ce serait tout… son nom : Nhinon, puis elle adresserait la chose à Paris, à l’hôtel de Bade, pour miss Florence-Bradfford. Voilà, c’était bien simple, un rien, une politesse qu’elle lui devait après tout… elle ne faisait aucun mal. Cependant elle n’en dirait rien aux autres. Ce sont de ces choses subtiles que personne ne comprend. Elle glissa furtivement la petite enveloppe dans un tas de banalités qu’on envoyait à la poste. À peine fût-elle partie cependant qu’elle eût voulu la reprendre. Puis elle attendit, inquiète, le résultat. Allait-on lui répondre ?… Et quoi ?… ou bien ?… Elle s’énerva trois jours, puis, parmi d’autres, un télégramme lui répondit simplement ceci : « Donne-les moi, alors ! » signé : Moon-Beam. Alors elle respira et résolut de ne pas poursuivre. À quoi bon ?… Pourquoi ?… Non, il valait mieux s’en tenir là.

Altesse eût un gros chagrin. Une mauvaise nouvelle lui vint de Paris. Son amant tant aimé, Raoul de la Douanne, se mariait. La chose était décidée, la date fixée. On avait profité de l’absence de son amie pour lui faire accepter le sacrifice. Étant sans fortune, de cette liaison avec la belle courtisane dont il était follement épris il avait souffert des mille petites piqûres faites par l’envie, la jalousie du bonheur, la bassesse et la calomnie des gens qui admettent qu’un homme se vende sans amour à une pimbêche qui se choisit un mâle ou un nom et pincent les lèvres en chuchoteries, haussent les épaules avec mépris devant la simplicité du sentiment né de la rencontre de deux cœurs. Puis les froideurs voulues des camarades, la menace du retrait d’une maigre pension allouée par deux vieilles tantes bigotes et aussi les reproches de sa conscience qui le blessaient intérieurement de frôler le grand luxe d’Altesse. Raoul céda, prit la première venue sur la liste des demoiselles à marier qu’on lui désigna, comme on choisit un plat sur un menu, et il écrivit à Altesse la lettre classique : Il fallait se résoudre… la vie, l’avenir, les difficultés, l’honneur !… À ce mot, elle plissa ironiquement la bouche. L’honneur, comme ils le comprenaient, ces gens-là !… Enfin !… Il l’aimerait toute sa vie. Jamais il ne pourrait l’oublier… puis, plus tard, il lui enverrait un souvenir, un cadeau qu’il la suppliait d’accepter. Un cadeau !… Avec l’argent de l’autre !… Ah ! oui ! le fameux honneur ! On est gentilhomme, on sait que l’amour se paie. Puis encore il lui demandait, à elle, de l’aider à avoir du courage ; il souffrait atrocement, sa vie se dessinait si triste, en regrets, en souvenirs, il fallait qu’elle lui tendit encore la main pour l’aider à franchir ce pas, oui, un mot d’adieu et qui sait, d’au revoir… un encouragement à remplir son devoir !… Une grande chaleur monta aux tempes d’Altesse. Ses yeux se perdirent, se voilèrent, puis son cœur cessa de battre, un froid intense la saisit. Pour dissiper son vertige elle se leva brusquement, le regard à la fois vague et fou comme si elle eût voulu retenir ce qui lui échappait. La lettre tomba à terre et Nhine qui entrait reconnut l’écriture. Surprise de l’attitude d’Altesse, elle l’interrogea doucement, tendrement, de gentilles paroles venaient de son cœur à ses lèvres pour l’amie, la grande sœur en détresse. Sans explication elle avait tout compris. Altesse fronçait le sourcil, froide, hautaine, la bouche sèche et dure, elle voulut repousser la tendresse enveloppante de Nhine, puis tout d’un coup leurs larmes se mêlèrent :

— Ne pleure pas, mon aimée, je ne veux pas, c’est bon pour moi de souffrir… moi, la petite fragilité, la faible, la meurtrie, mais pas toi, la superbe, la splendide, la si forte ! Ah ! non !… On continuerait le voyage, on le rendrait sans fin. L’Italie, on en avait assez, et aussi de Venise avec ses cruels silences où l’on s’entendait trop soi-même. On irait en Espagne, c’était plus gai, plus vif, du rouge, du jaune, de l’or, des chevelures sombres, des yeux de flammes, des castagnettes, des toreros, puis elles pousseraient jusqu’au Portugal… Oui, c’est cela, et Tesse oublierait. Tout s’oublie.

Altesse eût un geste violent, ses grands yeux bleus si doux se foncèrent, elle prit Annhine sur son cœur, murmura quelques mots bizarres, heurtés, que Nhine ne put entendre, puis jamais plus elle ne prononça le nom de Raoul. Annhine se mit en quatre, hâtant toutes sortes de préparatifs. Elles partirent, traversant le midi de la France sans s’arrêter, fuyant ce monde bruyant et interlope qui grouille l’hiver aux bords ensoleillés de la Riviera et, quelques jours plus tard, elles débarquaient à Barcelone, gagnaient Madrid, pays nouveau pour elles, encore primitif, où tout ressort extraordinairement blanc dans la saleté des rues, dans la vivacité brouillante et empoussiérée.

Nhine se sentait animée, nerveuse, elle avait en tête mille projets, mille désirs. Il lui fallait du mouvement, du bruit, elle voulait distraire Altesse de sa peine et s’ingéniait à découvrir des dérivatifs, crispant ses nerfs aux heures de lassitude, allant quand même, redoutant pour elle et pour son amie la solitude des nuits, le calme, le silence, les instants d’isolement propices aux rêveries. Elle les connaissait trop bien ces heures de vague, de tristesse tendre, où avec la complicité des voiles adoucissants du crépuscule on se laisse aller bien loin, bien vite, dans les profondeurs infinies du songe, de l’imagination errante et éperdue, en quête, en mal de lassitude et de désespérance.

Un soir, accoudées à leur balcon, très près l’une de l’autre, elle demanda :

— Altesse, dis-moi ton cœur, maintenant, et l’effet que la vie extérieure et, en quelque sorte exotique d’ici, a pu produire sur toi ? Dis-moi, Tesse, veux-tu, ma chérie… et Annhine se faisait câline, suppliante, toujours un peu curieuse et attirée par le regard profond d’Altesse.

Altesse sourit au fin visage penché vers elle.

— Rien de gai, ma Jolie, je ne sais si je dois…

Puis, faisant un effort en une subite résolution d’aveu, elle continua :

— Vois-tu, je ne suis pas du tout là où ton exquis mouvement de douce et amicale charité veut m’entraîner. Je ne puis te dire tout ce qui s’est passé en moi. Malgré les préventions, les préjugés et les turpitudes de la loi sociale, mon existence pouvait se comparer à un beau fruit d’or, vermeil, intact, superbe de couleur et de forme. Un ver est tombé sur cette perfection rare et unique, sans tache ni défaut, un ver impitoyable qui menace de tout corrompre, de tout anéantir. Ma vie, mon cœur se sont soudainement voilés de crêpe. Vois-tu, Annhine, la vie m’a tout donné : santé, fortune, intelligence, beauté et surtout le don de savoir m’en servir. J’ai l’âme et la fierté d’une courtisane dans le beau sens du mot, sans la mesquinerie ni l’hypocrisie qui masque, sans la lâcheté qui détruit. Ceux qui m’ont aimée sont partis heureux, grandis, je leur ai montré le chemin à suivre. Peu faite pour les amours durables, je tiens du moins aux amitiés profondes et sûres. J’ai tout cela. Lui, Raoul, était plus faible, plus déshérité, peut-être plus plaintif seulement, qui sait ? Je me suis prise à cet amour qui est devenu passion… Et la main pâle s’appuyait nerveusement sur l’épaule d’Annhine, tranchant sur la douce teinte bleue du peignoir… Je ne veux pas détruire de ce qui fût moi, tu entends, ni revenir en arrière, vers lui. Je pourrais le reprendre, le ramener, briser sa carrière, déjouer ses projets, ses espoirs, l’emporter bien loin, ce me serait facile. Je méprise de tels moyens, ce qui est fait est fait. Seulement un peu d’amertume me reste au cœur, Nhine, car celui-là me devait tout et son bonheur se fait désormais de tout le mien. Non, vois-tu, maintenant j’ai entrevu la vie par son vilain côté, elle n’a plus rien à m’offrir, c’est fini, bien fini… Elle s’exaltait et parlait violemment, puis se contenant, elle reprit : Mais il y a toi, toi que j’aime, ma Nhine, toi dont l’imagination un peu folle et énamourée d’irréel a besoin d’être ramenée doucement à la vision simple des choses, et je veux t’y aider. Il faut faire ta vie, assurer ta fortune, pour être indépendante et choisir ceux ou celles qui devront embellir ton existence sans qu’il te soit nécessaire de marchander. La Fortune, Nhinon, c’est pour nous, courtisanes modernes, l’affranchissement, la supériorité, le droit à tout, même à la considération, si nous y tenons ! Tout s’achète !… La courtisane se donne ou se vend sans avoir besoin de s’abriter derrière une étiquette de formalités ou l’achat d’un nom. Ainsi qu’Aspasie, qu’Impéria que j’aime à te citer, Altesse, Annhine restent debout, idoles aux pieds desquelles tous déposent leurs hommages et leurs offrandes : qui son talent, qui sa fortune, qui son esprit, qui sa gaieté. Celui-ci apporte un nom illustre et blasonné, celui-là un cœur, un autre ses richesses, mais tous viennent à nous et nous devons rendre chacun heureux. Nhine, c’est le sublime autel de l’Amour, roi du Monde !

Secouée et grisée par ses paroles, Altesse était splendide. Nhine la regardait, elle lui prit les mains :

— Alors, chérie, tu ne seras plus triste ? Tu ne regarderas plus loin… loin… comme tu le fais parfois ?

Altesse sourit :

— Oh ! cela, c’est différent ! J’ai un vilain défaut, Nhine : l’orgueil !… Et j’ai été blessée ! J’ai senti une épingle s’enfoncer lentement, cruellement, dans mon cœur. Une épingle, c’est peu de chose, et pourtant ma vie s’échappera goutte à goutte par cette infime blessure !… Ce que je veux ? Oh ! j’y ai bien songé, va ! Quand tu n’auras plus besoin de moi, je me retirerai très loin, en un couvent d’Italie, à Fiesole, où l’on reçoit les femmes riches et libres, les désabusées qui désirent le recueillement et l’oubli. Pour cela seulement, et non pour y suivre les rites pieux, car je n’ai pas la Foi, n’ayant pas la Crainte ni l’Espérance, n’ayant rien à demander. Je m’y éteindrai dans un ultime décor de soleil et d’azur, entendant sans les comprendre des voix qui murmureront, dans une langue étrangère des paroles inconnues. Elles emporteront mes souvenirs comme de légères feuilles mortes balayées par le vent. Je me modèlerai une âme, une âme quelconque, très paisible, lente et préparée… À quoi ?… Je n’en sais rien ! C’est là mon Rêve définitif et absolu. C’est là mon But, c’est tout ce que je veux : la Paix !… la Paix, sans trêve ni mensonges. À la première résistance du sort je brise ma vie. La page qui me déplaît s’offre, ironique, à mes regards ; sans la tourner, je jette le livre.

Devant la physionomie attristée d’Annhine, elle l’attira et la serra passionnément sur son cœur :

— Ne pense pas, chérie, ne pense pas… Ce sera plus tard, alors que je te sentirai forte et vaillante !

— Tais-toi, Tesse, tu m’impressionnes tant ! car je te sais si fermement résolue… mais non, tu n’as pas encore achevé, ma petite femme en or ! Tu as moi, ma Tesse, ma grande sœur !

Et Nhine se penchait vers elle :

— Et puis, n’en parlons plus, c’est mieux ! Tu es encore là, parmi nous, les fous et les profanes, ris donc et montre-nous le chemin !

— Me suivras-tu, au moins ?…

Nhine ne répondait plus, pensive… elle s’interrogeait elle-même, et n’osait trop fouiller en les replis de son âme tourmentée. Elle voulut réagir :

— Ton chagrin ne se laisse voir en rien de toi, moi qui te connais bien, je puis seule m’en apercevoir, et encore ! À peine, à de rares petites choses… tu ne changes pas, Tesse. Comment me trouves-tu, moi ? Il me semble que je vais mieux, que je reprends, que je reviens…

Elle se tourna toute, se prêtant avec une grâce mutine à l’examen d’Altesse qui la regardait attentivement.

— Toi ? mignonne… eh bien… non ! ce n’est pas cela ! Maintenant, la fatigue du voyage, les changements d’air et de régime… tu es moins pâle, c’est évident, tes yeux sont vifs… trop vifs à mon gré… tes traits se tirent… tu ris nerveusement, pour rien… tu pleures vite, tu trépignes, tu t’impatientes à propos de tout… pourtant… elle baissait les yeux, chercheuse… pourtant tu engraisses certainement… tes épaules sont plus fortes, tes seins plus fermes… somme toute tu vas mieux, je crois, oui… Dès notre rentrée en une vie calme et habituelle, tu sentiras tout le bienfait de ce traitement de stimulance antinostalgique.

Annhine fit glisser son peignoir de soie pâle et regarda elle-même sa poitrine qui bombait un peu maintenant, lisse et blanche. Elle sourit, satisfaite, puis dressa le torse :

— Tesse, c’est vrai, j’ai des appas ! Regarde, ma chemise en craque, trop étroite… c’est rond, tâte, tu en auras plein la main… Tâte, chérie, mais tâte donc !…

En une caresse, Altesse palpa la forme délicieuse de la gorge offerte. Nhine poussa un cri et ferma les yeux, puis elle éclata d’un rire strident, saccadé, inextinguible. Elle saisit la main de son amie et l’écrasa contre elle, brutalement, en renversant sa tête raidie ; ses paupières découvraient un regard fixe… et elle riait toujours, secouée des pieds à la tête par un frisson violent. Elle faillit rouler à terre. Altesse la soutint d’un bras, essayant de se dégager sans y parvenir, tant l’effort crispé de l’enfant maintenait sa main sur sa chair tendue. Alors Nhine eût une lueur de conscience, elle esquissa le geste de se lever, mais elle retomba en arrière, sur le dos, et la crise se dessina terrible : des cris, des râles, des coups de pied à droite, à gauche, dans le vide, son crâne sonnait sur la pierre en l’éparpillement des cheveux fous, sa nuque se soulevait heurtée de soubresauts, ses poings fermés battaient l’air pour revenir la meurtrir elle-même. Elle déchira les fines dentelles qui protégeaient encore sa nudité fragile et convulsée, puis elle se sentit lourde, ses yeux se fermèrent, ses dents grincèrent, semblant désirer mordre et elle s’effondra, vaincue, respirant avec peine et par intervalles… enfin des larmes vinrent, bienfaisantes ; elle pleurait tout doucement, sans s’arrêter, presque sans bruit… puis les sanglots éclatèrent, les cris reprirent. Altesse avait appelé Ernesta, à deux elles purent amener Nhine vers son lit, on la dégrafa, on la coucha. La fraîcheur des draps, et l’odeur révulsive de l’éther la calmèrent un peu. Elle s’endormit ainsi, brisée, sans avoir repris son entière connaissance, le visage enfoui dans l’emmêlement doré de sa chevelure avec le petit flacon qu’elle tenait serré sous ses narines. Altesse lui bassinait les tempes et fit préparer un lit auprès du sien, afin de ne pas la quitter. Il fût convenu qu’on ne lui dirait rien de tout ça, mais qu’on aviserait le médecin de Paris. Au petit jour, lorsqu’Altesse s’éveilla, elle trouva Nhine assise au milieu de sa couche, étonnée, inquiète.

— Dis donc, que s’est-il passé ?… J’ai une vague idée, je me sens si bien ce matin ! Qu’est-ce que j’ai eu, Tesse chérie ?… Une attaque de nerfs, pas ? C’est ridicule, et tu m’as bien soignée, mon bon ange, tu as dormi là, près de moi, c’est gentil, viens que je t’embrasse… viens !…

Elle mit ses bras autour du cou de son amie et se suspendit presque frénétiquement à ses lèvres, se serrant avec force contre son épaule, l’embrassant fiévreusement, violemment :

— Tu ne sais pas ?… elle lui chuchotait à l’oreille… je suis trop sage, je crois, il y a longtemps que je suis sage. Je rêve la nuit, tu comprends ? Oui, tout éveillée je fais aussi des songes… il faudra que je m’apaise. Écoute : tu sais bien hier matin au restaurant, j’ai vu quelqu’un qui me plaît, oh ! une beauté !

— Comment ? fit Altesse interloquée, Nhine, que me dis-tu là ?

Elle s’assit, attentive, sur le bord du lit. Un peu décontenancée, Annhine prit ses mains et continua :

— Oui, j’ai vu un beau garçon, tu sais, Tesse, un de ces Espagnols au teint mat, aux yeux de velours, avec une bouche qu’on a envie de mordre, découvrant des dents !… des merveilles ! Il était très chic, je t’assure — elle n’osait pas lever son regard et croisait ses doigts tremblants aux doigts d’Altesse — Oui, j’ai senti un trouble, un désir, une folie ! Je me pâmais sous son regard ! Il n’a cessé de me faire de l’œil… j’y ai pensé toute la journée ensuite. Ça doit être un gentilhomme, il avait de longues mains blanches, les attaches fines.

— Ma Nhine, je ne te reconnais plus.

— Moi non plus, je t’assure, je ne me reconnais plus moi-même ! — Elle s’enhardissait, sauta du lit et courut à travers la chambre pieds nus. — Mais je le veux, je le veux ! Je veux goûter à l’amour espagnol ! Viens, habille-toi, sortons ! — Elle sonna Ernesta. — Une chemisette, une jupe et Princesse, je sors par la ville. Faites mon lit tout blanc, tout beau. Des Valenciennes, des rubans bleus, des soies assorties, parfumées… Ça va être amusant, songe donc, Tesse, courir dans les rues à la recherche d’un amant désiré, inconnu, en fille, presqu’en pierreuse. Je n’y tiens plus !… Vite, viens avec moi ! Non ? tu ne veux pas ?… Sotte ! Personne ne nous connaît ici ! Bonjour alors, moi je file, c’est à croire que son regard m’a hypnotisée ! Tiens, je suis sûre qu’il m’attend là-bas, sous les arcades, devant les magasins… Mets-toi à la fenêtre au moins, tu me verras ! À tout à l’heure ! Qu’on fasse ma chambre bien jolie ! Je reviens… ou plutôt, nous revenons bientôt !

Elle s’élança dehors, jetant la porte qui claqua fort. Altesse passa un peignoir et se mit au balcon, elle aperçut Annhine en dessous qui sortait de l’hôtel, traversant la rue, très vite ; sa petite main à moitié gantée retroussait sa jupe, collant ses formes menues et graciles… ses talons frappaient gentiment le pavé inégal et boueux. Elle longeait le trottoir en face. Elle fit signe à Tesse de la main et appela Princesse qui suivait mal, joyeuse et distraite. Au coin de la rue, elle hésita un instant, puis poursuivit droit devant elle. Elle allait gentiment, le nez en l’air, l’œil riant, provocante et mignonne, regardant de tous les côtés, en recherche, en espoir. Tout à coup, elle devint très rouge, puis pâle, son cœur battit violemment. Oui, c’était lui, là, qui sortait de chez le parfumeur… Elle s’approchait, émue et anxieuse, n’osant plus, puis elle prit bravement son parti et entra dans la boutique. Elle demanda de l’eau de Cologne, s’expliquant avec toutes sortes de difficultés, car le garçon ne parlait pas français, alors elle sortit sa tête avec précaution et appela doucement :

— Monsieur !… Monsieur !…

L’homme se retourna ; justement il revenait sur ses pas à la devanture, lorgnant Annhine ; il s’approcha. Elle perdit son aplomb, effarouchée. Il souriait. Elle ne trouvait plus ses mots, effrayée de sa hardiesse. Il lui offrit le bras, sans parler. Elle accepta et désigna l’hôtel, au loin, ayant un regard de triomphe vers la fenêtre où se silhouettait encore Altesse.

Il dit avec un mauvais accent :

— Vous êtes Française ?

— Oui, et vous ?

— Moi, ze souis Espanol. Vous êtes bien zolie ! Depouis longtemps ici ?

— Non. Mais chut !… nous voilà chez moi. Suivez-moi, je vais vous montrer le chemin.

Elle passa devant, précédée de Princesse qui courait vers leur appartement. Arrivée devant sa porte, elle se retourna et mit un doigt sur ses lèvres, puis elle entra sans bruit, doucement, en marchant sur la pointe des pieds. Justement, Tesse, rentrait chez elle et fermait la porte de communication, elle les avait vus venir. Elle entendit des pas légers, puis d’autres plus lourds… des chuchotements, des rires, des exclamations… des baisers. Entre des soupirs étouffés et des cris rauques, le lit craqua, puis il y eut un long silence et tout recommença… des clapotis d’eau que l’on verse, des accents de voix haute, une sorte de conversation.

— Adieu ! disait la petite voix affaiblie d’Annhine, nous partons tantôt, je ne vous reverrai plus. Adieu, bel inconnu !… Il faut se séparer !…

Deux minutes de silence où l’on distinguait à peine le bruit assourdi de quelqu’un qui s’en va… avec précaution, et Nhine appela :

— Tesse !… Tesse !…

Altesse vint, curieuse :

— Eh bien ?

Confuse, Annhine se cachait sous les draps.

— Eh bien, c’est fait, voilà !… Ah ! quelle horreur, ma Tesse ! — Elle faisait la grimace. — Il n’était pas si bien !… Commun, de vilains dessous, un avocat de Madrid, Luiz de je ne sais plus quoi. Ça m’avait plu, la petite chose de l’enlèvement, du levage plutôt ; en ce moment j’ai un mal de cœur !… Que faire ?… Oh ! n’approche pas ! Ne m’embrasse pas, je t’en supplie !

— Veux-tu ton bain ? demanda Tesse, ça achèvera de te calmer.

— C’est çà, et Nhine sonna. Ernesta, demandez mon bain, préparez mes frictions, du linge propre, vite, vite,… puis veux-tu, ma Tesse, que nous allions ailleurs ? N’importe où, vers Lisbonne, par exemple, ce n’est pas trop loin, le wagon-lit part à sept heures ce soir, je crois, nous avons le temps.

— Tout ce que tu voudras, fit Altesse qui s’approchait de la cheminée. Mais… dis donc ? — Elle s’empara d’un papier qui traînait. — Dis ?… Qu’est-ce que c’est que ça ?…

Nhine regarda :

— Ça ?… Quoi ça ?

— Tiens, ça ! — Elle agitait deux billets de cent pesetas.

— Non !… deux billets ?

— Mais oui, deux billets, jetés là !

— Ah ! c’est trop drôle ! C’est lui, et Annhine éclata de rire. Pauvre homme, c’est lui qui a voulu me payer ! Ah ! ça, c’est bon par exemple ! Il m’a payée deux cents francs !… Ris donc, Tesse ! Deux cents francs, ton amie Annhine de Lys, c’est pas flatteur ! J’aurais préféré le payer moi-même !

— Non, c’est très bien, c’est très amusant, dit Tesse, je t’assure, ne t’en formalise pas, au fond, ça ne vaut pas plus ce que tu lui as donné, toi !…

— Ça ne vaut pas ça !…

— Pour lui c’est beaucoup, sans doute.

— Ce que nous appelons l’Amour ne vaut rien ?

— Ou bien cela vaut tout !

— C’est selon le sentiment qui nous fait agir.

— Je déplore sa générosité, dit Annhine, elle vulgarise encore plus mon caprice.

— Nhinette, toi qui as tout ce que tu peux désirer, ce matin tu t’es vendue pour deux cents francs !

— N’en parlons plus… j’ai honte !…

— Il ne faut avoir honte de rien.

— Je vais laver mes souillures, Tesse… à tout à l’heure… emballons !


XV

Elles parvinrent à Lisbonne le lendemain matin et se logèrent à la gare, dans l’Avenida Palace. Nhine souffrait intérieurement. Elle écrivit à son médecin, longuement, toute une explication sur son état fébrile, puis sans attendre de réponse elle demanda le médecin de l’hôtel qui vint lui prescrire du bromure, de l’hypnal, des douches, du calme et le repos du lit pendant quelques jours.

Altesse sortait à peine et ne la quittait guère ; elles vécurent dans leur vaste appartement qui était gaiement situé sur la grande avenue qui singe nos Acacias de cinq à sept. Un jour Altesse quitta précipitamment le balcon et vint à son amie en criant :

— Nhine, Le roi !… Le roi ! Vite, lève-toi et viens ! Il va passer sous nos fenêtres !

Nhine sauta vivement à terre ; elle se couvrit d’un long manteau de voyage en drap très clair doublé de mauve et se pencha afin de voir l’équipage royal. Derrière suivaient les grands seigneurs, le frère du roi, le cortège des gens de la cour. Nos deux amies furent aperçues et signalées… Une intrigue s’ébaucha qui leur procura quelque diversion ; de furtives invitations à la nuit, des rendez-vous clandestins au palais les amusèrent et leur fit aimer pour un moment Lisbonne. Elles brocantèrent un peu et purent aller à deux ou trois courses de taureaux, moins cruelles qu’en Espagne où c’est un vrai massacre qui les avait horrifiées. Altesse vivait pour son amie et Nhine semblait oublier un peu Paris et ses secrètes aspirations. Elle ne parlait jamais de miss Flossie et se laissait aller au plaisir de vivre joyeusement, recherchée et sollicitée de tous côtés, en beauté triomphante et unanimement célébrée. Mais elle dépérissait physiquement de jour en jour ; un tremblement nerveux s’emparait d’elle à tout propos, elle en arrivait à ne plus pouvoir tenir son verre en main. Si on fermait une porte tant soit peu fort, elle tressaillait ; le moindre bruit la faisait bondir ; elle parlait très vite, très haut, et ne tenait pas en place. Ses narines palpitaient et ses yeux agrandis lançaient des lueurs hagardes, brillantes, ainsi que les regards des morphinées. Elle se sentait prête à tout, plus forte, plus vive que jamais, puis d’autres fois elle restait immobile durant des heures entières, fixant le même point avec un sourire figé qui crispait sa figure froide et exsangue. On eût dit que rien ne pouvait alors la toucher… En d’autres instants elle semblait somnoler, pensive, les yeux clos, et elle gardait le lit pendant une longue suite de jours, molle, accablée, incapable de bouger. Parmi les gens qui l’entouraient, il était un homme qu’elle exécra de suite et de parti pris. Il se nommait José de Souza Mialho… elle ne pouvait le sentir ; dès qu’il arrivait en la foule de ses adorateurs, elle se prenait de rage, de colère et lui disait mille injures, il lui répondait mille impertinences et c’était une escarmouche sans fin. Une après-midi qu’Altesse rentrait de la promenade, elle trouva Nhine râlant dans les bras de cet homme. Il était venu alors qu’elle était seule. Dans sa poignée de main elle l’avait attiré sans dire un mot et elle s’était donnée à lui avec une sorte d’égarement. Pendant trois jours elle l’aima à la folie et ne consentit jamais à le revoir ensuite, sans rien vouloir expliquer à personne. Elle cherchait à se sauver, à se reprendre, à se remettre et n’y pouvait arriver. Son imagination déformait les moindres choses de sa vie, elle attachait de l’importance à la plus futile des misères, analysant tout, fouillant tout. Elle reçut une lettre de Flossie qui lui parvint après mille détours. Elle reconnut l’écriture large et un peu contournée ; sans la lire elle la détruisit, craignant un retour subit, un aimant subtil qui l’attirerait encore. Elle fut éperdue, frémissante, en fièvre…

Un jour, par un de ces temps tristes et mal éveillés, quand les nuages d’ouate et de lourd silence appesantissent le ciel de morbidesse et de languidité, elle n’y put tenir et alors que Tesse était allée tenter sa veine aux jeux de Mont Estoril — c’était à deux heures de Lisbonne — elle écrivit à Flossie l’adieu suivant… Oui, elle voulait que ce fût un adieu, un irrévocable adieu de son âme en émoi, possédée, croyait-elle par celle de l’insinuante enfant. Se voulant seule, elle s’enferma après avoir envoyé Ernesta faire des courses, puis, se laissant aller au besoin de confidence qui la minait, elle fit cette confession :

« À toi qui fus ma douceur blonde, ma Flossie, à toi qui fus car tu devais être et qui cessas d’être car tu fus, inévitablement, selon la loi naturelle. Pauvres petits Prométhées que nous voudrions être, soumis brusquement, fatalement, implacablement ! Soumis !… et amenés ironiquement à désirer nous-mêmes notre esclavage humanitaire… où tout ce qui naît doit mourir !… même Toi et Moi, surtout Nous ! Tes cheveux seuls ne seront ni soumis ni esclaves, rebelles victorieux ! Ils seront toujours un clair rayon de Lune… appâlis dans un temps lointain mais encore plus morbides, lunatiques, jusque dans le tombeau.

« Je t’écris ces divagations en souvenir de tes cheveux et pour leur dire adieu. La Lune boudait hier, comme Toi, comme Moi, comme Nous !… invisible dans la nuit, mais il y avait beaucoup d’étoiles au ciel et des becs de gaz dans la campagne… petits stupides et imbéciles, sortes de clowns burlesques qui veulent ressembler aux astres lumineux… et de loin, par la myopie et le borné de notre idiote intelligence, beaucoup d’entre nous les prendraient bien pour des étoiles, ces feux banals allumés par la main des hommes, qu’un souffle du vent fait vaciller, qu’un rien éteint, lueur tremblotante et falote, utile et bête !

« La Lune boudait hier, et je me promenais dans la campagne en l’attristante solitude des bords du Tage, traînée par cinq petites mules folles et enrubannées. Devant moi, deux êtres devisaient et projetaient des lendemains joyeux. Joyeux !… Ah ! ah ! ah !… Comme s’il était sur terre une joie possible pour qui sait et comprend !… et moi, j’étais assise en arrière, seule, isolée… et je tournais la tête afin de ne pas les voir, et je bouchais mes oreilles pour ne pas les entendre… et mon regard se perdait, fouillant le chemin parcouru. La Lune boudait toujours invisible, mais la Voie blanche, la Voie lactée éclaircit le ciel, et je pensai à toi, Moon-Beam, à tes cheveux pâles et fins… pourquoi ? Parce que ton caprice, le mien, le Caprice aux ailes brillantes et rapides, ainsi qu’un bel oiseau des îles, s’est posé un jour sur une fragile fleur, union de nos deux âmes, et parce que c’était doux, ainsi de loin, d’y songer, sous la belle voûte éthérée de saphyr sombre.

« Les chemins parcourus, c’était triste ! Je leur disais en moi-même, et à toi aussi : Je ne vous reverrai plus, mes beaux chemins d’ombre, mes routes d’angoisse, mes carrefours enténébrés, mes arbres perdus au loin… jamais plus ! Un brusque départ, une soudaine fantaisie… et les mules m’entraînaient avec un bruit joyeux de clochettes, et la route s’assombrissait derrière moi, au passé de mon regard… Et je songeais à Toi, à ma petite Fleur bleue que je ne verrai plus et dont le parfum me grisait si doucement. Et les arbres s’en allaient très vite, je me semblais immobile, la campagne courait autour de moi… ainsi que Toi, ainsi que Moi. Est-ce Toi qui es partie ?… ou Moi ?… ou Nous ? Et les arbres couraient, les petites montagnes se sauvaient, quelques maisons blanches fuyaient, rapides, et tout cela me répondait : Non, non, c’est Toi qui passes, tu es l’Errante ! Nous, et le Ciel et les Étoiles sommes les Impassibles, les Stables, les Immuables, les Infidèles ! Nous te charmons ce soir, ensuite nous en charmerons d’autres. Si tu reviens jamais, tu nous retrouveras, plus beaux ou plus laids, mais nous, nous toujours, beaux ou laids selon ton Idée, ta Fantaisie ou ton Caprice qui te suivent et t’enveloppent, qui te mènent et te domptent et t’ordonnent ! Tu nous retrouveras ainsi, laids ou beaux, toujours les mêmes : Stables et Infidèles !… Et je jouissais d’une tristesse douce et enivrante qui me mêlait à Toi qui fus ma blonde, ma Flossie… je pleurais presque. Était-ce Toi ?… Était-ce Moi ?… Et mes pleurs me faisaient un plaisir plus intense que les rires et les gaietés des deux êtres devant moi : le fils d’un roi et une amie bien chère qui se tournaient parfois en désir de me faire partager leur joie. Non, non, laissez-moi à mes rêves, je suis si bien, pas seule, non, je suis avec une âme qui me caresse et me comprend ! Et la route fuyait !… Et j’abaissai mes regards sur le sol. Alors, horreur ! désillusion !…

« Je vis des pierres, des cailloux, de la boue, des herbes piétinées, écrasées, des fleurs empoussiérées, des ordures, des traces de pas, des ornières : Lève tes yeux… me dit ma cruelle et tendre Voix intérieure — celle qui, à son gré, au tien, au mien, me torture ou me console. Lève les yeux de ton souvenir. Il faut regarder toujours très haut, souviens t’en et alors tu jouiras de pouvoir regretter les Chemins parcourus ! Les rêves planent et ne s’abaissent jamais ! Suis-les de ton regard, la Terre est ton ennemie. Ah ! la Terre !… Tu marches dessus, tu la souilles, tu l’ensemences et la fais germer ; un jour, en vengeresse, elle te recouvrira, t’étouffera, victorieuse, et t’enveloppera de sa noire humidité. Aussi, lève tes yeux, contemple les étoiles et passe… tu songeras avec douceur aux chemins jadis parcourus… à Toi qui fus ma blonde, à Moi, à Nous !

« Et les Blés humains, ils sont humains, les Blés — ce qui veut dire tendres et bienfaisants, d’après l’ironie convenue du dictionnaire, mais non d’après mon cœur désabusé — et les Blés que nous semons, qui croissent à notre gré et qui tombent sous nos faux en criant, dont la Gerbe desséchée nous nourrit après avoir été cruellement broyée, vois comme ils sont bons et bienfaisants et loyaux, peu humains alors, n’est-ce pas ? les Blés !… Les Blés m’environnaient ainsi qu’une mer immense, penchés, ployés, abattus par la force du Vent… et je fuyais, Flossie, toi qui fus mienne !… Des hurlements de chiens, le bruit de la voiture sous une voûte sonore, deux factionnaires qui interrogeaient du regard, un brusque arrêt… et me voilà de nouveau loin de Toi, bien loin… à Eux… à Lui… à Tous !

« J’ai voulu fixer un peu tout cela qui m’est passé dans l’esprit en ces heures d’union à travers les espaces pour te l’envoyer et… peut-être ? causer quelque plaisir… à qui ? à Toi ? à Moi ? à Nous !

Annhine.

P. S. « J’ai oublié de te dire qu’en regardant au ras de terre, le soir où la Lune boudait, sur la route poussiéreuse et souillée, je crus voir un corps de femme étendue en travers d’un tas de pierres, nue, frêle, offerte. Ce corps ressemblait au mien, à celui que tu désires… et les passants l’injuriaient, le violaient, le salissaient ainsi que la route, d’ordures, de crachats, de baisers, de morsures, de taches, de coups, de baves et de meurtrissures. Les pierres étaient plus — moins — humaines, puisque tel est le mot consacré par l’usage, servons-nous en ! Qui me voulait, m’avait. Nul ne voyait mes flétrissures, car la Lune boudait, invisible, et je pourrissais dans ma fange, sans force pour me relever, pour fuir ! En vain, j’essayai de m’accrocher aux quelques passants qui me semblèrent secourables, chacun me repoussait en se détournant. On se ruait sur moi, hommes et bêtes, et cela dura des siècles !…

« Je voulus me cacher sous ta chevelure, car tu vins aussi, mais tu passas après avoir effeuillé des fleurs au-dessus de mes paupières et de mon front, en unique pitié. Mes regards ne verront plus l’obscène, l’inique ; comme eux, mon front restera pur, parfumé de la senteur des feuilles pâles que ta main a versées sur moi, à foison. Et si elles se fanaient ? Reviendrais-tu m’en jeter d’autres ?… Non ! Fuis ! Passe ! Vole dans tes ailes d’ange. La rosée du ciel aura compassion et me les conservera fraîches et embaumées. Alors, que personne ne vienne m’arracher à ma torpeur, à la douceur de mon songe ! Je ne vois rien. Ainsi que l’autruche que chacun trouve idiote et que j’estime et que j’imite, je ne vois rien, donc je ne crains rien ! Je me fais l’effet d’une fleur, tout entière hors d’atteinte, puisque tu as couvert mes yeux et mes pensées.

« Plus d’inutiles efforts ! Que ma chair pourrisse, dégradée, ainsi que ma forme ! Ma vraie beauté est sauve, et bien loin désormais de la convoitise des hommes !

« Au fil de la plume et de la pensée, pour Toi, pour Moi… pour ce qui fût Nous !

Annhine.

— C’est un peu fou, cette lettre, murmura-t-elle en la relisant, mais Flossie me comprendra. Elle est la seule au monde qui soit en accord parfait d’idées avec moi, et c’est vrai tout cela ! En cette promenade d’hier j’ai vécu toutes ces choses.

Elle expédia la volumineuse enveloppe, puis s’ingénia à n’y plus penser. La réponse ne se fit pas attendre ; après cinq ou six jours elle arriva et dit ceci à Nhine qui trouva un prétexte quelconque pour s’isoler :

« Adorée, ta lettre est une lumière qui auréole mes espoirs. À quelle orgie des sens as-tu contraint ta pauvre âme pour qu’elle s’épanche ainsi vers moi, semblant si douloureusement écœurée des choses indignes que lui offre ta vie, pour qu’elle veuille quitter le présent pour revoler vers tout ce qui fût : vers Toi, vers Moi, vers Nous !… Son frôlement d’ailes m’est une douceur angoissée de craintes ; saurai-je captiver assez cette vagabonde, ou, avide de l’intangible éphémérité, s’en ira-t-elle toujours plus loin ?… Ailleurs ?… Non ! n’est-ce pas ? Je crois sentir que désabusée, meurtrie, tu me reviendras toute entière et que mon immense amour m’apprendra à te garder. Ah ! darling ! Les heures que je rêve avec toi !… Les heures ! Les vies ! Les éternités !… Tu es bien la sœur de mon âme, et rien ne peut rompre ni défaire ce lien. Nous sommes unies dans le mystère de l’infini ! Je t’ai retrouvée. Vainement tu as essayé de me fuir car tu dois me revenir et être à moi. Tout t’y poussera, une force invisible t’attirera vers moi, m’aidant. Ta pensée m’est déjà un retour et pour bercer mon impatience, in the meantime[9], j’ai mes souvenirs ! Mes espoirs aussi !… Comme j’y tiens, à notre doux petit passé. Je m’y cramponne ainsi qu’un enfant auquel on veut arracher son jouet ! J’aime jusqu’à cet épisode tragique qui en précipitant ton départ a si brusquement mis fin à notre première page d’amour ! Laisse ta pensée longuement sur tout cela : Vois la mort volontaire de Jane dans un endroit où chacun, sauf elle, portait un masque. Elle a joué sa vie sur un sentiment, un grand, un noble puisqu’il l’a élevée au-dessus de la loi de conservation que la foule dit la plus forte. Elle a vu tout ce qui lui donnait envie et joie de vivre réduit en cendres, et nous devons l’admirer de n’avoir plus voulu marcher sur une terre stérile, inféconde d’espoirs. Combien mieux vaut-il se donner la mort à temps que d’assister à l’ensevelissement du meilleur de soi-même que l’on n’ose suivre, inaction digne d’un lâche. Chère petite morte, ma vie lui sera une longue prière d’actions de grâces, car j’ai hérité d’elle la note sensitive qui manquait à l’harmonie de mon amour. Par sa fin, j’apprends à mieux vivre, à mieux souffrir pour toi. Va, voyage ! Sois loin ou sois tout près, mon cœur ne te quittera plus, dusses-tu m’entraîner dans le dernier des enfers ou m’élever à la hauteur la plus inaccessible ! Il y a eu assez de temps déjà depuis ta lettre pour mille changements d’humeur, mais même maintenant, malgré que quatre jours aient mis leur barrière d’heures entre celle qui m’écrivait et celle qui m’oublie, je sens toujours ta pensée qui m’enveloppe !… L’imagination !… Quel bien pour celles qui ont perdu le trésor de la réalité et doivent se contenter d’un écho ! — Comment traduis-tu mes silences ? J’aime à croire que tu m’as sentie t’accompagnant partout… sans sommeil, la nuit, je te suivais ! Aidée par mes souvenirs de voyage, j’étais avec toi, en Italie surtout. Je ne connais rien de plus triste que ce pays, qui, en dérision d’un passé de splendeur, se nomme la « Bella Italia » ! Et c’est parmi ces ruines que tu es allée chercher la joie et le repos ? Ai-je tort de m’imaginer que tu t’y sentais inquiète, en nerfs, isolée ? Que de fois me suis-je dit : Là, sous le grand dôme d’une morte Église emplie de l’haleine des morts ; là, où les os des jadis grands se répandent en poussière et se mêlent au crépuscule d’un autre temps qui déjà se termine, elle aura peut-être envie de quelque chose de tiède, de doux, de vivant, à elle, d’une voix dans le silence, d’une vibration mystérieuse et aimée parmi tout ce qui se tait ; ou bien regardant là-haut, par une des rares fenêtres s’ouvrant sur l’infini, sa lassitude la fera un peu s’enfuir de la terrestre sphère, éviter les étreintes physiques, oublier les phrases banales, les gestes brusques, et son âme appellera la mienne. Alors, une poésie inconnue la pénétrera, la bercera selon le rythme de ses désirs, hors de la prose de la vie. Voit-on ce qui est gothique ou moyen-âge sans la silhouette d’un page ? Laisse-moi aller à toi, m’extasier à tes pieds, là où tu es, par ces nuits idéales qui semblent se pâmer d’Amour !… Nhine, tu ne connais pas l’Amour qui se module selon les décors ! Tu n’as eu que des amants excités de leur désir et non de leur entour ; pour eux tu as été une femme — le sexe — et non l’amante d’un rêve ! Laisse-moi aller en recherche de tout ce que tu as éparpillé sur eux. J’irai ramasser sur la grande route tes illusions perdues, mon amour les ranimera, et joyeuse, tu m’en couronneras !… Nhine !… Laisse-moi t’aimer ! Appelle-moi ! Viens ! La très chaste amitié que tu veux serait le culte de mes plus fous désirs si elle était complète. Mais tu es avide de l’impossibilité : la Voix sans le Son, les Rayons sans le Soleil, l’Art sans l’Inspiration, la Beauté sans la Forme ! Si tu m’étais moins connue, ceci serait plus réalisable, mais je t’ai comprise et aimée. Pour moi tu es devenue l’essence de tout parfum, l’unique but de ma vie ! Ton individualité m’obsède, et je te crierai de toutes mes forces : je t’aime !… Puisses-tu m’entendre ! Les autres te blesseront de plus en plus ! Va, voyage ! Boude-moi ! Écoute-les ! Que m’importe, tu es mienne pour toute l’éternité et je me voue à toi, et je saurai t’attendre ».

Flossie.

— Elle est sûre de moi, se dit Annhine.

Cette idée la mit en rage, elle hocha la tête, puis déchira l’enveloppe en mille morceaux, nerveusement comme pour réduire en miettes l’impalpable du fluide qu’elle redoutait et subissait à la fois.

— C’est idiot tout cela, au fond, mais c’est doux ; elle écrit joliment bien pour une étrangère, quelle suavité en ses pensées, dans ses moindres sensations ! Elle me charme et me corrompt… c’est sûr, elle m’intéresse trop !… Je ne veux pas !… Je ne veux pas !

Altesse entrait en coup de vent, elle s’arrêta, incertaine devant l’attitude rêveuse de Nhine et devina tout à la vue de la lettre qui s’ouvrait sur la table. Elle n’interrogea pas, en attente, puis coupant court à un silence de gêne et d’embarras, elle feignit de ne rien voir et dit :

— Nhinette chérie, viens voir, c’est drôle comme tout, on part chercher les taureaux pour la course de demain, il y a les bonnets verts[10] qui font une espèce de cortège, puis la musique.

Tandis qu’Altesse ouvrait la fenêtre, Nhine dissimula vivement la lettre de Flossie entre les feuilles de son buvard.

Elles s’accoudèrent au balcon.

— Irons-nous demain ?

— Certainement, dit Tesse, nous devons avoir une des plus belles loges, près de celle du roi.

Annhine n’en avait guère envie, mais elle songeait que cela distrairait Altesse qui de son côté voulait entraîner Nhine vers cette bruyante réalité pour l’arracher à ses funestes torpeurs. Leurs regards se croisèrent qui les firent se comprendre.

La première, Nhine dit :

— Ça t’amusera-t-il ! Oublieras-tu pour un instant, là, dans cette foule et ce tapage ?

Tesse répondit :

— Personne ne sait aussi bien que moi s’isoler dans la foule.

— Moi, tout çà m’ennuie et m’énerve, reprit Nhine.

— Alors ?

— Alors ?

— Comme tu voudras.

Annhine n’osait l’avouer, mais elle désirait retourner vers Paris, vers Flossie, vers un inconnu de chimères et d’étrangetés qu’elle voulait pénétrer, au prix de n’importe quel désespoir. De son côté. Altesse se mourait de l’envie de revoir son home, son entourage, de contempler, âprement et de près, la ruine de ses joies et de ses bonheurs d’autrefois, l’ambiance désolée dans laquelle elle avait vécu tant d’heures heureuses. En un long silence elles se dirent tout cela à elles-mêmes. Nhine tourna son regard vers Altesse qui la fixait lointaine et absente.

Elle l’appela doucement :

— Tesse !

Altesse tressaillit et dit d’une voix blanche :

— Quoi ?

— Veux-tu ?…

— Quoi ?

— Partir ?

— Où ?… Être ici ou ailleurs !…

— Non ! partir… rentrer… là !

— Là ?

— Là ! tu sais bien,  !… Chez nous !

— Ah ! oui… si tu le veux, Nhinon, si tu le veux et si cela doit te faire du bien. Quant à moi !… elle esquissa un grand geste d’indifférence.

— Oh ! moi, tu sais !… et Annhine feignait un complet détachement. Rien ne m’y attire, mais c’est pour toi… je crois qu’il te sera salutaire de rentrer… tu as un vide dans ta vie et tu le sens douloureusement, c’est indiscutable… à Paris, il me semble que tu le combleras plus facilement qu’en ces passées rapides parmi ces pays étincelants d’ardeurs vibrantes et épanouies !

Altesse eût un mouvement de tête triste et négatif, puis elle reprit, voulant bien se laisser convaincre :

— Tu crois ? Comme tu voudras ! Mais nos amis, nos nouvelles conquêtes ?…

— C’est très bien de laisser des regrets derrière soi ; moi, je m’en irai sans peine, et toi ?

— Oh ! moi !… Alors, quand veux-tu ?

— Le plus tôt possible… n’est-ce pas ?

— Tout de suite, si tu n’y vois pas d’inconvénients ?

— C’est aussi mon idée. Ce soir part le Sud Express.

— Ce soir alors.


XVI

Le train les emportait, ravies, doucement bercées par mille projets d’avenir meilleur. Elles avaient été heureuses de s’enfuir hors de leur vie habituelle, elles étaient heureuses d’y revenir. Altesse voyait une amélioration — elle ne savait laquelle — l’atteinte probable d’un horizon de joie, de changement bienfaisant ou de dérivatif à sa tristesse, tout un cortège d’espoirs mal dessinés, mais réels, une rencontre imprévue avec l’Aimé, la possibilité d’un retour… malgré sa résistance il la supplierait, implorerait un rendez-vous, un de ceux-là où on se jette dans les bras l’un de l’autre et où l’on oublie les pires résolutions. — Ah ! pour ça non, par exemple ! Elle avait une force de volonté impérieuse, tenace. Elle se souvenait, autrefois lorsqu’elle avait quinze ans, une parente l’avait gravement offensée, blessée. Tesse l’avait chassée bien qu’elle lui fût très proche, et jamais, malgré les lettres les plus humblement suppliantes, malgré qu’on la lui eût signalée pour des jours et des nuits, en larmes, sur le banc placé devant son hôtel en attente de ce pardon qu’elle implorait, jamais elle n’avait pu vouloir la rappeler à elle. Puis, un matin on lui avait annoncé qu’elle était morte et Tesse s’était fait conduire au cimetière afin d’être bien sûre qu’elle était là… sous terre… Eh bien ! de même elle serait soulagée d’assister à l’ensevelissement certain de son bonheur. Peut-être trouverait-elle une lettre qui lui dirait que tout avait été rompu au dernier moment, qu’il ne pouvait vivre sans elle, elle ne savait quoi, au juste, mais elle retournait vers Paris avec une sorte d’idée lente et, angoissée, une presque certitude d’un bouleversement salutaire, l’éveil d’un songe douloureux qui vous laisse brisée sans doute, meurtrie, mais soulagée quand même de la sensation atroce qui vous étreint et vous oppresse.

Annhine fermait les yeux et s’abandonnait au charme qui la possédait. Elle s’en voulait d’avoir retardé les joies vers lesquelles elle roulait aujourd’hui. Elle se tordait à l’avance en songeant aux excès étranges auxquels elle voulait se livrer jusqu’à en mourir. En toute l’excitation de son repos propice au désir, elle voyait le regard de Flossie qui la pénétrait jusqu’au fond de l’âme, elle frémissait déjà en s’imaginant l’étreinte farouche de ses bras blancs, l’enlacement de tout son être au sien abandonné, livré. Elle se pâmait sous le baiser de ses lèvres, puis la voix douce de l’enfant lui murmurait des mots harmonieux, énervants et plaintifs, implorants et reconnaissants. Elle n’y tenait plus, et se mourait, vaincue, se tuant seule, en farouches désirs et subtiles caresses. Hors d’elle, elle cria très fort. Altesse s’approcha :

— Quoi, ma Nhine ?… Quoi donc ?… Un cauchemar ?

En effroi à la vue d’Annhine crispée, elle lui frappa le creux des mains et rafraîchit son front avec de l’eau de Cologne.

— Ce n’est rien… rien… et Nhine se soulevait, en nage, je suis si heureuse de rentrer… et elle riait de toutes ses forces, nerveusement, sans pouvoir s’arrêter, je… je…

— Calme-toi, dit Tesse qui craignait le dénouement ordinaire.

Elle ouvrit la fenêtre. L’air pénétra en une froide et saisissante bouffée à laquelle se mêlait une forte odeur de charbon.

— C’est épouvantable, oh ! tu peux refermer. Va, ce n’est pas ce que tu crois… je suis calmée…

Et après un dernier éclat, la tête d’Annhine retomba, subitement appâlie. En soi-même elle pensait : Prenons sur nous, afin qu’aucun accroc ne vienne contrarier nos projets… puis tout haut :

— Bonsoir, Tesse, es-tu bien, toi, et contente aussi ?

— Oui, ma Nhine, contente de tout ce qui te plaît surtout.

Si elle savait, se disait Nhine, si elle se doutait de tout ce que je prépare !…

Le lendemain matin, elles durent se lever très tôt. L’encombrement de la frontière, un froid intense qui les fit grelotter, la compréhension plus nette des choses les frappèrent de tristesse, les ramenant vers une réalité décevante et malsaine.

Elles semblaient s’occuper du petit chien, des bagages, s’efforçant d’échapper à leur trouble, ne se rendant pas compte de ce regret, de cette sorte de frayeur qui s’emparaient d’elles, mais la subissant… résignées.

— Nous voici en France, Tesse, chez nous bientôt… chez nous !…

— Oui, demain,… et Tesse soupira malgré elle, demain nous serons à Paris. Il fait froid, il fait sombre, ça sent la désolation…

— Paris doit être bien triste…

— Bien triste en effet…

— Ah ! cette petite gare le matin, c’est affreux !

Nhine toussait :

— Je gèle positivement, pas toi ?

— Moi ?…

Résolument, Altesse dit :

— Je me demande si ce sera bien, pour ta santé ce brusque retour en cette humidité, en ce Paris sans soleil. Tu tousses ! Il me vient une idée : Arcachon est tout près… Connais-tu Arcachon ?

Sur la réponse négative d’Annhine :

— Vite alors, télégraphions, nous allons continuer jusqu’à Bordeaux, puis de là nous bifurquerons. Ma chérie, c’est un pays divin, en cette saison surtout ! Comment, tu ne connais pas Arcachon ! Mais il faut que tu le connaisses, ma Nhine. Ah ! tu respireras, là ! L’océan, du sable d’or, des arbres, des forêts de sapins aux odeurs balsamiques et réconfortantes, de ravissantes villas, des hôtels magnifiques, un ciel bleu, chaud et gai, c’est exquis ! Comment n’y avons-nous pas songé plus tôt ? On va s’arrêter là… un peu… veux-tu ?

Oui, attendre encore… ne pas rentrer !… instinctivement elles craignaient. Oui… s’arrêter, n’importe où… là où il est bon de vivre ! Encore une étape au soleil… un retard, oui, oui…

Et Nhine accepta.

À Arcachon, elles louèrent une villa, un petit chalet un peu éloigné, sur la montagne, en plein air, en plein bois, très sain, chauffé par le soleil de midi et garni de ces étranges petits meubles anglais, gais et blancs, confortables surtout. Nhine s’ingénia à orner la maison, elles descendirent en ville tout un jour et coururent les boutiques, empaquetant les soieries roses ou bleues, les guipures, les rubans, choisissant des vases de formes bizarres, décoratives, un service de table en faïence fleurie, de fines verreries.

— On restera longtemps ici, Tesse, mon ange, mon bon ange, disait-elle. Tu verras comme on s’y plaira. Ta chambre aura du rose partout, à tes fenêtres comme doublure, aux rideaux de ton lit. Dans la mienne ce sera du bleu, du bleu, toujours du bleu. Quand je mourrai, dis, Tesse, tu feras capitonner mon cercueil de satin bleu, jure-le moi.

— Folle !…

Il fallut qu’elle le lui jura.

— Moi je préfère la crémation, c’est plus propre.

— Moi, je n’ose ! Comment feras-tu dans la vallée de Josaphat, chérie, en recherche de tes cendres éparpillées ?

— Et toi, Nhinon la belle, avec tous tes petits vers ?

Elles discutèrent. Les gens se détournaient, ils prenaient Annhine pour une poitrinaire sans doute. Elle en fit la remarque à Tesse qui la plaisanta sur sa bonne mine.

— Tiens, par exemple, en voici un, là, chez l’horloger. Ah ! le pauvre garçon !… Regarde, Nhine !

Nhine se détourna et reconnut Robert Régis, un de ses amis, qui la salua et vint à sa rencontre. Elle lui tendit la main, étonnée, en amabilité affable :

— Bonjour, Robert. Que faites-vous ici ? Toujours un peu souffrant ?

— Toujours, dit-il, mais je n’en ai plus pour longtemps à souffrir, je pense, je vais mieux, et vous, Annhine, qui ou quoi vous a fait échouer en cet endroit ?

— Moi ?… Nous ?… Rien… Ah ! que je vous présente : Monsieur Robert Régis, avocat : Madame Altesse, mon amie…

— Madame !

Il s’inclinait devant Tesse qui lui sourit.

— C’est un caprice, un pur caprice qui nous a amenées ici, dit-elle, tout simplement.

— Je voudrais bien pouvoir en dire autant, moi, soupira-t-il. Mais je ne veux pas vous retenir, me permettez-vous de vous accompagner un peu ? Vous êtes au Grand-Hôtel, sans doute ?

— Non !… et Nhine désigna la montagne d’un geste vague, nous habitons par là, tout là-haut…

— Voisins alors, car moi aussi je me suis éloigné de la mer… Je voudrais vous offrir des fleurs…

Ils entrèrent chez la fleuriste. Il choisit deux bouquets de roses et en offrit un à Nhine, puis l’autre à Tesse, en lui baisant les doigts. Altesse le regardait, en peine de ce mal implacable et fatal qui se devinait à sa figure amaigrie et diaphane, à son regard fiévreux. Une rose blanche s’effeuillait sur sa main, elle ressortit à peine sur la peau exsangue du malade. Quand ils ressortirent, une brise légère le fit tousser ; il dût s’arrêter un instant.

— Je ne puis pas aller plus loin, dit-il avec regret, c’est l’heure où mon docteur me reçoit. Plus tard, en remontant, je passerai chez vous, si vous le voulez bien, peut-être serai-je assez heureux pour pouvoir vous servir en quelque chose. Disposez de moi.

— C’est cela, dit Altesse, nous comptons sur vous, cher Monsieur, venez nous dire bonsoir… et, pour commencer, donnez-nous donc aussi l’adresse de votre docteur.

— Volontiers, car c’est un homme exquis, monsieur de Gastier, il a un talent énorme, et de plus c’est un homme du monde, un charmeur. Il a quitté Paris, car sa mère était très malade de la poitrine et il est venu se fixer ici afin de lui conserver l’existence le plus longtemps possible. Une grande finesse de cœur et de sentiment. Il possède ce beau château qu’on voit d’ici, voyez-vous ? Il vous sera d’une grande ressource. Dès maintenant je vais lui parler de vous, le prévenir…

Il sortit de sa poche un portefeuille sombre, chiffré d’or et chercha une de ses cartes, y inscrivit son adresse, y ajoutant derrière le nom du docteur, puis il la tendit à Annhine. Ces légers efforts lui firent monter le rouge au visage. Lorsqu’il se fut éloigné :

— C’est Régis, un gentil garçon, tout jeune, très riche, il a été longtemps l’amant de la belle madame Trakir.

— Ah ! oui, je me souviens, fit Tesse.

— Le pauvre, dans quel état je le retrouve !… C’est un ami d’Henri. Tu ne l’as jamais vu chez moi, car il se consacrait tout au caprice de sa Dame ; c’est un cérébral, un nerveux, elle l’a épuisé, tout simplement. Henri m’avait un peu conté la chose ! Je le reconnaissais à peine. Comme il t’a regardée ! Il doit l’aimer toujours, tu lui ressembles vaguement, à la belle Trakir.

— Il m’intéresse, ce Régis, répondit Tesse. Je ne savais rien de tout cela et je l’aurais deviné. Mais il vivra, il reprendra des forces, son mal est peu profond physiquement, c’est le moral qui est surtout attaqué. C’est un tendre. Qu’il trouve une femme, un sentiment qui l’attire, l’entraîne, le fasse oublier, et il revivra. Au fait — elle devint rêveuse — voilà ce que je pourrais faire, moi, ce serait bien : m’attacher à cet enfant, lui jouer la comédie de l’amour, le ranimer, le sauver. Ce serait un noble dévouement, un but en dehors de ma vie, il me plaît tant que ce ne me sera pas difficile… Si j’essayais ?

Nhine fit la grimace :

— Mais pense donc, chérie, un poitrinaire !

— Il est si beau, Nhinon, si tristement intéressant, avec son teint pâle et ses grands yeux profonds d’ombre et de mystère, il touche déjà à la porte de l’éternité. Je ferai ça, oui… je le ferai.

— Moi, j’aime la force, déclara Nhine.

Elles s’en retournèrent. L’enthousiasme d’Annhine était tombé, elle se sentit lasse, lasse comme si elle allait défaillir. Elle se coucha sans dire un mot, sans plus s’occuper de rien. Altesse se trouva seule pour recevoir Robert Régis au milieu du désordre des paquets amoncelés qu’elle ne songeait plus à défaire.

— Je suis inquiète, dit-elle. Nhine se sent mal, j’ai envie de faire chercher le médecin, il me rassurera au moins.

— J’y vais, répondit Robert, j’ai là une voiture, je le ramènerai.

— Merci… et Tesse le fixa doucement en lui pressant la main.

Une demi-heure après, il revint avec le docteur. Altesse mit ce dernier au courant de la chose et, s’excusant auprès de Régis qui prit congé, elle frappa à la porte d’Annhine. Comme elle ne recevait pas de réponse, elle entra et trouva son amie en pleurs. Les pleurs d’Annhine étaient sa plus grande séduction, car ses traits ne se contractaient point, ses yeux s’ouvraient, larges, s’agrandissaient, les larmes jaillissaient, roulant lentement le long des joues.

— Qu’as-tu, mignonne ?

— Je ne sais pas, je ne sais pas !… et, apercevant le docteur, Nhine se cacha le visage.

— C’est monsieur de Gastier qui vient faire connaissance avec sa petite malade. Vous tombez bien, docteur, je crois, dit Tesse, on est nerveux…

Nhine se redressa, elle essuya ses yeux et se prêta gentiment à un minutieux examen, contant son mal doucement et sans phrases. Il souriait, amical, intéressé et charmé par la beauté attirante de la jolie créature. Elle observait cet homme, jeune et robuste, sain et fort, qui l’interrogeait et quelque chose d’étrange, d’anormal se passa alors en elle ; elle éprouvait un impérieux besoin de se donner, d’être prise, brutalisée, violée, ses mains se crispèrent, elle sentit un désir violent, imprévu qui la livrait à l’homme, au mâle qu’elle voyait près d’elle. Ses oreilles bourdonnaient, sa bouche devenait sèche, elle pût à peine répondre et se renversa en faisant un signe qu’Altesse ne comprit pas… puis elle découvrit sa gorge et désignant son cœur elle se plaignit :

— Là, tenez, docteur… j’ai parfois des points… c’est comme une piqûre.

Tandis qu’il se penchait sur elle, elle eût un frisson et n’y tenant plus, entoura de ses mains la tête du docteur en l’amenant à elle. Étonné, il leva son regard vers son regard, puis brusquement il appuya ses lèvres sur ses lèvres. Ce fut un long baiser, inexplicable, spontané où ils échangèrent leurs âmes et il la prit ainsi, sans réfléchir ni rien analyser, en un fougueux élan. Le jour baissait, l’obscurité se faisait leur complice en voilant les choses tout autour et gagnant la grande chambre. Maintenant, ils causaient ainsi que deux amants. Elle se frôlait à lui, apaisée, le regard illuminé, éperdûment émue. Il la soutenait de ses bras, heureux, croyant rêver. Altesse qui revenait se mêla à eux. Ce fut alors des aveux, des confessions, des projets sans fin. Il guérirait Nhine, oui, il la comprenait toute, cette petite, si femme, si fragile, si âme ! Elle, de suite, au premier regard, au premier échange d’impressions, s’était donnée à lui entièrement, sans restriction. Elle voulut savoir sa vie, lui dire la sienne. Lui de même s’éprit de suite. Elle le rendit fou. Il la désira chez lui et simula un voyage afin d’être bien à elle. Tesse refusa de se joindre à eux. Elle était si contente de sentir sa Nhine en joie, il fallait lui laisser savourer son bonheur dans la plus grande intimité.

— Je resterai ici, chérie. Tu viendras m’y trouver parfois. Va, jouis de la vie qui s’offre à toi, si douce en ce moment. J’ai mon roman, moi aussi !…

Au bout de deux jours, Annhine vint la voir par un soir délicieux et tiède, sous un ciel éclairé, immobile et scintillant, elle était en voiture avec lui, avec son Max… — et de quel accent elle prononçait ce nom ! Son bonheur devenait de jour en jour plus complet, plus grand… mais sa Tesse lui manquait… oui.

— Menteuse !… Et Tesse la menaça du doigt… mais moi aussi, j’ai mon idylle !

Au même instant, Régis apparut à la porte de la serre… tel un spectre appâli, affiné par les rayons fixés de la lune, il produisit une impression de terreur morbide sur l’esprit nerveux d’Annhine qui se prit de tristesse.

— Je ne veux pas vous troubler, dit-il, et il disparut. Huit jours se passèrent sans communication entre les deux amies, puis un matin Nhine se montra, en l’encadrement ensoleillé de la fenêtre :

— C’est moi ! criait-elle, Tesse !… Robert !

Nul ne lui répondit. Un grand silence régnait dans la maison… sa gorge se serra, seraient-ils partis, se demanda-t-elle avec inquiétude… Enfin la domestique vint lui ouvrir :

— Madame était là, oui, dans sa chambre, elle dormait encore.

Rassurée, très doucement, à petits pas comptés, Nhine monta l’escalier et ouvrit avec précaution la porte de la paresseuse. La chambre s’éclairait violemment, car les volets étaient restés ouverts et les rideaux n’étaient pas tirés, mais Altesse ne voyait rien, n’entendait rien, étendue rigide sur son lit, les yeux clos, les paupières gonflées, rougies comme si elle eût pleuré, les traits tirés, nue sur l’amoncellement de ses cheveux défaits, toute blanche sur l’or roux de sa fauve toison, blanche sous l’or éclatant du soleil, blanche ainsi qu’une morte… blanche… inerte… inanimée… Annhine faillit tomber. Un affreux soupçon lui traversa l’esprit, elle s’approcha en criant :

— Tesse !… Tesse !…

Altesse ouvrit les yeux, hagarde et eût un mouvement qu’elle n’acheva pas. Elle revenait à elle, comme une trépassée qui lentement, péniblement, renaîtrait à la vie, regardant tout autour, recherchant en elle-même la cause de son lourd sommeil, rappelant avec effort ses souvenirs endormis… Enfin elle dit d’un ton douloureux :

— Toi ?… Toi !… Ah ! ne me quitte plus ! Ne me quitte plus !

— Non, ma Tesse, non !… Justement je venais te demander conseil. Max me laisse aujourd’hui pour la première fois, il se doit à ses malades, à d’autres qu’à moi !… Bref, la vie me le reprend. Et moi, j’en souffre et je ne veux pas souffrir. Ce matin à mon réveil je me suis trouvée — seule sa voix tremblait, elle prenait sur elle pour ne pas fondre en larmes — Alors une angoisse m’a prise… et tellement forte que j’ai songé à toi, Altesse, ma chérie ; je venais te demander conseil, en recours !… Il me semble que je perds la tête ! Je te retrouve là, comme un corps sans vie, comme une abandonnée, seule, moi qui te croyais avec…

— Ah ! Nhinon !… et Tesse se couvrait, ramenant sur elle les batistes et les soies… J’ai essayé, j’ai voulu… au bout de quarante-huit heures je suis retombée dans mon néant… incapable. Non ! c’est bien fini, vois-tu, rien ne m’attire. Ah ! ne te prépare pas de telles douleurs ! Fuis !… Pars !… Coupe-toi la main pour t’épargner le reste. Arrête-toi dès la première peine — elle se surexcitait — allons nous-en, c’est l’heure !… et pour toi ! et pour moi !

Son exaltation gagnait Annhine :

— C’est cela, partons, quittons-les ! Il nous faut autant redouter les joies que les peines. Oui… Je vais faire chercher mes affaires là-bas… il ne doit rentrer que ce soir à l’heure du dîner… partons vite, prenons le premier train. Ernesta nous suivra avec les bagages. C’est Paris qu’il nous faut. Je ferai une lettre, j’écrirai un adieu. Souffrir pour souffrir, je préfère encore souffrir pour ma liberté que pour mon esclavage, et toi, écris aussi, prépare une défaite.

— Moi ?… C’est fait : après une crise horrible, hier soir, nous nous sommes séparés. Je n’ai pas pu jouer mon rôle jusqu’au bout. Il est fin, il m’a devinée, et j’ai accru son mal du mien. Au lieu de lui faire du bien, je lui ai été néfaste. Pour lui-même, il faut que je me retire, car il s’était déjà pris à ma comédie charitable et inachevée. Quant à moi, tout est égal, indifférent, mais toi, je t’emmène ! Ah ! je ne te laisserai pas t’égarer…

— Je vais écrire, dit Annhine résolue. Occupe-toi du reste. Ah ! que notre union nous rendra fortes !

— Oui, à condition qu’il n’y ait pas de mensonges entre nous, prononça Tesse gravement.

Nhine détourna les yeux, gênée, confuse, puis se plaça devant la table et écrivit longuement. Quand elle eût achevé, elle tendit la lettre à son amie.

— Tiens, lis, fit-elle simplement avec des larmes dans les yeux.

Altesse s’occupa de détails extérieurs et pressés, puis elle lut :

Mon bien-aimé, mon doux amant, je viens vous dire adieu, je ne dois plus vous voir, et pourtant je vous aime !…

Vois-tu, nous venons de faire ensemble le plus doux des songes, le plus joli des rêves. N’en attendons pas le réveil et souviens-toi, comme je me souviendrai !

Heureux de vivre, beau de toute cette force qui émane de toi, la voix vibrante, les yeux clairs et riants, joyeux, tu traversais ce jardin ravissant d’idéal tout ensoleillé avec des pelouses et de grands arbres au travers desquels on apercevait, comme une espérance, un coin du ciel bleu ! Et je me trouvais sur votre chemin, moi, pauvre petite fée mauve, si longue, si frêle, si pâle !… Meurtrie par la vie, blessée au contact des hommes, écrasée par la brutalité des choses, touchant à peine à la terre, je m’en allais pour toujours au-delà des brumes lointaines…

Ah ! ces premiers effleurements de nos regards, de nos pensées, puis cette folie subite qui unit ta force à ma faiblesse, cette ivresse qui s’empara de nos deux âmes, cette volupté qui nous précipita dès les premiers moments dans les bras l’un de l’autre !… Car, loin d’être coquette avec vous, mon amour, je me laissai aller de suite à cette griserie du cœur et des sens qui ne raisonne pas et qui ne remet pas à plus tard le bonheur qui s’offre !… Et ainsi je voulus vivre !… Et je fus transformée !

Oui… ce fut un rêve, cette fin d’hiver si enivrante, cette passion si chaude, si subite où tout en nous et autour de nous battait à l’unisson ! Ces délicieuses promenades dans les étroits sentiers perdus, loin des regards, la main dans la main, où je ne vivais que du regard de tes yeux, du baiser de ta bouche ! Puis, séparés, l’attente des moments qui nous retrouveraient ensemble, puis l’heure qui te ramenait près de moi, puis nos étreintes, nos caresses, et enfin cet apaisement si tendre où je te sentais encore près de moi à travers le nuage de nos rêves, dans la nuit, la longue nuit silencieuse !…

Et, plus tard, ces quelques jours passés chez toi, loin des bruits de la foule, loin de tous ! Près de ces vieilles ruines gothiques dont les tours se reflètent dans l’eau, dans cette eau sombre et mystérieuse où se jouent des cygnes gris au bec rouge, des cygnes majestueux et tristes. Ah ! qui nous dira le secret de ces murs épais, de ces ponts-levis, des vieilles pierres énormes couvertes d’inscriptions, des peintures à demi effacées, de ces arbres séculaires, derniers vestiges d’un Passé qui se perd dans la nuit des temps ?… Puis ce parc tout autour, ces fleurs, ces jardins, et enfin ton coin à toi, ton home… et nous deux, seuls, amoureux et isolés. Qui nous dira aussi le secret de nos cœurs ?

Ah ! que de bonheurs vous m’avez donnés, Max, mon doux aimé. J’avais tout oublié, ma rancœur, mes souffrances. Votre amour me fit renaître, j’étais transfigurée, heureuse, en joie de vivre !

Et c’est pour éviter la bêtise stupide et éternelle des amants, des amants qui poursuivent leur bonheur jusqu’à la fin, jusqu’à la satiété, jusqu’aux larmes amères, jusqu’aux trahisons, que je veux interrompre notre si doux rêve d’amour avant que la réalité ne se dresse fatalement devant nous, avant qu’elle ne vienne nous rappeler ce que nous avons été, ce que nous sommes et ce que nous devons être !

Va… ce serait un crime d’aller plus loin ! Comme toi, je garde en moi un souvenir ineffaçable, si doux, si plein de poésie et de charme que c’est en lui-même que je trouve la force de te dire ceci :

Adieu, Max, mon bien-aimé, mon doux amant, et parce que je t’adore !

Nhinon

— C’est bien, approuva Tesse. Pauvre petite, comme elle l’aime. Il est temps que je l’emmène… Cette lettre : hum ! au fond, c’est un appel. Il accourra… Enfin ! on ne la lui fera parvenir que ce soir, alors que nous serons loin déjà. Le tracas d’une absence, sa vie attachée ici par mille liens, l’égoïsme naturel à l’homme, il y a des chances pour qu’il ne nous suive pas. Il la prendra au mot, sans lire entre les lignes. Ce sera bien ainsi.

Elle cacheta et donna ordre au gardien, elle-même fit un mot consolant pour Robert, puis elles partirent comme en une fuite… fuyant l’amour, fuyant la joie, fuyant la peine, sans regarder en arrière, comme si elles eussent voulu se fuir elles-mêmes, en crainte d’un dernier souvenir.


XVII

Au bout de quelques jours, un ennui trouble, obscur, enveloppeur, s’empara d’Annhine. Son retour parmi ses amis, ses habituelles distractions en son cadre charmant lui avaient donné quelque joie, une sorte de plaisir fiévreux pendant une courte semaine, puis elle était retombée, anéantie dans sa triste lassitude, plus découragée encore, sans but maintenant, sans destinée, se disait-elle.

Elle avait été heureuse de retrouver Henri, son affection… elle aurait bien voulu l’aimer, reporter sur lui le sentiment vague, bizarre, tourmenté qui la possédait et la tuait lentement. Ses nerfs tendus à l’excès, en souffrance d’excitation, la jetèrent en ses bras avec une passion folle, inexplicable, qui le ravit d’abord puis l’effraya ensuite. Il s’efforça de la calmer, lui résistant par bonté d’âme, la raisonnant doucement, tendrement, craignant un assouvissement qui lui serait nuisible, une fatigue qui la rendrait malade. Elle avait si bonne mine, elle, revenue en si parfait état, si fraîche, si rose, les yeux brillants, animée, joyeuse, il fallait qu’elle se conservât en si belle santé, ce serait dommage de détruire un si bon résultat. Si elle l’aimait — car il prenait pour de l’amour ce besoin d’expansion — elle comprendrait. Alors Nhine sortit beaucoup, courant à droite, à gauche, chez ses amies, chez les fournisseurs, commandant ceci, détruisant cela.

Elle fut le caprice même, bouleversant tout, voulant distraire sa pensée par n’importe quel moyen. Elle changea son parfum, en choisit un très fort, pénétrant, qui montait à la tête. Le bleu lui devint odieux, elle ne voulut plus que du rose, ses dessous furent roses et blancs, sa lingerie devint enrubannée de rose, elle fit jeter tous ses petits rubans bleus. Sa chambre à coucher lui parut fade, mièvre, elle en désira une très sévère, avec de hautes sculptures et d’anciennes tapisseries ; il fallut dénicher de vieux bois, elle courut les antiquaires, s’extasia devant des vitraux Renaissance qui compléteraient la transformation ; elle changea tout, jusqu’au plafond qu’elle fit orner de poutrelles sombres, puis elle se décida pour un grand lit à colonnes garni de bandeaux en vieilles soies déteintes. Enfin sa fièvre n’eût de cesse que son docteur ne lui eût procuré une tête de mort qu’elle plaça sur une table auprès de son lit. Le macabre objet reposait sur un coussin de velours myrthe qui en faisait ressortir les osseux contours et la lividité de vieil ivoire. Lorsque tout fût fini, pendant quelque temps, chez elle, elle s’affubla de grandes robes très longues et droites en broderies lourdes, de dalmatiques orfévrées de pierreries, se para de bijoux anciens : pendants d’oreilles extraordinaires ocellés de saphyrs baroques, ceintures ciselées et constellées d’étranges perles, colliers bizantins, bagues énormes, d’un seul rubis, d’un énorme béryl, bizarrement sertis en des ors mats ou verdis. Elle se coiffa d’un petit bonnet vénitien filé d’or, de perles et de turquoises, puis elle rêva d’ornements à forme fantastique ; il lui fallut des grenouilles, des animaux de légende, des chimères, des dragons, des chats jaunes et noirs, des crocodiles… elle en posa partout : sur les consoles, tout autour de son lit, en haut des meubles, à terre, devant la cheminée, sur les tables, en dessous des chaises. Puis elle imagina des contes fous et voulut s’essayer à écrire. En une heure de sentimentalité, elle fit une petite chose assez gentille qu’elle dédia à Tesse. Ce n’était vraiment pas trop mal tourné ; elle y parlait des fleurs « fragiles et embaumées que nous arrachons cruellement de leurs tiges pour les laisser mourir en un bouquet banal dans une chambre close et qui nous charment encore jusqu’à la fin par l’exquisité de leur forme et la suavité de leur parfum. » Les chiens « fidèles et dévoués, que l’on néglige, que l’on traite durement et que l’on brutalise même, puis qui s’en reviennent lécher humblement la main qui les frappe » et enfin des hommes « que l’on adore, à qui l’on se sacrifie, à qui l’on donne son âme et tout son être et qui brisent impitoyablement le cœur qui s’est voué à eux ». Elle soupirait très fort et songeait à Max de Gastier. Celui-là l’avait vite oubliée : un mot de tristesse, d’adieu laconique ; l’envoi banal d’une broche, quelconque et très chère, comme prix de son amour… Encore un qui l’avait mal comprise ! Elle lui en voulut d’avoir si vite accepté leur séparation, elle se crut très malheureuse et pleura amèrement, puis chercha à se consoler… c’est cela… à son tour de faire souffrir les autres… cela la vengerait ! De Flossie on n’en parlait plus, jamais elle n’y pensait. Une fois, rue Royale, elle avait bien cru apercevoir une chevelure d’un blond très pâle… alors elle s’était penchée en dehors du coupé, puis s’était rassise, en poursuivant une autre idée… Non… sa pensée allait toute vers Arcachon, vers Max. Cette étreinte passionnée s’était dénouée brusquement, d’une façon si soudaine ! Il lui fallait quelque chose de nouveau qui l’intéressât ailleurs.

Un matin qu’elle longeait les Acacias, Tesse lui présenta un tout jeune homme, Maurice de Sommières. Annhine le regarda en-dessous, puis, le trouvant gentil, elle lui permit de se joindre à elles. Ils causèrent de choses banales que l’affabilité de Nhine et le charmant tour d’esprit de Maurice transformèrent en d’exquises coquetteries. Ils se plurent de suite et n’essayèrent pas de le cacher. Il était très gosse, ayant à peine dix-huit ans. Il avait souvent entendu parler d’Annhine, il la suivait, de loin, aimant à la voir passer, à lire son nom dans les échos, s’initiant ainsi à ce qu’elle faisait. Il savait son long voyage et croyait en connaître les causes. Là, il s’arrêta rougissant, confus d’avoir trop parlé. Elle le taquina, l’interrogea. Il cita, à propos et finement, quelques vers du poète qui justement se trouvait être le préféré du moment, puis il demanda l’autorisation de se présenter chez elle.

— Volontiers !… Quand ?

— Je suis très tenu, Madame, ma famille me considère encore comme un véritable enfant, mais dès que je pourrai m’enfuir ce sera pour courir près de vous. À cinq heures, un de ces soirs, si vous le voulez bien, j’irai tenter ma chance, mon bonheur…

Il lui baisa la main et disparut, ému, emportant dans son cœur tout un monde d’illusoires désirs et d’enivrants espoirs. — J’irai chez elle demain, ce soir, se disait-il, puis une fierté d’enfant le prit. Non, il ne faut pas s’emballer, elle me devinerait trop amoureux et se moquerait de moi, je me présenterai après-demain seulement. Il se raisonnait, se combattant lui-même. Trois jours après, Nhine rentra très tard ; on lui remit la carte du jeune Sommières qui était venu en son absence. Il avait voulu l’attendre, était ressorti, puis revenu ; finalement il s’en était allé tout triste, déconfit, disant qu’il reviendrait un de ces jours, bientôt, sitôt que cela lui serait possible. Annhine resta décontenancée… c’était dommage !

Le lendemain matin il neigeait. Personne n’irait au Bois d’un temps pareil. Chic !… Elle voulût y aller très tôt, s’enveloppa d’une jaquette d’hermine, en harmonie avec la blancheur d’ouate qui tombait, silencieuse et envahissante. Qu’elle aimerait cela, marcher dans la neige !… Elle se coiffa d’une toque, d’hermine aussi, ses petits pieds étaient protégés par de mignons snow-boots, une jupe de drap noir, collante, qu’elle relevait gentiment, découvrait le bas de la jambe fine et nerveuse. Elle trottait très vite par les allées désertes et claires, le nez au vent, toute rose de la bise qui lui pinçait les joues, le teint animé, les yeux vifs, suivie de Princesse couverte d’une pelisse de fourrure assortie à celle de sa maîtresse. Tout à coup, elle aperçut un cavalier solitaire qui s’en venait. Elle reconnût Maurice.

— C’est drôle, lui dit-elle avec un sourire, alors qu’il s’approchait en saluant, il n’y a que deux êtres dans le Bois, ce matin, et il faut que ce soit nous !

— C’est un hasard que je bénis, répondit-il mais ne vous arrêtez pas, vous allez prendre froid. Continuons, je vous suivrai lentement.

— Je suis en angora, dit-elle, je ne crains rien, mais vous êtes bien imprudent !

— Dites que j’ai été bien inspiré ! Le dimanche, c’est mon jour de liberté, de vacances, comme aux tout petits. Quelque chose m’a dit que je vous rencontrerais, mais oui, malgré ce temps, malgré… mais vous allez vous moquer de moi !…

— Vous êtes trop gentil pour ça, lui dit-elle — elle se détournait afin de lui sourire, avec un geste plein de grâce — et au fond — elle le menaça — vous n’en croyez pas un mot !

Il la supplia :

— Demain ? Dites, demain vous trouverai-je chez vous vers cinq heures ?…

— Pourquoi cette heure malencontreuse qui est celle de la vie au dehors, du Bois, des essayages ?… Venez donc plus tôt !

— Impossible, hélas ! Je travaille… il hésitait… je prépare des examens…

Elle rit de sa désolation, de sa voix qui tremblait :

— Alors… plus tard ?

— C’est que… je dois rentrer chez moi…

Il était tout déconcerté, sa figure devenait triste.

— Vous avez de jolis yeux bleus, dit-elle tout à coup, oui… je serai chez moi demain. Maintenant, il faut rentrer. Partez en avant que je vous admire, mon beau cavalier !

Il la regardait, heureux, le visage rayonnant ; il se sentait homme, très fort, il eût défié le monde entier. Pour baiser le bout de ses doigts, il se pencha à se faire désarçonner, puis il partit. Au milieu de la grande allée, il se retourna afin de l’apercevoir encore. Elle le suivait, agitant la main en signe d’adieu. Pendant ce court instant d’inattention, la croupe de son cheval heurta violemment contre un phaéton qui arrivait sur lui à toute vitesse. L’animal se cabra et reçut une poussée qui le fit fléchir des deux genoux. Maurice le retint avec force et le dirigea vivement du côté gauche. L’attelage fuyant à fond de train, il était de nouveau seul. Après s’être assuré d’un coup d’œil que son cheval n’avait rien de grave, il revint près d’Annhine qui avait suivi avec une visible émotion le léger accident. Elle était encore toute pâle, appuyée contre un arbre. Elle essaya de rire, mais ses lèvres tremblaient, elle ne put dire un mot.

— Ça me fait un plaisir fou que vous ayez eu peur, dit-il en passant.

Elle se redressa, taquine :

— C’est par humanité, pour le cheval, lui lança-t-elle, à demain, grand maladroit !

Elle remonta dans son coupé. Elle en oubliait sa Princesse. Maurice courut vers la voiture en criant :

— Votre petit chien ! Votre petit chien !

Elle se frappa le front et sonna. Le cocher arrêta.

Elle ouvrit la portière et appela Princesse :

— C’est la première fois que je l’oublie, et c’est de votre faute…

Elle s’éloignait, s’occupant de sa chérie, de sa mignonne, de sa fifille… Ah ! oui, elle demandait pardon ! Pauvre Lolotte ! on l’avait oubliée… dans le Bois… sous la neige ! comme un petit chien de pauvre… de vagabond ! Oh ! jamais Princesse ne lui pardonnerait ça, bien sûr, jamais ! Sans rancune, Princesse se laissait embrasser, donnant des petits coups de langue à droite, à gauche, dans les cheveux, dans les oreilles, sur la voilette et les fourrures.

Dans la journée, Annhine repensa plusieurs fois à cette promenade du matin : Dire que j’avais oublié ma Princesse, c’est trop fort !

Le soir elle alla aux Folies-Bergère avec Altesse et des amis. Vers onze heures elle voulut rentrer, se sentant faible, nerveuse, lassée. Elle sortit la première de l’avant-scène et aperçut Maurice, anxieux, en attente derrière la petite porte. Elle ne le reconnaissait pas, il était mignon comme tout en habit… un vrai chérubin… l’air encore plus jeune. Elle lui tendit la main, lui faisant part de son impression en deux mots vite jetés. Il balbutia honteux et la regarda s’éloigner entourée d’une joyeuse bande d’amis. — Que fait-il donc là, ce petit, s’il est aussi peu libre qu’il le dit ?

— Je ne pense pas que ce soit votre famille qui vous envoie aux Folies-Bergère, lui dit-elle en l’accueillant le lendemain.

— Mais si, répondit-il, on m’avait permis de voir les luttes qui sont tout ce qu’il y a de plus intéressant, je vous ai aperçue, alors je me suis vite blotti derrière votre loge, guettant votre passage pour avoir un regard, un sourire, espérant une parole, ce qui est arrivé. J’en ai rêvé toute la nuit !…

Elle faisait la moue :

— Et si je n’avais pas été là ?

— Alors, soirée banale, mais le souvenir de ce matin que la neige faisait clair et floconneux m’avait pénétré de sa douceur, et puis vos paroles… chacune d’elles… j’y ai tellement songé, ne riez pas de moi !

Sa voix muait, prenant des inflexions tendres et subitement enfantines…

Vous m’aviez dit que j’avais de jolis yeux bleus… alors je me suis regardé… souvent, comme ceci, voyez !…

De sa main largement ouverte il voilait le bas du visage, découvrant seulement le front et les yeux…

Et j’ai trouvé une chose qui m’a ravi !… Vous ne voyez pas ? Tenez, c’est frappant pourtant, à mon idée du moins !… examinez-moi bien… bien… vous ne remarquez pas quelque chose ?

Annhine le considérait, chercheuse, sans trouver le mot de l’énigme. À la fin, il lui prit la main et la conduisant :

— Venez devant la glace, il faut que vous trouviez, faites comme moi.

Elle imita son mouvement.

— Eh bien ! vous ne voyez rien ?

— Non, c’est-à-dire… si… — découragée elle abaissa la main. — Non, je préfère vous avouer que je n’y suis pas du tout !

Il s’écria d’un ton outré :

— Comment ? Vous ne trouvez pas que je vous ressemble ?… des yeux ?… des yeux seulement, ajouta-t-il confus.

Elle éclata de rire, puis dit :

— C’est ma foi vrai !… Vous avez raison, mais je n’y pensais pas, voilà ! Recommencez ! Oui… c’est vrai… il y a quelque chose… mais oui, c’est la même forme, la même couleur, presque la même expression au fond de tristesse, je vous demande pardon.

Il se remettait et lui baisait les mains, joyeux maintenant.

— Que je suis heureux, Annhine !… J’ai vos yeux, vos yeux, vos jolis yeux ! — Il la contemplait extasié. — Vous êtes si belle, murmura-t-il, nulle autre ne peut vous être comparée, si attirante !… Je suis si content d’avoir vos yeux, Annhine ! Je me regarderai souvent quand je serai loin de vous.

Elle s’assit près de la fenêtre ; le jour mourant au travers des vitres nimbait son fin profil d’un rais de lumière pâlement douce, presque mystique. Dans sa longue robe de satin blanc, très lâche, peinte de branches de glycines aux grappes mauves et retombantes, aux larges manches fendues découvrant le bras nu et formant comme un développement d’ailes, les cheveux relevés très haut sur le dessus de la tête mignonne et dégagée, elle semblait une irréelle vision se détachant lentement d’un antique vitrail, et si vaguement vaporeuse qu’on aurait craint une clarté soudaine, un brusque éclat de voix qui l’eussent fait disparaître au regard, rompant le charme intense de ce silencieux crépuscule.

Maurice en eût la sensation si vive qu’il s’agenouilla près d’elle, la contemplant sans oser parler, puis il chuchota presque religieusement des mots sans suite, très simples cependant, les mêmes toujours, ceux que l’on dit ou que l’on chante ou que l’on rêve dès la première chaleur d’amour.

Annhine l’écoutait, tendre, recueillie, quelque chose la prenait, dans cette adoration d’un enfant ainsi agenouillé à ses pieds, en prière, en ferveur. Il désira partir sous cette impression de voluptueuse langueur. En se relevant, il effleura le front de Nhine, chastement, purement.

Elle tressaillit et l’appela :

— Maurice ?

Il répondit :

— Nhine ?

— Maurice, dit-elle d’une voix prenante, je te sens si autre que tous, il me semble que je t’aimerai… si tu le veux.

— Si je le veux !…

Enhardi par ces mots affolants, il vint à elle et la prit dans ses bras. Sa réponse fut un long baiser sans fin, ardent, presque farouche. Annhine s’abandonna, heureuse, émue, en désir…

Et ce fût alors entre eux un amour sans nuages, des joies sans pareilles, des bonheurs sans retour.

Partout ils se retrouvaient : le matin, dans ce Bois en lequel ils chérissaient le souvenir de leur première rencontre, puis, à cinq heures, Nhine rentrait voir si son petit homme, son Momo ne viendrait pas, comme par hasard après un examen, entre deux cours, puis, avant le dîner, un bonsoir… Le matin très tôt, à l’heure où tout le monde dormait encore, il arrivait, c’était lui qui éveillait Nhine, il lui donnait son bain, elle se levait devant lui. Il adorait l’heure de la toilette, où la jolie femme, seule avec lui, s’habillait sous ses yeux. Oh ! comme il l’avait bien à lui, le matin. Le soir, c’étaient de tristes heures. Comme il n’avait plus sa mère — elle était morte très jeune d’une sorte de consomption — et que deux de ses petites sœurs n’avaient pu vivre, atteintes du même mal au printemps de leur vie, que lui-même était faible, délicat, son père le tenait beaucoup, veillant sur lui avec un soin extrême, l’autorisant rarement à sortir le soir, restant avec lui ou le confiant à un précepteur en qui il avait toute confiance. Alors, en ces longues soirées passées loin d’elle, Maurice s’énervait. Inquiète et jalouse, sa pensée allait à Nhine et se forgeait de chimériques tableaux. Il se la représentait, joyeuse et entourée, parée et jolie, en des théâtres, en des soupers où chacun pouvait l’admirer, jouir du spectacle de sa beauté… puis d’autres fois, il la voyait chez elle, en ce cadre troublant qui faisait tant ressortir sa frêle exquisité, elle n’était pas seule, un autre était là, qui l’approchait, l’aimait, la possédait !… De folles rages lui passaient en tête, il souffrait, il croyait perdre la raison, et cela l’exaspérait, sans relâche, pendant des nuits entières d’insomnie. Le matin il partait vite, voulant savoir, croyant surprendre, en avance sur l’heure convenue… il pâlissait en sonnant à la porte, croyant percevoir des bruits de pas qui se pressent, étouffés, se mourant d’un retard, puis, dès qu’il apercevait Annhine souriante qui lui ouvrait les bras et lui offrait ses lèvres, enivré, éperdu, il oubliait tout et se laissait aller à son immense bonheur.


XIX

Un soir qu’elle n’avait aucune perspective de joie et qu’elle s’ennuyait plus que de coutume, Annhine téléphona à Tesse :

— Ma chérie, que fais-tu ?… Que dois-tu faire ?

Altesse qui, toute à son chagrin, à la cruauté de sa déception, s’enfermait, voulant cacher sa peine à tous, sauf à son amie, lui répondit :

— Rien, Nhinette. Je suis chez moi, seule, avec mes souvenirs, et toi ?

— Moi, rien non plus. Justement alors, il me prend une envie de t’emmener avec moi quelque part. Que dirais-tu d’une gouape à Montmartre, ou ailleurs ?

— Qu’as tu dit ?… gouape ?

— Oui, c’est le seul mot qui convient à ce que je compte faire. Veux-tu me suivre ?

— Ma foi, oui ! Viens me prendre dans un quart d’heure.

— Entendu. Prépare-toi.

Après une grande demi-heure, Altesse impatientée allait retéléphoner à son amie quand Aline, sa femme de chambre, annonça mademoiselle Louisette, de la maison Lewis, et dans un éclat de rire, après une vague perception de chuchoteries et de grimaces, Tesse qui allait répondre presque furieusement : — Êtes-vous folle ? Vous savez bien que je ne reçois pas — aperçut devant elle Annhine, Annhine transfigurée, méconnaissable, qui n’avait pu garder son sérieux jusqu’au bout, ce qui avait gâté l’effet de la surprise. Oui, c’était Nhine, cette gosse aux cheveux noirs ébouriffés, vêtue comme une grisette, comme celles d’autrefois pourrions-nous dire, car aujourd’hui la dernière d’entre elles saurait en remontrer à la première de nos élégantes… Elle avait une petite jupe noire, écourtée, qui pendait un peu à droite et une veste beige s’ouvrant sur une petite chemisette blanche, simple, presque naïve, fermée par trois boutons de nacre, un ruban rose à l’encolure, un petit canotier crânement posé sur la tête si changée sous ses boucles brunes et si gentille quand même. Elle se retroussa jusqu’aux genoux et esquissa un pas en s’écriant :

— Admire, Tesse ! Mes bas noirs, en grosse soie, puis mes petits vernis du High-Life ; comme on ira sur les chevaux, lapins, chats de bois, je me suis fichue un bracelet, un esclavage d’argent à la cheville afin d’exciter les vieux messieurs.

Et, imitant la Goulue, elle levait sa jambe, très haut, agitant nerveusement le petit pied cambré. Tesse l’examinait, amusée :

— Oui, tu es drôle comme tout, un ravissant petit trottin. Le noir te va, il te fonce les yeux, tu as l’air d’une vraie brune.

— J’ai accentué le rouge de mes lèvres, j’ai peint mes joues, marqué mes sourcils, je suis un peu en retard à cause de tout cela, je voulais la perfection ! Tu ne m’aurais jamais reconnue dans la rue, pas vrai ?

— Jamais, dit Tesse, où allons-nous ?

— Là bas, plus loin que la place de la République, viens vite, chérie, on laissera la voiture un peu à l’écart, on ira à pied rigoler, une bonne gouape enfin, on s’amusera, prenons l’âme de deux petites ouvrières en ballade. Mets un collet, ton vieux beige, un canotier aussi, c’est Pâques dans trois ou quatre jours, tu peux sortir avec un paillasson. Là !… chic !… Poudre tes cheveux afin de les faire plus lâches, puis fais-toi des bandeaux. Enlève tes bijoux. Je te permets une grosse broche en or, c’est tout, tu es très bien ainsi. Partons !…

Elles étaient dans la foule, une heure après, bras dessus, bras dessous, s’amusant comme des folles. Annhine était d’une gaieté exubérante, riant de tout, à tous. Dès leur arrivée, elle avait fait la conquête d’un vieux qui les suivait partout, leur offrant à boire. Elles essayèrent ; les tourniquets n’ayant pas de chance elles coururent vite au manège des lapins.

— Non, tiens, voilà le nouveau jeu, les automobiles.

Elle enfourcha un tricycle, Tesse se plaça derrière dans la voiture, et elles tournèrent, emportées et radieuses.

— Mal au cœur, Tesse ?

— Non, je m’amuse énormément !

— Et moi donc !

Après cinq ou six tours, elles se préparaient à descendre, mais le patron s’approcha et leur offrit de rester sans payer tant qu’elles voudraient ; elles étaient si gentilles, ça lui attirait des clients, des petites gonzesses pareilles. Elles se consultèrent, puis trouvant la chose peu banale de rigoler à l’œil, elles restèrent. À leur sortie, elles furent suivies par un tas d’hommes qui les avaient reluquées. Altesse avait un peu peur : peut-être les aurait-on reconnues ?… Ils marquaient bien mal, ces gens-là ! Elle serrait le bras de Nhine qui, joyeuse, souriait à tout le monde, parlant fort, voulant s’encanailler pour de bon. Un jeune, en blouse bleue et casquette, un ouvrier sans doute, les accosta, plus hardi :

— Tu es rudement bath[11] ! lui dit-il en lui donnant un grand coup de coude.

Elle le toisa :

— Toi aussi !

— Veux-tu boire un verre ?

— C’est pas de refus…

Ils s’assirent à un café :

— Qu’est-ce que tu prends ?…

— Une cerise, et toi ?

Tesse balbutiait, suffoquée :

— Moi aussi, comme toi, Nhi… Louise, reprit-elle, sous une poussée vigoureuse du pied d’Annhine.

— Comment t’appelles-tu ?

Ils échangèrent leurs noms. Lui se nommait André Denis, il travaillait de son état dans une grande fabrique de bougies, à Levallois. Nhine l’avait hypnotisé, c’était le coup de foudre. Jamais il n’avait vu une gosse pareille… et elle ?…

Elle mentit bravement : elle s’appelait Louise Aubin et faisait l’article de modes rue Royale ; Madame était une femme chic, elle désignait Altesse, qui avait des bontés pour elle, elle montra sa robe, oui, Madame lui donnait ses vieilles nippes, ses vieux chapeaux, aussi ce soir elle avait été bien heureuse de pouvoir distraire Madame, en la menant faire une petite fête dans un milieu inaccoutumé où tout la changerait et l’amuserait, bien sûr ! Elle faisait de l’œil à Denis, s’initiait à ses affaires, lui rendant ses compliments : il était bel homme aussi, dame… bien propre, soigné, il avait tout pour plaire ! L’autre se rengorgeait : Ah ! oui ! un grand soin de soi, faut bien ! Il gagnait ses huit francs par jour à présent ! Libre, pas de femme… si elle voulait, la petite, on pourrait s’entendre ? On se retrouverait le soir, après le travail, il était nourri… et elle ? — Elle aussi, mais elle était libre de bonne heure, à huit heures un quart, tous les jours, sauf le samedi, car le dimanche, — elle prenait une mine sérieuse et affairée — le dimanche on a tant à livrer !

— Et quel âge ?

— Devinez !

Il l’examina, puis, sans flatterie :

— Vingt ans ?

Elle se récria :

— Oh ! non !… dix-neuf seulement !

Il s’excusa : — C’était la même chose !… Elle était si brune, les brunes paraissent plus.

— Oh ! ça ne fait rien… et vous ?

— Moi ?… Vingt-sept…

— Vous avez de l’avenir !

Ah ! tout lui était égal maintenant, il était pris !

Elles se levèrent.

— Il faut rentrer.

Il supplia :

— Oh ! non ! pas encore.

— Si, si, on se lève tôt le matin.

Alors il demanda de les accompagner. — Impossible, la voiture de Madame… et puis, il ne fallait pas se tromper, elle était sage !

— Sage ?… vrai ?…

Pour sûr, et elle le resterait. Elle voulait le mariage, voilà !

Il s’emballait : — Alors on se verrait beaucoup, on apprendrait à se connaître…

— Pourquoi pas ? Oui !… Adieu !…

Non, qu’elle lui permette d’aller l’attendre demain, à la sortie de l’atelier. Elle consentit, bonne fille : — C’est ça, venez demain, mais qu’il s’en aille, il ne fallait pas les compromettre devant le cocher de Madame.

Alors, ils se séparèrent. Altesse se tordait, Annhine était si bien entrée dans la peau du personnage qu’elle la gronda presque.

— Sois sérieuse, voyons, tu vas nous faire pincer !

La voiture était très loin. On les accosta encore.

C’était cette fois une bande de jeunes fêtards. Elle leur fit le même boniment. Ils voulurent les mener souper aux Halles. L’un d’eux, tout à fait emballé, prenait le bras d’Annhine et insistait, tandis que deux autres s’accrochaient à Tesse. Pour avoir la paix elles acceptèrent. Ils les conduisirent jusqu’à leur voiture.

— La voiture de Madame !… soupirait Nhine, quand est-ce que j’en aurai une comme ça ?…

— Bientôt, si tu le veux, joli bébé, lui dit son voisin. Commence modestement, les petits ruisseaux font les grandes rivières !

Ils hélèrent un fiacre. On devait se suivre et se retrouver chez Baratte. Au moment de partir, l’amoureux de Nhine, flairant une tromperie, se précipita sur son pied, et lui arrachant un de ses souliers :

— Comme ça, pas de lapin !… et il brandissait triomphalement le reluisant trophée tout en haut de sa canne.

— Vraiment ?… eh bien ! tu vas voir ça, grommelait Nhine, tandis que l’équipage s’éloignait.

Elle se pencha et cria au cocher :

— Émile, filez vite, vite, faites des détours, perdez-les et rentrez chez Madame d’abord, ensuite à la maison.

Elle retomba sur les coussins, éreintée, mais cette soirée l’avait bien fait rire ! C’était drôle au moins, et pas ordinaire. En avaient-elles, des amoureux ?

— Tu vois, Tesse, on aurait pu faire ses frais ! Je me croirai jolie pour trois mois, maintenant.

— Oui, dit Altesse, ça c’est un vrai succès. Dans ce monde où nous vivons, il en est tant qui observent d’abord les chevaux, puis la toilette, avant de regarder la femme, d’où il en résulte que tu vois tant de laiderons rouler carrosse, c’est là l’inévitable bêtise des hommes, l’entraînement des moutons de Panurge.

— C’est ce que je me dis chaque fois que je rencontre Jane Dubois, répondit Nhine.

Tesse reprit :

— L’ouvrier, l’homme du peuple a le goût sincère, naturel, tu auras beau te pavaner en des atours tapageurs et somptueux, si tu es laide, peinte, difforme, ils te crieront spontanément : Qué gueule !… Va donc, eh ! guenon, trumeau, chameau !… alors que le prince de X… ou le comte de Z… s’inclineront très bas devant la Hideur veinarde d’un luxe royalement payé. À l’aspect d’une jolie petite grisette médiocrement mise, il lui enverra hardiment un : Tudieu ! la chouette môme !… ou quelque chose de ce genre, accompagné d’un baiser sonore.

— J’aime le peuple, dit Nhine.

— Il est brutal, peut-être, mais il est toujours franc.

— Et me voilà avec un soulier ! C’est drôle comme tout !… Au revoir, chérie, tu es chez toi, dors bien, je tâcherai de trouver autre chose, es-tu satisfaite ?

Tesse l’embrassa.

— Je suis si touchée de l’affection que tu me témoignes, mon cœur chéri. Ah ! je t’aime bien, va, à bientôt !…

En rentrant, Annhine stupéfaite crut avoir une hallucination, elle aperçut Maurice dans l’antichambre, c’était lui qui lui avait ouvert la porte. Il était ému, tremblant, honteux, il craignait de la mécontenter, mais il n’avait pas pu réprimer son désir de la voir cette nuit.

— Toute une nuit, songe donc !… Tu ne m’en veux pas, Nhine, je me suis sauvé de chez moi, j’ai pris mille précautions, et puis, tant pis, je me moque de ce qui pourra m’arriver demain, vois-tu ? Tu veux bien de moi ?… ah ! j’avais si peur ! Ta femme de chambre m’avait pourtant rassuré, me promettant que tu serais heureuse de trouver ton Momo ici, que tu rentrerais seule.

Il l’emportait dans ses bras, vers le boudoir. Elle était en joie, un peu confuse cependant qu’il la trouvât en cet accoutrement.

— De quoi ai-je l’air ainsi ?… d’une folle ! Momo, dis, j’ai l’air d’une folle ?…

Il l’embrassait, radieux :

— Je le savais, ma Nhine, Ernesta m’avait prévenu.

Elle allait au travers de la chambre, en se déshabillant. Elle lui conta tout, gentiment, sans détours :

— Tu vois, Momo, j’ai perdu mon soulier, mais j’ai gardé mon innocence, comme dans la chanson. Ah ! vrai !… si j’avais su que tu m’attendais, mon Momo, mon chéri, mon cher petit amour !…

Il riait de sa gaieté, tout étourdi encore de son coup d’amoureuse audace, se sentant heureux en cette douce intimité que la nuit lui rendait plus précieuse encore. C’était leur première nuit à eux. Elle fut sans repos, sans trêve. Ils s’aimèrent en une folie presque délirante des sens unie à une indicible ivresse de cœur, se prenant avec fureur, se donnant ardemment, violemment. L’aube les trouva dans les bras l’un de l’autre, alanguis, pâmés, n’en pouvant plus. Ils fermaient les yeux, comme ne voulant pas voir lever le jour après une si belle nuit… et le sommeil les surprit doucement, insensiblement, mêlant ainsi le songe vague à la divine réalité de leur amour !

Vers midi Ernesta se permit de frapper, tandis qu’Annhine dormait encore. Maurice s’enfuit très vite, se soustrayant aux embrassements de son aimée, car pour lui l’heure se dessinait, menaçante. Par hasard et par bonheur, sa fuite habilement préparée avait passé inaperçue ; aussi avec quelle joie en fit-il part à sa maîtresse, le soir vers cinq heures, en une allée déserte du Bois où il avait coutume de la rencontrer parfois. Ils projetèrent d’autres bonheurs très prochains et passaient, se souriant gentiment, attendris encore, très las, lorsque tout à coup Annhine eût un mouvement brusque qui la rapprocha de Maurice.

— Quoi donc ?… Quoi ?… murmura-t-il, inquiet.

Elle se remettait déjà :

— Rien, dit-elle, un frisson, rentrons, je vais encore me reposer. Je ferme ma porte à tous, sauf à toi, mon amour. Viens quand tu peux, je t’aime et je t’attends.

Il la remit en voiture.

— C’est elle, c’est bien elle cette fois, pensait Nhine en s’en retournant le long de l’avenue, je l’ai bien reconnue, dissimulée derrière les arbres. Comme elle m’a regardée !… ses yeux me disaient mille choses, de doux reproches à peine osés, des espoirs fous… Ah ! non !… je suis forte maintenant, elle ne m’attirera plus, fini nous deux, miss Flossie, malgré notre douceur, malgré tout ce qui me séduit en vous…

Cette rencontre l’avait tout de même impressionnée, car elle y songea toute la soirée. Vers dix heures, alors qu’elle venait de se coucher Ernesta lui remit une lettre.

— Il y a aussi des fleurs, madame, de beaux lys rouges.

— Je m’y attendais, pensa Nhine, c’est d’Elle. Mettez ces fleurs en bas, dans le grand salon, pas près de moi… ah ! non !… elles me jetteraient un sort.

Elle eût un instant l’idée et fit le geste de déchirer l’enveloppe sans rien lire, puis étant seule — ah ! quelle terrible chose que la solitude ! — elle voulut se distraire par la prose bizarre de l’étrange enfant :

La vie peut me dire qu’elle est désirable ; désormais, je l’écouterai puisque tu es revenue !… Vers moi… ? pour joie ? pour peine ?… Je ne sais, mais j’ai assez courtisé la Destinée pour qu’elle plaide un peu ma cause avec la Beauté qui ne doit pas être inhumaine envers une qui ne vibre que par elle. Ce que je te dis là a le médiocre mérite d’être vrai : j’errais en somnambule dans un bois peuplé de fantômes, à l’heure adoucissante du crépuscule où tout se transforme. Ennuyé, le ciel perdait ses couleurs. Tout à coup, le soleil couchant darda son ultime regard à travers les Accacias, ces tant blasés qui frissonnaient d’attente. Tournant la tête je te vis et tout en moi s’éveilla soudain sous le magique printemps de ton regard. Pourquoi passas-tu ?… Pourquoi mes yeux quittèrent-ils tes yeux ?… Quelle déception, tu n’étais pas seule ! Doucement tu parlais à un être qui se trouvait à tes côtés, pire qu’un être : un homme !… Toutes les angoisses que décrit Sapho[12], je les éprouvai en ce cruel moment qui m’éveilla si brutalement, alors que je rêvais d’un songe allié à la Vie ! Ah ! de cette union trop de bonheur serait né, trop, car tout ici bas doit avoir une limite. C’est seulement à la souffrance qu’on a donné un complet « laisser-aller », et elle en profite, prenant des allures d’immortelle ! Elle bafoue mes espoirs et me fait suivre par un nombre infini de doutes !… Nhine, disperse ce lugubre cortège, dis-moi un mot, un mot d’appel. Viens vers moi !… Laisse-moi aller à toi !… Je veux vivre un songe d’amour dans tes bras, à tes lèvres !… Fleurs vermeilles, je vous prendrai frénétiquement et ma bouche sera votre écrin ! Dans un long baiser je ferai si bien taire toutes plaintes et protestations que vous ne pourrez mêler à mon extase aucune trop terrestre parole ! Mais d’ici là, quelle attente !… Qu’importe ! ne suis-je pas tienne pour toute l’éternité ? Cependant, appelle-moi, darling, vite… appelle-moi ! Les battements de mon cœur te parleront mieux qu’aucune prière. Sens-moi !… Ouvre-toi toute à l’amour que t’apporte ta

Flossie

— Je ne répondrai rien, non !…

Elle s’endormit dans cette résolution, puis, au matin elle avait changé d’idée. — Pourquoi pas, après tout ? Pauvre petite, elle est gentille. Nous avons des souvenirs… des souvenirs qu’on ne saurait oublier, qui nous lient. Elle ne m’a pas fait de mal, en somme. Si, je dois lui répondre, mais l’appeler ? Non !… Pour elle comme pour moi, notre amitié n’a rien valu, mais ce n’est pas une raison pour être malhonnête… c’est cela, un mot, un mot seulement, car tout nous sépare, sa vie, la mienne… la mienne surtout !

Elle pensait à tout ce qui était venu se mettre entre elles deux depuis que leur idylle s’était si fatalement interrompue… — Oui, je vais lui dire cela, afin qu’elle comprenne bien, que nous ne sommes pas faites l’une et l’autre pour une union de bonheur ! — Selon son habitude, elle se laissa aller à dire ainsi plus qu’elle ne voulait :

Remercie-moi de ne point t’appeler vers la Forme qui sert d’enveloppe à l’Esprit que je suis. Il pense à toi et ne te quitte guère et se plaît auprès de toi. Le reste ne peut rien te donner, ni t’apprendre, non plus que tressaillir pour toi. Alors, à quoi bon nous revoir ?… Toi qui fus, tu ne dois plus me revenir…

Pourquoi tes lèvres ont-elles prononcé des mots irrémissibles ? Pourquoi la douceur de ton Être règne-t-elle seulement et souverainement dans ta chevelure ? Je voulais un nid de ta suave blondeur, un repos, de la tendresse, du velours auprès de toi, de la tranquillité, de la clarté, un bain d’oubli et de régénérescence ; au lieu de cela tu m’as replongée plus avant dans mes ténèbres et dans mon amertume. Le sort nous a été fatal…

Tes cheveux, Floss, et le charme de ton esprit, le choix ensorcelant de tes mots, l’émerveillement de tes pensées, oui, mais plus jamais tes lèvres, plus le moindre contact de nos corps. À travers tout et à jamais — si comme moi tu le veux — cette union qu’on ne pourra nous prendre, ni comprendre peut-être, me donnera — et à toi — les vraies joies, des joies que nul ne saura atteindre… Pourquoi regardes-tu ce qui est près de moi, ce qui m’entoure ? Pourquoi descendre ? Lève les yeux et sens : je suis là, avec toi, et j’y serai éternellement. Ne me verrais-tu pas… Flossie ?… Ne m’entendrais-tu pas ?… Ne me comprendrais-tu pas ?…

Annhine

En écrivant cette lettre, elle se prit à aimer sa pensée vers Flossie, elle se plût à former des projets sur un sentiment qui les unirait. — C’est vrai, raisonnait-elle à demi ébranlée, une amitié très pure, lointaine, qu’on sentirait à soi à travers toute la vie, ce serait doux, gentil, consolant. Il n’y a pas à dire, l’amour est un brutal, l’amour ne dure pas. Si elle veut, si elle accepte, elle sera mon amie ainsi, une petite amie mystérieuse et tendre.

Elle fit porter sa lettre et attendit Maurice. L’heure passée, elle se fit conduire au Bois. Lorsqu’elle revint elle ne trouva rien chez elle, pas un mot de lui, personne n’était venu. Un malaise s’empara d’elle. Pour tromper son attente, elle téléphona chez son couturier afin qu’on lui envoyât des modèles, sa vendeuse. La journée lui sembla longue, insipide ; elle fit demander Altesse qui était justement ; sortie. Vers cinq heures, on lui remit un mot de Maurice, très froid, très sec, dicté par son père sans doute, ça se sentait. On avait surpris leur secret, leur petite intrigue ; il avait dû partir subitement ; lorsqu’elle aurait son adieu il serait déjà en Angleterre, mais… plus tard il reviendrait près d’elle — une petite révolte — quand il serait enfin son maître !

Une fois sa stupeur passée elle ricana : plus tard !… L’amour n’attend pas !… C’était trop fort vraiment !… Des larmes de rage lui vinrent aux yeux. On lui enlevait ce qui aurait pu la sauver. Sa gorge se serra, son regard devint mauvais, puis il s’adoucit, triste. Il avait raison après tout, ce père, chacun en aurait fait autant, mais c’était dur ! Ah ! les hommes !… Ce petit n’avait pas de sang, il aurait dû résister, se débattre, lui revenir quand même… Il reviendrait peut-être… Oui, oui, il reviendrait, c’était impossible autrement, elle recevrait d’autres lettres écrites en cachette, hâtivement, avec d’autres détails indiquant un moyen de correspondre. Il ne pourrait vivre sans elle, l’oublier ainsi !…

Rien ne vint.


XX

Ses pensées étaient retournées à Flossie, toutes… Elle était si faible moralement à la fin de cette longue et incessante lutte contre elle-même, en défense de ses derniers principes et de ses instincts naturels de femme. Toutes ses tentatives échouaient, dérisoires et inutiles. Comme, à plusieurs reprises, on la lui avait signalée rôdant autour de l’hôtel, un soir de morne tristesse et de solitude elle crut l’apercevoir dans un fiacre, là, en face de ses fenêtres. Elle s’avança, furtivement, sur le balcon du grand salon. En se penchant elle la reconnut, c’était bien elle, c’était sa blonde et fine silhouette qui cherchait à se dissimuler dans l’obscurité de la voiture fermée. Elle fit un geste d’appel. La petite tête pâle s’avança, hésitante, comme si elle eût craint de se tromper, d’avoir mal compris : — Est-ce bien moi ?…

Nhine cria :

— Viens !…

Alors Flossie sauta résolument du fiacre. Il faisait sombre, quelques rares passants s’en revenaient dans la largeur déserte de la rue. Elle s’approcha de la fenêtre et tendit les mains. Annhine lui donna les siennes.

— Tiens bien !… dit l’enfant, et, s’arcboutant sur le rebord de pierre, vive et agile, elle franchit le rempart de fer forgé et retomba légèrement dans la pièce, à côté de Nhine.

— Premier obstacle !… fit-elle en se jetant dans ses bras.

— Tais-toi, dit Nhine, on se réveille, on se retrouve, rien ne s’est jamais passé, rien, je ferai ce que tu voudras. Je t’ai appelée pour te revenir plus meurtrie encore, découragée, anéantie. J’ai tout fait pour t’oublier, je pensais être arrivée au but, et c’est alors que tu me reprends, je suis désemparée !

— Ma Nhine, ma douce madone, murmurait Flossie la contemplant extasiée, la frôlant toute… à peine tendrement, comme en crainte de la blesser par un trop réel contact. Je te comprends, je devine ce que tu ne me dis pas… Soyons tout à la joie du revoir, de l’avenir qui s’offre à nous deux. Je savais bien, je sentais bien que tu m’appellerais à toi !…

Ce leur fut une soirée douce qui racheta les anciennes amertumes. Elles s’ouvrirent leur cœur, au plus profond, au plus touché. La Lesbienne pleurait et s’en ressentait comme purifiée, chaste, en désir de mystique tendresse, d’union d’âme, tandis que la Courtisane s’enflammait au récit de ses angoisses, de ses désespoirs, de chaque agonie de quelque chose d’elle, vers le mal.

— Plus souillée, plus flétrie, mais à toi, et sans force et comme tu le voudras !…

— Mon amour te ranimera… et c’étaient des épanchements, des attendrissements, des abandons.

Renversée sur l’épaule de Flossie et maintenant silencieuse, Anhine, très pâle, avait l’air d’une fleur offerte, ses yeux expressifs et alanguis disaient : — je me livre à toi, mais je suis si faible, ménage-moi, Floss, ou alors tue-moi !… Fais-moi mourir d’extase sous tes caresses. — Et Flossie : — comme je la désire de tant l’aimer, comme je l’aime de tant la désirer ! Mais je ne veux rien de brutal, rien de terrestre ! Ah ! la sauver !… la faire revivre d’abord !… la faire sourire ! Elle en a tant besoin ! Ensuite, je la prendrai car elle se donnera, elle se donne déjà.

Une fièvre montait en elle : — Ah ! la posséder !… la tenir nue dans mes bras, éperdue sous mes baisers !… mes baisers qui seront une étincelante pluie de flamme, née de nos jeunesses frémissantes ! L’excès pour nous ne sera qu’un commencement, car je connais aussi peu le désir de l’assouvissement que l’assouvissement du désir ! — Cette idée l’épouvantait autant qu’elle l’enchantait : — la tuer !… tuer cet ange qui trop faible pour résister se livre à moi, si faible et si suave ! Oh ! non… jamais !… Une voix dans la nuit, dans son cœur, à côté, tout autour, une voix lourde irréelle, implacable lui répondit : Jamais !… alors que Nhine continuait lentement : — Prends-moi donc dans tes bras, Flossie, tu me repousses ?… Réchauffe-moi, console-moi, il me semble que je vais pleurer. J’aurais pu me contraindre, ne rien te dire, mais je trouve cela bon de m’épancher en toi dont la plainte m’est si douce ! Tu seras ma compagne, veux-tu ? je te choisis. Tu pénétreras mon âme, tu y mettras de la Foi, des croyances, de l’amour.

— Si tu le veux, toi, ma souveraine, alors je serai capable de tout. Comme Prométhée, j’irais voler du feu céleste pour te voir heureuse, mais tu n’es pas si affaissée que tu le penses…

Nhine soupira :

— Je sais, il est difficile de croire à un incendie quand, au lieu des flammes magnifiques, il ne reste que quelques débris informes et noircis. Les passions de ma vie, de joie ou de peine ont été telles, intenses mais brèves. J’ai vécu parfois des siècles en quelques heures. Je le sens, tellement vide est ma tête, tellement triste est mon cœur.

— Le langage de ta tristesse est pour moi une musique tendre et je souffrirai pour toi, en t’aimant d’autant mieux que tu me feras mal, cela nous adoucira peut-être tout ce que l’on t’a fait, ma Nhine chérie. Autrefois on calmait la colère des dieux en leur sacrifiant un agneau sans tache. Je serai savante et subtile à la fois, ne me laissant pas troubler par le souffle énervant du Désir, et quoiqu’attirée par l’enivrant parfum de ces fleurs de la vie, je m’enfuirai, résistante car je sais que sous elle se cache le serpent destructeur.

— Tu fais erreur, Flossie, on ne se groupe pas gracieusement au bas d’un calvaire. Vois Marguerite dans Faust ou encore Elisabeth du Tannhaüser… on doit payer, s’en aller toute seule avec sa douleur.

— Non, laisse-moi bien croire que je ne suis pas venue trop tard dans ta vie et,

Not like the ships that pass in the night[13].

Elles se réfugièrent dans le coin le plus obscur du boudoir et y restèrent longtemps, faisant des projets sans nombre, sans suite, heureuses… puis elles se taisaient tout à coup, mêlant leurs larmes, leurs souffles, leurs frissons, échangeant leurs âmes. Les yeux de Florence se dilataient et une expression d’exaltation presque féroce vibrait encore au coin de sa bouche extraordinairement rouge, rouge de fièvre et de violence contenues. Elles se séparèrent, sans se quitter, trop près l’une de l’autre spirituellement pour qu’un effet physique pût agir directement contre leur impression d’union.


XXI

Ce jour-là il faisait un temps délicieux de printemps, un soleil clair, doucement tiède qui se jouait à travers la dentelle fine et pâlement verte des arbres dont les bourgeons commençaient à peine à s’ouvrir.

Flossie, tout égayée — car en ces derniers jours elles avaient épuisé les confidences tristes — Flossie, se renversait sur le grand lit, cherchant à s’excuser d’être venue si tard, tout en portant à ses lèvres les mains d’Annhine qui la grondait gentiment. Deux vieilles dames amies de sa famille étaient arrivées juste au moment où elle allait partir. Qu’elle en avait voulu à ces Cerbères bien intentionnés qui par une semblance amicale bloquaient son chemin, le doux chemin qui conduisait à la porte de sa Nhinon, chemin enguirlandé d’espoirs qui la guidaient des ténèbres à la lumière.

— Tu es vraiment lyrique aujourd’hui, Floss,… et Nhine se levait.

— On est comme on peut, vois-tu ? Je n’ai pas osé brusquer ces pauvres vieilles, voilà ce que c’est que d’être bien élevée, une habitude à perdre. En attendant, accorde-moi ta clémence… et tes lèvres. Je suis plus à plaindre qu’à punir.

Annhine ne pût s’empêcher de rire en voyant que Flossie avait l’air de prendre cela au sérieux.

— Comédienne ! dit-elle, ou non, folle plutôt ! Je ne sais jamais avec toi où le factice cesse… J’ai un projet.

— Lequel ?

— Ce serait de déjeûner ici à midi, puis de partir, d’aller à Saint-Germain dans les bois, toute la journée.

— Oui, c’est cela, fuyons la ville, le bruit, le monde, courons vers les nymphes. Effarouchées comme elles, cachons-nous sous la ramée, admirons la nature renaissante, grisons-nous sur des lits de mousse, abritées par de jeunes branches ensoleillées, en fermant les yeux à demi, nous soustrayant au regard des fauves hardis.

— Tu es trop poétique pour le matin, Flossie !

Annhine riait moqueuse, allant, venant, se couvrant de vêtements clairs en harmonie avec le temps radieux du dehors. Après le déjeuner, elles téléphonèrent pour la voiture, commandant un landau large et confortable où le page serait bien, prosterné aux pieds de sa dame. Elles partirent au milieu du jour, traversèrent le bois, heureuses de leur solitude et de cette fraîcheur qui les enveloppait.

Sous les ombrages du Vésinet, elles voulurent marcher et descendirent, puis Nhine dit :

— Non, faisons-nous conduire très vite à l’entrée de la forêt de Saint-Germain.

Lorsqu’elles furent rassises, elle interrogea :

— Dis-moi, Flossie, mon doux cœur, dis moi, parle moi de cela… de toi… je veux savoir si tu as eu beaucoup d’amantes, et la première, et comment, et pourquoi. Le développement de cette idée dans ta tête d’enfant, c’est d’une perversité bien au-dessus de ton âge, à moins que ce ne soit instinctif alors, car ce vice vient généralement à celles qui sont lassées d’autre chose.

Flossie répondit :

— Il y en a qui s’égarent en mille sentiers avant de trouver la vraie voie, d’autres ont un bon ange qui les guident, et, ayant trouvé un paradis en accordance avec leur individualité elles y restent. Moi, j’ai toujours préféré ce qui est joli, tendre, délicat et fragile, comment n’aurais-je pas aimé les femmes, ces fleurs de lumière, ces fleurs qui ont des âmes et tant d’autres exquises choses aussi. Leurs frissons de lyre éveillés par la musique caressante d’un mot, leurs mots d’extase éveillés par l’harmonie d’une caresse !… Te dire la couleur et la forme de celles qui ont pu fleurir dans le jardin de mon cœur ?… Darling, je ne le puis !… Le parfum de ta beauté me berce dans l’oubli de tout ce qui n’est pas toi. Je vois très vaguement, comme à travers un songe, une auréole de cheveux roux, flamme vivante qui m’inspira et me fit connaître l’amour. Elle s’appelait Eva, la mère de mes désirs, l’initiatrice de mes premières joies. Je crois qu’elle est morte depuis, ou mariée, oui, mariée, ce qui revient au même. Mais avant, bien avant, alors que j’avais huit ans, je me souviens que j’éprouvais des désirs indistincts.

— À huit ans !… et Nhine sursauta… comme Hercule, tu étouffais des serpents dès ton berceau !

— Sacrilège Nhinon, aveugle, sourde, mais que je ferai voir et entendre !… Je ne dis plus…

— Si, si, je t’en prie, continue.

— Non !

— Si, je le veux…

— Ma cousine était jolie, j’oubliais de dormir en la regardant la nuit. Le soir, elle disait des prières et j’aurais voulu savoir ce qu’elle désirait afin de le demander au ciel pour elle. Seulement je n’osais la questionner, je suis timide…

Elle regardait Annhine qui riait en-dessous.

— Tu ne t’en douterais pas, mais c’est pourtant vrai… Nous voyagions et partout elle emportait une photographie, le portrait d’un vilain monsieur encadré dans de la peluche rouge. Une fois je la vis qui l’embrassait à la dérobée et je pensai : quel dommage !… et je le sentais si vivement et si fort que j’en pleurai. Elle vint à moi et me prit alors sur ses genoux, me disant qu’elle comprenait mon chagrin, causé probablement par une scène récente avec ma gouvernante qui avait été injuste envers moi. Je la laissai croire ce qu’elle voulût, secrètement contente qu’elle ne m’eût pas devinée.

— Flossie, tu déséquilibres tout ; quand je t’entends, il me semble que les choses n’ayant pas d’importance aux yeux du monde sont au contraire celles qui en ont ; ma vie — et ce que je devrais en faire — m’apparaît lointaine et sans le moindre intérêt. Je suis comme un instrument à mille cordes sur lequel on n’aurait joué que d’une seule… et celle-là s’en est rompue ! En moi on a coupé les ailes à toute poésie et mon existence me semble aujourd’hui une platitude sale, inutile, puisque le mieux en moi n’a point fleuri. On a cultivé la brute, l’oisive, on m’a beaucoup désirée, je me demande si on m’a vraiment aimée ?

— C’est ici, interrompit Flossie.

La voiture s’arrêtait.

— Alors nous avons tout le temps pour faire une promenade. Le jour baisse, ce sera exquis.

Elles s’enfoncèrent sous bois, à l’abri des regards, se tenant par la main et dans un accord si parfait d’idées et d’intimes sensations qu’elles restèrent longuement silencieuses.

Puis Flossie, la première, dit au retour :

— Qui sait si dans ce bois nous n’aurions pas trouvé une source bienfaisante, petite sœur du Grand Fleuve qui verse l’oubli aux âmes trop meurtries. Alors je t’aurais plus à moi, nous recommencerions ensemble la vie, lavées ainsi des vieux souvenirs. Ah ! que je voudrais ne jamais rentrer !… te garder ici, toute à moi, loin des autres. Quelle douceur dans le mystère assombri de ce crépuscule, Nhine marchant près de moi, dans l’enlacement de mes bras et l’enveloppement de ma tendresse !…

Annhine s’abandonnait, pénétrée jusqu’au fond de l’âme. La lumière brutale de l’avenue qui contournait la forêt et devait les mener au pavillon Henri IV, les rappela soudain à la réalité.

— Il faut dîner, Flossie…

— Il faut, il faut, toujours il faut !… — puis gaiement, je veux être ton petit mari qui t’emmène dîner au cabaret !

Elle prit une grosse voix et ordonna le menu au garçon :

— Vois-tu, il est nécessaire que je sois bien nourrie, ma petite femme, je me lève tôt et me couche tard. La Bourse me fatigue, mais il faut que je travaille afin de gagner de quoi satisfaire tous tes caprices… Nhine, il me semble que j’ai une barbe, des regards qui s’attendrissent devant les huîtres et un plastron froissé qui sera taché tout à l’heure. Je porte une grande chaîne d’or qui retient ma montre d’ancêtre, celle où est ta miniature que je montre si fièrement aux agents de change en leur disant : c’est ma femme !… Comme c’est gentil à deux époux de dîner ainsi en tête à tête.

En se retournant, Flossie eût une expression d’étonnement :

— J’étais si bien dans la peau de mon personnage que je suis surprise de me trouver autre dans le reflet de cette glace. Vois, Nhine, je ne suis qu’une femme. Approche ta tête de la mienne, c’est joli ainsi, mieux je crois… et puis nous n’aurons pas d’enfants !

Elles riaient, amusées, puis le dîner fini, elles allèrent enlacées au dehors. Des chuchotements très doux, des baisers, des exclamations étouffées, des gestes de caresse qui n’ose… et les jolis cheveux blonds de Flossie se dénouèrent.

La nuit tomba lentement sur elles sans qu’elles s’en aperçussent, mais, tout d’un coup, la fraîcheur les surprit ; elles demandèrent la voiture pour s’en retourner à Paris et partirent. Flossie couvrait Nhine avec un grand soin :

— Sur nous deux le plaid, ferme bien ta mante. — Elle voulut lui retirer son chapeau et la couvrir du capuchon — c’est irréellement joli ainsi, je t’en prie, laisse… Hélas ! quel dommage de quitter cette solitude, mais quelle route délicieuse pour notre retour, toutes deux, très près, seules… dans la nuit sombre.

— Non, fit Annhine, regarde !

En levant les yeux, elles virent la lune qui passait lentement à travers les nuages, large et rayonnante.

— Elle éclairera notre chemin.

— Ah ! puisse-t-elle t’insinuer d’exorables sentiments, la Subtile, et que je plains les pauvres êtres qui sont si courbés vers la terre qu’ils ne peuvent l’avoir !… Défais tes cheveux… Ah ! Nhine ! quelle forêt de lumière ! Si je ne croyais pas qu’un jour tu seras à moi, sais-tu ce que je ferais ? Je les enroulerais ainsi autour de ton petit cou et les serrant imperceptiblement je t’étranglerais. Ils t’étoufferaient si câlinement que tu mourrais presque sans le savoir… Puis, lorsque tu serais bien morte, je déferais ces cordes de soie et je les tisserais avec un des rayons de la fatidique Tanit qui te remonterait, ainsi attachée, vers ton pays natal… Alors mon amour n’ayant plus rien qui le retienne ici-bas déploiera ses ailes, et je te suivrai. Les pâles enfants de la pâle planète viendront s’attendrir de ta beauté sans vie et me donneront leurs lucides conseils afin de te ranimer. Je mêlerai les feux opalins de mon corps à ta blancheur morte, je t’initierai à la caresse des doigts qui se traînent languissamment sur les fronts appâlis. Peu à peu ta chair reprendra sa transparence de nacre et, à travers, on verra resplendir la tiède lueur de ton âme en éveil extasié. Les vierges de la Lune accourront sous le charme alliciant de notre mystique amour pour t’offrir de régner sur leur morbide royaume. En prêtresse souveraine tu glisseras, lente et souple, et je me prosternerai devant tes pieds nus qui s’harmoniseront en éblouissement avec le limpide cristal dont est faite la lumineuse sphère !…

Puis, contemplant la Lune qui semblait les regarder, elle s’adressa à elle :

— Paradis des âmes endolories, des douces Lesbiennes, des incomprises, de toutes celles qui veulent renoncer au vil esclavage de l’Amour naturel, laisse nous remonter vers toi, nous égarer en le brouillard de tes rayons, cueillir avec des doigts de nacre tes étranges lys d’argent !… Laisse-nous étreindre nos plus éphémères désirs, vivre toute la beauté de nos rêves, frôlant de baisers fantômes, de baisers intarissables, les lèvres de nos plus folles chimères !…

— J’écoute les caresses de ta voix et la voix de tes caresses dit Nhine qui se laissait aller au charme de cette double volupté. Tu m’attires complètement, mais tes baisers ne sont nullement fantômes !… Ce ne sont pas là les caresses des pâles amantes des lointains lumineux, Flossie !

— C’est pour attendre !… dit Flossie interrompant ainsi la frénésie de ses désirs. Ma Nhine !… ma souveraine, ma fiancée !… Oui, ma fiancée, le veux-tu ?… Tes frissons sont de timides promesses, des promesses que tu seras à moi, toute à moi ! Je te ferai connaître un autre amour, comme une religion du corps, dont les baisers sont les prières. Quand tu auras envie d’être ma fleur, tu me laisseras t’aspirer, et, quand nous serons d’humeur plus élevée, tu viendras briller dans mon ciel, tu feras descendre sur moi et dans mon cœur une clarté célestement tranquille et divine, ô mon Étoile.

— Que tu me grises, Flossie, et que ton amour me grise !… J’entrevois tant de joies !…

Annhine pâlissait et se crispait toute. Un désir subit, violent, impérieux, la pénétrait, et la brûlait. Elle s’abandonnait à l’étreinte de son amie, frémissante, souhaitant l’extase infinie, brutale, qui calmerait enfin ses nerfs tordus, apaiserait ses ardeurs exaspérées. Elles se trouvaient à sa porte.

— Viens-tu ?… Oui, entre, ah ! ne retardons plus, puisque mon âme a compris ton âme et que mes lèvres veulent les tiennes !…

Et Flossie la suivit.

À la vue de sa chambre et de son lit défait, tous les pénibles souvenirs l’accablèrent subitement :

— Non, pas encore, pas ici, pas ainsi, je veux rester ta fiancée… va-t’en… pars, éloigne toi vite, si tu me comprends.

Presque pieusement et sans chercher à dissimuler les larmes qui lui montaient aux yeux, l’enfant se retira.

Annhine restait debout, immobile, haletante, puis, lorsqu’elle se trouva seule dans l’obscurité de la chambre elle éclata en sanglots brusquement et se roula, comme une bête, à plat ventre sur le tapis, mordant les laines pour s’empêcher de crier, heurtant avec violence sa tête contre les meubles, en une crise soudaine, balbutiant des paroles sans suite, incompréhensibles où revenait le nom de Flossie : Va-t’en… non, reviens, prends moi… oh ! non, oh ! non… je ne veux pas !… Aah !…

Un râle s’étrangla dans sa gorge et elle tomba, inanimée, comme une masse.

Lorsqu’elle reprit connaissance, elle était dans son lit. Ernesta la veillait. Elle ferma les yeux, ne se rendant pas bien compte de ce qui s’était passé, et elle s’épuisa elle-même, en Narcisse désespéré, ne pouvant résister plus longtemps à la tyrannie du désir dominateur, fougueux, incendiaire de ses veines et desséchant ses lèvres, la brisant toute, inexorablement !


XXII

Le lendemain elle s’éveilla très lasse, les reins vidés, les yeux lents ; un grand calme régnait en elle, mais ses idées étaient obscures, comme inachevées. Elle ne parla de rien, n’interrogea même pas sa femme de chambre, tout lui était indifférent, sans intérêt. Elle se leva, distraite et fût très longue à sa toilette. Un rêve la surprit presque dans sa baignoire. Ernesta dût à plusieurs reprises lui faire remarquer que l’heure s’avançait. Elle sursauta. Puis, elle se posta devant sa glace et se regarda toute nue, non ainsi que vous pourriez le croire, en de jolies poses cherchées, connues et souvent célébrées. Parfois Annhine s’amusait à ce jeu ; tantôt elle éloignait les bras aussi loin que possible devant elle, réunissant les paumes de ses mains en un allongement de toute sa personne et semblait s’élancer en criant joyeusement : la Baigneuse !… ou bien encore, en un gracieux mouvement de reins, elle courbait son corps et écrasait ses doigts écartés sur sa bouche tendue, offerte, c’était le Baiser ; puis mille autres tableaux du même genre… la Vénus du Corrége, par exemple. Non, en ce triste matin, c’était tout autre chose ; pâle, défaite, les épaules tombantes, le torse affaissé, les yeux cerclés de mauve, elle s’examinait curieusement et presque avec inquiétude. C’est qu’il ne s’agissait pas de rire !… Non !… On était à la fin d’avril, ça faisait un peu plus d’un mois que… oui, justement, bientôt deux mois… Le changement d’air, l’anémie, la faiblesse nerveuse, tout cela réuni peut bien empêcher le retour de cette chose naturelle qui vient vous rassurer en vous renouvelant le sang. Son sourcil se fronça, elle serra les dents et devint livide. Son regard s’abaissa ; il lui semblait apercevoir déjà comme un léger renflement qui se dessinait un peu, là… mais oui, on le voyait qui bombait imperceptiblement l’impeccabilité de son ventre poli et lisse… Ah ! par exemple !…

— Oh ! la polissonne !… la polissonne !…

Et le minois ébouriffé de Miss Florence apparût dans l’entrebâillement de la porte.

Sans interrompre sa recherche, Annhine l’appela ; sa voix était sèche, dure :

— Viens, Flossie, viens !… Regarde !…

L’enfant s’approcha, inquiète. À son aspect de terreur craintive, Annhine se radoucit :

— Ah ! ma chérie, nous payons la tranquillité de ces derniers jours par un terrible réveil. Je ne t’avais rien dit encore, mais je ne puis plus faire taire mes doutes, il y a déjà près de sept semaines que… ah ! tu comprends ! C’est affreux !… Ce serait affreux, corrigea-t-elle en voyant que Flossie devenait atrocement pâle.

Celle-ci tremblait de tous ses membres, puis ne pouvant plus contenir sa rage, elle éclata, presque folle de douleur :

— Ah ! ma jolie !… ma jolie, que me dis-tu ! Je la reconnais bien là, cette nature qui te fléchit sous son horrible loi ! Ils savent pourtant bien ce qu’ils font, ces serpents d’hommes, l’un d’eux a laissé son poison dans tes entrailles !… Quel sacrilège !… Faire un outil reproducteur de cette idéale fragilité, autel sacré de mes plus délicats désirs, les lâches !… Oser flétrir de telles fleurs ! Ah ! que je leur en veux, à ces brutes, de tout le mal qu’ils font et partout et toujours, sciemment, cruellement !…

— Ah ! Floss ! Je mourrai de ma peine, et impuissante devant cet imprévu chef-d’œuvre du mal.

— Que faire, darling, que faire ? Dis-moi… si on peut acheter de la science qui voudrait faire avorter ce germe de vie qui est en toi, car c’est une chose maudite, sais-tu !… aucun bien ne saurait venir d’un être qui n’est pas désiré, de la conception provenant d’un hasard diabolique qui fait honte au véritable amour ! De stériles épouses passent leur temps en prières, elles veulent être mères et sauraient donner à leurs enfants tout ce qu’ils auront le droit d’exiger d’elles. Et l’on devrait respecter une Nature qui commet de pareilles maladresses ! Monstre aveugle et sans pitié, bête sauvage, tu n’es donc dirigé par aucun dieu !… Ah ! pour satisfaire ses besoins de mâle, l’homme sacrifie vraiment tout sentiment humain !… Pour accorder une minute de joie à son égoïste plaisir, il risque sans remords d’engendrer des misères infinies !…

— C’est vrai, répondit Nhine abattue, et celle qu’il a daigné choisir pour cela, il prétend l’aimer ! Puis ensuite il s’absout presque toujours de toute responsabilité envers tous deux. C’est lui qui a fait les lois, il peut se sauver.

— Ils délaissent, très honorablement, une femme et un enfant, puis ils s’en vont crier : c’est hors nature, c’est répugnant, les femmes qui s’aiment entre elles ! Tous les imbéciles — ils sont légion ! — qui les écoutent, sans raisonner répètent ce refrain et le monde entier vibre d’injustice et d’inhumanité. La Beauté doit se cacher pour échapper au châtiment et les Lesbiennes courbent la tête, comme si leur douce union était un crime, car c’est un crime d’oser avoir une opinion contraire à celle de la masse ! Il faut se soumettre et apprendre à taire, à cacher ce qui est sublime et au-delà de l’ordinaire compréhension !

Dans l’emportement de sa véhémence, Flossie en oubliait le motif. Un soupir étouffé d’Annhine la rappela aux tristesses poignantes de la réalité. Elle vint à elle :

— Mais je veux t’aider… je veux…

— Non !… ne parle plus de çà, Floss !… Vois-tu, si ça existe, eh bien, je devrai le supporter. Si ça existe !… — elle se mit à pleurer — j’ai peur, vois-tu, j’ai peur !… de tout, des souffrances… et de la vie ensuite !

— Laisse-moi chercher, darling, je connais des médecins…

— Non !…

Anxieuse, Nhine cherchait à se débattre et à se reconnaître dans le chaos de son cerveau troublé. — Voyons, Maurice a dix-huit ans… on ne doit pas avouer une telle chose à un enfant. Ça doit venir de lui pourtant, mais la loi est là qui se dresse devant moi, implacable et injuste. Henri, c’est douteux, et puis le croirait-il ?… Cependant, c’est à lui que je dois le dire, — elle se rassurait, — lui qui prétend m’aimer il sera fier, il m’écoutera, pourquoi douterait-il de moi ? Les autres, — elle esquissa un geste de mépris, — les autres ne comptent pas, il y a trop de temps ! — Pourtant une hésitation lui vint… — Mais ?… Ah ! non ! non ! c’est trop lointain pour être même en mon souvenir !

Rassérénée, elle s’habilla, s’enveloppant d’un long peignoir de fine laine blanche, très lâche, très flou, qu’elle serra à la taille par une ceinture d’émail bleu. Elle fit téléphoner à Henri qu’elle l’attendait immédiatement, qu’il fallait absolument qu’il passât tout de suite chez elle, pour une chose grave.

— Chérie, je dois te renvoyer, il faut que je cherche à parer le coup, comme on dit, vois, je suis remontée.

— Non, Nhine, non !… — elle suppliait… — je ne veux pas te quitter !

— Mais mon amant va venir !

— Cache-moi quelque part, dans un coin ! Oh ! ne me chasse pas ainsi, sans une certitude pour ta tranquillité à venir, pour la nôtre.

— Mignonne !

Et Annhine l’embrassa, émue…

Elle la conduisit à une grande table, dans un des salons du bas et lui donna des livres, des albums d’images :

— Comme à une petite fille !… Sois sage !… Vois, je ris ! Ah ! maintenant je suis sûre d’un dénouement heureux !

Flossie eût un étrange hochement de tête et les regards perdus, sans feuilleter les pages ouvertes, elle se mit à réfléchir… tristement, profondément.


XXIII

— Henri ?…

Nhine, confuse, hésitait…

— Henri, tu m’aimes bien, dis ?…

Étonné, son amant la prit dans ses bras et la couvrit de baisers qu’elle se laissa donner. Elle répéta :

— Tu m’aimes bien ?… Tu m’aimes vraiment, dis, Henri ?

— Ma drôle de petite, pourquoi me demandes-tu cela si sérieusement ? Tu n’en es donc pas sûre ?

Pour se donner une contenance, elle jouait avec sa ceinture d’émail, faisant glisser ses doigts effilés et nerveux sur le métal azuré, sa voix tremblait, elle reprit :

— Je veux en être plus sûre encore, j’en ai besoin, car… car… — tout d’un coup elle avoua : — il faudra que tu m’aimes double, maintenant !…

Surpris, il demanda :

— Quoi ?… quoi ?… que veux-tu dire ?

— Oui ! j’ai bien dit : Il faudra que tu m’aimes double… maintenant.

Interloqué, il la regardait sans répondre.

Elle éclata :

— Idiot, va !… Il y a que je suis enceinte !… Là, as-tu compris ?

— Enceinte ?…

Il la lâcha brusquement et devint blême ; il voulut rire :

— Tu blagues, dit-il, enceinte !… pas possible ?

— Mais si, puisque je te le dis !… Tu crois que je me donnerais la peine de blaguer sur une pareille chose ! Je suis enceinte !… Je suis enceinte !… Je suis enceinte !…

Elle s’assit à l’extrémité de la chaise longue en répétant ces mots âprement, durement :

— Je suis enceinte… et c’est de toi !

Il ne trouvait rien à lui répondre, ne sachant encore s’il devait rire ou se fâcher. Mille choses lui venaient en tête, un cortège inévitable et soudain d’ennuis, de scandales ; une charge, cet enfant ! Quelle tuile !… Était-il bien de lui, seulement ? Il n’osait trop approfondir la fidélité d’Annhine !… Et sa famille à lui ?… le monde ?… Ah ! c’était vraiment ridicule une histoire pareille ! Une farce, bien sûr, une plaisanterie, stupide en tous cas.

Nhine l’observait, le fixait avec un dégoût clairvoyant et insurmontable. Elle voulut aller jusqu’au bout, et, poursuivant très vite :

— Oui, je suis enceinte, mon ami, et de plusieurs mois, — elle exagérait, maintenant, — je te l’avais caché au début voulant en être bien sûre, et c’était ça qui me rendait malade, mon médecin me l’a dit, il était d’accord avec moi pour te préparer cette surprise. Je suis enceinte de toi !… de qui veux-tu que ce soit, d’ailleurs ?… Tu es mon amant, mon amant généreux, adoré, et je ne te trompe pas. Ah ! non !… J’aurais été une criminelle de tromper un homme aussi bon que toi, — elle scandait ses mots, — aussi franc, aussi loyal, aus-si sin-cè-re ! La tuile est pour nous deux, que veux-tu ? Moi je dois l’accepter, mais il faut aussi que tu en aies ta part. Allons, prends-en ton parti, en brave !… — elle se fit mielleuse, — Tu seras heureux, dis, bien heureux d’avoir un petit de moi, de ta chérie, de ta Nhinon ? Un petit de notre amour fervent et partagé !… — et comme il restait muet : — Tu ne dis rien ? Tu fais de doux projets, sans doute ? Des rêves pour notre avenir ?… — À ces mots il releva la tête. — Oui, je dis bien pour notre avenir, pour notre bonheur à nous deux qui sommes tiens. Dis, Henri, que feras-tu ?… Que vas-tu faire pour la famille que l’amour t’a choisie et que l’amour t’a donnée ?… — Abasourdi, il ne prononçait pas une parole. — Tu te tais ?… La joie t’accable ? La joie !… mais parle donc, parle-moi, parle !…

Il baissait les yeux, gêné, évitant son regard, balbutiant des mots vagues : — Certainement, il ferait ce qu’il pourrait… il verrait…

— Ah ! non !… Ah ! non !… j’exige quelque chose de suite, quelque chose de certain, sinon pour moi, du moins pour lui. Que feras-tu ?… Il faut, vois-tu, il faut faire ton devoir !

Embarrassé, il lui répondit : — Mais oui !… C’était son intention, bien entendu… mais… cet enfant… elle y tenait tant que ça ?… Il ne voyait pas bien pourquoi… quel bien ça pouvait lui faire ? Il y aurait peut-être moyen de… mon Dieu oui… Il connaissait des femmes qui… c’est-à-dire… il en avait connu, et beaucoup… ainsi, avant elle il avait eu une maîtresse dans le monde… Oh ! ça s’était très bien passé, sans douleurs, très secrètement, personne n’en avait rien su, vers le cinquième mois on était allé à Bruxelles…

Elle rugit :

— Ah ! c’est trop fort !… Alors tous les mêmes !… Tous, des lâches, des misérables, des criminels, Il me propose d’avorter !… d’avorter !… d’avorter !… Du fond de ton égoïsme tu n’as trouvé que ce bon conseil : avorter ! Moi, je ne suis qu’une machine à plaisir, un instrument de joie. La machine n’est plus en ordre, bon !… On l’envoie à Bruxelles, ou ailleurs, se faire réparer, espérant qu’elle reviendra en bon état, toute aussi excitante et jolie qu’avant, sinon… eh bien, il y en a d’autres !…

— Nhine !…

Il voulut l’arrêter, se disculper, protestant faiblement. Dans l’emportement de sa colère elle continuait farouche :

— D’avorter !… Ah ! Ah ! moi qui ne suis pourtant qu’une fille de rien, malgré mes frayeurs et mes dégoûts, j’avais encore un petit sentiment vague, caché là au fond de mes entrailles, une secrète fibre, quelque chose qui m’aurait peut-être donné une raison de vivre en me sauvant, me réhabilitant… et un homme soi-disant d’honneur, que sa situation place au-dessus de tout soupçon et qu’elle devrait au moins mettre à l’abri du crime, — elle le défiait, — oui ! du crime, entendez-vous !… me propose d’avorter !… de tuer !… Assassin, hurlait-elle avec véhémence, misérable !… Va-t’en !… Va-t’en !… Je te chasse ! je te hais !… Ah ! je te haïssais déjà assez d’avoir besoin de toi ! je sentais si bien en moi que ton prétendu amour n’était qu’un désir sale, bas, avilissant. Ta passion me faisait servile, soumise ! Tu m’avais comme un objet de luxe, de dégradante satisfaction, et c’est ainsi, et ce sera toujours de même !… C’est notre punition à nous autres toutes, les faibles et les amoureuses, d’être prises en un besoin de mâle pour être abandonnées impitoyablement ensuite !… Vos femmes ?… Vous en avez pour les asservir à vos habitudes quotidiennes ! Le pot au feu du ménage, l’avenir du nom, le soin de vos enfants, de votre maison, de vos maladies !… — elle ricanait — de vos sales maladies contractées ailleurs, loin d’elles et la plupart du temps au hasard banal des rencontres !… Nous ?… Ah ! nous vos maîtresses ! Quelle ironie ! Vous nous prenez pour la galerie, comme vous choisiriez un objet quelconque, joli, admiré, aux enchères !… Et nous vous donnons notre beauté, notre jeunesse, notre chair !… Ah ! notre chair, nos lèvres, c’est cela le plus pénible encore !… puis, parfois, notre cœur !… Mais moi… — elle le tenait à la gorge, l’étreignant avec force pour lui cracher son dégoût de plus près — moi, ah ! ah ! je me révolte enfin ! — elle se redressait — je te chasse, mais avant je veux te dire — et avec quelle joie ! — que je t’ai toujours bien jugé tel que tu es, toi, dès le premier jour, que je t’ai détesté, oui, que je t’ai trahi !… Cet enfant que tu condamnes, que tu veux livrer à la mort, il n’est pas de toi ! Sans le savoir, tu avais bien raison de le rejeter ! Je t’ai trompé partout, toujours, toutes les fois que j’en ai eu l’occasion, en quête d’une vraie passion purifiante qui m’aurait lavée de tes souillures, en désir des caresses sublimes qui auraient effacé les tiennes ! Je t’ai trompé sans relâche, sans cesse, par haine ! À nous, c’est notre unique moyen de vengeance, cela ! Je t’ai trompé, trompé, trompé !… Menteur !… Cocu !… Assassin !… j’ai ri de toi, je t’ai joué, je t’ai bafoué, car je te devinais monstre !… homme !…

Violente, elle se suspendait à lui qui cherchait à s’enfuir et le retenait afin de lui lancer encore d’autres insultes.

— Ah ! j’aurais voulu te ruiner, te faire le plus de mal possible ! — un délire la prenait. — Ah ! maintenant, je voudrais te tuer, te tuer… te tuer !…

D’une brusque secousse il se dégagea enfin, horrifié et il parvint à gagner la porte.

Elle bondit sur lui, puis tout à coup s’arrêta, son regard agrandi qui lançait des flammes se voila subitement, elle eût un éblouissement qui la cloua au parquet, immobile, chancelante, puis une horrible douleur la fit se courber en deux. Elle cria une plainte soudaine, d’une voix sourde, qu’on ne pouvait entendre.

— Ah ! que je souffre ! — elle s’affaissa dans un fauteuil, renversa sa tête en arrière, prise de vertige et de faiblesse. — Au secours, je m’en vais !… je m’en vais !…

Les éclats de sa voix en fureur, ainsi que le bruit des portes et de la fuite précipitée, avaient attiré Florence et Ernesta qui s’empressèrent vers Nhine gémissante et tordue sous l’atrocité du mal. Un cerne noir s’étendait autour de ses yeux clos, un filet de sang coulait à terre, elle ne bougeait plus, mais elle respirait encore. En alarmes, elles la transportèrent inanimée sur son lit, en la plaçant avec une savante précaution, la tête basse, les jambes hautes, afin d’arrêter l’épanchement. Un médecin du quartier vite appelé accourut aussitôt. C’était bien l’hémorragie. Il lui donna les premiers soins, perchlorure de fer, pansements d’amadou. Quand son docteur vint, Annhine assoupie, faible, horriblement pâle, était sauvée. Altesse se trouvait là, près d’elle. À voix basse ils causèrent longuement et Flossie leur fit part de ses craintes du matin :

— Enceinte ?… Ah ! non, ce n’était pas le cas, hélas ! La grande anémie, le détraquement des nerfs étaient bien l’unique cause de ce retard, fréquent en ces sortes de maladies. L’accident d’aujourd’hui allait encore aggraver son mal… ce serait long, pénible… enfin, tout espoir n’était pas perdu. Il s’interrompit, écoutant ; on appelait au téléphone, on sonnait à la porte, le roulement des voitures faisait un fracas retentissant, il chuchota :

— Et puis, dès qu’elle sera transportable, d’ici douze ou quinze jours, je vous engage à l’emmener ailleurs. Ici, au milieu de tout ce bruit, elle ne pourrait jamais se remettre. Un voyage l’éreinterait aussi, car la période du mal est avancée déjà, des complications sont possibles. Elle a des souffles anémiques très prononcés, des désordres du cœur, un dédoublement des bruits, oh ! rien d’organique, mais tout cela est grave, car ses nerfs sont à bout, en désordre et son tempérament cérébral n’offre aucune résistance. Il lui faudra un traitement particulier : des douches, un régime, je lui conseillerai des piqûres de sérum et peut-être quelques petites choses spéciales, à l’aide de l’électricité. Il faudrait l’interner dans une maison de santé.

Comme elles se récriaient :

— Mais une maison de santé n’est pas ce que vous vous imaginez, c’est le parti le plus sage — sa voix ordonna — et j’ajouterai : c’est le seul ! J’en connais une très bien à Passy, on y est parfaitement soigné et en bon air. Tenez, l’été dernier, j’y ai placé Mademoiselle Marbaud, de la Comédie Française, elle en est sortie transformée. Vous viendrez la voir, vous deux seulement et sa famille, car il lui serait nuisible de recevoir la foule de ses connaissances. Elle emmènera sa femme de chambre, elle sera comme chez elle, on lui fera suivre strictement mes ordonnances. Ce sera le calme, la retraite rêvée, le repos absolu, elle en sortira fraîche, alerte, solide, plus forte que jamais.

Convaincue, Altesse dit :

— Oui, docteur, je vous comprends bien, elle ira. Dès que vous le jugerez bon, je me charge de lui faire entendre la chose.

Flossie remarqua doucement :

— Je trouve cela bien triste.

— Mais non, mais non, c’est nécessaire, il faut qu’elle le fasse. Si vous lui désirez du bien, il faut que vous l’y encouragiez aussi.

— Je le ferai, dit l’enfant… et après ?…

— Après, il faudra l’emmener un peu dans la montagne, aux eaux, la distraire.

Dans la petite âme troublée de l’enfant, un combat se livrait entre sa raison et son amour pour Nhine. Tout à coup, une expression résolue se fixa sur ses traits : bien, on fera tout cela !… Le docteur l’examinait surpris :

— Mais, madame ou mademoiselle, je ne vous ai encore point vue ici. Qui êtes-vous donc ?… Seriez-vous de sa famille ? Sa sœur, peut-être ?

Tesse dit :

— Non, c’est une amie.

— Non, dit vivement l’enfant, plus encore. Annhine est tout pour moi, je l’adore !…

À un coup d’œil d’Altesse, le médecin comprit :

— Ah ! ça aussi lui serait fatal, je dois vous écarter de ma malade.

— Docteur !

— Mais oui, si vous l’aimez, vous devez tout désirer et tout faire pour sa guérison.

— Mais, docteur, je l’aime d’une façon dont vous ne pouvez vous douter.

— Ta ta ta !… son esprit fertile et détraqué travaille, s’engageant dans une voie qui l’entraînerait vers la folie, tout simplement. Non, madame, je ferai mon devoir.

Et, sans vouloir en entendre davantage, il s’éloigna avec Tesse, tandis que Flossie s’effondrait, remuée, en murmurant d’un accent désolé :

— Ah ! ces médecins à barbe, tous des brutes ! Ils ne pensent qu’à la santé du corps et négligent celle de l’âme ! Mais je serai plus forte qu’eux, ma faiblesse aura recours à la ruse, je déjouerai leurs complots contre nous. J’arriverai à elle, à mon but.

Tesse rentrait. Elles se contemplaient, muettes, comme après un désastre.

-— Vous restez, miss ?

— Non !… je pars… adieu, madame… vous me permettrez bien de venir prendre de ses nouvelles ?…

Sa voix s’altérait, ses lèvres tremblaient, elle allait fondre en larmes. Altesse en eût pitié, elle l’amena à elle et lui dit simplement :

— Pauvre petite !

Un sanglot lui répondit et l’enfant pleura longtemps, blottie dans l’épaule d’Altesse, charitable et émue, qui l’exhortait, la conseillait et oubliait en cet instant sa vague rancune envers celle qu’elle accusait au fond d’avoir une influence néfaste sur sa chère malade. Elles se séparèrent amies, mues du même désir de vaincre la faiblesse d’Annhine et le mal fatal qui menaçait de la leur ravir.

Comme Henri ne paraissait pas, Tesse s’enquit du motif qui pouvait excuser son absence. Vite elle comprit tout. Au seul nom de son amant, Nhine s’agita, la fièvre s’empara d’elle, elle murmura des mots haineux, incohérents, violents, qui révélèrent en s’échappant le douloureux écœurement de son âme. On ne lui parla plus jamais d’Henri. Elle accepta facilement l’idée de sa réclusion et finit même par la désirer ; les malades ont de ces intuitions. Elle prenait un dégoût de son chez elle, de tout ce qui l’entourait, voulant un changement complet, radical, aspirant à un oubli profond, comme en un espoir de renaître toute entière. Elle s’informa de Flossie, alors on lui dit que cette dernière avait dû partir, retourner en son pays ; on inventa des prétextes, sa famille qui s’était douté de quelque chose et qui avait voulu l’éloigner de Paris. Annhine tomba dans une prostration dont rien ne pouvait plus la faire sortir. Après l’angoisse des premiers moments, elle s’était soumise à tout, résignée, en attente d’un mieux bienfaisant ou d’une délivrance. Elle restait couchée, sans prononcer une parole, pendant de longues journées, sans faire un geste, sans même tourner la tête, fixant continuellement le même coin d’ombre. Soudain elle criait : J’étouffe !… et angoissée, hors d’elle, elle se soulevait sur ses oreillers, le regard perdu elle suppliait :

— Je meurs… je meurs !… Ah ! ne me laissez pas mourir !… Tesse !… Ernesta ! Ranimez-moi !… Ranimez-moi !…

Puis elle retombait lourde, sans vie, en une longue syncope. Elle subissait environ trois morts par jour, c’était atroce. Ah ! elle voulait la fin !… ou bien elle aurait tout supporté pour guérir. Lorsqu’elle revenait à elle, elle prenait docilement, désespérément les remèdes ; des larmes lui coulaient des yeux. Un jour que le docteur s’approchait, elle lui demanda d’une voix plaintive :

— Dites-moi, docteur, qu’est-ce qu’on sent quand on va mourir ?

Il lui répondit, avec une aisance affectée :

— Oh ! mon enfant, vous n’en êtes pas là, vous n’en avez aucun symptôme.

Et comme elle insistait avec l’entêtement des malades, il hasarda :

— Eh bien, on perd la vue qui s’affaiblit de plus en plus, on voit de grands vides noirs et assombrissants qui couvrent le regard… vous n’avez pas ça ?…

— Non.

— Alors, soyez tranquille.

Elle fit semblant de s’endormir et le lendemain, elle l’accueillit ainsi :

— Vous savez, docteur, ces taches noires devant les yeux dont vous m’avez parlé hier, je les avais !… Je les ai depuis trois jours !… Vous n’auriez pas dû me le dire, c’est faux, d’abord, car je ne suis pas morte et je me sens bien mieux.

Comme on lui demanda s’il n’y avait pas quelqu’un qu’elle désirerait voir,

— Je veux crever toute seule, tranquillement… laissez-moi !

Quelquefois, elle appelait Altesse et lui serrait la main sans dire un mot, puis elle enfouissait son visage dans ses oreillers et ne bougeait plus. Fréquemment la nuit, elle avait des réveils subits, épouvantables, elle se démenait avec force, se défendant contre d’invisibles ennemis, un géant formidable dont le pied l’écrasait… là !… là !… — elle désignait sa poitrine et respirait avec effort. Ou encore c’était de l’eau qui l’engloutissait, froide, asphyxiante. Elle se convulsait toute en appelant des noms inconnus, étrangers, ceux des amants, des amis de jadis, et des frissons de fièvre la faisaient grelotter, puis des serpents dont l’enroulement la frappait de terreur, l’étranglement d’une corde autour de son cœur… du feu qui la brûlait, la consumait… d’étranges apparitions, effarantes et atroces. Elle était en nage, le sang lui montait aux tempes qui battaient à se rompre, puis elle s’appâlissait, un froid intense la saisissait, elle claquait des dents. On la soutenait comme on pouvait, avec des piqûres sous-cutanées, des ballons d’oxygène, une cuillerée de gelée, un peu de lait, des potions. Dans la première semaine de mai, un mieux se fit sentir. Elle semblait plus forte, plus calme. Elle avait faim, soif, envie de parler, de savoir. Alors le docteur en profita pour l’emmener rue de la Pompe, dans la maison de santé. On commencerait l’hydrothérapie tout doucement, avec beaucoup de précaution, en suivant le cours du progrès qui paraissait venir. Lorsqu’on la conduisit à sa voiture, elle défaillit, sa tête abattue sur l’épaule d’Altesse qui fût frappée du changement survenu en si peu de temps. À la lumière crue du dehors, son visage émacié, tiré, semblait une figurine d’ivoire jauni ; la finesse de ses traits amaigris ressortait encore plus, étrangement idéalisée. Elle revint à elle et ferma les yeux, éblouie par le grand jour, puis soutint sa tête de ses mains :

— Il me semble qu’elle s’en va, vois-tu, susurra-t-elle.

Dans l’établissement, les infirmières crurent que c’était une morte qu’on leur apportait. Elle s’habitua vite, se trouvant bien dans ce calme. Altesse venait chaque jour et pour toute la journée. Nhine restait silencieuse et rêvait : mille projets insensés se formaient en son esprit atteint, de voyages lointains, de changements. Bientôt elle se sentit plus forte, la chaleur de l’été qui venait régénérer la terre la pénétrait d’un bien infini, d’une langueur de convalescente. Elle pouvait se lever et se traînait seule jusqu’à sa chaise longue. Un matin, elle entendit une musique dans la cour et fit l’effort d’aller à la fenêtre et de l’ouvrir, puis se pencha, curieuse et enjouée. C’était un vieillard tout drôle qui tenait un singe au bout d’une corde ; une grande barbe blanche le faisait ressembler à un personnage des anciens contes, il avait des lunettes bleues posées sur le bout de son nez et un regard riant ; à ses côtés, une femme déguenillée, très sale, portait une sébile remplie de gros sous et vendait des chansons, puis un enfant chantait une complainte avec une petite voix très fraîche qui vibrait. Annhine dût s’appuyer au mur à plusieurs reprises pour atteindre des sous qu’elle voulait leur jeter. Elle essaya de les envelopper et y renonça. Elle retombait courbée sur l’appui de la fenêtre et les lança mollement, prise de faiblesse. La femme la remercia d’un sourire, puis la fixa, en murmurant quelque chose.

Annhine regarda lentement tout autour. La mendiante continuait à parler… à qui donc ?… mais oui… c’était bien à elle !… quelle chose bizarre !… Que lui voulait-elle ?

D’un geste de sa main pâle elle se désigna :

— À moi ?…

— Oui !

— Ah !…

Un vertige la saisit, c’était elle, Flossie, ainsi méconnaissable sous cet accoutrement. Une chaleur la prit, elle trouva cependant la force de sourire.

— Demande, disait l’autre en se servant de ses mains comme porte-voix, demande une robe de chez Callot, exige pour quatre heures une vendeuse ici !

Un signe affirmatif et Nhine se retira, brisée, dans le fond de sa chambre.

Ainsi, c’était Flossie !… étrange enfant !… Ah ! elle lui ferait du bien, celle-là !… On lui avait menti, pourquoi ?… C’était très mal ! Quelle force en l’autre lui faisait vaincre ainsi tous les obstacles, déjouer toutes les ruses !… Une vie nouvelle… bien loin… elle les quitterait tous, tous les menteurs, les méchants ! Flossie l’enlèverait, elle trouverait bien le moyen de la prendre, puis de la guérir ! La mer… l’embarquement, le voyage… des pays inconnus… meilleurs !…

Elle joua son rôle, très naturellement. Elle voulait absolument une jolie robe bleue, un bleu de ciel, très clair, en taffetas brodé de blanc… C’était pour sa première sortie, car elle pourrait sortir bientôt, n’est-ce pas ?… Non, non, pas plus tard, elle voulait la commander de suite, ce matin même, ou alors tantôt à quatre heures, elle la voulait toute prête pour le jour où on lui permettrait de faire une promenade. Enfin elle trépigna, pleura, ordonna et fût obéie.


XXIV

Elles se trouvaient seules. Nhine avait congédié les essayeuses et les mannequins de la grande maison de couture afin de parler à Flossie qui s’était faufilée à la faveur de leur passage, affublée d’une perruque brune et d’un costume simple, un peu défraîchi, de petite ouvrière soigneuse et honnête. Elle tenait en main un paquet d’échantillons de toutes nuances.

— Je suis bien faible, murmura Nhine, et je crains que l’on ne vienne.

Flossie la regardait, émue, ne trouvant pas une parole. Nhine avait tant, tant à lui dire, qu’elle ne savait par quoi commencer. Avec volubilité, elle lui parla de son mal, de ses espérances, de ses désirs :

— Et tu m’emmèneras très loin… je revivrai, tu me diras de jolies choses. Plus d’homme, jamais, jamais, fini !

Flossie revenait à elle. Elle se dirigea vers la porte et donna un grand tour de clef, puis accourut vers Annhine qui, riante, contente et malicieuse, était ravie de leur délicieux stratagème qui avait si bien réussi. La tête lui tournait un peu d’avoir vu tant de monde. Elle s’étendit ;

— Prends ma main, Floss, et parle-moi.

Alors ce fut une étrange mélopée. La voix tendrement caressante de Flossie la berçait doucement :

— Des joies sans fin, disait-elle, à nous deux, — puis, soudain inquiète, elle l’interrogea :

— Ma Nhine, dis-moi, as-tu bien reçu mes lettres, mes fleurs ?… Je suis venue ici plusieurs fois par jour. Le matin très tôt, et le soir aussi, la nuit. On ne voulait rien me dire de toi. Je savais seulement que tu allais mieux et que tu devais sortir bientôt. On me refusait ta porte, on m’évinçait, chaque fois je me heurtais à la sévérité d’une barbare consigne. Alors, tout d’un coup, j’ai pris peur… peur qu’on ne t’emmenât brusquement, très loin de moi, sans que je sache où.

Puis elle reprocha :

— Et rien de toi !… pas un mot !

Tristement, plaintive, Annhine ouvrit ses mains pâles et amaigries :

— Moi ?… Ah ! ma pauvre chérie, mais je n’ai plus même la force de tenir une plume !… Ah ! j’ai bien cru que tout était fini, va… mais, maintenant, c’est heureusement passé, ce vilain rêve !… Alors, tu as pensé à moi, beaucoup ?… souvent ?…

— Sans trêve, et veux-tu savoir ce que j’ai fait encore ?… Tiens, lis !

Elle lui tendit une lettre. Annhine secoua la tête et porta la main à ses yeux lents, enfoncés, obscurcis :

— Lire ?… Sais-tu bien, Floss, que depuis l’accident je n’ai pas pu lire une ligne, mais je vais essayer tout de même, donne…

Elle s’empara de la feuille et voulut commencer :

— « Le temps a… le temps a… le temps… » je ne peux pas !… je ne peux pas !… L’écriture danse et un vertige me prend… il faut y renoncer ! — et le papier roula sur ses genoux.

— Pauvre ange ! dit Flossie, ma martyre ! ma madone !… C’est ma lettre à Willy, à mon fiancé. Je vais te la lire, ça ne te fatiguera pas, au moins ?

— Non, lis, lis, ta voix me fait du bien.

Flossie s’assit à terre, tout près de Nhine et lui communiqua ceci :

« Le temps a radouci ma colère puisque je t’écris comme autrefois ; ta dernière lettre a su me toucher. Oui, je veux bien te reprendre, mon Will chéri, mon petit fiancé, mais avoue que tu méritais toute la semblance d’oubli de ces derniers mois, car tu n’avais pas su respecter ce que j’aime. Je ne vois pas trop bien comment tu voulais m’épargner une déception en me la donnant, et la scène finale en cette ignoble maison m’a écœurée à un point suprême. Non pas tant à cause du motif, je n’analyse jamais de telles nuances, mais parce que tu m’as montré un manque absolu de sagacité. Il n’est pas permis à celui que j’ai choisi pour m’accompagner dans la vie d’être si inférieurement stupide, et ton plan — pour me dégoûter de ma Bien-Aimée — avait été d’une maladresse absolue. Ne me connaîtrais-tu donc pas encore et ne savais-tu pas que rien n’eût pu me détourner d’Annhine ni vaincre la séduction qu’exerce sur moi son attirante beauté. Je l’aimais, non-seulement pour ce que j’entrevoyais mais aussi pour tout ce que je rêvais, et quand il nous plaît d’habiller de nos plus folles chimères une faible mortelle, nous devons lui accorder une indulgence infinie. Tu le fais bien pour moi ! Pourquoi de mon côté ne serais-je pas capable d’un tel amour envers Nhine ?… Mais avec mon headlessness[14] habituelle, je m’égare de ce que j’ai à te dire. Allons droit au but, voici : que cela te semble possible ou non, j’aime, et pour la première fois, d’un amour constant et indestructible. Quand tu connaîtras Nhine tu me comprendras mieux — en attendant je te prie de ne pas blasphémer, je ne te permets pas même un sourire. Prends-moi au sérieux pour un instant et écoute-moi bien, car je dois te parler franchement d’une chose qui peut bouleverser notre vie à tous les trois. Ne pouvant épouser Annhine, je consens à t’épouser, toi, ainsi qu’il était convenu et nous partons de suite pour quelque lointaine contrée, emportant cette fragilité qui sera notre enfant. Mettant l’amour à part, il me semble plus digne d’une civilisation qui se flatte de pouvoir raisonner, de s’exercer à la conservation de ce qui existe déjà que de peupler la terre de nouveaux êtres dont on ne saura que faire ! En tous les cas, moi, qui ai l’instinct maternel en horreur, je préfère me choisir les êtres qui me seront chers que de laisser ce soin au hasard ou à cette Toute-Puissance si maladroite : la Nature !

« Il est rare qu’une chose préférée soit à la fois possible et profitable, aussi lorsque ce phénomène est dans l’atteinte facile de trois personnes, il faut qu’elles se hâtent de l’exécuter. Donc, si l’accomplissement de tes convoitises t’est toujours cher, câble-moi et arrive aussitôt que possible pour me donner mon indépendance. Nous annoncerons notre mariage pour la fin du mois. Les mauvaises langues diront, mais qu’importe !… on me connaît déjà pour une excentrique, mon union avec toi sera une de mes plus sages fantaisies, voilà tout. Du reste, tes millions les feront taire, on ne manque pas de respect aux riches ! Viens, et aussi vite que possible, car Annhine est malade d’âme et de corps, et elle a un très grand besoin de changement. Laisse-moi te dire encore que si tu m’épouses tu feras peut-être la plus grande bêtise de ta vie, mais elle ne sera pas irréparable, parce que le jour où tu trouverais une autre femme que tu pourrais aimer et qui t’offrirait les joies — s’il en est — d’un foyer domestique et de la vie de famille qui te disent peu aujourd’hui, je te rendrais la liberté que tu me donnes et, en plus du divorce, tu recevrais ma bénédiction, car, au fond, je te désire heureux ! Si tu ne l’es pas avec nous, ce sera avec une autre de qui tu recevras plus que de ton amie Flossie, peut-être moins, s’il faut te croire lorsque tu dis que pour la possession de toutes les femmes de la terre tu ne renoncerais pas à une seule de mes caresses d’âme !… Viens, et tout ce qu’il y a de mieux en moi sera tien. Tu ne peux imaginer combien je te serai reconnaissante d’être ce que je veux. Tout ce que je souhaite atteindre en hautes certitudes, je le trouverai sans déception en toi, mon ami, mon appui, qui seras mon compagnon dans le long et triste voyage de l’existence, vers des choses meilleures, car l’infini et la pureté de mon sentiment envers celle que j’aime, la profondeur et la douceur de mon amitié pour toi me donnent la sûreté d’un au-delà !

« Cette vie peut nous en être un délicieux avant goût, si tu m’aides à trancher ce gordian-knot[15] et à résoudre les difficultés de l’existence matérielle.

« En espérant le plaisir de porter bientôt ton nom, je signe le mien

Florence Temple-Bradfford. »

Annhine attendrie dit :

— C’est bien, c’est très bien ! Merci, ma Floss, et tu as envoyé ça ?… Quand ?

— Il y a déjà quelques jours, je dois recevoir le télégramme d’un moment à l’autre.

— C’était donc vrai, bien vrai, tout ce que tu m’avais dit ?… As-tu bien réfléchi ?… C’est un peu fou ce que nous allons faire là !

— Les sages appelleront ça : folie ! et les fous : amour !

— Chérie !… — elle se taisait, puis tout à coup : — L’heure s’avance, quand vas-tu revenir ? Et comment ?… Ton entrée a pu passer inaperçue, mais ta sortie sera certainement remarquée. Il faudra encore inventer quelque autre chose. Que tu étais drôle en mendiante, ma Floss, et que ta perruque te change ! — Elle parlait avec peine, lentement, presqu’indistinctement, comme si chaque mot lui arrachait un peu de vie. Elle s’en rendit compte : — Ah ! je n’ai guère de forces !… Me trouves-tu changée, bien changée ?… sois franche ! — et son regard inquisiteur se forçait à fixer celui de Flossie.

— Je te trouve encore plus adorable ainsi, mon ange pâle, plus irréelle, plus éthérée, tu as l’air d’une sainte, d’une inspirée, Nhine. — Sa voix prenait des accents de prière : — Ma fragilité, n’est-ce pas, tu me laisseras bien t’aimer comme je le désire tant, et tu me donneras ton cœur ?… — Elle décida : — Il faut que je m’en aille, c’est le moment cruel, je vois qu’on apporte des lumières.

— Les lampes m’attristent, dit Annhine, je n’en veux pas, elles me forcent à clore mes yeux affaiblis, vois, je ne puis même plus supporter l’éclat d’une pauvre petite lampe voilée. La nuit… la nuit est meilleure aux songes, les yeux peuvent rester grands ouverts… Allons, courage, adieu !

— Chérie, soigne-toi bien, il te faut aller mieux pour l’enlèvement. Que ce sera gentil, ce rapt ! Songes-y et prépare ta frêle apparence.

Nhine pouvant à peine se soutenir, elle lui fit un signe vague qui ressemblait à un baiser et murmura :

— Je t’attends… à bientôt !

Flossie se retira les yeux humides, une grande tristesse l’enveloppait, la pénétrant de sombres pressentiments. Lorsque la porte se referma sur elle, elle crût entendre une menace dans le bruit sourd des gonds et de la serrure grinçante :

— Si transparente, si mince, l’ardeur de son joli corps abattu, replié parmi les coussins clairs… un mal la consume, invisible, ses regards effacés reflètent déjà une mélancolie lointaine, reculée, elle n’a plus rien de terrestre… sa voix même s’exhalait sourde, déjà comme un écho !… nous restera-t-elle ?… Ah ! que j’ai peur et que profondément aujourd’hui je sens mon inutilité… l’inutilité de tout !… La fin d’un printemps, la mort d’une fleur dont les pétales s’effeuillent et s’éparpillent ! Ce fut sa vie, hélas ! à elle aussi !… Pauvre petite ! non, heureuse plutôt, c’est moi la misérable, moi qui survis… Ah ! aurai-je touché mon bonheur d’aussi près pour ne saisir que du néant !

Elle se refusait à admettre, à croire, voulant espérer envers et contre toute désespérance :

— Bah ! elle est jeune, si jeune, si jeune, elle en reviendra, c’est certain. J’ai une réminiscence : Mary Hampton, une de mes amies d’enfance. Elle souffrait d’une si grande anémie que pendant trois ans elle est restée aveugle. On n’y comprenait rien, et elle est si forte aujourd’hui !… si forte !… trop forte hélas !

Son souvenir l’évoquait : très grasse et sanguine, Mary se dessina nettement dans son esprit. Mary, sept ou huit fois mère, une enflure des seins, des allures de nourrice, de matrone féconde, un ventre déformé par les maternités consécutives, horrible à voir, la démarche traînante et pénible. Pleine de dégoût à ce tableau si brutalement naturel, elle en vint à se demander si elle ne préférait pas cent fois davantage l’impression poignante de la petite malade, couchée comme en l’affaissement suprême, si longue, si blanche, si belle !… Sur quelle mort fallait-il donc pleurer ?… sur celle de la Forme et de la Beauté, religion immuable et universellement dominatrice ?… ou sur la fin d’un jour radieux qui se meurt doucement dans le reflet éteint des lacs paisibles ?…

La Vie !… craindre et attendre ! Espérer toujours la réalisation du même rêve, inutilement peut-être !… Inutilement !…


XXV

— Un beau jour de mai, ma Tesse !…

Annhine s’agitait dans son lit. Depuis huit jours elle ne se levait plus, trop faible, mais par ce clair matin de gai soleil qui fleurissait l’herbe, le foin, les fleurs, elle paraissait plus forte, ses joues se coloraient un peu, ses yeux luisaient…

— Les jolies roses !… et des pivoines blanches !… et du lilas ! quelle ravissante gerbe !… merci, ma Tesse !…

Ses mains affinées saisissaient le bouquet ; elle le respirait avec délices : il embaume !… puis elle voulut le défaire et en placer une à une les branches dans un vase :

— De l’eau bien fraîche !… Ça sent l’été, la chaleur, les grands jardins très verts, les ombrages, les pelouses, ah ! la campagne !… Chérie, dis-moi, je vais me lever, tu sais, on t’attendait pour ça, le docteur l’a permis, et puis dans trois jours nous partirons chez toi, à Ville-d’Avray, ce sera charmant ! C’est préférable à n’importe quel autre endroit, on a tout Paris sous la main, et on est en pleins champs ; par exemple, je n’irai pas au parc de Saint-Cloud ; la dernière fois ça m’avait rendue trop triste. Je me souviens, c’était avec Flossie… Où est-elle, Flossie ?… partie ?… Non !… Non !… — elle secouait la tête, — ne me blague plus, Tesse, je sais la vérité !… — elle se penchait à son oreille : — je l’ai vue, elle est venue ici, je te dis et elle m’a promis de revenir, de m’emmener, nous devons nous marier, oui, au même homme, tu verras ça, on t’expliquera tout après, oui, ma grande, car toi… — elle faisait de grands gestes : — toi, c’est sacré, vois-tu, c’est quelque chose à moi, la mort seule nous séparera ! Tesse, je vais bien mieux… alors que fera-t-on ?… Ah ! oui, l’été chez toi ; je ne suis pas assez forte encore pour voyager bien loin, l’été chez toi, puis ensuite viendra le grand bouleversement, toutes les trois avec ce Willy, il ne s’embêtera pas celui-là avec nous toutes !… Ah ! je suis gaie, gaie, je suis contente, je vais beaucoup manger, j’ai faim, je veux reprendre vite, engraisser… S’il ne veut pas, on vivra ensemble quand même, on voyagera tout le temps, je ferai du théâtre, toi aussi, elle aussi, on montera quelque chose de joli, une féerie inouïe, unique, une troupe qui parcourra le monde entier, mais jamais, jamais on n’ira dans les pays où le froid mord, où il neige.

— Chérie, tu vas te fatiguer, tais-toi.

— Non, écoute… — elle reprenait plus bas : — un beau yacht, immense, fugitif, pas de maison nulle part, pas de pays, notre caprice, tout l’univers sera notre patrie, ou bien encore : une roulotte, quelque chose d’épatant, de bien aménagé, de confortable, de chic, où l’on vivra un jour ici et le lendemain là… dans les villages, dans les forêts, au soleil toujours !… Je ne sais pas si tu es comme moi, mais je rêve d’un pays où il ferait trop chaud… Allons, mes bas, ma robe de chambre !… en rose, tout en rose !… — elle l’observait. — tu as l’air d’hésiter, mais on me l’a permis, demande, Ernesta le sait bien.

Sans trop de difficulté elle parvint à enfiler ses bas :

— Ah ! mes jambes, mes pauvres petites jambes !… plus de mollets !… Bast ! on refera tout cela !… regarde, c’est drôle !

D’un mouvement du doigt elle balançait la chair vidée, flasque, qui ballottait :

— Encore quelques nuits de sommeil comme les trois dernières ! Ah ! quel délicieux sommeil !… Je rêvais cependant, de quoi ?… de quoi ?… Ah ! oui, c’était de l’eau… sombre… le soir… un grand étang et de beaux nénuphars… Tu voulais les cueillir et moi aussi, on se penchait, on se penchait… les fleurs s’éloignaient, insaisissables, puis au moment où nous allions les atteindre, ce n’était plus des nénuphars, mais un vol de mouettes toutes blanches et lentes qui ouvraient leurs ailes et s’enfuyaient loin de nous… et nous les poursuivions dans l’air, alors… elles redevenaient fleurs et s’enfonçaient sous l’eau pour nous échapper, et toujours ça continuait ainsi, oh ! mais c’était joli, joli, un paysage idéal !… un effet de lune large, chimérique. Flossie était là, immobile, elle se contentait de se mirer dans l’eau en nous criant que ça ne valait pas la peine de se donner tant de mal…

Annhine était en nage, épuisée, sans souffle, elle dut s’arrêter :

— Je garderai tout de même ma chemise de nuit sous ma robe, car ça me fatiguerait d’en changer, il faudrait lever trop de bras, passer trop de manches… ma robe, vite, vite !…

— Calme toi, Nhinette, rien ne te presse !

— Si, si, je veux qu’on se dépêche, je veux… — sa petite tête ébouriffée émergeait du fourreau de satin qu’Ernesta lui passait, — là !… — elle arrangeait les plis, faisant retomber la mousseline blanche qui la recouvrait toute, — là !… au moins j’aurai l’air de quelque chose !… J’ai dans l’idée qu’on viendra me voir… que je recevrai une belle visite…

— De qui, chérie ?

— Ah ! voilà !… curieuse !… tu verras !… — elle songeait à Flossie, — je ne te le dirai pas !

— Si tu désires voir quelqu’un, dis-le au contraire, on ira te le chercher !

— Non, c’est-à-dire oui, je désire, mais c’est bien plus gentil qu’on vienne toute seule… — cette idée l’amusait, elle se demandait comment l’autre allait s’y prendre pour arriver à elle, — Tesse, je veux aller devant la glace, mes jambes flageolent, ma tête se perd un peu… aide-moi, veux-tu ?…

Soutenue par son amie d’un côté et par Ernesta sur laquelle elle s’appuyait de l’autre elle glissa, plutôt qu’elle ne marcha, vers l’armoire à glace.

— Pas trop mauvaise mine, hein ?… je n’ai pas besoin de mettre du rouge, à la bonne heure !… et mes lèvres ?… et mes gencives ?… — grimaçante, elle ouvrait la bouche : — eh bien, vrai alors ! si ce sont là des lèvres d’anémiques, ça !… — elle tirait la langue, — je renais ! Quel bel été, chérie !… — elle leur communiquait sa joie, — lâchez-moi !… — elle se soutint seule, resta debout, puis vacilla, — Non ? Ah ! dame… pas tout à la fois !… Ernesta va ranger maintenant, conduisez-moi au balcon. — Des glycines fleurissaient, elle en cueillit quelques grappes et fit un bouquet pour son amie : — je veux les placer moi-même… rien que pour voir si j’ai encore du goût ! Là, dans ta ceinture, puis sur tes cheveux roux. C’est ravissant ! ra-vis-sant !… Tu vas voir… moi, je veux quelques roses, donne-m’en… de toutes les nuances… — elle les épingla sur sa poitrine, puis en posa une au milieu de son front : — c’est frais, c’est doux, ce contact… — elle chantonnait :

« Que chacun ait des fleurs au front,
Quand les lilas fleuriront. »

— On va déjeuner près de ton lit, chérie ?

— Non, non, ici, sur une petite table. Il fait si bon, si tiède, je veux rester debout !… Il faut bien que je m’habitue !…

— Tu ne crains pas de…

— Non, non ! — Elle riait, — tu m’amuses, ma Tesse, tu ne vois donc pas le progrès ? Au fait, non, tu es là tout le temps, tu ne peux pas bien t’en apercevoir, mais tu vas voir, tu vas voir !…

Et un peu plus tard, tandis qu’on les servait, Nhine, joyeuse, dévorait. Tesse n’en revenait pas, elle qui prévoyait de si tristes choses !… Ah ! la jeunesse, quelle sève sans cesse renaissante !… la nature, quelle incomparable guérisseuse !… Positivement, Nhine n’était plus la même, elle semblait beaucoup mieux ! Allons, l’été la remettrait complètement, il n’y avait plus à en douter maintenant, et elle qui croyait — comme elle allait chasser bien loin ces folles idées ! — elle qui croyait en une fin si triste, si sombre, si proche : Annhine morte, emportée par une de ces atroces crises, sa fuite à elle désormais sans but, sa fuite vers l’Italie, vers la paix, son renoncement volontaire à toute joie, à toute peine du monde. Ah ! il ne fallait jamais se désespérer !

Bavarde, la convalescente continuait :

— Vois-tu, Tesse, je vendrai tout. Suis bien mon idée : une grande vente, dernier tapage autour de mon nom, plus de bijoux, plus d’hôtel, rien de cette vie que je veux quitter à jamais, et cela me donnera de l’argent, pas mal… toi, tu feras comme moi, dis ?… Nous réaliserons pour acheter la liberté ! Je changerai de nom pour que tout le monde me croie morte, car j’y tiens, et lorsque tout sera terminé, j’écrirai une lettre d’adieu, et je jetterai mes vêtements à l’eau, comme si j’avais voulu me noyer. On croira à un suicide, jamais on ne retrouvera mon corps, le corps d’Annhyne de Lys, et la petite Anne-Marie… je n’ai, hélas ! pas d’autre nom, la petite Anne-Marie reprendra sa vie d’errante et de vagabonde !…

Inquiétée par l’incohérence de ces projets insensés, Altesse l’observait redoutant l’approche du délire, mais Nhinon, loquace, poursuivait :

— Mais oui… ce sera vraiment une vie nouvelle. Tout sera neuf, autre, changé autour de moi, jusqu’à moi-même !… Et si jamais quelqu’un s’approche et croit me reconnaître et m’appelle Nhinon, tu verras comme je lui répondrai qu’il se trompe !… je zézaierai pour rendre l’illusion complète, j’ai toujours adoré un petit zézaiement léger, c’est enfant, c’est gentil, tu ne trouves pas ?… et je lui dirai : ah ! vous me prenez pour la belle de Lys, mais n’est-elle donc pas morte ?… on m’a dit bien souvent que je lui ressemblais !… Je laisserai mes cheveux pousser, très longs et je ne les friserai plus ; même, s’il le faut, je changerai leur couleur… — elle se reprit : — Ah ! non, ça je ne le pourrai pas ; car… car… tu ne sais pas, Tesse, mon ange, je ne t’ai pas tout dit ; dans mes heures de crainte et de souffrance, alors que je croyais mourir… je voulais cacher mon angoisse. Te rappelles-tu, l’autre nuit, quand j’ai eu une crise, vous étiez toutes autour de moi, je sentais une grosse pierre en marbre noir qui m’écrasait et je criais qu’on me l’ôtât, mais vous ne voyiez rien ; alors, en ressource suprême, j’ai demandé au bon Dieu, car j’y crois au bon Dieu, ma Tesse… ah ! oui, c’est alors qu’on sent bien qu’on y croit, quand on pense mourir et qu’on agonise… Il faut y croire, Tesse, toi aussi, car il existe, j’en ai eu la preuve. Écoute bien, je lui ai demandé de me laisser vivre, de ne pas me prendre encore et de si horrible façon ; je n’ai que vingt-trois ans et j’ai tant de mal à racheter !… Alors, je lui ai promis trois choses, j’ai fait trois vœux : 1o de donner cinq mille francs aux pauvres, je le ferai, Tesse, je vendrai pour cela ma belle bague d’émeraude, tu sais, elle vaut plus, on la paierait le double chez un marchand de la rue de la Paix, puis ensuite, comme mes terribles douleurs continuaient, je cherchai quelque chose qui me coûterait beaucoup à tenir afin de le toucher, le bon Dieu… et j’ai juré de ne plus jamais mentir, jamais, tu entends !… Alors, je ne pourrai pas teindre mes cheveux, non, ce serait mentir, ça, ni me maquiller non plus, les fards sont d’hypocrites mensonges… oh ! je suis très scrupuleuse, moi !… Et, à la fin, j’ai promis encore autre chose, comme une action de grâces, car le poids qui m’étouffait avait subitement disparu, ma raison revenait, et je vis encore et je suis en train de me guérir ! Tesse, songe donc, tout ça, ça me prouve à moi, dans mes pauvres petits moyens d’intelligence… que le bon Dieu existe.

— Chérie, tu vas t’épuiser, parle un peu moins, tu me diras tout cela plus tard.

— Non, je suis remontée, ne t’inquiète donc pas !… Il faut bien que tu connaisses la troisième chose, voyons ? C’est… — elle baissait la voix, prenant un ton de confidence, — c’est… au sujet de Flossie… j’ai promis de tout faire pour la ramener au devoir, à la nature. J’ai promis de l’unir à Willy ainsi qu’on doit s’unir ; moi, je serai toujours leur petite amie, je vivrai auprès d’eux, mais j’ai juré de tout sacrifier à cela, tu sais, mes rêves, mes instincts troublés par l’insinuance de ses désirs, j’ai promis de lui résister et de la convertir, voilà, et je le ferai, oui, car Dieu m’a exaucée. Si elle m’aime, elle m’écoutera, elle se mariera pour de bon et elle aura des enfants, ce sera ma famille à moi, mon œuvre, mon rachat, comprends-tu ?…

Altesse se sentait émue, sa gorge se serrait ; pour couper court, elle dit :

— Vois, Nhinon, les jolies fraises, c’est Georges, mon vieil ami, qui te les envoie, tu dois les regarder, les sentir, en croquer au moins une.

Nhine saisit la petite corbeille :

— C’est bien plus gentil de respirer, de savourer par la vue ces petits fruits que de les manger… ça fait bien plus de plaisir, tu sais, les cerises aussi, et les pêches, et beaucoup d’autres choses ainsi dans la vie, c’est dommage de les détruire, dommage !…

Sa voix mal assurée faiblissait, ses traits se tendaient, se creusaient, ses couleurs s’en allaient pour faire place à une pâleur de cire, livide, qui se jaunissait par endroits :

— Je me sens fatiguée maintenant… — ses yeux se fermaient, — j’ai envie de dormir… tout de suite… mène-moi à mon lit… je ne veux pas des petites fraises en ce moment… garde m’en, dis, pour tantôt… dormir… je veux… — on l’entendait à peine, — je veux…

Puis, quand on l’eût étendue tout habillée sur le lit éclatant des blancheurs des batistes et transparent de rose…

— Merci, mer… ci… bon… soir… Tesse…

Un peu plus haut elle l’appela :

— Tesse !…

Altesse revint près d’elle :

— Embras… se… moi… ché… rie…

Sa voix était lente, pâteuse… Tesse lui donna au front un baiser qu’elle fit très doux, de toute la tendresse qui montait de son cœur, mais Nhine n’avait plus la force de le lui rendre…

— Reste… là… dis… Tes… se… bon… soir… bon…

Elle n’acheva pas, accablée, surprise, vaincue par le sommeil subit, bienfaisant et profond, et c’était l’impression d’un rire qui s’égrène et qui cesse, le charme d’un rayon qui s’irise et s’efface, la douceur d’un zéphir qui passe… fugitif…


XXVI

Vers la neuvième heure de ce même matin, Flossie rêvait dans l’obscurité de sa chambre close, tiède encore de la douce chaleur de la nuit. Elle rêvait à l’avenir qui allait très vraisemblablement se dessiner au courant des heures de la journée qui commençait. Quelques rais de soleil pénétraient à travers les fentes des volets et un bruit de va-et-vient se faisait déjà entendre à l’intérieur de l’hôtel. Paresseuse, elle ne bougeait pas, mais les yeux ouverts, fixés, dans le vague elle rêvait, lorsqu’elle crût entendre le léger bruit d’un heurt contre sa porte, elle sursauta et demanda : — Qu’est-ce ? — c’est un télégramme pour Miss, lui fut-il répondu. — attendez ! — elle se précipita. On lui passa la dépêche par l’entrebâillement de la porte, alors qu’elle allongeait le bras pour la saisir, impatiente, et dissimulant avec soin le reste de sa personne, presque nue, couverte à mi-corps seulement d’un petit tricot de soie mauve, très mince, qui la dessinait, bien en chair, exquisément onduleuse et cambrée. Une rougeur lui monta au visage, son cœur battit plus fort. Tranquillement elle se recoucha, c’était plus confortable. Elle déchira le papier bleu. C’était de Will… ah !… et c’était ceci :

Miss Florence Temple-Bradfford, hôtel de Bade,
Paris — de San-Francisco.

Merci de m’appeler pour toujours près de toi. Je pars dans trois jours par le Columbia, avec bonheur. Je suis, celui qui t’aime et te comprend.

Willy Barrett.

— C’est bien, pensait-elle, tout à fait bien ! Hourrah !

Et, d’un mouvement soudain, elle rejeta au loin les draps et les couvertures, voulant se hâter, se lever et courir auprès d’Annhine avec l’annonce de la bonne nouvelle si attendue. Sans se soucier de la légèreté de son costume, — n’avait-elle pas l’embroussaillement de sa chevelure en désordre pour cacher au moins sa rougeur ? — elle ouvrit la fenêtre et poussa les volets. Il faisait un temps superbe. Le soleil resplendissant l’éblouit un instant. Elle rentra, se frotta les yeux avec des gestes câlinement enfantins, relut le télégramme et commença un pas, quelque chose entre la gigue et le cancan. Elle bousculait tout, sa table de toilette dont les cristaux tintèrent joyeusement, ses paperasses éparpillées au hasard et sur tous les meubles, puis tout à coup elle s’arrêta une jambe levée, le nez en l’air : comment parvenir jusqu’à Nhine ?… voilà le hic !… vite elle se ravisa : bah ! je trouverai bien !… Elle poussait le fatalisme jusqu’à la négligence de toute gênante préoccupation : habillons-nous et sortons, quelque chose d’heureux viendra bien me mettre sur le chemin !… S’habiller ne fut pas chose aisée, ni prompte, mais enfin, grâce à l’aide de la femme de chambre, qu’elle sonna énergiquement, voulant éviter les retards, elle en vint tout de même à bout. Déjeuner ?… elle y songeait bien vraiment ! plus tard cela, plus tard. C’était un détail facilement négligeable, cela ! la joie soutient. En s’en allant… — où ?… dehors, elle ne savait au juste, mais bien qu’invisible son étoile la guiderait — en s’en allant elle ne pût s’empêcher de sourire à l’aspect d’inextricable fouillis de sa chambre.

C’était un véritable capharnaüm : des piles de livres s’étageaient à terre, par-ci, par-là, d’autres traînaient ouverts, des papiers encombraient tout. Pêle-mêle, des photographies sollicitaient la faveur d’un regard : la nudité délicieusement jeune de Mebbaï dans plusieurs poses s’étalait sur une table ; vers quelque invisible amant Naléry étendait ses bras hors d’une draperie grecque ; Sarah, la divine, hautaine et fébrile, dans un enroulement de brocarts et d’orfèvreries, commandait d’un geste cruel la mort de quelque héros de drame ; Mary Anderson, les grands yeux perdus dans l’espace, les mains à ses genoux, semblait paisiblement confiante en sa beauté. La gravure d’un portrait de Maud Gonne était fichée dans une glace, et d’autres, d’autres encore : Myrrhille de Neiges, en page florentin de sveltesse fine, tenait dans un gracieux enlacement une affreuse fille de ballet ; Hading, intense, les yeux pénétrants, la tête appuyée, paraissait vouloir hypnotiser ou pétrir l’entière humanité, regard superbe de tigresse qui médite. Puis des amies, rigides en leurs toilettes de bal, invariablement vêtues de blanc satin ; Otero, dans un fouillis de tulle, montrait les plus jolis diamants du monde ; Cavalieri, en une pose courbée, profilait son buste dévêtu ; Germaine Gallois se cambrait, souriant au public entassé, sûre de l’effet de son impeccabilité et de ses charmes épanouis. Cet amas de photos avait un but, tout simplement celui de permettre à Miss Flossie la possession ouverte de l’image de sa Bien-Aimée qui s’apercevait partout. Il y avait des Nhinon de tous genres, des Nhinon de tous styles, d’innombrables Nhinon, et c’était la joie de l’étrange fille d’être ainsi entourée d’un choix de ces jolies reproductions qui illustraient si bien ses rêveries. Elle aimait à les regarder longuement, n’accordant d’attention qu’à elles, ayant entassé les autres, avec un choix cependant des plus jolies, à cause de sa famille qui ne voyait là-dedans qu’une innocente et compréhensible manie de collectionneuse.

Avant de se risquer dans la rue, Florence voulut téléphoner à Passy pour avoir des nouvelles de la nuit. Alors elle apprit qu’Annhine se trouvait mieux, qu’elle était debout, plus forte, qu’on espérait, enfin ! Elle sortit radieuse : ce sont d’heureux présages. D’heureux présages !… toute sa joie chantait en elle. Mais comment l’approcher et lui remettre ceci ?… elle chiffonnait entre ses mains le petit papier bleu roulé qui contenait tous leurs espoirs réalisés !… Un frôlement la fit se retourner, c’était une religieuse qui passait, sans doute absorbée par de saintes méditations et qui ne l’avait pas vue venir. Une inspiration !… comment n’y avait-elle pas songé plus tôt, à s’habiller en religieuse !… Elle s’enquit du premier venu où trouver de tels vêtements, des déguisements, comme si c’était pour un bal. On lui indiqua un magasin qui se trouvait au boulevard Sébastopol. C’était bien loin, mais que lui importait de franchir une distance quelconque, si le succès devait couronner ses efforts. Une fois rendue, ce ne fût pas facile, elle dut attendre, puis revenir après le déjeuner. Vers trois heures seulement, tout fut conclu, arrangé, bâclé ; alors elle redescendit de chez le couturier emportant un petit paquet de ses habits, héla un fiacre et se fit conduire rue de la Pompe. Qu’avait donc cette voiture qui n’avançait pas ?… quelle longueur ! elle en perdait la tête ! En approchant, elle craignit quelque chose d’imprévu, un obstacle. Une lourdeur lui écrasa le cœur, sinistre, douloureuse. Elle se raisonna : non, non, tout irait bien, voyons, il fallait se présenter crânement, hardiment, dire qu’on avait reçu des ordres supérieurs… de qui ?… ah ! oui, de qui ?… Bah ! elle trouverait : de Tesse, du docteur, elle dirait le premier nom venu avec aplomb, une communication importante pour Charlotte, la petite infirmière, c’est ça… ouf, elle respira, soulagée. Elle se recommanda, — j’allais faire erreur et dire à tous les saints du Paradis, — non, ce fût à Sapho qu’elle adressa une mentale supplication et d’un pas ferme, quoique modeste et approprié à sa nouvelle incarnation, elle traversa la grande cour. Ô joie !… la porte était ouverte !… ouverte aussi celle de l’antichambre qui donnait sur l’escalier !… libre, le passage !… Plus loin, pas de défense, un air d’agitation à l’étage d’Annhine, des allants et venants empressés… c’étaient des chuchotements, un trouble… quoi donc, qu’était-il… arrivé ?… des portes s’entrechoquaient… tout était en désarroi. Tant mieux !… elle se pressait… une crainte lui vint : serait-elle partie ?… Là, c’était là… tout au fond… Sur le seuil, une odeur de cire comme dans les églises, un silence… là… seulement… pourquoi ? Ah !… pourquoi tout cela ?…

Elle recula, épouvantée : les volets hermétiquement fermés, la flamme des cierges qui brazillaient dans leurs funèbres lumières, des silhouettes vagues, agenouillées. Elle ouvrit les yeux sans rien voir, tellement elle se sentait atteinte… dans quoi ?… par quoi ?… alors… cet allongement de formes sur le grand lit, c’était… ! ses jambes fléchirent… elle dût s’avancer, car quelqu’un la poussait, en curiosité d’approcher.

Elle se prosterna machinalement aux pieds de la morte… oui… oui… Nhinon était morte… c’était ça !… Ah ! il fallait bien qu’elle fût morte pour qu’on ait ainsi saintement croisé ses bras et fermé ses yeux dont les paupières lourdes ne filtraient plus aucune lueur. Une indignation s’empara d’elle, elle ne put ni pleurer ni prier… elle ne voulait pas… elle ne voulait pas… quelque chose se tordit en elle, elle se releva, très vite, désirant fuir… elle ne distinguait plus rien ni personne ; seule, la vision de Nhine, vertigineuse, lointaine, la vision de Nhine reposant dans des fleurs, sa petite tête pâle posée sur les coussins, inerte, exsangue, jolie comme si elle dormait en un soulagement de souffrance qui apaisait ses traits calmes, apurés… la religieuse piété de ses mains jointes…

Figée par la sensation aiguë de sa douleur, elle croyait marcher dans le vide et se heurta contre Altesse qui ne la reconnut pas, Altesse, les yeux rouges, qui se mouchait très fort et pleurait à chaudes larmes, parmi tous les gens qui emplissaient la chambre.

Ah ! maintenant, elle distinguait tout. Du pas raidi des automates elle cherchait une issue, ne trouvant pas la porte, car on venait sans cesse. On apportait des fleurs… beaucoup de fleurs ; on donnait des ordres à des domestiques, on percevait des sonneries de téléphone.

Brusquement elle se trouva dehors, sous le jour cru… elle entendit un journaliste qui demandait des détails et les transcrivait sur son bloc-notes. Horrible !… Une expression dure, mauvaise, la crispa… son fiacre ?… ah ! oui, le voilà ! le même, sale, crotté, le vieux cheval harassé, le cocher… et elle, en religieuse !… quelle ironie cruelle !… Vite elle ferma la portière en criant :

— Allez bien loin ! où vous voudrez !… — et comme il s’entêtait à l’interroger, — allez où vous m’avez prise !

Les mêmes rues… les mêmes choses… et Nhine enfuie !… Finie la vie !… finie la joie !… finie l’Idylle !… finis tous leurs jolis espoirs !…

Elle déchira la dépêche de Will en mille morceaux qui s’éparpillèrent au dehors, rendus au néant ainsi que leurs désirs… Pas un sanglot, pas une plainte ! rien !…

Elle se sentait devenir féroce, se pencha et dit très haut afin que le cocher l’entendit bien : Allez à la grande poste !

Une fois rue du Louvre, le brave automédon eut un étonnement de stupéfaction sans pareil, quand au lieu de la jeune et timide Sœur des pauvres qu’il véhiculait depuis des heures à travers Paris, il vit sortir de sa voiture une petite Miss, très rouge, les cheveux au vent, sous le canotier crânement posé.

Il ne put contenir une exclamation de surprise.

Inattentive à son ahurissement, Flossie le paya et lui remit un paquet qu’il devait reporter au boulevard Sébastopol.

Il s’en fût, sans s’inquiéter davantage en remerciant Flossie.

Son assurance lui étant revenue, celle-ci pénétra bravement dans le Hall :

La chose était sans remède, irréparable, coupant cruellement court à tout !

Elle réfléchit un instant, puis d’une main ferme elle traça ces mots :

« Monsieur Willy Barret,
San-Francisco-Club, San-Francisco.

Désormais tout est inutile. Ne venez pas. Annhine est morte.

Flossie. »
 

(La fin de toute chose est bonne)

Dinard, Septembre 1899. — Londres, Avril 1900.
FIN.
ACHEVÉ D’IMPRIMER
le deux Octobre mil neuf cent un
par
F. DEVERDUN
à Buzançais (Indre).
  1. Baudelaire. — Les fleurs du mal : La Beauté.
  2. Ma belle rose blanche.
  3. Rayon de lune.
  4. Ne savez-vous pas, chérie ?
  5. Dans les boutiques.
  6. C’est tout.
  7. Je vous aime tant !
  8. Baudelaire.
  9. En attendant.
  10. On appelle ainsi des gens, sortes d’amateurs qui, à la fin de chaque course, se précipitent de face sur le taureau et se suspendent à ses cornes. Ils portent des bonnets verts.
  11. Chic, jolie.
  12. Fragment 2 — Wharton.
  13. Pas comme les vaisseaux qui se croisent à travers la nuit. (Tennyson.)
  14. Étourderie.
  15. Nœud gordien.