Librairie de la Plume (p. 28-45).
◄  II
IV  ►

III

Le lendemain matin Annhine se réveilla de fort méchante humeur… sa nuit avait été agitée et presque sans sommeil… sa soirée dérangée par de nombreux appels du téléphone et par une petite discussion avec Tesse qui ne partageait pas tout à fait son enthousiasme pour Miss Florence : Ne t’emballe pas ainsi, ma jolie, lui avait dit la sage personne… Amuse-t’en… reçois-la, mais ouvre l’œil et le bon ! Tu es en vue, entourée, en train de t’enrichir, cette jeune fille vient chez toi subitement, sans rime ni raison au fond. Qui sait ce qu’elle peut désirer de toi ? T’épier, sans doute, te copier ensuite ! Trouver des flirts nouveaux et piquants chez la belle Nhinon ! Peut-être fait-elle partie d’une bande de pick-pockets !… Et comme Annhine se récriait, la traitant de méfiante, d’ombrageuse, de gâte-plaisir… Lesbienne, poursuivait-elle… ce serait à mon avis le moindre de ses défauts !… et encore ? tu n’es pas très solide, Annhinette chérie, tu te fatigues vite ; vois, lorsque tu remplis un engagement quelconque au théâtre, comme ensuite tu as besoin de repos et de soins ! Tu n’as pas assez de force de résistance pour entrer dans une telle liaison ! Cette petite — toi-même me l’as fait justement remarquer — cette petite a les incisives accentuées, la mâchoire bestiale. Prends garde à ta fraîcheur, ma Nhine, et à tes amoureux ! Pourquoi embarrasser ta vie ? Et puis, elle me semble intelligente, ce qui ne la rend que plus dangereuse encore ! Je veux bien croire qu’elle ne nous a pas menti, mais que t’apportera-t-elle ! Tes amis s’en iront de toi si elle t’accapare, elle te fera perdre ton temps et tu connais mes idées là-dessus. Tu dois devenir très riche, Annhine, et te placer au-dessus de tout changement du sort, profite de tes belles années et ne t’emberlificote pas d’une Miss quelque séduisante qu’elle puisse être. Ne lui révèle pas le secret de ton parfum, de tes frictions, le nom de tes fards, de tes amoureux, crois-moi, et ne lui donne que le moins possible de toi-même. Appelle-la aux heures d’ennui, que ce soit tout, et fais-en mystère à qui que ce soit.

Tu boudes ?… Voyons ! tu m’en veux, vilaine ?… alors je ne dirai plus rien… Mais tu sais, Nhine, elle n’est pas si jolie que ça, ta nouvelle fantaisie, et moi je suis jalouse de ce qu’elle me prend déjà de toi et de tes pensées…

Elle se pencha vers la capricieuse enfant gâtée et l’embrassa tendrement sur ses boucles blondes…

— Et puis, assez maintenant, parlons d’autre chose !…

Mais, malgré ses efforts, Ahninne ne put parvenir à se dérider de la soirée, elle prétexta un léger malaise et se mit au lit de bonne heure.

Le lendemain matin, alors qu’Ernesta vers les neuf heures et demie pénétrait doucement dans la chambre et ouvrait les volets, elle était encore dans le même état nerveux et troublé.

— Abaissez vite les stores, voyons, le soleil m’éblouit, grommelait Annhine d’une voix inquiétante, c’est ridicule du soleil à Paris en plein mois de novembre ! Dire qu’on voudrait que les gens soient équilibrés alors que les saisons ne le sont pas ! et maussade elle se pelotonna dans les fines batistes et sous la tiède chaleur du couvre-pied de satin rose. Princesse vint la déranger et voulut jouer avec elle, selon son habitude.

— Laisse-moi, méchante… dors… dors… Ce fut à peine si elle la baisa distraitement et du bout des lèvres.

— Madame désire un bain ? Tout est préparé. Je l’ai fait à l’eucalyptus ce matin.

Comme un enfant volontaire, Annhine se souleva en criant :

— Non ! non ! Je n’en veux pas ! Je déteste ça, l’eucalyptus, ça sent la pharmacie ! Changez-le ! Je n’en veux à aucun prix, vous entendez ! Je veux du lait d’amandes mélangé de verveine, vous le savez bien, mais vous faites tout ce que vous pouvez pour me contrarier…

Elle retomba sur les coussins enrubannés et ferma les yeux, satisfaite et à demi soulagée par sa petite méchanceté. Au bout de trois minutes, elle reprit un peu le sentiment d’elle-même et d’une voix résignée elle appela :

— Ernesta ! Ernesta ! Allons ! puisqu’il est préparé à l’eucalyptus, je le prendrai ainsi… je ne veux pas attendre davantage… donnez-moi ma glace… et se regardant dans le ravissant miroir en or à la poignée incrustée de rubis et de grosses perles baroques que lui tendait sa femme de chambre, elle sourit à sa séduisante image, heureuse de se trouver jolie.

— Allons ! je n’ai pas tellement mauvaise mine. Tesse est folle de me dire que je suis si fragile, je les enterrerai toutes.

— Madame est fraîche comme une rose, hasarda Ernesta.

— Taisez-vous, vous, je n’aime pas les flatteuses. Ça, voyez-vous, ça… et elle brandissait le frêle miroir, ça, ça ne ment jamais, et le jour où je serai vieille et laide, eh bien, je ferai ainsi que la Castiglione… je les voilerai toutes d’une épaisse gaze noire… les inexorables… les cruelles… les sincères petites glaces qui ne parlent pas et qui cependant en disent plus long et plus vrai que… Tiens… j’entends qu’on sonne déjà… allez voir… et elle se mit à lutiner Princesse… Ma belle, ma jolie… oui, on voilera les glaces pour les punir de ne point mentir, et on vivra bien loin à la campagne et dans un beau château avec son chien… son petit chien-chien…

Elle la renversait, l’embrassait, la mordillait… Princesse amusée et ravie faisait entendre des grognements joyeux.

— Madame, c’est la petite Miss d’hier avec un beau bouquet… Simon a dit qu’il n’était pas bien sûr que Madame fût réveillée, qu’on allait voir… elle attend.

Annhine se recoucha.

— Faites entrer ; Ernesta, je suis bien comme ça ?

Elle renversait sa tête en arrière et posait ses bras nus sur la blancheur des draps, les yeux mi-clos, affectant un air nonchalant et de demi-sommeil.

— Madame est ravissante !

— J’en étais sûre ! Ah ! ce que je donnerais pour qu’on me dise un jour que j’ai le nez de travers ! Allons ! vite ! faites-entrer et emmenez Princesse.

— C’est moi, Nhine, pardonne d’oser te rappeler sitôt aux choses extérieures et nuisibles, mais je n’ai pu y tenir !… et Moon-Beam sur la porte se tenait ravie et charmée à la vue de la chambre rose et blanche aux lambris d’or, ensoleillée par de lumineux et multiples rayons ainsi que par la radieuse chevelure d’Annhine de qui la mignonne tête ébouriffée émergeait en sourire et en séduction des profondeurs de l’immense lit Louis XV tout doré et enguirlandé de roses, copie unique et très rare d’un lit fameux ayant appartenu à la maîtresse du Grand Roi. Je ne pourrai jamais rien voir d’aussi beau ! murmura-t-elle.

— On m’a réveillée pour toi, mentit gentiment Annhine d’une voix dolente… et le soleil m’aveugle !

— Non, ma Nhine… c’est pour ces pauvres petites qui se fanaient loin de toi et dont j’ai eu pitié… et Moon-Beam s’avançant gravement joncha le sol de la brassée fleurie. Elle en fit un tapis pour les pieds mignons de son aimée.

— Écoute ce qu’elles te diront : Accepte-nous, laisse-nous mourir près de toi. Nous n’avons qu’une toute petite existence ici-bas, mais nous n’aurons pas vécu en vain puisqu’il nous est permis de te connaître et de t’aimer. Que ne puis-je-ainsi qu’elles mourir d’amour auprès de toi, Nhinon !

— Au fond, les fleurs et les femmes sont un peu sœurs !

— Elles savent plus, n’ayant rien appris.

— Leur sagesse est grande : elles vivent pour aimer, elles n’aiment pas pour vivre.

— Elles saisissent ainsi un peu de bonheur en attendant le grand.

— Ah ! le bonheur !… Le bonheur !

— Où est-il ? Et qu’est-il ?

— Un souffle !

— Un nuage !

— Un mythe !

— Un papillon aux ailes diaprées, étincelantes, qui passe et fuit devant nous, et nous courons après attirés par lui, en désir de l’atteindre et de le fixer. Il nous reste aux doigts un peu de brillante poussière… des cendres… des miettes… plus rien… rien… !

— Le bonheur n’existe pas.

— Si, près de toi. Ah ! que ma pensée se fasse voix qui te parvienne et te touche !

Elles se turent.

— Mais tu dois prendre ton bain, j’ai entendu… viens, veux-tu, et je te servirai.

— Oui, ce sera gentil.

Et Nhinon amusée, réconfortée, rejetant loin d’elle couvertures et draps, se dirigea joyeuse vers la salle de bain contigüe à sa chambre à coucher.

— Laissez-nous, Ernesta, et ne nous dérangez sous aucun prétexte.

La salle de bain était une petite merveille… en stuc blanc et du plus pur style Louis XV ainsi que tout l’hôtel. C’était une pièce octogone, très large, éclairée par une haute fenêtre aux petites vitres carrées et à biseau voilées par un rideau de soie pâlement bleue. Pour arriver à la fenêtre il fallait, ainsi qu’autrefois, monter quatre ou cinq marches de chêne clair et ciré… Au mur tout autour étaient suspendues des glaces de Venise qui encadraient en un rayonnement jaloux la frêle nudité de Vénus-Annhine-Dyomène !

Une seule aquarelle tranchait sur le miroitement des reflets : une femme nue, Altesse, en une pose radieuse de formes, caprice unique de son amant, peintre fameux et célèbre des guerroyantes équipées, des chevauchées et des batailles, qui avait voulu la fixer un jour en l’émerveillement de sa chair nacrée, l’or fauve de sa chevelure se déroulant splendide sur son Impeccabilité que la fantaisie de l’artiste avait voulu chausser de longs bas bleus… puis à terre un tapis unique de la Savonnerie très épais et aux teintes fanées sur lequel s’étalait un ours, blanc et soyeux ; un canapé en forme de bateau était recouvert d’une riche et luisante peau de loutre… une chauffeuse de soie ancienne… mille coussins de couleur douce et de soie légère gisaient pêle-mêle au hasard du désir… devant la cheminée en marbre de Carrare où pétillait un feu joyeux se trouvait une petite table surchargée de ces indispensables bibelots anglais contenant le porto, les biscuits, et les vins de Coca réparateurs des forces… pas de tableaux ni de saxes, mais la statue de la Fortune de Franceschi qui s’allongeait dans un coin gracieuse et symbolique sur sa blanche roue ailée, le pied provocant et mutin, l’attitude fière et emportée. De grands rideaux de mousseline brodée et ajourée sur un soyeux dessous bleu de ciel complétaient l’élégance de cet ameublement de rêve… puis enfin, montée sur un pied d’or, incrustée de turquoises pâlies, en cristal tors, la baignoire apparaissait au fond, illuminée de mille feux, comme une coupe précieuse et transparente destinée à contenir la fleur fragile et nacrée de la Sveltesse blonde et frêle d’Annhine.

En pénétrant dans ce sanctuaire troublant d’intimité et de repos, Flossie se sentit tout émue, elle eut comme une hésitation, mais la vision frissonnante d’Annhine qui surgissait nue des froufrous des dentelles et des linons de sa chemise, lui rendit son courage. En une poussée d’amoureuse audace, elle se précipita aux pieds de la jolie créature et l’entourant de ses bras elle lui baisa dévotement les chevilles, les genoux, les jambes, les cuisses… elle perdait la tête… murmurant des mots sans suite entrecoupés d’adoration et de prière… tremblant de tous ses membres… en folie… en fièvre… en délire. Impassible, Annhine la laissa faire un instant, souriante… puis, lui échappant par un brusque saut, elle s’enfonça dans l’eau parfumée, éclaboussant son page mignon toujours prosterné.

— Voilà ! effronté Moon-Beam ! Vous devez me servir et non me déranger. Je suis de mauvaise humeur, tu sais… d’ailleurs tu dois m’aimer sans me le dire, sans trop m’embrasser. Je ne t’aime pas, moi, Flossie, je me laisse aimer par toi, ce qui est autre chose. Relève mes cheveux… là, à gauche, sur la coupe de Sèvres, prends cette épingle d’écaille blonde. Es-tu maladroite ! Tu ne sais rien faire, sotte ! Et, lui arrachant l’épingle, elle la planta triomphalement dans la masse de ses boucles d’or, relevées sur le sommet de sa tête… J’ai l’air d’un clown, vois !…

— Tu es belle… tyrannique, balbutia l’enfant.

— Mais non, je ne suis pas tyrannique… et se levant dans la baignoire elle parut floconneuse ainsi qu’une blanche nuée, faisant mousser le savon tout autour d’elle, jouant avec l’eau opaline, s’en couvrant toute. Viens m’embrasser ainsi. Ah ! Aïe ! cesse… tu me chatouilles, Moon-Beam ! C’est qu’elle le fait sans crainte… tu as l’air d’un enfant qui aurait mangé de la crème. Sa voix se fit sévère… Assez, assez, te dis-je, assez ! Impatientée, elle plongea ses mains dans l’eau et aspergea l’extasiée… Non, vrai, pardonne, je suis nerveuse… le bain va me calmer. Une idée ! Défais-toi, viens-y, viens avec moi, nous allons nous baigner ensemble ! Viens, te dis-je, Moon-Beam… je le veux ! Ah bien ! tu es vite déshabillée toi, en deux temps et trois mouvements, comme on dit !… pas de corset ni de jupons… une chemise de liberty rose peinte de pervenches et de volubilis, c’est gentil avec ces petits rubans mauves… un peu cocotte, ma chère, mais artistique… viens… mais tu seras sage… moi je t’aimerai bien, mon page… on jouera, on s’amusera ensemble tant qu’on pourra, mais pas de saletés… oh ! non ! je ne veux pas ! j’en ai assez… j’en meurs… j’en vis aussi, hélas !

— Annhine, par pitié !… et l’enfant nue, et rose et blanche et triste, ses longs cheveux épars, se pencha vers elle et lui posa un doigt sur les lèvres… taistoi… ce que je t’aime, ma douce madone, pour la tristesse et l’amertume que je sens en toi de la vie que tu subis… Je croyais seulement venir vers une femme… la plus jolie, la plus douce, et j’ai trouvé une âme que je démêle à travers tout ce qui est toi… Oui, Nhine, on s’aimera, on s’amusera !

— Allons, viens, Moon-Beam, viens et parlons de toi, je veux te connaître, moi aussi, présente-toi. Ecce : Miss Florence Temple…

— Bradfford, interrompit gaiement Flossie, vingt ans, heureuse en ce moment dans ta baignoire, jouant avec toi les grands lys d’eau ou les nénuphars endormis… vivant la plupart du temps à San-Francisco avec une mère, un père, rigides et bourgeois et deux frères artistes… l’un peint et l’autre déclame… Quant à moi, j’aime le beau ! J’ai la religion des formes, du joli, du mystique, du surnaturel et invinciblement j’ai été attirée vers toi… Nhine.

— Que fais-tu à Paris ? Je veux tout savoir.

— Ah ! oui !… Venue à Paris avec ma mère, un de mes frères et mon fiancé pour jusqu’après l’Exposition…

Interloquée. Annhine se pencha en avant afin de bien la regarder.

— Ton fiancé ! s’exclama-t-elle.

— Mais oui !… Hélas ! il faut bien subir la loi ordinaire et naturelle de la vie, j’ai un fiancé, Nhine, ce qui me donne cette liberté relative dont je jouis à l’heure présente puisqu’elle me permet de venir te respirer un peu, ma douce fleur. Chez nous, en Amérique, don’t you know, darling[1], les jeunes filles ont une grande liberté… je sors avec mon fiancé, nous allons voir les musées, les courses, for shopping[2], dans les théâtres aussi, partout enfin où une jeune fille peut aller… Un fiancé, vois-tu, m’est aussi nécessaire que de boire et de manger et de dormir, that’s all[3]. Il fallait vraiment que j’aie un fiancé, ma Nhine. Il est gentil, très gentil même, le mien. Doux, maniable… il a des yeux verts comme des grains de raisins mûris… il me connaît à fond…

— À fond ? Et Annhine, suffoquée, interrogeait.

— Mais oui, à fond. La preuve en est qu’à l’instant même il m’attend en fiacre devant ta porte… il m’adore, il…

— Non ! c’est trop fort ! Et, sans plus l’écouter, Nhine se précipita hors de l’eau et parvint en deux bonds à la haute fenêtre ; se dressant sur ses petits pieds nus, elle parvint enfin à pouvoir regarder dans la rue… Je vois, je vois, attends… il est sorti du fiacre et il se promène de long en large sur le trottoir. Je le vois bien… il est brun, de longs cheveux un peu pommadés… une grande redingue. Très pâle, imberbe, l’air triste et pensif.

— Oui… il souffre… si un jour tu lui permets d’entrer il souffrira moins… ou plus, peut-être !

— Comment ?… Ah ! tiens… il regarde… il lève les yeux. Ah ! flûte pour le fiancé ! Mais tu en as de bonnes, Moon-Beam ! Viens… mettons-nous sur l’ours, là, devant le feu… frictionne-moi avec mon white rose, je te frictionnerai aussi, chérie ! C’est drôle, l’idée du fiancé m’excite et me plaît. Je dirai ça à Altesse, elle en mourra…

— Pauvre Will, soupira ingénument l’enfant perverse qui s’allongeait à terre près de Nhine… dire qu’il vous fera rire de savoir comprendre ainsi que moi la beauté d’Annhine de Lys et de me laisser frôler et exalter ses merveilles !

— Tiens ! Moon-Beam, je m’ouvre toute, et Nhine étendait les bras et les jambes en une voluptueuse pose d’abandon et d’offrande. Frotte-moi, mon page… fort… très fort, n’aie pas peur… plus fort !… C’est bien, le dos maintenant… bien, bien… Ah ! non, tu sais, ça c’est défendu, Floss… Flossie, laisse-moi… non, non, et elle se débattait… pas de baisers sur la nuque, tu m’énerves, je vais crier… et je ne te recevrai plus… jamais, jamais. À mon tour maintenant !

Et elle se mit à frictionner l’enfant étendue et passive, la chatouillant, lui donnant de petites tapes, de furtives caresses…

— Là !… Maintenant le thé… Sers-moi, Flossie, les misses américaines doivent mieux savoir ça que nous, c’est leur spécialité… et elle se posta ainsi que le sphinx dans un geste d’attente et de repos, le buste cambré, à demi soulevé, les jambes allongées, la tête soutenue des deux mains, les bras appuyés au coude sur le tapis.

Flossie la mangeait des yeux.

— Je t’obéis… ô ma chimérique souveraine !

Et elle la servit, pliant le genou devant elle en adoration, en servage… lui présentant le plateau… les cakes, le sucre, versant pour elle le savoureux breuvage dans une mignonne tasse de Sèvres blanche et or.

— Il est exquis, Moon-Beam… tiens ! Bois dans ma tasse !

— Dans ta bouche !… supplia Flossie.

Annhine rit, puis aspirant une gorgée de l’eau parfumée elle se pencha vers elle et colla sa bouche à la sienne sans respirer. L’enfant fermait les yeux, recueillie, prenant lentement et avec délices le liquide doré… elles recommencèrent plusieurs fois.

— Que tu es bonne, Annhine !… Annhine I love you so[4] !

Elle se rapprochait… leurs seins se confondaient, elles jouèrent à faire toucher leurs pointes qui dardaient, roses et fermes. Flossie frémit, ses yeux se noyèrent de rêve.

— C’est gentil, Moon-Beam, disons-nous bonjour de partout… faisons connaissance de tout nous-même… Tes pieds sur les miens, car je suis plus grande… nos jambes enlacées… serre-moi de toutes tes forces… j’aime qu’on me brise… notre tiédeur se mêle, vois, croisons nos mains, puis ta bouche, tes dents, nos cils… c’est gentil ! Nos nez, comme les Chinois… Lâche-moi maintenant, pas plus… je te le défends… non, non, Flossie, va-t’en !

Et elle lui échappa, la rejetant loin et mettant entre elles comme défense la largeur de la table.

— Tu me feras mourir ! Nhine, tu me rends folle.

— Va maintenant, mon page ! Les devoirs de mon métier m’appellent et ton fiancé t’attend. Rhabille-toi… je dois aller au bois.

— J’irai aussi, afin de t’apercevoir… Et quand te reverrai-je en ces jolis lieux qui te gardent ?

— Eh bien, demain, Dimanche. C’est un jour où je suis relativement libre. Si tu veux, je prendrai une loge quelque part et nous irons au théâtre en matinée ainsi que les petits enfants. Une loge pour nous distraire aux Folies ou plutôt frissonner chez Sarah, à Hamlet, c’est un des derniers jours où on le joue.

— Laisse, Nhine, laisse Willy te l’envoyer, veux-tu ?

— En ton nom ? Je veux bien… mais qu’il n’y vienne pas… Il aura le seul droit de nous contempler de loin, je n’ai pas le désir de le connaître, il a l’air d’un clergyman… et il t’est nécessaire. J’ai une répulsion pour les choses utiles. Dis-le lui… non, pas ça, mais pour demain. Tu sais, aux matinées, il n’y a presque personne de connu, ça ne pourra pas te compromettre d’y venir avec moi. Déjà prête ? Au revoir, mon page, tu me plais, j’adore tes cheveux et la tournure de ton esprit !

— Ta voix m’affole, Annhine, elle est douce, prenante, elle résonne ainsi qu’une tendre musique… Elle est si jolie, ta lente voix, ma Nhine !

— La tienne est gentille, très douce aussi et son léger accent lui donne un charme de plus. Nous allons bien ensemble… Dis-moi, Moon-Beam, une toute petite chose : As-tu du cœur ?

— Ne cherchez plus mon cœur, les bêtes l’ont mangé[5].

— Déjà ! En tous cas, à défaut de cœur tu as de l’esprit d’à-propos, de l’instruction, de la mémoire et tu connais Baudelaire ! Je l’adore, mais il m’a fait du mal. Décidément tu me plais fort, petite Miss ! Au revoir, monstre ! Tu es gentille de vouloir me distraire, vois, ma méchante humeur s’est évaporée à ton contact. À demain, viens me prendre ici vers deux heures, exactement…

— Bien, Tyrannique… et puis à tout à l’heure, au Bois, car tu as promis de venir charmer les dernières feuilles d’automne ainsi que ta Flossie ?

— Oui… entendu… au revoir.

 

— Très drôle cette petite, peu banale, amusante… si cette aventure ne se complique de rien, ce me sera un passe-temps charmant, songeait Nhine en se laissant coiffer et habiller. Voilà enfin quelque chose dans ma vie ! Un amour platonique de vierge, car je le veux platonique… C’est bizarre, gentil, inattendu… Tout ce qu’il faut pour me plaire ! Cependant je me cacherai d’Altesse, je crois avoir remarqué qu’elle est un peu jalouse, et je l’aime tant, ma Tesse. Elle est si bonne ! si sûre et tellement sensée ! Je ne veux pas lui faire de peine ! Et ce qu’on ne sait pas n’existe pas ! Tant pis…

Une idée lui vint aussitôt à l’esprit, d’aller voir Tesse et de lâcher le Bois, l’Américaine et le fiancé. Elle se mit à rire. Cela la charmait de se savoir attendue, et comment ! Et par qui ! Et de ne pas y venir… puis aussi de surprendre Altesse qui n’y comptait pas… Je ferai ça, oui… La capricieuse mit un temps infini à sa toilette… sans se presser…

— Tout en rouge, Ernesta… ma robe tailleur de chez Callot avec le petit boléro brodé fermé devant et très montant. Passez-moi ma chaîne de perles… puis ma couronne de comtesse pour l’ouverture du col… ma canne, car j’irai à pied, la voiture me suivra… et le petit tricorne Lewis, de feutre rouge avec le chou de velours noir. Je déjeunerai chez Paillard avec monsieur… S’il y avait du nouveau téléphonez-moi, après je passerai au théâtre, ensuite chez Mulcar qui est malade. Mettez ma pèlerine de zibeline dans la voiture, vite, ma voilette, mes gants.

Elle se pencha devant la glace, aviva le rouge de ses lèvres, se poudra, fit marcher le vaporisateur au hasard et tout autour d’elle, puis partit après avoir piqué une des roses de son page dans la ceinture noire et étroite de l’élégant costume… À tantôt, ma Princesse, à ce soir, ma belle… soyez sage, et je viendrai vous prendre pour faire un tour au Bois vers les cinq heures… à tantôt, mon petit chien chéri.


  1. Ne savez-vous pas, chérie ?
  2. Dans les boutiques.
  3. C’est tout.
  4. Je vous aime tant !
  5. Baudelaire.