Librairie de la Plume (p. Dédic.-16).
II  ►

À Henri Albert
Brody, Août 1901.

On s’exténue, on se ranime, on se dévore
Et l’on se tue, et l’on se plaint
Et l’on se hait — mais on s’attire encore !

ÉMILE VERHAEREN.
Les Visages de la Vie.

I

— Ah ! Tesse, comme je m’ennuie !… Quelle aridité dans ma vie ! Toujours le même programme : le Bois, les courses, les essayages ; puis, pour finir une journée insipide : le dîner ! et quel dîner !… Enfermée dans un restaurant à la mode où l’on étouffe, étroit et empesté d’ordinaire par une odeur infecte de cuisine et de tabagie… avec des amis et quels amis ! si l’on peut appeler ainsi les mille et une connaissances plus ou moins intéressantes que le hasard jette dans notre existence !… Et pourquoi tout cela ? Pour toujours continuer… ou pour recommencer la même chose jusqu’à la fin !… La fin ! Et quelle fin !… Ah ! tiens, ce soir, flûte ! j’en ai par dessus la tête, je veux rester ici chez moi, seule avec toi ! Je les lâche tous !… Ernesta ! Ne préparez rien pour m’habiller, donnez-moi mon vieux peignoir en flanelle rose, vous savez, ma robe de moine avec un capuchon et une cordelière ; pas de rubans ni de dentelles !… Assez de toutes ces fanfreluches qui m’oppressent ! Aujourd’hui, je veux me réduire à ma plus simple expression. Ah ! Tesse, Tesse, que je suis lasse de vivre ! Que je m’ennuie !… Vois-tu, ce soir, ça déborde !… Ah !… à toutes ces distractions parisiennes que l’Europe nous envie, comme je préfère dix mille fois ma solitude ici, avec toi et mon chien, ma jolie Princesse !… Princesse, venez ici ! Est-elle jolie ! Allons, vite, une baise… un baiser à sa maman ! Allez maintenant, mon petit cœur gauche, comme dit Maindron dans Saint-Cendre… As-tu lu ça, Tesse ?… C’est charmant… Tout est prêt ?… Bon… je vais me déshabiller. Que ça va être chic, Tesse, ma chérie, de se trouver seules, entre quatre-z-yeux et de pouvoir bavarder bien à son aise en dînant, les coudes sur la table, sans corset et surtout sans gêneurs !… Cette vie à nous est si stupide et si bête ! Elle ne nous apporte aucune satisfaction d’âme ou d’esprit et, la plupart du temps, ne nous offre qu’une matérialité déconcertante ou tuante ! Je t’assure, ma Tesse, que si je n’avais, heureusement et à un très haut point, à l’exagération même, ce sentiment de coquetterie qui distingue les vraies femmes des autres, je ne pourrais pas la supporter. Vois-tu, lorsque je rentre en moi-même, dans l’isolement et le silence, à ces rares moments où le tourbillon me laisse un peu de répit, quel vide !… Quelle banalité ! Quel écœurement mêlé de tristesse !… Alors, je me trouve une pauvre petite bien à plaindre, car mon âme est très bonne et très droite, tu le sais, Tesse, tu me connais. Je suis enfant, j’ai un immense besoin de tendresse, de direction, de protection, et autour de moi je trouve toutes sortes de sentiments, excepté ceux-là qui me seraient si doux ! Amèrement je regrette de vivre… je voudrais n’être qu’une poupée, une brute, tout ce que je parais être, tout ce que je ne suis pas, hélas ! N’ayant pas de but devant moi, le temps s’écoule toujours de même… chaque heure m’apporte une déception, une lassitude, et je me demande pourquoi ?… pourquoi ?… pourquoi tout cela ?…

En l’exaltation de son épanchement, la mignonne créature se jeta dans les bras de son amie et se mit à pousser de gros soupirs.

— Voyons, voyons, Annhine, ma si jolie ! Je ne te reconnais plus ! Tu as certainement une cause à ce chagrin subit et si mal raisonné ?… une peine ?… un caprice contrarié ?

— Non… non… et Annhine secouait nerveusement la tête, non, Tesse, tu ne me comprends pas ! En ce moment, vois-tu, je t’ouvre un coin profond de mon cœur où tout n’est qu’amertume, dégoût… je te parle franchement… en toute intimité… Je souffre de cette vie…

— Et c’est là où tu as tort, Nhinon la belle, car une Courtisane ne doit jamais pleurer, ne doit jamais souffrir. Une Courtisane n’a pas le droit d’être et de sentir ainsi qu’une autre femme ! Elle doit étouffer toute espèce de sentimentalité et jouer une comédie héroïque et continue, afin de consacrer sa vie, sa jeunesse surtout, aux rires, aux joies, à toutes les jouissances ! Tu as tort, Nhinon, regarde-moi : j’ai une âme de fer, inflexible, je ne veux de la Vie que le Beau et le plaisir, je ne suis pas d’humeur à supporter le moindre obstacle sur ma route… S’il n’y a qu’à vouloir pour cela, je veux énergiquement, je t’assure. Ne sois donc pas si sensible, Nhinette, lutte, tu dameras ainsi que moi… Rien ne peut facilement m’atteindre, et le jour où je ne serai plus la très forte, car tout arrive, eh bien, ce jour-là, je me briserai en miettes et tout sera fini…

La nerveuse répondit avec un sanglot dans la voix :

— Ah ! ma chère Tesse, que je t’envie ! Que tu es sage, toi, impérieusement intelligente ! que tu es heureuse ! Mais moi !…

— Je suis heureuse parce que je le veux, parce que le jour où je me suis faite courtisane, j’ai rayé de ma vie tout souvenir, toute attache, la moindre obligation, j’ai abdiqué ce qu’on appelle de la sensibilité d’âme. Pour moi il n’existe plus de devoirs ni aucune responsabilité qu’envers moi-même et mon désir ! Quelle indépendance, quelle enivrante liberté ! Annhine, songe un peu : plus de principes, plus de morale, plus de religion… Une courtisane peut tout faire sans voiles… sans grimaces ni hypocrisie, sans craindre le moindre reproche ou blâme, car rien ne la touche !… Elle est en dehors de la Société et de ses mesquineries… Montrée au doigt ? Peut-être autrefois, mais plus de nos jours ! Rebelle victorieuse !… Fi de la Dame aux Camélias, et vivent les Aspasie et les Impéria !… Allons, petite courtisane de pâte tendre, ramène à terre la folle du logis qui chez toi s’égare et t’entraîne. N’as-tu pas de l’or dans tes cheveux ? Dans tes coffres ?… et l’or c’est notre Soleil à nous… soleil adorable et tout-puissant que nous pouvons fixer ou répandre à notre gré ! N’as-tu pas du ciel dans tes yeux ? Des perles à ton cou et dans ta bouche rose ?… Tu es délicieuse dans ton peignoir de capucin… Ce qui me charme le plus en toi, c’est ton androgynéité… Ne philosophons plus, jouons ! Place le capuchon sur ta tête… tu es exquise ainsi, Annhine… un vrai bijou… un moine Louis XV en miniature, frais et bouclé ! Annhine ! Ris donc ! Lève les yeux vers le ciel et prends un air inspiré en me donnant ta bénédiction… non, non… pas de bas, Ernesta, ni de mules, vous allez tout gâter… les pieds nus sur le tapis blanc, c’est ravissant ainsi, tes petits pieds pâles, aux longs doigts, aux ongles transparents. Peste ! mon beau cordelier, vous avez certainement une habile manucure !… Viens que je t’embrasse !… Et puis… sa voix se fit grave soudain… mon Père, je veux me confesser…

Elle se laissa glisser aux genoux du mignon religieux qui s’assit en une pose d’attention sévère et recueillie.

— Commencez, ma Fille, et ne me cachez rien !

— Mon Père, mon péché c’est l’Amour !

— Ah ! bien, ou plutôt mal, car c’est mal, très mal, de se laisser aller à ce funeste penchant… et vous avez un amant, sans doute, vous avez…

— J’en ai plusieurs, mon Père !

— Oh !

— Mais oui !… Le premier est un amant utile, je dirai même nécessaire, il est vieux, riche, généreux ; je lui suis attachée par l’habitude, le besoin, une sorte d’amitié affectueuse, une espèce de devoir… c’est pour ainsi dire mon amant numéro un, ou mon mari si vous préférez, quelque chose de presque légitime enfin !

— Ah ! bien… je comprends… ensuite ?

— Ensuite vient le second : jeune, gentil, vigoureux ! Oh ! vigoureux surtout !… Il me donne ce que ne peut plus m’offrir le premier. Ah ! mon père, que de jouissances folles avec mon Raoul ! Depuis cinq ans bientôt, nous n’avons vécu ensemble que d’une chaise longue à un lit ! Il est mon amant numéro deux, mon véritable amoureux, celui-là… mon péché, mon…

— Continuez… continuez… après ?…

— Après, viennent les petits d’occasion : occasion agréable, occasion utile, occasion cherchée, occasion soudaine, occasion flatteuse pour mon amour-propre. J’ai un tempérament excessif, voyez-vous, mon père, il me faut de l’amour, de la volupté ! Je suis la femme de feu… Ah ! mais je sais ce qu’une courtisane se doit à elle-même et je ne l’oublie jamais… Je m’amuse, mais en m’enrichissant, car je fais toujours payer le plus chèrement possible le bonheur que je donne, quoique cependant à la suprême minute où je râle : « Je t’aime », je sois sincère toujours… toujours ou presque…

— Alors vous pouvez aller en paix, mon enfant. Il vous sera beaucoup pardonné si vous avez beaucoup aimé…

Nhine pouffait en lui tendant les mains.

Altesse se releva en riant aux éclats :

— C’est vrai, au fond, tout ce que je viens de dire. Ah ! comme je te voudrais telle que je suis, moi ! Plus matérielle, plus vivante, plus résolue, partant plus heureuse ! Étrange petite fleur que tu es, pâlissant sous les rayons trop vifs du soleil et se mourant de ce qui fait vivre les autres : la Terre ! Ton âme prendrait-elle donc sa racine dans une éthérée et lointaine planète ?… Et souffrirais-tu de cet infiniment mystérieux mal d’exil, ici-bas où tout n’est que temps et désirs ?

— Tu es tout plein mignonne et indulgente, Tesse, ma chère chérie, n’exagère rien, mais donne-moi du nouveau… du nouveau ! Pour l’amour de Dieu, du nouveau !… Je n’en puis plus ainsi ! Un bouleversement est devenu indispensable à ma vie ! Il me faut du changement ! Du nouveau ! Du nouveau ! Du nouveau !…

Et de ses pieds menus elle tapait fébrilement sur la dépouille d’un superbe tigre qui jonchait le plancher, en répétant d’une voix suppliante et sur l’air des Lampions son refrain de satiété et d’ennui.

Un coup de sonnette l’interrompit, à peine perceptible, très faible, comme si l’inconnu qui se présentait n’avait pas eu le courage ni la force de secouer la bruyante petite machine, n’osant et ne voulant troubler les rêves de douceur et de joie de la courtisane.

— Tiens ! On vient de sonner !… Que m’apportes-tu, timide coup de sonnette ? Une corbeille de fleurs, sans doute, ou une invitation ou bien un écrin ? Un tout petit coup de sonnette, discret… peut-être un pauvre, une demande de secours ?… Peut-être rien du tout ?

— Peut-être ce « nouveau » que tu demandes à si grands cris… prophétisa gravement Tesse.

— Ou plutôt quelque imbécile qui vient nous déranger ! Ça doit être cela… je le devine, je le parierais ! Et je me sens si bien avec toi, en si grande confiance et confidence ce soir… Ah ! mais non ! Je ne veux pas ! Ernesta ! Ernesta !…

Ernesta rentrait.

— Madame, c’est une lettre.

— Je ne la lirai pas aujourd’hui !

— Madame, la personne attend la réponse.

— Tant pis ! Dites-lui qu’elle revienne une autre fois, que je suis occupée très sérieusement, que je…

— Folle ! interrompit Tesse, donne-la moi alors ! Le papier est joli, d’un gris-perle délicat, une nuance éteinte comme la couleur de tes pensées d’aujourd’hui, il semble élégant et bienveillant à la fois. Donne…

— Tu veux ?… Eh bien voici…

Et la capricieuse enfant déchira l’enveloppe et se mit à lire à haute voix :

« Pour Annhine de Lys…
le rêve de mon cœur ».

« Si tu n’es pas lasse
De l’amour qui passe
Et qu’un rêve chasse,
Reçois-moi ce soir ! »

— C’est signé : Une étrangère, hélas ! et qui voudrait ne plus te l’être.

Elle éclata de rire.

— C’est bizarre… quelle bonne blague… au feu !

— Non, Annhine… c’est vrai ? Montre ?

— Tiens, voilà.

— Et qui a apporté la chose, Ernesta ?

— Madame, la personne est dans l’anti-chambre. C’est une jolie jeune fille, très blonde, fraîche, toute rouge, elle a l’air d’être un peu émue, elle a refusé d’entrer au salon. Elle dit qu’elle attend seulement un « oui » ou un « non » de Madame. Je crois bien que c’est une Anglaise.

— Dis, Tesse, ça me paraît drôle ? Recevons-la pour nous distraire.

— Est-elle bien mise ?

— Madame, je ne l’ai pas trop examinée, mais elle m’a semblé assez chiquement habillée : une longue redingote beige, un grand chapeau noir à plumes et un superbe boa, de zibeline je crois.

— Recevons-la, veux-tu ?

— Mais oui ! La vie n’est pas si bête, tu vois, enfant gâtée !

— Oui, mais… et Annhine s’esclaffa. J’ai une idée… attends… Tu vas t’étendre sur ma chaise longue, dans les coussins et les couvertures d’hermine, tu vas faire la nonchalante, la fatiguée, tu vas la recevoir, toi, en disant que c’est toi Annhine de Lys. Oh ! si, nous allons rire ! Et moi je serai cachée là, derrière les petits carreaux de la grande baie vitrée… Je la laisserai entr’ouverte et de cette façon j’entendrai et verrai tout. Que ça va être amusant ! Tu veux bien ?… Alors, viens ! Là, allonge-toi… la tête un peu plus penchée. Laisse, que j’arrange tes cheveux… ton mouchoir à la main… c’est bien maintenant, ça va ! Joue bien ton rôle surtout ! Tousse un peu et traîne légèrement la voix !… Au revoir, Nhine, Nhinette, Nhinon ! Faites entrer la miss, Ernesta… baissez les doubles rideaux bleus, allumez la lampe du fond, c’est cela… bonne mise en scène, et prévenez cette audacieuse jeune personne que Mme de Lys est un peu souffrante ! Je me cache dans mon coin et la fête commence !… Allons-y carrément !…

Toute cette petite scène se passait dans le coquet boudoir d’Annhine de Lys, un délicieux réduit en forme de rotonde, décor de neige et d’azur où les laqués blancs, les mièvreries Louis XV, les soies pâles, les tapis de fourrures, et les saxes et les sèvres et les ors verts et les cristaux légers et les fleurs formaient un cadre exquis à la diaphanéité blonde de l’adorable petite maîtresse de céans, célèbre déjà dans le demi-monde et dans le monde entier par ses excentricités et par la réclame à grand tapage qui se faisait autour de ses moindres gestes et caprices ! Annhine avait alors à peu près vingt-trois ans, mais elle en paraissait vingt. Longue et frêle, avec de grands yeux bleus, sombres et profonds, à la fois innocents et pervers, et une chevelure blonde, des boucles folles et radieusement claires qui encadraient son fin visage, elle semblait une vierge de missel sous la perruque de Chérubin et rappelait aussi parfois les châtelaines du moyen-âge, créature de rêve, idéalisée par une pâleur nacrée et par un ovale allongé qu’éclairait souvent l’enchantement de son rire perlé.

D’où sortait-elle ?…

Nul ne le savait au juste. Elle se plaisait à conter qu’elle avait été recueillie sur le bord d’une route d’Italie, par de braves gens, un soir tout blanc de givre et mortel de froid. Enfant de l’amour sans doute, abandonnée par une mère coupable, une grande dame probablement, — ses langes étaient fins et ornés de rares dentelles… elle avait au cou une petite médaille en or… elle était enveloppée dans une chaude et riche peau de chèvre de Mongolie, blanche et soyeuse — une grande dame bien certainement, car de qui Annhine aurait-elle hérité cette fière et majestueuse démarche, ce port de tête admirable et hautain, ces petites attaches de princesse, merveilleusement fines et nerveuses, comme aussi ses mystérieuses idées sur la Vie et sur l’Au-delà, sortes de vagues réminiscences et de lointains souvenirs qui la hantaient, si elle eût réellement été la fille de ces campagnards qui veillèrent sur sa petite enfance ?…

Vers l’âge de quinze ans, Nhinon était venue chercher fortune au hasard de la grande ville, et après les inévitables déboires et l’obscurité de tout commencement elle se trouvait aujourd’hui une des premières de l’En-vue qui s’amuse. Assidue à ses fêtes, à ses parties de plaisir, Paris l’acclamait. Les poètes chantaient sa beauté, les théâtres se l’arrachaient. Le caprice d’un grand seigneur fabuleusement riche couronna son apothéose. Reine de joie, Reine de beauté, Reine de féerie, Reine d’amour, elle semblait passer, inconsciente et joyeuse, suivant sa devise capricieuse : À ma guise ! sans songer à plus. Mais hélas ! Annhine avait une âme, d’où ces heures douloureuses de subite désespérance ! Déséquilibrée, disaient les intimes. Non, le mal était là ! Annhine avait une petite âme qui n’allait pas avec son corps ! Elle pensait, elle analysait, elle avait une imagination vive, un esprit droit, une justesse d’observation très remarquable, dons inutiles, nuisibles, attristants surtout, dans la voie bruyante et endiamantée où sa joliesse et un impérieux besoin de luxe l’avaient lancée avec un tel succès.

Elle choisit son nom dans Dumas… et les échos en retentirent dès ses débuts, ce qui fit qu’elle n’eut presque point d’amies parmi les femmes qui jalousèrent sa grande veine et lui en voulurent sourdement. Une seule cependant, Altesse, courtisane aussi et femme d’un esprit éminemment supérieur, vint à elle. Elles devinrent très intimes. Altesse admirait beaucoup Annhine et, sans arrière-pensée, aimait la mobilité de son caractère, le choix brillant de son entourage ainsi que son étrange manière de vivre. Elle l’aida de ses conseils et lui devint parfois salutaire.

Altesse était alors dans toute sa splendeur, à cet âge où Balzac a su faire universellement apprécier les charmes épanouis de la femme faite. Sa longue chevelure de la nuance ardente, aux rouges reflets striés d’or du pelage des fauves, avait été immortalisée dans un roman sensationnel : La Belle aux cheveux roux. Ses yeux étaient bleus… très clairs, brillant d’un éclat incomparable… sa petite bouche finement arquée, d’ironie spirituelle, faisait penser à la Joconde de Léonard de Vinci. Elle avait un visage pensif et résolu, une beauté régulière et froide qui confirmait les vers du poète[1] :

« Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. »

Et plus loin :

« Car j’ai pour fasciner mes dociles amants
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles,
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles. »

Douée d’une intelligence rare, ainsi que d’une grande force de caractère et de volonté, séduisante à l’excès, Altesse était parvenue très jeune à une haute situation dans la galanterie parisienne. Entourée d’un luxe inouï, elle vivait froidement la vraie vie de courtisane. Paris s’occupait beaucoup d’elle, on citait ses moindres actes, on répétait ses mots d’esprit : — Vous descendez de tel illustre ancêtre, disait-elle un jour à une grande dame déchue, la princesse Koniarowska qui avait le mauvais goût de poser avec affectation pour sa noble naissance, eh bien, moi je monte de tel et tel, voilà ! Sa devise était : Ego, et cela la résumait toute, altière, altesse et sans faiblesse.

Un certain jour qu’on lui présentait la feuille de recensement, elle vit que chaque demi-mondaine avait timidement signé : qui rentière, qui propriétaire, à l’endroit indiqué pour la profession. Impudiquement, elle étala ce simple mot : Courtisane.

Son hôtel était un véritable musée, elle collectionnait les plus beaux tableaux de Paris. Elle possédait un jardin merveilleux, en plein quartier Monceau, ses attelages étaient réputés les plus corrects. L’été, elle villégiaturait en son château de Ville-d’Avray où elle donnait des réceptions splendides. L’hiver, elle passait les mois de grand froid en une ravissante villa de marbre et de blancheur qu’elle avait fait construire sur les rives ensoleillées de la Grande Bleue, au milieu des somptueux jardins de Monte-Carlo.

Sa position exceptionnelle la distinguait des autres et la plaçait au-dessus de la foule. De suite, elle affectionna tout particulièrement Annhine et presque chaque jour, à l’heure où la toilette du soir isole les élégantes et les mondaines, vers six heures et demie, Altesse venait bavarder un peu avec son amie préférée. Elles échangeaient leurs confidences, leurs impressions, se demandaient mutuellement conseil, et même souvent prolongeaient leur causerie jusqu’après le dîner ou le théâtre.

Ce soir-là, Altesse se sentait déjà atteinte par la désolation d’Annhine. Ce fut donc avec plaisir et avec une grâce charmante qu’elle se prêta à sa fantaisie malicieuse, heureuse que l’esprit versatile de l’espiègle fût distrait maintenant par le moyen puéril de cette visite quelconque et imprévue qui venait si bien à propos faire diversion.

Elle lui demanda à mi-voix :

— Alors, je suis bien ainsi, Nhinon, tu crois que ça pourra marcher ?

— Très bien… très bien… mais chut, la voilà !…


  1. Baudelaire. — Les fleurs du mal : La Beauté.