Idoménée (Crébillon)/Acte premier

Idoménée
Imprimerie Royale (p. 3-20).


I D O M É N É E.


T R A G É D I E.


A C T E   P R E M I E R.
S C È N E   P R E M I È R E
I D O M É N É E, ſeul.

Où ſuis-je ? Quelle horreur m’épouvante & me ſuit !
Quel tremblement, ô ciel ! Et quelle affreuſe nuit !
Dieux puiſſants, épargnez la Crète infortunée.
Sophronyme, eſt-ce toi ?


SCÈNE II.
Idoménée, Sophronyme.
S O P H R O N Y M E.

Sophronyme, eſt-ce toi ? Que vois-je ? Idoménée !
Ah ſeigneur ! De quel bruit ont retenti ces lieux !

I D O M É N É E.

Eh quoi ! Tant de malheurs n’ont point laſſé les dieux !
Depuis ſix mois entiers, une fureur commune
Agite tour à tour Jupiter & Neptune.
La foudre eſt l’aſtre ſeul qui nous luit dans les airs :
Neptune va bientôt nous couvrir de ſes mers.
C’en eſt fait ! Tout périt ; la Crète déſolée
Semble rentrer au ſein de la terre ébranlée.
Chaque jour, entouré des plus triſtes objets,
La mort juſqu’en mes bras moiſſonne mes ſujets.
Jupiter, ſur moi ſeul épuiſe ta vengeance !
N’afflige plus des lieux ſi chers à ton enfance !
Mes peuples malheureux n’eſpèrent plus qu’en toi :
Si j’ai pu t’offenſer, ne tonne que ſur moi.
Pour les ſeuls innocents allumes-tu la foudre ?
Sur ſon trône embraſé réduis le prince en poudre,
Épargne les ſujets : pourquoi les frapper tous ?
Qui d’eux, ou de leur roi, mérite ton courroux ?

S O P H R O N Y M E.

Quoi ! Toujours de nos maux vous croirez-vous coupable ?
N’armez point contre vous une main redoutable.
Le ciel, depuis longtemps déclaré contre nous,
Semble, dans ſa fureur, ne ménager que vous.
Dans les maux redoublés dont la rigueur nous preſſe,
Votre ſeule pitié, ſeigneur, nous intéreſſe.

I D O M É N É E.

Les Dieux voudraient en vain ne ménager que moi :
Eh ! Frapper tout ſon peuple, eſt-ce épargner un roi ?
Hélas ! Pour me remplir de douleurs & de craintes,
Pour accabler mon cœur des plus rudes atteintes,
Il ſuffirait des cris de tant d’infortunés,
Aux maux les plus cruels chaque jour condamnés :
Et c’eſt moi cependant, c’eſt leur roi ſacrilège
Qui répand dans ces lieux l’horreur qui les aſſiège !
Je ne gémirais point ſur leur deſtin affreux,
Si le ciel était juſte autant que rigoureux.
Mais ce n’eſt pas le ciel, c’eſt moi qui les foudroie :
Juge de quels remords je dois être la proie.
Quels regrets, quand je vois mes peuples malheureux
Craindre pour moi les maux que j’attire ſur eux ;
Prier que pour eux ſeuls le ciel inexorable
Porte loin de leur roi le coup qui les accable !

S O P H R O N Y M E.

Quoi ! Seigneur, vous ſeriez l’auteur de tant de maux !
Et de vous ſeul la Crète attendrait ſon repos !
Quoi ! Des Dieux irrités ce peuple la victime…

I D O M É N É E.

L’eſt moins de leur courroux, qu’il ne l’eſt de mon crime.
Cet aveu te ſurprend. A peine croirais-tu,

Sophronyme, à quel point j’ai manqué de vertu :
Mais telle eſt déſormais ma triſte deſtinée…

S O P H R O N Y M E.

Quel crime a donc commis le ſage Idoménée ?
Fils de Deucalion, petit-fils de Minos,
Vos vertus ont paſſé celles de ces héros :
Nous trouvions tout en vous, un roi, les dieux, un père,
Seigneur, par quel malheur, à vous-même contraire,
Avez-vous pu trahir des noms ſi glorieux ?
Qui fit donc ſuccomber votre vertu ?

I D O M É N É E.

Qui fit donc ſuccomber votre vertu ? Les Dieux.

S O P H R O N Y M E.

Quel forfait peut ſur vous attirer leur colère ?

I D O M É N É E.

On n’eſt pas innocent lorſqu’on peut leur déplaire :
Les dieux ſur mes pareils font gloire de leurs coups ;
D’illuſtres malheureux honorent leur courroux.
Entre le ciel & moi ſois juge, Sophronyme :
Il prépara du moins ſ’il ne fit pas mon crime.
Par vingt rois dès longtemps vainement raſſembléſ
Les troyens à la fin ſe virent accablés ;
De leurs bords déſolés tout preſſait la retraite :
Ainſi, loin de nos grecs, je voguai vers la Crète.

Le prince Mérion, prompt à m’y devancer,
Sur mon trône peut-être aurait pu ſe placer,
Si mon fils n’eût dompté l’orgueil de ce rebelle.
À Samos, par tes ſoins, j’en reçus la nouvelle.
Je peindrais mal ici les tranſports de mon cœur
Lorſque j’appris d’un traître Idamante vainqueur :
La gloire de mon fils me cauſa plus de joie
Que ne firent jamais les dépouilles de Troie.
Après dix ans d’abſence, empreſſé de revoir
Cet appui de mon trône, & mon unique eſpoir,
À regagner la Crète auſſitôt je m’apprête,
Ignorant le péril qui menaçait ma tête.
Sans que je te rappelle un honteux ſouvenir,
Ni que de nos affronts je t’aille entretenir,
Tu ſais de quels forfaits ma race ſ’eſt noircie.
Comme Paſiphaé, Phèdre au crime endurcie
Ne ſignale que trop & Minos & Vénus.
Tous nos malheurs enfin te ſont aſſez connus.
Né de ce ſang fatal à la déeſſe en proie,
J’avais encor ſur moi la querelle de Troie :
Juge de la vengeance, à ce titre odieux.
Ce fut peu de ſa haine, elle arma tous les dieux.
La Crète paraiſſait, tout flattait mon envie ;
Je diſtinguais déjà le port de Cydonie :
Mais le ciel ne m’offrait ces objets raviſſantſ
Que pour rendre toujours mes déſirs plus preſſants.

Une effroyable nuit ſur les eaux répandue
Déroba tout à coup ces objets à ma vue ;
La mort ſeule y parut… le vaſte ſein des merſ
Nous entrouvrit trois fois la route des enfers.
Par des vents oppoſés les vagues ramaſſées,
De l’abîme profond juſques au ciel pouſſées,
Dans les airs embraſés agitaient mes vaiſſeaux,
Auſſi près d’y périr qu’à fondre ſous les eaux.
D’un déluge de feux l’onde comme allumée
Semblait rouler ſur nous une mer enflammée ;
Et Neptune en courroux à tant de malheureux
N’offrait pour tout ſalut que des rochers affreux.
Que te dirai-je enfin ? Dans ce péril extrême,
Je tremblai, Sophronyme, & tremblai pour moi-même.
Pour apaiſer les dieux je priai… je promiſ…
Non, je ne promis rien : dieux cruels, j’en frémiſ…
Neptune, l’inſtrument d’une indigne faibleſſe,
S’empara de mon cœur, & dicta la promeſſe :
S’il n’en eût inſpiré le barbare deſſein,
Non, je n’aurais jamais promis de ſang humain.
Sauves des malheureux ſi voiſins du naufrage,
Dieu puiſſant, m’écriai-je, & rends-nous au rivage :
Le premier des ſujets rencontrés par ſon roi
À Neptune immolé ſatiſfera pour moi…
Mon ſacrilège vœu rendit le calme à l’onde :
Mais rien ne put le rendre à ma douleur profonde,

Et, l’effroi ſuccédant à mes premiers tranſports,
Je me ſentis glacer en revoyant ces bords.
Je les trouvai déſerts, tout avait fui l’orage :
Un ſeul homme alarmé parcourait le rivage ;
Il ſemblait de ſes pleurs mouiller quelques débris :
J’en approche en tremblant… hélas ! C’était mon fils.
À ce récit fatal tu devines le reſte.
Je demeurai ſans force à cet objet funeſte ;
Et mon malheureux fils eut le temps de voler
Dans les bras du cruel qui devait l’immoler.

S O P H R O N Y M E.

Ai-je bien entendu ? Quelle horrible promeſſe !
Ah père infortuné !

I D O M É N É E.

Ah père infortuné ! Rebelle à ma tendreſſe,
Je fus près d’obéir : mais Idamante enfin
Mit mon âme au deſſus des dieux & du deſtin ;
Je n’enviſageai plus le vœu ni la tempête ;
Je baignai de mes pleurs une ſi chère tête.
Le ciel voulut en vain me rendre furieux ;
La nature à ſon tour fit taire tous les dieux.
Sophronyme, qui veut peut braver leur puiſſance ;
Mais ne peut pas qui veut éviter leur vengeance.
À peine de la Crète eus-je touché les bords,
Que je la vis remplir de mourants & de morts.

En vain j’adreſſe au ciel une plainte importune ;
J’ai trouvé tous les dieux du parti de Neptune.

S O P H R O N Y M E.

Qu’eſpérez-vous des dieux en leur manquant de foi ?

I D O M É N É E.

Que du moins leur courroux n’accablera que moi ;
Que le ciel, fatigué d’une injuſte vengeance,
Plus équitable enfin, punira qui l’offenſe ;
Que je ne verrai point la colère des dieux
S’immoler par mes mains un ſang ſi précieux.

S O P H R O N Y M E.

Seigneur, à ce deſſein vous mettez un obſtacle :
Pourquoi par Égéſippe interroger l’oracle ?
Vos peuples, informés du ſort de votre fils,
Voudront de leur ſalut que ſon ſang ſoit le prix.

I D O M É N É E.

Que le ciel, que la Crète à l’envi le demandent,
N’attends point que mes mains à leur gré le répandent.
J’interroge les dieux ! Ce n’eſt pas ſans frayeur :
L’oracle eſt trop écrit dans le fond de mon cœur.
J’interroge les dieux ! Que veux-tu que je faſſe ?
Pouvais-je à mes ſujets refuſer cette grâce ?
Un peuple infortuné m’en preſſe par ſes cris :
J’ai réſiſté longtemps, à la fin j’y ſouſcris.

Tu vois trop à quel prix il faut le ſatiſfaire.
Ne puis-je être ſon roi qu’en ceſſant d’être père ?
Mais pourquoi m’alarmer ? Les dieux pourraient parler…
Non, les dieux ſur ce point n’ont rien à révéler.
Que le ciel parle ou non ſur ce cruel myſtère,
Ne puis-je pas forcer Égéſippe à ſe taire ?

S O P H R O N Y M E.

Il ſe tairait en vain : par le ciel irrité
Son ſilence, ſeigneur, ſera-t-il imité ?
À ſe taire longtemps pourrez-vous le contraindre ?
Que je prévois de maux ! Que vous êtes à plaindre !

I D O M É N É E.

Tu me plains : mais, malgré ta ſincère amitié,
Tu n’auras pas toujours cette même pitié,
Quand tu ſauras les maux dont le deſtin m’accable,
Et que l’amour a part à mon ſort déplorable…
Je vois, à ce nom ſeul, ta vertu ſ’alarmer ;
Et la mienne a longtemps craint de t’en informer.
Tu ſais que Mérion, à mon retour d’Aſie,
De ſon ſang criminel paya ſa perfidie :
Lorſque je refuſais une victime aux dieux,
J’oſai bien m’immoler ce prince ambitieux.
Qu’il m’en coûte ! Sa fille, en ces lieux amenée,
Érixène a comblé les maux d’Idoménée.
Croirais-tu que mon cœur, nourri dans les haſards,

N’a pu de deux beaux yeux ſoutenir les regards.
Et que j’adore enfin, trop facile & trop tendre,
Les reſtes de ce ſang que je viens de répandre ?

S O P H R O N Y M E.

Quoi ! Seigneur, vous aimez ! Et parmi tant de maux…

I D O M É N É E.

Cet amour dans mon cœur ſ’eſt formé dès Samos.
Mérion, incertain du ſuccès de ſes armes,
Y crut mettre ſa fille à l’abri des alarmes.
Je la vis, je l’aimai ; conduite par Arcas,
Je la fis dans ces lieux amener ſur mes pas.
Il ſemble qu’une fille à mes regards ſi chère
Devait me dérober la tête de ſon père ;
Mais Vénus attentive à ſe venger de moi,
Fit bientôt dans mon cœur céder l’amant au roi.
J’immolai Mérion, & ma naiſſante flamme
En vain en ſa faveur combattit dans mon âme ;
Vénus, qui me gardait de ſiniſtres amours,
De ce prince odieux me fit trancher les jours.
Que dis-je ? Dans le ſang du père d’Érixène
J’eſpérais étouffer mon amour & ma haine :
Je m’abuſais, mon cœur, par un triſte retour,
Défait de ſon courroux, n’en eut que plus d’amour.
Si depuis mes malheurs je ne l’ai pas vu naître,
En dois-je moins rougir d’avoir pu le connaître ?

S O P H R O N Y M E.

Menacé chaque jour du ſort le plus affreux,
Nourriſſez-vous, ſeigneur, un amour dangereux ?

I D O M É N É E.

Je ne le nourris point, puiſque je le déteſte :
C’était des dieux vengeurs le coup le plus funeſte.
Que n’a point fait mon cœur pour affaiblir le trait !
Je vois mon fils : laiſſons cet entretien ſecret.
Je t’ai tout découvert, mon amour & mon crime :
Cache bien mon amour, encor mieux ma victime.


SCÈNE III.
Idoménée, Idamante, Sophronyme, Polyclète.
I D O M É N É E.

Que cherchez-vous, mon fils, dans cette affreuſe nuit ?

I D A M A N T E.

Longtemps épouvanté par un horrible bruit,
Tremblant pour des malheurs qui redoublent ſans ceſſe,
Sans repos, toujours plein du trouble qui vous preſſe,
Alarmé pour des jours ſi chers, ſi précieux,
Je vous cherche… pourquoi détournez-vous les yeux ?

Seigneur, qu’ai-je donc fait ? Vous craignez ma préſence !
Quel traitement, après une ſi longue abſence !

I D O M É N É E.

Non, il n’eſt pas pour moi de ſpectacle plus doux,
Mon fils ; je ne ſais rien de plus aimé que vous.
Mais je ne puis vous voir que mon cœur ne frémiſſe ;
Je crains le ciel vengeur, & qu’il ne me raviſſe
Un bien…

I D A M A N T E.

Un bien…Ah ! Puiſſe-t-il, aux dépens de mes jours,
À des maux ſi cruels donner un prompt ſecours !
La mort du moins, ſeigneur, finirait mes alarmes.
Vous ne paraiſſez plus ſans m’arracher des larmes ;
Triſte, déſeſpéré, vous cherchez à mourir :
Et vous m’aimez, ſeigneur ! Eſt-ce là me chérir ?
Le ciel en vain de vous écarte ſa colère,
Vous vous faites des maux qu’il ne veut pas vous faire :
Il vous rend à mes pleurs quand je vous crois perdu ;
M’ôterez-vous, ſeigneur, le bien qu’il m’a rendu ?

I D O M É N É E.

Ah mon fils ! Nos malheurs ont laſſé ma conſtance,
Et de fléchir les dieux je perds toute eſpérance,
Trop heureux ſi le ciel, ſecondant mes ſouhaits,
Me rejoignait bientôt à mes triſtes ſujets !

I D A M A N T E.

Pour eux, plus que le ciel, vous ſeriez inflexible,
Si vous leur prépariez un malheur ſi terrible.
Tous les dieux ne ſont point contre vous ni contre eux,
Puiſqu’il nous reſte encore un roi ſi généreux :
Conſervez-le, ſeigneur, & terminez nos craintes.
Peut-être que le ciel plus ſenſible à nos plainteſ
Va ſ’expliquer bientôt, et, fléchi déſormaiſ…

I D O M É N É E.

Ah mon fils ! Puiſſe-t-il ne ſ’expliquer jamais !
Adieu.


SCÈNE IV.
Idamante, Policlète.
I D A M A N T E.

De cet accueil qu’attendre, Polyclète ?
Que ce ſilence affreux me trouble & m’inquiète !
Que m’annonce mon père ? Il me voit à regret :
Aurait-il pénétré mon funeſte ſecret ?
Sait-il par quel amour mon âme eſt entraînée ?
Hélas ! Bien d’autres ſoins preſſent Idoménée :
Ce roi comblé de gloire, & qui n’aima jamais,
Ne ſ’informera point ſi j’aime ou ſi je hais.

Il ignore qu’un ſang qui fit toute ſa haine
Faſſe tout mon amour, que j’adore Érixene.
Que ne m’eſt-il permis d’ignorer à mon tour
Que la haine ſera le prix de mon amour !
Je défis Mérion ; plus juſte ou plus ſévère,
Le roi ſacrifia ce prince téméraire :
Prémices d’un retour fatal à tous les deux,
Prémices d’un amour encor plus malheureux.
C’eſt en vain que mon cœur brûle pour Érixène ;
En vain… Dans cette nuit, ciel ! Quel deſſein l’amène ?


SCÈNE V.
Idamante, Érixène, Policlète, Iſmène.
I D A M A N T E.

Madame, quel bonheur ! Euſſé-je cru devoir
À la fureur des dieux le plaiſir de vous voir ?

É R I X È N E.

J’eſpérais, mais en vain, jouir de leur colère ;
J’ai cru que cette nuit allait venger mon père,
Et que le juſte ciel, de ſa mort irrité,
N’en verrait point le crime avec impunité.
D’un courroux légitime inutile eſpérance !
Avec trop de lenteur le ciel ſert ma vengeance :

En vain pour vous punir il remplit tout d’horreurs,
Puiſqu’il peut de mes maux épargner les auteurs.

I D A M A N T E.

J’ignore auprès des dieux ce qui nous rend coupables,
J’ignore quel forfait les rend inexorables ;
Mais je ſais que le ſang qui fait couler vos pleurſ
N’a point ſur nous, madame, attiré ces malheurs.
Avant qu’un ſang ſi cher eût arroſé la terre,
Le ciel avait déjà fait gronder ſon tonnerre.
Ainſi, pour vous venger, n’attendez rien des dieux,
Si ce n’eſt de l’amour, qui peut tout par vos yeux.
Que le courroux du ciel de cent villes fameuſeſ
Faſſe de longs déſerts, des retraites affreuſes ;
Que les ombres du Styx habitent ce ſéjour ;
Tout vous vengera moins qu’un téméraire amour.
Seul il a pu remplir vos vœux & votre attente :
Je défis votre père, il vous livre Idamante :
Lorſque vous imploriez les traits d’un dieu vengeur,
Tous les traits de l’amour vous vengeaient dans mon cœur.

É R I X È N E.

Quoi ! Seigneur, vous m’aimez ?

I D A M A N T E.

Quoi ! Seigneur, vous m’aimez ? Jamais l’amour, madame,
Dans le cœur des humains n’alluma plus de flamme.
Sans eſpoir, dans vos fers toujours plus engagé…

É R I X È N E.

Ô mon père ! Ton ſang va donc être vengé !

I D A M A N T E.

Si l’amour près de vous peut expier un crime,
Je rends grâce à l’amour du choix de la victime :
Heureux même, à ce prix, que vous daigniez ſouffrir
Les vœux qu’un tendre cœur brûlait de vous offrir !
Je ſais trop que vos pleurs condamnent ma tendreſſe ;
Au ſang que vous pleurez, hélas ! Tout m’intéreſſe.

É R I X È N E.

Que m’importent, cruel, les vains regrets du cœur,
Après que votre main a ſervi ſa fureur ?

I D A M A N T E.

J’ai ſuivi mon devoir, madame ; & ſa défaite
Importait à mes ſoins, importait à la Crète.
La ſûreté du prince ordonna ce trépas ;
Et, pour comble de maux, j’ignorais vos appas.
Mérion a rendu ſa perte légitime :
Sa mort, ſans mon amour, ne ſerait pas un crime.

É R I X È N E.

C’eſt-à-dire, ſeigneur, qu’il mérita ſon ſort ?
Sans vouloir démêler les cauſes de ſa mort,
Si de ces triſtes lieux le funeſte héritage
Du ſuperbe Minos dut être le partage ;

Si mon père, ſorti du ſang de tant de rois,
D’Idoménée enfin a dû ſubir les lois ;
Quel eſpoir a nourri cet amour qui m’outrage ?
Et pourquoi m’en offrir un imprudent hommage ?
Vainqueur de Mérion, fils de ſon aſſaſſin,
La ſource de mes pleurs ſ’ouvrit par votre main :
Eſt-ce pour les tarir que vos feux ſe déclarent ?
Songez-vous que ces pleurs pour jamais nous ſéparent ?
Sous le poids de vos fers, je n’arrive en ces lieux
Que pour y recevoir les plus triſtes adieux.
Mérion expirait ; ſa tremblante paupière
À peine lui laiſſait un reſte de lumière ;
Son ſang coulait encore, & coulait par vos coups :
Barbare ! En cet état me parlait-il pour vous ?
Qu’il m’eſt doux de vous voir brûler pour Érixène ?
Conſervez votre amour, il ſervira ma haine.
Adieu, ſeigneur : c’eſt trop vous permettre un diſcourſ
Dont ma ſeule vengeance a dû ſouffrir le cours.


SCÈNE VI.
Idamante, Polyclète.
P O L Y C L È T E.

Ah ſeigneur ! Fallait-il découvrir ce myſtère ?
Avez-vous dû parler ?

I D A M A N T E.

Avez-vous dû parler ? Ai-je donc pu me taire ?
Près de l’objet enfin qui me cauſe mon ardeur,
Pouvais-je retenir tant d’amour dans mon cœur ?
Que dis-tu ? Toujours plein de cette ardeur extrême,
Le haſard ſans témoin m’offre tout ce que j’aime ;
Et tu veux de l’amour que j’étouffe la voix,
Libre de m’expliquer pour la première fois !
D’un attrait ſi puiſſant, eh ! Comment ſe défendre ?
Mon amour malheureux voulait ſe faire entendre…
Mais quel trouble inconnu remplit mon cœur d’effroi !
Cherchons dans ce palais à rejoindre le roi :
Allons. Bientôt la nuit, moins terrible & moins ſombre,
Va découvrir les maux qu’elle cachait dans l’ombre.
Ces lieux ſont éclairés d’un triſte & faible jour :
Égéſippe déjà doit être de retour.
Suis-moi : près de mon père il faut que je me rende.
Sachons, pour ſ’apaiſer, ce que le ciel demande.
Quel préſage ! Et qu’attendre en ces funeſtes lieux,
Si tout, juſqu’à l’amour, ſert le courroux des Dieux ?