Idées sur le romantisme et les romantiques

Idées sur le romantisme et les romantiques
Revue des Deux Mondes3e période, tome 46 (p. 5-50).
IDEES SUR LE ROMANTISME
ET
LES ROMANTIQUES

ALFRED DE VIGNY.

Il plaît aujourd’hui à certains esprits de maltraiter le romantisme, et le moment où le cinquantenaire d’Hernani mène sa fête leur semble bon pour venir nous démontrer que cette période, dont, après un demi-siècle, vingt chefs-d’œuvre sont restés debout, fut une période d’avortement. On reproche au romantisme de n’avoir pas rempli tout son programme ; quel mouvement, soit historique, soit littéraire, — fût-ce même la renaissance, — a jamais rempli tout son programme ? Il reste toujours quelque chose à faire. En conclurons-nous que rien n’a été fait et soutiendrons-nous ce paradoxe au nez de gens qui passent leur vie à lire Mérimée, Dumas, George Sand, Vigny, Musset, et gardent au théâtre leur plus vigoureux enthousiasme pour les drames de Victor Hugo ? On nous cite le jugement de Sainte-Beuve, qui n’eut jamais que des sympathies et des antipathies subjectives et se détacha « du tronc romantique, » c’est l’expression même dont il se sert, pour obéir plus librement à des animosités personnelles. Mais il ne s’agit là que d’une opinion, et le témoignage d’un seul, si recommandable qu’il soit, ne saurait prévaloir. Si le romantisme ne réalisa point toutes ses promesses, cela tient à des raisons qu’il faut chercher en dehors de la question purement littéraire. Le mouvement fut magnifique ; fleurs et fruits, il a tout donné d’abondance et de profusion ; l’unique reproche qu’on puisse lui faire, c’est d’avoir tourné court. À qui s’en prendre du contre-temps, et pourquoi mettre en cause les hommes quand les circonstances seules sont responsables ? Nécessaire, on peut le croire, au développement des idées en Europe, la révolution de juillet fut un grand mal pour nos affaires littéraires du moment, Le romantisme, lancé à toute vapeur, vint s’y heurter, et s’il n’y périt pas corps et biens, il subit du coup mainte avarie. Nombre de forces sur lesquelles l’art et la science avaient à compter furent détournées de leur voie ; on prit les philosophes, les historiens pour en faire des ministres, les poètes entrèrent à la chambre, et ceux dont l’ambition ne chercha pas à se contenter, atteints eux-mêmes à leur tour de l’épidémie régnante, ne travaillèrent plus que sous l’influence d’une surexcitation nerveuse continue. De 1831 à 1847 s’opéra cette infiltration de la politique et de l’humanitarisme, qu’il est permis de regretter, mais sans parler d’avortement.

Il semble que chez nous toute chose doive être œuvre de parti ; de même que nous avons vu jadis Rachel se vouer aux classiques contre les romantiques, nous voyons aujourd’hui les naturalistes partir en guerre. Et de quoi se plaignent-ils ? Est-ce de ce qu’on a émancipé, élargi, régénéré le style, de ce qu’on leur a fait cette langue vivante et colorée qu’ils écrivent dans leurs romans et dont ils se servent dans leur critique pour amoindrir une génération qui leur a mis en main l’instrument de progrès ? Ne vaudrait-il pas mieux laisser au passé sa part de gloire et se contenter soi-même de bien mériter du présent ? Ces mots fameux d’idéalisme, de réalisme et de naturalisme ne sont point, après tout, si gros d’antagonisme, qu’on voudrait nous le faire croire. Un art qui serait exclusivement idéaliste ou naturaliste ne se conçoit pas. L’extatique et séraphique fra Angelico lui-même est un naturaliste lorsqu’il prête aux plus naïves, de ses images les attitudes de la vie, et, par contre, une œuvre d’art d’où serait absent tout idéal cesserait d’être une œuvre d’art. En ce sens, Téniers et Paul Porter sont des idéalistes, et s’ils ne l’étaient, vous ne tiendriez pas dix minutes devant leurs tableaux ; car ce qui vous intéresse et vous captive, volens, nolens, c’est l’interprétation, l’âme du maître, son idée et non pas la simple reproduction photographique, L’art est la vérité choisie. Si le premier mérite de l’art n’était que la peinture exacte de la vérité, le panorama serait supérieur à la Descente de croix. Il n’y a dons là qu’une question de plus ou de moins.

Quant à séparer les deux principes, on n’y saurait songer. Un arbre, un animal, un pan de mur a son individualité, et s’il me fallait des exemples, je n’aurais qu’à étendre la main : ainsi, dans un roman tout moderne, cette vulgaire basse-cour qui, par la seule intervention de l’idée, va se transformer en un paradis terrestre dont telle rustique péronnelle, qui rêve en plein midi sur un tas de foin, inconsciente de ses quinze ans, se réveillera l’Eve éblouissante. L’auteur de ces vigoureuses pages, colorées et poétiques comme du Gautier se croît un pur naturaliste ; nous dirons, nous, que c’est un romantique. Prêcher l’imitation de la nature et la théorie des milieux, mais le siècle, depuis qu’il existe, n’entend que cette ritournelle, qui déjà du vivant de Diderot n’était point neuve ; par exemple, c’est mieux comprendre l’esprit de notre temps que de chercher à constituer un art qui lierait commerce avec la science. Poètes et romanciers, nous en sommes encore vis-à-vis de la nature à l’état primitif de rêveurs et de promeneurs solitaires. Elle est pour nous moins un sujet d’observation qu’un motif de vibration : invoquer la lune et les étoiles, chanter le lac, la forêt, l’Océan, à la bonne heure ! des impressions tant qu’on en voudra, le reste importe peu. Que savons-nous de la botanique, de la zoologie, de la physique ? Nous pressentons, nous sentons la vie, nous ignorons ses lois, et quand il nous arrive de vouloir faire parler les fleurs, les arbres, les animaux et les nuages, nos chants ne sont jamais que l’écho de nos spéculations esthétiques.

Le romantisme eut le tort de tout donner au sentimental, au pur lyrisme. Pour lui, ce qui a un but, ce qui peut servir ne compte pas ; la fleur est poétique, le fruit l’est moins. Aux générations nouvelles de greffer le fruit et de l’amener à maturité en usant de la méthode moderne et de l’information scientifique. Une période de quelques années ne saurait tout accomplir ; celle qui va nous occuper et qu’une révolution vint brusquement interrompre au plein de son travail, a remanié, vivifié la langue, et l’on a pu dire qu’il ne s’écrit pas actuellement une ligne et qu’il ne se fait pas un vers qui ne lui doive tribut. Retournons à ce passé, l’intervalle qui nous en sépare convient juste à notre perspective ; ce n’est ni trop, ni pas assez ; d’où cependant on aurait tort de conclure que, pour n’avoir pas précisément besoin d’être vus à distance de siècles, les hommes et les choses de ce moment en soient moins dignes de saisir notre attention. L’intérêt, au contraire, n’en sera que plus vif ; car nous aurons à toucher bien des points curieux et délicats, à classer, à réviser sur nouveaux frais ; tâche difficile, mais point ingrate. Tous ces Ajax, tous ces Achilles de l’épopée romantique, nous les avons connus, leurs combats, leurs victoires et jusqu’à leurs défaites nous sont des souvenirs d’enfance. On peut les critiquer, mais, quelques erreurs qu’on leur reproche, un éloge leur revient, rare dans tous les temps et presque impossible à décerner dans le nôtre : ils ont cru à ce qu’ils faisaient.


I

Vous êtes-vous une seule fois posé cette question : « Qu’est-ce, après tout, que le romantisme ? » Il fut un temps où traduire Shakspeare, Cervantes, Calderon, suffisait pour l’investiture ; était romantique de droit quiconque s’inspirait de l’esprit du moyen âge, composait des ballades dans le style du Romancero, déclarait la guerre aux bourgeois et se gaudissait à pourfendre les philistins ; aujourd’hui encore, que de gens, confondant les mots, attribuent au romantisme les inventions du romanesque, tout ce qui s’éloigne de la vie ordinaire, invraisemblances, étrangetés, coups de théâtre, enlèvemens, horreurs et fantasmagories, tandis que d’autres emploient ce terme à la manière de Mme de Staël pour signaler un paysage ou caractériser un talent ! Tel site sauvage avec des ruines est romantique ; la Malibran, Marie Dorval, Sarah Bernhardt sont romantiques. Nous en avons aussi connu bon nombre qui n’ont jamais pardonné au romantisme tant d’inepties commises en son nom : mythes, contes, visions, poésie dynamisée du brouillard et du sentimentalisme, comprenant le merveilleux de tous les temps et de tous les pays. Lisez la préface de Jean Sbogar, et vous y verrez ce que, vers 1820, les hommes à la tête du mouvement entendaient par ce mot de romantisme. Il est vrai que Charles Nodier, en poésie comme en politique, ne fut guère jamais qu’un tirailleur paradoxal. Lettré parfait, grand amateur de variétés intellectuelles, tantôt c’est un point de grammaire qui l’intéresse, tantôt c’est une question de zoologie, et qu’il s’occupe de la botanique ou de la syntaxe, qu’il épluche des mots ou des herbes, son sourire ne le quitte pas, ce doux sourire si humain qui semble vous dire qu’en fait de certitudes la moins incertaine est de douter. Esprit futé, cœur excellent, Nodier mêlait à sa littérature je ne sais quelle fleur de persiflage ; non content de se moquer ingénument de son lecteur, il aimait parfois à se mystifier lui-même, et cela d’un air si plein de bonhomie qu’on était tenté de le défendre contre les propres tours qu’il se jouait. Les périodes de transition ont de ces originaux.

L’auteur de Smarra et de la Fée aux miettes n’était point un créateur, c’était un dilettante à la recherche du nouveau et qui, ne trouvant pas en soi de quoi réaliser son rêve, se retournait méthodiquement du côté de l’érudition et de la critique. Si nous voulons des manifestes, Victor Hugo et Beyle nous en fourniront. Selon Victor Hugo, l’art moderne s’appuiera sur le grotesque, élément que l’antiquité n’a sans doute pas ignoré, mais dont le christianisme seul a su tirer parti. Regardez le moyen âge, comme il spécialise et localise, comme il s’entend à varier, à multiplier, à vous donner en nains, dragons, géans, kobolds, sylphes et sorcières, la monnaie de l’hydre, monstre banal et démodé ! Le beau des anciens est typique, partant monotone ; le christianisme a pour mission de ramener au vrai la poésie, d’inculquer à l’art cette idée qu’il ne lui appartient pas de rectifier l’œuvre de Dieu, que l’harmonie poétique réside dans l’imperfection et que ce que nous appelons le beau n’est que détail d’un grand tout relevant de l’ordre universel, dont l’ensemble échappe à la raison humaine. La tendance de l’art chrétien cessera dès lors d’être le beau pour devenir la conception du drame moderne, elle cessera d’être l’idéal pour devenir la réalité. O vanité des théories ! nous avons vu depuis ce temps la réalité se transformer en réalisme et le réalisme en naturalisme ! Mêlez le sublime au grotesque, vous avez le réel. Libre au poète de faire un choix à la condition de ne se point régler sur le beau, mais d’avoir en vue le caractère, — autrement dit la couleur locale, — et l’étude d’une époque déterminée qui donnera matière à décors, à costumes, choses indispensables au théâtre et d’ailleurs n’excluant d’aucune façon l’unité de l’idée dominante et qui de plus amènera des effets de contraste, d’antithèse, de dissonance, des séries de situations capables d’offenser la fibre des bourgeois, et néanmoins conformes à la vérité, car il est dans la nature que le rire succède aux larmes, le rayon de soleil à la pluie et qu’une émotion en remplace une autre.

Quand je compare cette théorie au dogme littéraire ayant cours présentement, je me demande ce que le naturalisme y trouve tant à reprendre. Supprimez quelques mots qui ont vieilli, remplacez la couleur locale et le caractère par la théorie des milieux et le « document humain, » et nous serons bien près de nous entendre : d’ailleurs, tous les romantiques de cette période n’avaient pas le romantisme intolérant de l’auteur de la préface de Cromwell, il en était de plus abordables et qui n’en restaient pas moins fort à cheval sur les principes : « Tout porte à croire que nous sommes à la veille d’une révolution en poésie. Jusqu’au jour du succès, nous autres défenseurs du genre romantique, nous serons accablés d’injures. Enfin le grand jour arrivera, la jeunesse française se réveillera ; elle sera étonnée, cette noble jeunesse, d’avoir applaudi si longtemps et avec tant de sérieux à de si grandes niaiseries. » C’est juste ce que disent aujourd’hui les détracteurs du théâtre de Victor Hugo et des romans du vieux Dumas, et pourtant l’homme qui a écrit cela est un des héros dont ils se réclament. Je le nommerai tout à l’heure quand j’aurai épuisé ma citation : « Rien ne ressemble moins que nous ; aux marquis couverts d’habits brodas et de grandes perruques noires coûtant mille écus qui jugèrent vers 1670 les pièces de Molière et de Racine. Ces grands hommes cherchèrent à flatter les goûts de ces marquis et travaillèrent pour eux. Il faut désormais faire des tragédies pour nous, jeunes gens raisonneurs, sérieux, de l’an de grâce 1823. Ces tragédies doivent être : en prose de nos jours, le vers alexandrin n’est le plus souvent qu’un cache-sottises ; les règnes de Charles VII, du noble François Ier doivent être féconds pour nous en tragédies nationales ; mais comment peindre avec quelque vérité les catastrophes sanglantes narrées par Commynes et la Chronique scandaleuse de Jean de Troyes, si le mot « pistolet » ne peut absolument pas entrer dans un vers tragique ? » Et là-dessus il se met à railler les poètes tragiques du moment, qui se bornent à copier leurs devanciers, « au lieu d’imiter la nature, qui seule est classique : être clair, être simple ; être vivant, aller droit au but, voilà la formule. J’aime mieux encourir le reproche d’avoir un style heurté que celui d’être vide. » Et loin de chercher à capter les bonnes grâces de ses lecteurs, il s’efforce de les prémunir contre les illusions : « J’invite à se méfier de tout le monde, même de moi. Ne croyez jamais qu’à ce que vous avez, vu, n’admirez que ce qui vous fait plaisir et supposez que le voisin qui vous parle est un homme payé pour mentir. »

Qui donc s’exprime ainsi ?

C’est Stendhal, eh quoi ! Stendhal, un romantique, et, qui plus est, un romantique convaincu, militant, acharné, lui l’auteur de la Chartreuse de Parme, lui dont on revendique à si beaux cris l’autorité ! L’esprit de parti a de ces contradictions. On sent le besoin d’une force ostensible quelconque pour s’y appuyer ; ne pouvant se nommer soi-même, on se choisit parmi les morts, toujours moins encombrans que les vivans, un chef illustre, un grand ancêtre sous l’enseigne duquel on achalandera sa propre boutique et l’on oublie que cette force même est un antagonisme et qu’en cherchant à l’embrigader, on réhabilite les tendances d’un passé mis hors la loi. Flaubert aussi fut- un romantique et quel romantique ! un nomenclateur émérite de l’école des Orientales, un imagier passé maître et ne trouvant jamais de colorations assez hardies pour ses dieux bizarres, leurs temples, leurs pagodes et les animaux extravagans qui les habitent ! il n’y a que romantisme chez Flaubert, un romantisme perverti, dépravé, préoccupation continue, absolue de l’art pour l’art, science de la forme dans le néologisme et le barbarisme du langage, propos délibéré de faire de la composition et de la symétrie dans le chaos, d’être, comme on disait alors, « littéraire » à travers des fantasmagories d’idéalisme et de sensualisme, des débauches de psychologie et de physiologie, bref tous les indices d’une culture raffinée et surmenée. Romantisme, réalisme, naturalisme, simples dérivés que la sophistication dénature. Ne fallait-il pas d’abord colorer la langue, lui faire reprendre du corps et de la saveur ? Cette prose en relief fermement sculptée, nettement ciselée, tout le monde remploie désormais, l’historien comme le romancier, le philosophe comme le critique, et nul ne songe à s’enquérir d’où lui vient cet instrument si merveilleusement renouvelé, ce clavier aux résonances les plus diverses.

Ah ! s’il ne s’était agi que de réformer la langue ! mais il y avait aussi le système, point vulnérable, il y avait un ordre nouveau à imposer, tout une poétique du monstre à l’état d’idéal. Le fameux thème du beau dans l’horrible et de l’horrible dans le beau produira toujours son effet quand les sorcières de Macbeth le célébreront en dansant en chœur autour de leur marmite, mais on ne bâtit pas là-dessus un corps de doctrine. Shakspeare, tant et trop invoqué, ne prend point ses Calibans si au sérieux et lorsqu’il nous les montre, c’est plutôt en manière de contrastes, d’arabesques, comme la cathédrale gothique nous montre ses dragons et ses gorgones. Si Hans d’Islande n’était dans l’œuvre de Victor Hugo qu’un roman isolé, on n’y prendrait pas garde, l’auteur avait vingt et un ans, et à cet âge la manie d’inventer du nouveau a fait commettre bien d’autres folies. Mais le malheur veut que Han d’Islande soit un type que le poète n’a depuis jamais cessé de reproduire dans Bug-Jargal, dans Notre-Dame de Paris, dans le Roi s’amuse, et Lucrèce Borgia, retournant, compliquant les motifs, amalgamant partout l’ange et le démon, logeant des âmes séraphiques dans la bosse de Polichinelle, — comme un collectionneur hollandais mettrait sous cloche ses plus rares oignons, — cherchant l’effet de terreur et presque toujours passant à côté. J’ai cité Macbeth tout à l’heure ; écoutez cette scène entre les deux époux complotant leur crime. Ce dialogue monosyllabique, ces voix étouffées s’entre-croisant dans les ténèbres, n’est-ce pas l’épouvante même ? D’où vient que jamais Victor Hugo ne frappe des coups pareils ? C’est que les génies primitifs ont seuls de ces intuitions. Shakspeare crée d’originale ; Victor Hugo, comme Nodier, enfant d’une période critique, obéit à des impulsions littéraires, et s’en va donner à l’homme du moyen âge telle disposition où l’a plongé lui-même la lecture d’une chronique. La nature ne lui livre pas ses secrets. Aujourd’hui, ces secrets-là sont devenus des procédés, mais à l’époque où Victor Hugo débuta, ni Hoffmann, ni Edgard Poe, ni Hawthorne n’avaient paru. Le nervosisme, mal du siècle, existait sans doute, on comptait même déjà ses deux victimes les plus illustres, Werther et René ; maison ignorait l’art de l’exploiter, et ce fut le secret des conteurs que je viens de nommer de savoir provoquer chez le lecteur une sorte d’état pathologique propre à certaines impressions particulières de trouble et d’effroi. Tel monstre à figure humaine, par exemple, qui nous causerait assurément quelque embarras s’il nous arrivait de le rencontrer au coin d’un bois, risque de nous laisser à la lecture parfaitement indifférens. Qu’un Han d’Islande voyage à cheval sur son ours, boive le sang et l’eau de mer à plein crâne, ses gestes ni ses hurlemens n’inquiètent personne, et l’auteur est le seul qui prenne au sérieux son personnage. Hoffmann, mieux avisé, procédait d’autre façon. Supposons qu’il ait à nous peindre un pareil ogre, il commencera par pincer une corde mystérieuse et profonde du cœur humain, la corde du surnaturel ayant pour sons harmoniques le délire et la folie. Après l’avoir émue légèrement, il y reviendra imperturbablement jusqu’à l’irriter et l’exaspérer, et pendant ce temps le motif dramatique ira son train pour éclater en toute dissonance au moment voulu. Notre romantisme français n’eut rien de cette vie nocturne, assoupie et stagnante au plus intime de l’être, de cette subjective vibration du pressentiment. C’était de la littérature et de l’esprit, pas autre chose : la terreur en ceci ressemble à la foudre et ne jaillit que de deux électricités qui s’entre-choquent ; des grimaces qu’on se fait à soi-même devant un miroir ne vous causent aucune épouvante. Smarra, ou les Démons de la nuit, Han d’Islande et Bug-Jargal, c’était le vieux jeu ; avec la publication des Contes d’Hoffmann, une nouvelle théorie allait se répandre.

Presque tout le monde, aujourd’hui chez nous, connaît Hoffmann et lui rend justice ; plusieurs même trouvèrent alors que nous le placions trop haut, il est vrai que ceux-là étaient des Allemands, Heine en tête, — toujours aigre et malveillant quand on vantait les autres, — les Allemands, à cause du mauvais style qui gâte à leurs yeux les plus ravissantes imaginations du conteur berlinois. Dans une traduction, le style de l’original compte pour moins ; il dépend même quelquefois du traducteur, s’il est un écrivain, d’avantager son modèle, — ce qui se produisit à l’occasion de la version française des Contes fantastiques, Loève-Veimars y mit du sien et beaucoup ; certains diraient qu’il en mit trop, et cette critique serait encore un éloge, tant ces deux esprits vont bien ensemble. De telles traductions n’avaient rien d’une besogne industrielle, cela se faisait d’enthousiasme et sous l’insolation d’une heure prédestinée. Goethe fut dans sa langue, en prose comme en vers, un écrivain incomparable ; qui jamais s’en douterait à lire la traduction de ses œuvres complètes ? et, par contre, comment deviner sous le style coloré, svelte, entraînant et brillant de Loève-Veimars la langue incorrecte et souvent plate d’Hoffmann ; un génie pourtant, mais sans littérature ? À tout prendre, cette traduction des Contes fantastiques est aujourd’hui l'unique ouvrage de Loève-Veimars qui reste en librairie. Il existe aussi un volume de nouvelles : le Népenthès, mais qu’on n’a pas réimprimé et qui ne se trouve guère plus que dans les ventes. Quand on pense à tout ce qui est sorti de cette plume, à ces portraits d’hommes d’état, à cette chronique politique poursuivie ici même pendant des années avec tant de brio et d’influence, à ce feuilleton dramatique des Débats tombé de Geoffroy en Duvicquet et de Duvicquet en Béquet et si crânement redressé de main de maître, on se demande comment il se peut que tout cela soit à ce point oublié. Il faut convenir aussi que Loève-Veimars, de son vivant, ne négligea rien pour obtenir ce résultat.

C’était alors une manie régnante parmi les jeunes écrivains d’affecter le dédain du métier. Se dérober à son talent passait pour une suprême élégance, et Musset n’entendait point qu’on lui parlât de sa littérature quand il soupait joyeusement au cabaret entre gentilshommes. Personne plus que Loève-Veimars n’obéissait à ce travers byronien. ne sans fortune, venu on ne sait d’où, il avait eu des commencemens difficiles et, lorsque se levèrent ensuite les jours meilleurs, on le vit mettre une véritable frénésie à se venger sur le présent de ce passé d’homme de lettres aux prises avec les nécessités. Compilations et traductions, il renia tout, menant grand train et ne fréquentant plus que les salons politiques ; il croyait aux colifichets, voulait être secrétaire d’ambassade comme tant d’autres, et convaincu d’avance que son dandysme ne suffirait pas, il se reprit aux lettres et revint à son lancer. Son talent tira grand profit de ce renouveau. Mêlé au groupe de Stendhal, de Mérimée, de Ditmer et de plusieurs que j’appellerai les romantiques de la prose, il s’y distinguait par la verve étincelante de sa conversation et l’élégance quelque peu guindée de sa personne ; viveur de bonne compagnie, avec des mots d’esprit à profusion, et ne ménageant quiconque. Il avait son genre d’impertinence à lui et son cachet particulier de persiflage. Publiciste politique, critique littéraire et conteur, Loève-Veimars c’est dépensé en écrits sans nombre, d’autant plus ignorés de nos jours qu’il ne les signait pas ou les signait d’un pseudonyme. A ne tenir compte que de la littérature, en laissant de côté les Lettres sur les hommes d’état de la France, les Lettres politiques et cette brillante chronique de la Revue, si lestement menée et gouvernée pendant dix ans d’une main cursive et toujours sûre, quel charmant volume on composerait avec ses impressions d’artiste, ses récits de voyage et ses nouvelles ! J’ai mainte fois surpris chez Buloz le regret qu’un tel recueil d’œuvres choisies n’existât point. Lui qu’on a tant accusé de manquer de mémoire avait une sorte de religieux attachement pour ses collaborateurs de la première heure. Il fut jusqu’à la fin l’ami de leur succès, tout en restant l’amant de la Revue.

En tête de la vaillante liste figurent trois noms dont l’écho seul le faisait vibrer : Loève-Veimars, Musset et George Sand. Et nous ne craindrions pas d’affirmer que le moins illustre des trois était placé le premier dans sa prédilection. « Ce volume, nous disait-il souvent, pourquoi ne le faites-vous- pas ? Vous trouveriez, en outre, beaucoup à puiser dans sa correspondance : les lettres qu’il vous écrivait de Bagdad[1] sont des Orientales familières, quand elles ne sont pas du Jacquemont. Le prince de Pückler-Muskau n’a rien donné de plus charmant. » La tâche aurait eu pour nous bien de l’attrait, et cependant nous reculâmes. Avec les publications de ce genre, on ne sait jamais où l’on se lance. Vous vous mettez à la besogne, puis, lorsqu’une foule d’intérêts sont engagés, voilà qu’il vous tombe de la lune un arrière-petit-cousin, un héritier à titre quelconque dont ni vous ni votre éditeur ne soupçonniez l’existence et qui, au nom d’une jurisprudence d’ailleurs fort incertaine, vient tout empêcher. Naguère encore le cas s’est présenté pour nous. La très gracieuse nièce de la marquise de La Grange, en classant les papiers de sa tante, met la main sur une correspondance qui lui semble intéressante et nous la confie. Tout le monde sait ce que fut Mme de La Grange et quelle influence elle exerça. Intelligence ouverte, inventive, toujours en mouvement, esprit de repartie et de trait, elle se mettait en frais d’imagination, non pas seulement pour son propre compte, mais aussi pour divertir et pour plaire, « avec abondance et récidive, » dirait Sainte-Beuve. La banalité n’était pourtant point son fait. Les amis qu’elle eut, elle les conserva par sa bonté de cœur et sans qu’il lui en coûtât la peine de rengainer à leur endroit une seule épigramme. Entre les poètes du temps, l’auteur des Méditations et l’auteur d’Éloa furent les plus fidèles habitués de sa maison, et quant aux lettres dont je viens de parler, elles sont d’Alfred de Vigny. Dès les premières pages, nous en avions senti le charme et partagions l’idée qu’il fallait les publier. Publier en de pareilles conditions, quoi de plus naturel et de plus simple ? Attendons un peu. Ces lettres vous appartiennent, étant dans vos papiers de famille ; elles ne sauraient compromettre aucun nom, offenser aucun intérêt, et sont tout à l’honneur de celui qui les a écrites et de la noble femme qui les a reçues ; l’éditeur accourt ; de lui-même. Eh bien ! alors ? Ah ! voilà, il y a un mais ou, pour parler plus clair, il y a un légataire qui très catégoriquement oppose son veto et se refuse à toute mesure transactionnelle, s’appuyant sur un paragraphe du testament où l’auteur de Chatterton se prononce contre toute publication d’œuvre posthume.

Vigny entourait les productions de sa pensée d’une sollicitude parfois voisine de la superstition. Après les avoir, idolâtrées de son vivant, il voulut qu’à sa mort et pendant son « éternelle absence, » comme il le dicta lui-même en si grand style, elles n’eussent à redouter aucun dommage. Regrettant de n’avoir point là sous la main un collège de vestales, Use contenta d’instituer un pieux gardien du monument sacré. Ce qu’il redoutait surtout pour son œuvre si élevée, si pure, si définitive, c’étaient les notices et les gloses ; cette lèpre d’avant-propos, de préfaces et d’appendices qui s’attache avec le temps aux plus beaux marbres et sous laquelle ils disparaissent, à la longue. La féroce malignité de certains critiques l’avait tellement chagriné, ulcéré dans ce monde qu’il s’était ingénié de son mieux à s’en garantir outre tombe. Vain effort ; toutes ses précautions n’empêchèrent pas Sainte-Beuve de lui décocher sa plus terrible flèche, prœsente cadavere !

« Je me suis souvent dit que les portraits devaient être faits selon le ton et l’esprit du modèle, » et tout de suite, pour nous prouver combien il lui tient à cœur d’être fidèle à ses prémisses et d’appliquer son propre précepte, Sainte-Beuve s’empresse d’inventer un idéal quelconque qu’il nous peint en employant d’autres lignes et d’autres couleurs, que celles qu’a fournies le poète : « Il commença par s’inspirer d’André Chénier, il le nierait en vain, c’est évident ! » Évident et pourquoi ? Parce que ses premières poésies respirent le goût et le sentiment de l’antique ? Mais il a mis au bas de la Dryade ces mots ; « Écrit en 1815 ; » il a mis au bas de Symétha la même remarque, et le Bain d’une dame romaine est du 20 mai 1817. Or comment Alfred de Vigny se serait-il inspiré directement d’André Chénier, alors que personne encore n’en connaissait l’œuvre, les Poésies n’ayant été données par M. de Latouche qu’en 1819 ? Reste à s’inscrire en faux contre les dates, soit ; mais quelles preuves m’apportez-vous ? Aucune ; des doutes, des insinuations, tout cela pour enlever à un homme que vous n’aimez pas ; son plus beau titre : le mérite et la gloire d’être venu le premier. De l’artiste, Sainte-Beuve en aurait tant bien, que mal pris son parti, mais l’homme chez Alfred de Vigny l’agaçait et l’importunait. Il s’était « accroché à quelques angles en le croisant, » et son antipathie se trahissait au moindre prétexte. Au fond Sainte-Beuve n’aimait pas plus Musset : qu’il n’aimait Vigny ; ces deux Alfred avaient le don d’émouvoir sa bile, celui-ci par ses façons de gentilhomme, celui-là par les grâces de sa jeunesse ; l’un et l’autre par un je ne sais quoi de supérieur dans le ton et dans le paroistre que Sainte-Beuve n’avait pas :

Or si d’aventure on s’enquête
Qui m’a valu telle conquête,
C’est l’allure de mon cheval ;
Des complimens sur sa mantille,
Puis des bonbons à la vanille,
Par un beau soir de carnaval !


Que n’eût donné le poète des Pensées d’août pour avoir le droit de jeter à l’écho d’un salon ces jolis vers impertinens ! Ne l’ayant pas, il s’en consolait par l’étude, il appliquait aux alentours cette incomparable faculté de perception dont il était doué, et son analyse était souveraine pour approfondir vos douleurs les plus intimes dans leurs principes et leurs élémens. L’ironie d’Alfred de Vigny, une ironie absolument personnelle, devient pour le critique un sujet d’impitoyable observation ; il y pénètre, s’y attarde, s’y complaît et c’est une volupté de le voir procéder au dosage des élémens combinés et pétris ensemble, et de bien d’autres qu’il ignore :

Vingt grammes de ceci, quarante de cela.


Il va sans dire que, dans cette minutieuse description d’une maladie subtile et rare, « propre aux choses précieuses, » les femmes ne seront point oubliées ; pas n’est besoin cette fois de chercher ; la pécheresse s’offre d’elle-même. Sainte-Beuve se gardera bien de la nommer, mais ses scrupules, qui l’arrêtent au pied du mur de la vie privée, ne lui défendent pas de nous tendre l’échelle pour l’escalader, et si la pudeur lui conseille de se taire, rien ne l’empêche de nous renvoyer au tome XVIII des Mémoires de Dumas, page 177 et suivantes, où toute l’histoire est racontée.

« Parler de ses opinions, de ses amitiés, de ses admirations avec un demi-sourire comme de peu de chose : vice français ! » C’eût été là, j’imagine, l’unique réponse d’Alfred de Vigny, car ces mots sont de lui et contiennent l’ironie du poète, moins compliquée au demeurant qu’on semble croire et qu’il ne faudrait pas attribuer absolument à la perte des illusions ; s’il en avait beaucoup perdu, le poète en avait pourtant conservé quelques-unes, celle-ci entre autres, qu’il a pris la peine de consigner dans son journal : « Sainte-Beuve m’aime. » Remarquons que le paragraphe est de 1831, d’une date où Sainte-Beuve ne s’était point encore « détaché du tronc romantique » et s’astreignait à témoigner au vivant des égards dont il crut pouvoir se dispenser envers le mort. Mais quittons ce procédé de l’analyse ; laissons parler l’homme et l’écrivain.


II

Nature altière et douloureuse, Alfred de Vigny vivait beaucoup avec lui-même ; ce grand sceptique tenait du chrétien pour l’habitude du recueillement, de la méditation et des élévations. Il croyait à la dignité humaine, à la conscience, et chaque soir, il enregistrait ses actes et ses pensées de la journée. Cet examen d’une belle âme, destiné à rester ignoré du public et qu’une main pieuse a conservé, nous en apprendra plus que tous les commentaires. Faisons donc comme on fait aujourd’hui, parcourons ce livre de conscience, ce livre de bord tracé parmi les épreuves de la traversée et qu’il nous renseigne à son tour sur le navigateur.

« Aimer, inventer, admirer, voilà ma vie.

« Je suis le dernier fils d’une famille très riche. Mon père, ruiné par la révolution, consacra le reste de son bien à mon éducation. Bon vieillard à cheveux blancs, spirituel, instruit, blessé, mutilé par la guerre de sept ans et gai et plein de grâces, de manières. — On m’élève bien. On développe le sentiment des arts que j’avais apporté au monde. J’eus pendant tout le temps de l’empire le cœur ému, en voyant l’empereur, du désir d’aller à l’armée. Mais il faut avoir l’âge ; d’ailleurs le grand homme est détesté, on éloigne de lui mes idées autant qu’il se peut. — Vient la restauration. — Je m’arme à seize ans de deux pistolets et je vais, une cocarde blanche au chapeau, m’unir à tous les royalistes qui s’annonçaient faiblement. J’entre dans les compagnies rouges à grands frais. Un cheval me casse la jambe. Boitant et à peine guéri, je pris la déroute de Louis XVIII jusqu’à Béthune, toujours à l’arrière-garde et en face des lanciers de Bonaparte. — En 1814, dans la garde royale ; après un mois, dans la ligne. J’attends neuf ans que l’ancienneté me fasse capitaine. J’étais indépendant d’esprit et de parole ; j’étais sans fortune et poète, triple titre à la défaveur. — Je me marie après quatorze ans de service, et ennuyé du plat service de paix. On vient de faire sans moi une révolution dont les principes sont bien confus. — Sceptique et désintéressé, je regarde et j’attends, dévoué seulement au pays dorénavant.

« J’aime qu’un homme de nos jours ait à la fois un caractère républicain, avec le langage et les manières polies de l’homme de cour ; l’Alceste de Molière réunit ces deux points.

« J’aime l’humanité, j’ai pitié d’elle. La nature est pour moi une décoration dont la durée est insolente et sur laquelle est jetée cette passagère et sublime marionnette appelée l’homme. L’Angleterre a cela de bon qu’on y sent partout la main, de l’homme. Tant mieux, partout ailleurs la nature stupide nous insulte assez.

« Il n’y a que le mal qui soit pur et sans mélange de bien. Le bien est toujours mêlé de mal. L’extrême bien fait du mal. L’extrême mal ne fait pas de bien.

« Il n’y a pas un homme ; qui ait le droit de mépriser Les hommes. »

« 31 décembre. Minuit, 1831. — L’année expire enfin ; cette douloureuse année a soufflé sur nous le choléra et les guerres de toute nature. Tout ce qui m’est cher a été préservé. Étranger à toutes les haines, j’ai été heureux dans toutes mes affections. Je n’ai fait de mal à personne, j’ai fait du bien à plusieurs ; puisse ma vie entière s’écouler ainsi ! »

Dans la variété de ses pensées, il y en a de toutes couleurs ; quelques-unes, purement psychologiques, d’où se dégage la nature de l’individu ; d’autres, esthétiques et jetant des lueurs sur l’artiste.

« La beauté souveraine n’est-elle pas cachée toute formée derrière quelque voile que nous soulevons rarement et où elle se retrouve ? Inventer, n’est-ce pas trouver ? Invenire ! »

Dans l’antiquité grecque, en effet, poète avait signifié chercheur ; dans notre moyen âge, il se traduisait par le mot de trouveur ; dans le réveil littéraire de la restauration, il semble se rapprocher de l’idée et du mot de chercheur. En ce sens, nul mieux qu’Alfred de Vigny ne mériterait le titre de poète, car s’il n’a pas toujours trouvé, du moins a-t-il vaillamment et studieusement cherché sans cesse. Ce journal que nous feuilletons, nous montre à chaque pas son intelligence en travail de rayonnement ; tantôt c’est le scénario d’une tragédie antique, tantôt l’esquisse d’un poème ou d’une fable.

« Étant malade aujourd’hui, j’ai brûlé, dans la crainte des éditeurs posthumes, une tragédie de Roland, une de Julien l’Apostat et une d’Antoine et Cléopâtre, essayées, griffonnées, manquées par moi de dix-huit à vingt ans. »

Cette idée de Julien continua pourtant de le préoccuper, comme elle a du reste préoccupé nombre d’esprits sans réussir jamais à se fixer. Il s’y reprend, continue à rêver d’un drame « dont Julien serait le héros et Daphné l’héroïne. » Et c’est sous la rubrique de Daphné qu’il inscrit tout ce qui a trait à cette idée :

« Julien commence un poème ; dans les intervalles, il dirige le monde et gagne des batailles. Il donne le poème à un de ses amis, Libanius, en mourant ; un vers lui coûte plus que le plan d’une bataille… Julien poussa l’idée chrétienne jusqu’au dépérissement de l’espèce et à l’anéantissement de la vitalité dans l’empire et dans les individus. Arrivé à ce point, il s’arrête épouvanté et entreprend de rendre sa vigueur à l’homme romain et à l’empire. Voilà comment il faut l’envisager. »

« IDEE DE POEME : LA FORNARINE. — O maîtresse de Raphaël, tu le vis s’épuiser dans tes bras.

« Qu’as-tu fait, ô femme, qu’as-tu fait ? Une idée par baiser s’écoulait sur tes lèvres ! »

Elle s’endort dans les bras de Raphaël après qu’ils sont allés visiter la campagne de Rome. Elle rêve que ses idées, tuées par elle, viennent se plaindre ; les idées de Raphaël sont des tableaux sublimes, les personnages se groupent, puisse détachent en soupirant et reprennent leur vol vers le ciel.

« La Fornarina s’éveille, embrasse Raphaël ; il était mort. »

Nous savons de quel méchant renom jouissait près de lui la critique littéraire. Il ne veut point que, sous couleur d’avant-propos, tel rancunier épilogueur vienne attacher à son ballon une nacelle armée en guerre qui le fasse sauter. N’a-t-il pas sous les yeux une certaine préface placée en tête des Affinités électives, où le roman de Goethe est fort malmené ? C’est assez pour lui donner l’éveil et motiver la parabole qu’on va lire :

« LE CYGNE. — Si un serpent s’attache à un cygne, le cygne s’envole, emporte son ennemi roulé à son col et sous son aile.

« Le reptile boit son sang, le mord et lui darde son venin dans les veines.

« Il est soutenu dans l’air par le cygne, et de loin, à ses écailles vertes, à ses faux reflets d’or, on le prendrait pour un brillant collier.

« Non, il n’est rien que fiel et destruction, et il ramperait sur terre ou sous terre, il se noierait dans les bourbiers s’il n’était soutenu dans les hautes régions par l’oiseau pur et divin qu’il dévore.

« Ainsi l’impuissant Zoïle est porté dans l’azur du ciel et dans la lumière par le poète créateur qu’il déchire en s’attachant à ses flancs, pour laisser, fût-ce en lettres de sang, son nom empreint sur le cœur du pur immortel. »

« RACINE. — La chose dont je lui sais le plus de gré, ce n’est pas d’avoir écrit les chefs-d’œuvre d’Athalie, de Britannicus, d’Esther, etc.) c’est de n’avoir laissé de lui, après lui, que ces belles tragédies et pas une platitude de circonstance, comme firent Corneille même et Molière. Pas un madrigal honteux, pas une fadeur ; mais ; au contraire, de graves leçons comme

« …… Rois, craignez la calomnie,… etc. » « LAMARTINE. — Je n’ai jamais lu deux Harmonies ou Méditations de Lamartine sans sentir des larmes dans mes yeux. Quand je les lis tout haut, les larmes coulent sur ma joue. Heureux quand je vois d’autres yeux plus humides encore que les miens ! Larmes saintes, larmes bienheureuses d’adoration, d’admiration et d’amour ! »

Relevons à ce propos, dans la correspondance inédite d’Alfred de Vigny, un passage ayant trait à cette vie mondaine d’alors, dont l’influence devait ensuite se projeter si avant sur l’existence de Lamartine :

« Vous me parliez de Lamartine ; certainement je l’ai vu ici et presque tous les jours ; il a été gâté comme Vert-Vert, et tout le monde ici lui a dit : « Mon petit fils, mon mignon » en lui donnant des bonbons ; il avait tous les soirs deux ou trois petites duchesses à ses genoux, sollicitant des vers qu’il refusait avec une cruauté pleine de dignité et de mélancolie, et ce qu’il a de charmant, c’est qu’ensuite, lorsqu’il se trouve avec un ou deux amis et qu’on ne s’y attend pas, il vous dit sept cents vers sans respirer. J’ai eu cette préférence un jour et j’ai entendu les plus beaux vers qu’il ait peut-être jamais faits ; c’est une lettre à un de ses anciens amis, c’est une inondation de poésie pleine d’abondance et de grandeur, ce sont des cascades et des cataractes de grands vers, comme vous savez qu’il en répand[2]. »

On parlait trop de Lamartine à cette époque de la restauration ; aujourd’hui, c’est à qui l’oubliera. Gardons-nous cependant à son sujet des effusions mélancoliques ; on ne récrimine pas contre la mode, elle vous prend, elle vous quitte, et, comme elle vous a quitté, vous reprend. La grande affaire est d’avoir mérité : fac et spera, qu’importe le reste ? Lamartine, dites-vous, n’est plus à son plan, Victor Hugo règne ? sur toute la chaussée, il n’y a désormais de marbre et d’airain que pour sa statue ; repassez dans cent ans et vous verrez que l’équilibre finit toujours par se rétablir ; d’ailleurs Lamartine n’est point de ces génies qui se laissent classer, il n’est ni le premier ni le second, il plane. Rossini disait de Beethoven : « C’est le plus grand des musiciens ; mais voyez-vous, Mozart, c’est le seul ! » Lamartine est une exception de ce genre : même aux jours de sa toute-puissance populaire, il ne se mêlait pas, ne frayait pas ; il choisissait.. Lorsqu’il fut nommé député sous Louis-Philippe, comme un de ses amis lui demandait sur quels bancs il siégerait : « Ni à droite, ni à gauche, ni au centre, répondit-il. — Mais alors où vous placerez-vous ? — Au plafond. » — Nous disons, nous, au firmament, parmi les astres, et ne prenons aucun souci de la nuée qui passe et l’éclipse pour un temps. Placé entre un âge littéraire qui finit et une période qui commence, homme du monde à la fois et poète précurseur du romantisme, Alfred de Vigny devait naturellement avoir recueilli beaucoup de souvenirs. Il nous en donne quelques-uns et sur les coryphées du moment et sur les représentans d’un passé qu’il a en quelque sorte touché du doigt. À ce compte, certains de ses crayons peuvent encore nous intéresser, par exemple cette figure de Baour-Lormian si complètement disparue et qu’il invoque à nos yeux d’un air plein d’émotion : « Il y avait vingt ans que je ne l’avais vu. Il était alors bien entouré, bien logé, menait une vie qui semblait heureuse et aisée. Il donna à Victor Hugo, Emile Deschamps, Latouche et moi, un dîner élégant. Une jeune femme anglaise et sa fille vivaient avec lui, l’entouraient de soins et de respect. Il avait accueilli avec enchantement mes premiers poèmes, il m’aimait, et je fus assez léger pour n’y plus retourner, entraîné par la camaraderie et parce que mes amis, Hugo, Emile, s’étaient brouillés avec lui pendant que j’étais à mon régiment. Aujourd’hui je le retrouve logé dans un petit appartement des Batignolles, démeublé, froid et triste. Le pauvre homme est seul à présent : cette jeune femme est morte, sa fille est morte, il est aveugle ; il m’entrevoit à peine ; cependant sa figure a de la sérénité, son sourire est plein de douceur et de cette naïveté enfantine qui n’appartient peut-être qu’aux poètes. On sent en lui encore un amour sincère et passionné des lettres. « Je fais, m’a-t-il dit, des poésies bibliques dans le genre de votre Fille de Jephté. » Sa mémoire est si bonne qu’il se rappelle le petit poème du Somnambule que je récitai alors chez lui. On lui a peu à peu retiré les pensions de l’empire, il vit avec le souvenir de ses succès passés, parle d’Omasis dont le succès fut européen, se souvient de son Ossian et de sa Jérusalem délivrée, son grand ouvrage, et sourit en songeant à leur immortalité. »

Parmi les figurans de cette heure crépusculaire se classe également Alexandre Guiraud, l’auteur d’une élégie sentimentale dont toutes les Abeilles du Parnasse ont gardé la mémoire, et d’un roman mystique intitulé Flavien : « C’était un homme qui tenait de l’écureuil par sa vivacité et il semblait toujours tourner dans sa cage. Ses cheveux rouges, son parler vif, gascon, pétulant, embrouillé, lui donnaient l’air d’avoir moins d’esprit qu’il n’en avait en effet, parce qu’il perdait la tête dans la discussion et s’emportait à tout moment hors des rails de la conversation, mais très sensible, très bon, très spirituel, doué d’un sens pratique très élevé. » C’était surtout un chevalier du trône et de l’autel, un romantique à tendances, et, voyez le guignon, de ceux-là, nul ne se souvient ; les seuls qui surnagèrent de ce mouvement, dont le trône et l’autel avaient donné le mot d’ordre, furent des royalistes et des féodaux de circonstance et d’attitude, des chrétiens sans christianisme, ou du moins, comme Chateaubriand et Lamartine, n’en ayant jamais eu que le génie. Les autres, au contraire, gens de beaucoup de foi, mais de talent moindre, ont sombré. Là se trouve le vrai point de démarcation entre l’école romantique allemande et la nôtre. En Allemagne, ce fut la sincérité des tendances qui prédomina. De Schlegel à Brentano, de Tieck aux deux Stolberg, à d’Arnim, à Novalis, tous sont de vrais croyans ; le moyen âge a sa raison d’être. Il s’agit de se reconstituer comme nation au sortir des guerres du premier empire et d’organiser dans l’édifice du passé un refuge contre le présent. Le romantisme allemand, œuvre de patriotisme, jaillit du sol ; tout le monde y prend part, ceux qui ne sont pas, en religion, des croyans convaincus sont des féodaux comme Achim d’Arnim et comme Henri de Kleist, des hobereaux ivres de magnétisme et de somnambulisme. Chez nous, il n’y eut guère qu’une question de forme comparable plutôt au mouvement poétique de la renaissance[3] ; où les Allemands invoquèrent Luther, ce fut Ronsard d’abord, puis Shakspeare, que nous appelâmes à notre aide pour déclarer la guerre aux préjugés classiques, seuls en cause, ce qui explique surabondamment certaines contradictions taxées à tort d’apostasies, certains amalgames hétéroclites, et comment Victor Hugo a pu, sur ses vieux jours, coiffer le bonnet rouge de sa main gauche sans que sa droite ait eu à se dessaisir des lis charmans cueillis à l’aube au pied du trône.

Le journal d’Alfred de Vigny nous fait ainsi passer en revue divers noms alors célèbres, aujourd’hui presque effacés : Soumet, l’auteur de Saül et de Jeanne d’Arc : « Sa sensibilité nerveuse était extrême, il s’exagérait tout et pour cela paraissait exagéré, mais il ne l’était pas, c’était sa nature d’être affecté à force d’être ému par des riens. » Casimir Delavigne, l’auteur des Vêpres siciliennes, également nerveux et sensible, mais avec la douce mélancolie du poitrinaire : « Malade et avec un soin de convalescent craintif, les pieds sur un tabouret chauffé intérieurement, il me reçoit en frère, affectueusement, les mains pressées dans les siennes. » Le chapitre intitulé : Mes Visites à l’Académie est un tableau de genre des plus réussis : « Les vieux académiciens se pressent autour de ceux qui arrivent et sont dans l’âge de la force, comme les ombres du purgatoire autour d’Énée ou de Dante vivans, effrayés et surpris de la vue d’un corps réel. » Tous sont à leur poste, les glorieux, les bienveillans à l’avant-scène, — cinq ou six, — toujours prêts à vous reconnaître en vous tendant la main ; puis en arrière, le chœur des Parques et des infirmes, ceux qui feignent d’être sourds ou qui le sont pour ne pas entendre le bruit que vous menez et qui se déclarent aveugles pour ne point vous lire. Tous ces bonshommes-là sont parlans, un Hogarth, un Zamacoïs ne feraient pas mieux. C’est pris sur le vif ou plutôt sur le mort. Et quelle dignité dans le coup de pinceau ! quelle maestria ! Rien de cet art rapin qui se paie d’allusions et s’imagine qu’on répond à tout avec des mots d’esprit. Il pare, idéalise sa victime avant de l’immoler au nom de la vertu et vous vous dites que c’est là nécessairement une espèce d’académiciens à jamais disparue, et comme, grâce aux dieux, on n’en rencontre plus. A côté des antiques, voici les modernes, les contemporains, des poètes ceux-là, non plus fagotés en immortels, mais bien réels, bien dispos : Brizeux, Barbier : « Barbier vient de publier il Pianto. Les délices de Capoue ont amolli son caractère de poésie, et Brizeux a déteint sur lui ses douces couleurs virgiliennes et laquistes dérivant de Sainte-Beuve. — Ils ont mêlé leurs couleurs et leurs eaux ; à peine retrouve-t-on dans ce Pianto quelques vagues du fleuve jaune des ïambes. L’eau bleuâtre qui entoure ces vagues est pure et belle, mais ce n’est pas celle du fleuve débordé d’où jaillit la Curée.

« Brizeux est un esprit fin et analytique qui ne fait pas des vers par inspiration et par instinct, mais parce qu’il a résolu d’exprimer en vers les idées qu’il choisit partout avec soin.

« Il a des théories littéraires et les « coulées dans l’esprit de Barbier, qui, dès lors, se méfiant de lui-même, s’est parfumé des formes antiques et latines, qui étouffant son élan satirique et lyrique.

« Barbier et Brizeux ne devraient jamais se voir malgré leur amitié.

« Il arrive à Barbier ce que je lui ai prédit ; on s’écrie : « C’est beau, mais c’est autre chose que lui. »

Nous nous sommes expliqué ici même naguère sur Brizeux[4]. Quant à Barbier, nous ne saurions admettre à son égard le sentiment d’Alfred de Vigny ; ce n’est là qu’une nuance, nous en convenons ; mais avec ces subtilités de raisonnement, on nous mènerait droit à ne goûter dans un artiste rien en dehors de la qualité maîtresse. Réfléchissons d’abord que personne en ce monde ne fait tout ce qu’il veut. Tel cas se présente où le succès, — un succès immédiat, énorme, inattendu, — va décider d’une destinée.

Barbier, en 1831, au lendemain des journées de juillet, fait la Curée et le voilà, par le mouvement des esprits que son inspiration a subjugués, par l’inéluctable impulsion des circonstances, le voilà devenu, bombardé fatalement archange des flagellations éternelles. Qui sait ? peut-être n’était-ce là qu’une boutade d’honnête homme échauffé par le scandaleux spectacle de cette cohue d’intrigans se ruant sur les places et se disputant les bons morceaux d’une victoire à laquelle ils n’avaient pas contribué. L’occasion et le vox populi firent de cette boutade et de cette réminiscence d’André Chénier le point de départ d’une vocation. Satire oblige ; à la Curée succédèrent coup sur coup l’Idole et la Popularité, La première de ces deux pièces prenait corps à corps le héros du siècle et lui lançait l’invective au visage : « Sois maudit, ô Napoléon ! » Un vent de renaissance soufflait alors partout ; l’amour de la liberté, le patriotisme enflammaient les cœurs. Constatons en passant qu’un autre romantique, Antony Deschamps, précédait Barbier dans cette émulation de la colère et de la haine contre le Corse à cheveux plats. Et tout cela sortait, jaillissait si bien des sources vives que les images mêmes se rencontrent :

Napoléon despote à la France sut plaire ;
Ce mitrailleur du peuple est toujours populaire.
C’est que le peuple admire et craint les hommes forts
Et ne bronche jamais quand il sent bien le mors ;
C’est un cheval rétif au cavalier timide,
Et docile à la main qui lui tient haut la bride…


Ainsi parlera Deschamps en son laconisme un peu gris, et Barbier, reprenant, entourant le motif de toutes les colorations du style moderne, poursuivant, modulant, épuisant le thème, s’écriera en pleine poésie, en plein sujet :

O Corse à cheveux plats, que la France était belle
Au grand soleil de messidor !
C’était une cavale indomptable et rebelle
Sans frein d’acier ni rênes d’or ;
Une jument sauvage à la croupe rustique,
Fumante encor du sang des rois,
Mais fière et d’un pied fort heurtant le sol antique,
Libre pour la première fois.
Tu parus et sitôt que tu vis son allure,
Ses reins si souples et dispos,
Centaure impétueux, tu pris sa chevelure
Et montas botté sur son dos.

La Popularité, tout en reproduisant quelque peu la Curée, n’en reçut pas moins bel accueil : c’était justice ; la pièce devait réussir pour l’exemple. Nous nous plaignons en France du manque de foi politique ; d’où vient le mal, sinon de l’avènement successif de toutes les vanités ayant su mettre de leur côté l’opinion publique ? Au cours de cette même année, parurent les ïambes, recueil illustre à la fois et dommageable pour son auteur, pyramide dressée dans le passé au détriment de tout son avenir ! On ne s’institue pas impunément poète satirique ; c’est là une profession qui tôt ou tard vous condamnera à ne voir les choses que par leur côté morose et sombre. Horace seul échappe à ce danger, sa bonne grâce et son bel esprit l’en préservent ; mais Horace peut-il bien être classé parmi les satiriques ? La vraie satire, — celles des colères et des haines vigoureuses, — s’accommode mal des petits sujets ; il lui faut les grandes occasions. Or les grandes occasions sont rares, et qui s’obstinerait à compter dessus courrait le risque d’arriver au terme avec un mince bagage. Barbier l’avait compris lorsqu’il essaya d’opérer sa diversion en 1841 par les Chants civils et religieux, en 1843 par les Rimes héroïques. Aux légitimes indignations de la première heure, aux colères vraiment ressenties, avaient succédé dans il Pianto (1833) et dans Lazare (1837), les colères et les indignations d’artiste : « Faites-nous des Lettres persanes, » disaient à Montesquieu les libraires de son temps. — Faites-nous des satires, criait à Barbier le public, et l’auteur de la Curée et de l’Idole obéissait, répétant et forçant la note.

Pour moi, cet univers est comme un hôpital,
Où, livide infirmier, levant le drap fatal,
Pour nettoyer les corps infestés de souillures,
Je vais mettre mon doigt sur toutes les blessures.


L’obsession déjà s’en mêlait et la déclamation aussi. Comment s’y dérober ? Fuir vers les saules, se renouveler dans l’idylle, se retremper dans la fraîcheur des bois et, sans renoncer aux grandes occasions, aller, à la manière de Virgile et de Lamartine, les attendre sous l’orme. Auguste Barbier n’eût pas demandé mieux ; mais le public refusa de le suivre, et nous surprenons Alfred de Vigny même s’écrier : « C’est beau, mais c’est autre chose que lui ! » Qu’était-ce donc que lui ? C’était l’homme de la Curée, de l’Idole et de la Popularité, « le livide infirmier, » comme il s’intitule, le poète contraint et forcé « du pâle voyou, » de la fille « qui boit du vin bleu, » des squelettes « aux os verts » et de cette pourriture d’hôpital d’où devait sortir Baudelaire, qui s’imaginait, — plus naïf peut-être qu’on ne le croit, — avoir inventé quelque chose ! Il n’importe ; l’artiste chez Auguste Barbier subsiste malgré tout, et cette date trop illustre des ïambes, dont l’homme n’aura jamais pu s’affranchir de son vivant, sera un jour près de la postérité la sauvegarde du poète :

Et par où l’un périt, un autre est conservé,


a dit le vieux Corneille dans une langue que Barbier connaît à fond et sait parler.

Quel joli butin d’observations diverses ne trouve-t-on pas aussi à choisir au cours de ce journal d’Alfred de Vigny : celle-ci, pour n’en citer qu’une très finement caractéristique de certains mouvemens d’esprit dans la vie mondaine.

« Il y a quelques joues, une femme d’esprit me donne l’occasion de remarquer avec quelle promptitude les mouvemens de l’intérêt personnel viennent détruire la raison droite et simple.

« Je lui parlais de Mme Roland.

« — J’aime, disais-je, ce caractère romain dans nos temps ; sa mort est un peu drapée et théâtrale ; elle pose, il est vrai, avec un peu d’affectation.

« Elle m’interrompt :

« — Eh ! ma foi, il est assez beau d’avoir la force de poser dans ces momens-la.

« Elle était dans le vrai ; mais tout à coup, elle se souvient qu’elle est duchesse, et le préjugé lui fait ajouter ceci : « D’ailleurs, qu’importe ? une petite bourgeoise comme Mme Roland pouvait bien mettre de l’emphase dans sa mort. C’était aux grandes dames à être simples. »

Veut-on maintenant une poignée de pensées recueillies au hasard ?

« — Bonaparte, c’est l’homme ; Napoléon, c’est le rôle. Le premier a une redingote et un chapeau ; le second, une couronne de lauriers et une toge. — Chateaubriand vient de faire une brochure-plaidoirie pour la duchesse de Berry, dans laquelle il est un peu républicain. Le moindre écrivain républicain ne se croit nullement obligé d’être un peu monarchique, — marque certaine que le mouvement des esprits est démocratique, puisque le plus ardent monarchiste fait le démocrate.

« — J’ai remarqué que l’on a en soi le caractère d’un des âges de la vie. On le conserve toujours. Tel homme, comme Voltaire semble avoir toujours été vieux ; tel, comme Alcibiade, toujours enfant. — C’est aussi pour cela peut-être que tel écrivain enthousiasme les hommes de ce même âge auquel il semble arrêté. »

Alfred de Musset nommément a fort bénéficié du privilège. Sa fin prématurée, survenant après le roman de Venise et après les Nuits, mit le comble à l’apothéose. De là cette popularité qui se perpétue parmi la jeunesse et que le seul talent n’eût point suffi peut-être à maintenir. Il a fallu que la légende s’en mêlât ; beaucoup de légende, et aussi bien des choses non moins concordantes. Voyez en effet comme tout se prépare et s’arrange à souhait ! Musset mort, Victor Hugo a grandi ; vivre glorieux et vivre quatre-vingts ans, c’est susciter bien des colères. N’ayez crainte, toutes ces forces vindicatives trouveront leur emploi.

:Et vitula tu dignus et hic…..


Ainsi parle Virgile, ainsi tous les poètes d’aujourd’hui vous répondraient. Gautier, avec qui j’ai tant de fois, en nous promenant, débattu la question, Théophile Gautier ne pensait pas autrement. Oui, mais les gens du monde, s’il vous plaît, les beaux esprits épilogueurs, pourquoi n’auraient-ils pas également leur franc parler ? Qui empêche, par exemple, M. Doudan d’appeler Victor Hugo « un Michel-Ange en porcelaine[5] ? » Cela ne signifie rien, et c’est pourtant le fin des fins, et vous n’aurez plus qu’à pâmer d’aise quand le même dilettante vous dira autre part que « Dante nous peint les caricatures de quelques hommes de son temps. » Et les naturalistes ! que j’oublie, ceux qui ne veulent pas de Victor Hugo, — l’auteur pourtant des Misérables, — et qui prétendent, ô puissance du dénigrement ! avoir des droits sur Musset, le plus subjectif des idéalistes ?

Autre part, une anecdote vient aux lèvres du poète ; il vous la conte sans avoir l’air d’y toucher et vous cherchez : en l’écoutant quel petit chef-d’œuvre est sorti de là. N’allez pas plus loin ; c’est Laurette, ou le Cachet rouge ; une des cinq ou six nouvelles estampillées par notre siècle à l’adresse de la postérité :

« Un beau vaisseau partit de Brest un jour. Le capitaine fit connaissance avec un passager homme d’esprit ; il lui dit : « Je n’ai jamais vu d’homme qui me fût aussi cher. » Arrivés à la hauteur de Taïti, sur la ligne, le passager lui dit : « Qu’avez-vous donc là ? — Une lettre que j’ai ordre de n’ouvrir que pour l’exécuter. » Il dit aux matelots d’armer leurs fusils et pâlit : « Feu ! » Il l’a fait fusiller. »

Maintenant si vous tenez à savoir d’où procèdent les plus charmans proverbes de Musset, lisez cette simple histoire qui nous a valu : Quitte pour la peur, type du genre :

« Je me rappelle en travaillant un trait fort beau que la princesse de Béthune me conta un soir.

« M. de X… savait fort bien que sa femme avait un amant. Mais les choses se passant avec décence, il se taisait. Un soir, il entre chez elle, ce qu’il ne faisait jamais depuis cinq ans.

« Elle s’étonne, il lui dit :

« — Restez au lit ; je passerai la nuit à lire dans ce fauteuil. Je sais que vous êtes grosse, et je viens pour vos gens.

« Elle se tut et pleura : c’était vrai. »

« Avec la Maréchale d’Ancre, j’ai essayé de faire une page d’histoire ; avec Chatterton, j’essaie de faire une page de philosophie. »

Rien que de vrai dans ce qui concerne son drame de la Maréchale d’Ancre. Tout le premier acte est de l’histoire vue à la Shakspeare, traitée de même ; les caractères solidement campés, bien en place et parlant un langage naturel ; vous êtes en pleine tragédie d’état et tellement intéressé par ce grand art que vous passez outre aux défauts, quand il s’en rencontre, et comblez spontanément les lacunes pour ne point avoir à critiquer ce qui vous charme. La scène du jeu est un tableau de maître. Quel dommage que la pièce ne continue pas de la sorte jusqu’au bout ! le drame historique nous eût donné là ce qui nous manque encore dans ce genre : un chef-d’œuvre. Malheureusement, dès le second acte, le problème historique s’efface derrière la coulisse et livre la scène aux allées et venues d’une intrigue romanesque pour ne reparaître qu’aux environs du dénoûment, mais en toute grandeur et magnificence. Le duel entre Concini et Borgia dans les ténèbres, le jugement et la marche au supplice de la maréchale resteront parmi les plus grands souvenirs du théâtre.

Le jour même du jugement de la maréchale d’Ancre, la jeune reine Anne d’Autriche envoya des confitures à son fils, le petit comte de la Pène, et le fit venir dans ses appartemens ; chemin faisant, des soldats lui volèrent son chapeau et son manteau ; le pauvre enfant arriva tout humilié, le cœur gros, et refusa de manger. La petite reine, — comme on la nommait, — avait ouï dire qu’il dansait bien ; il fallut qu’il dansât devant elle et, en dansant, il fondit en larmes ; ce fut un vrai martyre. Il mourut de la peste à Florence en 1631. Toute la pitié, toutes les larmes de cette anecdote empruntée aux mémoires du temps, se retrouvent dans la scène de la fin.

LA MARÉCHALE à son fils. Elle le prend par la main, le conduit sur le devant de la seine, le presse dans ses bras et le baisant an front.

Regardez bien cet homme, derrière nous, celui qui est seul. (L’enfant veut se retourner, elle le retient.) Non ! non ! — Ne tournez que la tête, doucement, et tachez qu’on ne vous remarque pas. — Vous l’avez-vu ? (L’enfant fait signe que oui en attachant ses yeux sur ceux de sa mère.) — Cet homme s’appelle de Luynes. Vous me suivrez au bûcher tout à l’heure, et vous vous souviendrez toujours de ce que vous aurez vu pour nous venger sur lui seul. Allons ! dites oui, fermement ! sur le corps de votre père ! (Elle s’approche du corps qui est à demi appuyé sur la borne et porte la main de son fils sur la tête de Concini,) Touchez-le et dites : Oui !

LE COMTE DE LA PÈNE, étendant la main et d’une voix résolue.

Oui, madame.

LA MARÉCHALE. Et comme j’aurai fini par un mensonge, vous prierez pour moi. (A haute voix.) Je me confesse criminelle de lèse-majesté divine et humaine, et coupable de magie.

LUYNES, avec un triomphe féroce et bas.

Brûlée ! (Il fait défiler la maréchale suivie de ses deux enfans. Elle passe en détournant les yeux devant le corps de Concini étendu à droite de la scène sur la borne de Ravaillac.)

VITRY, se découvrant et parlant aux gentilshommes mousquetaires.

Messieurs, allons faire notre cour à sa majesté le roi Louis treizième.


Poète d’abord et avant tout, en second lieu, historien et philosophe, Alfred de Vigny avait au plus haut degré le sentiment des revendications morales. Certaines infamies du sort le révoltaient ; c’était assez du succès d’un Luynes pour le gagner instantanément à la cause d’un Concini. Entre deux scélératesses qui se valent il choisissait celle qui tombe et qui expie ; l’autorité du revers qui fait mépriser au vulgaire les enfans de la fortune l’attirait du côté du vaincu, qu’elle innocentait au besoin et transfigurait en victime. Alfred de Vigny ne se contentait pas de bien savoir l’histoire, il lui fallait posséder à fond les milieux où son imagination allait s’exercer. C’est ainsi que la Maréchale d’Ancre profita des études sur le règne de Louis XIII faites pour Cinq-Mars.


III

Je viens de nommer là une de ces œuvres écrites à l’imitation de Walter Scott par un poète qui n’avait pas encore eu le temps de mettre en équilibre ses facultés. Des deux élémens qui se combattaient en lui, le partage n’était pas fait : le mystique, le séraphique qui devait trouver sa voie dans Eloa prédominait, et tout roman, même historique, vit de clarté, de vérité, d’humanité. Or voilà justement ce qui manque ici : l’atmosphère ; ces personnages sont des ombres, très correctement vêtues du costume de l’époque, mais où vous ne sentez ni les muscles, ni le tempérament ; tout est vague, subtil, alambiqué, ondoyant et flottant au caprice de l’imagination éthérée d’un écrivain qui ne se prononce jamais et vous insinue ses jugemens plutôt qu’il ne les exprime. Cependant, voyez l’inconséquence : ce roman de Cinq-Mars, si fragmentaire et au demeurant si peu de chose, obtint dès le premier jour une vogue qui depuis ne s’est pas démentie. Des divers livres d’Alfred de Vigny, c’est encore aujourd’hui celui qui se vend le mieux. Un style élégant et discret, une action sentimentale et ne bravant jamais l’honnêteté, en faut-il davantage ? Spéculez sur le Ne quid nimis d’Horace, et vous gagnerez à coup sûr. Chez nous, Cinq-Mars est devenu un livre classique ; à l’étranger, c’est un livre de classe. On y apprend à la fois la langue française et notre histoire. — Vous me direz que c’est se contenter de peu ; mais, que voulez-vous ! les young ladies d’Angleterre et d’Amérique en raffolent.

Parmi toutes les âmes élégiaques du romantisme, il n’y en eut pas de plus sensible que Vigny ; trop tard venu pour inventer le werthérisme, il découvrit le chattertonisme, affection du cerveau particulière aux jeunes poètes du moment. Ce manuel de pathologie spéciale a nom Stello, ou les Consultations du docteur noir, Qu’on se figure un triptyque dont chaque panneau représenterait un sujet différent : Chatterton, Gilbert, André Chénier, juxtaposés à souhait pour les considérations et conclusions philosophiques de l’auteur, qui, tout en racontant, analyse et commente à la manière du chœur antique. Aux yeux d’Alfred de Vigny, témoin très véridique et représentant inspiré de cette période de la restauration, la poésie est un don fatal, une sorte de maladie physique et morale devant forcément amener la ruine du sujet. À cette prédestination démoniaque nul n’échappe ; et quand vous l’avez en vous, quand elle se dénonce par la surexcitation du système nerveux et la secrète amertume du cœur, loin de chercher à la combattre, il faut vous y livrer, car il n’y a contre l’idéal d’autre ressource que l’idéal, et c’est en déclarant la guerre à l’état social quel qu’il soit, que l’artiste, partout et toujours victime par la politique, arrive à remplir sa mission solitaire, Cette thèse, qui fut son idée fixe, Alfred de Vigny a beau mettre tout son génie à la développer, les exemples mêmes qu’il choisit plaident contre lui. Car si grande que soit l’infortune d’André Chénier, ce n’est pas comme poète qu’il est monté sur l’échafaud, c’est comme ennemi du jacobinisme et pour avoir pris une part active à la politique ; son cas, de même que celui de Chatterton, ne prouve rien. Ici encore, — qu’il s’agisse du roman ou du drame, — nous nous retrouvons en présence d’une exception : un poète de dix-neuf ans qui s’impose une tâche ingrate et se tue parce que le public n’y prend garde ; on ne saurait voir là qu’un fait purement sentimental et dont la société n’a point à répondre. Dans cette vallée de misère, où chacun de nos actes porte invinciblement ses conséquences, le poète doit, bon gré mal gré, subir le sort des autres hommes, et toutes les apologies de la faiblesse ne sauraient le soustraire à la commune loi de causalité.

En 1835 parut, sous le titre de Servitude et Grandeur militaires, une suite de nouvelles se rattachant au cycle de Stello, mais cette fois avec une nuance plus accusée de philosophie pratique. Je n’oserais avancer qu’un adepte du naturalisme trouvera là de quoi se satisfaire ; mais enfin nous sortons du sentimentalisme social, et si ce n’est point toujours la vie même qu’on nous donne à toucher du doigt, du moins en est-ce l’impression très distinctement accentuée. Nous n’avons plus affaire, comme dans Stello, à une idée thématique résultant d’aspirations nuageuses. Il s’agit de glorifier l’honneur, et l’auteur, on peut le dire, se connaît en pareil sujet. À cette âme ineffable et sceptique jusqu’à la mort l’honneur apparaît comme une dernière lampe dans un temple dévasté, et ce sentiment exalté, passionné, presque mystique, inspire à l’écrivain des pages admirables d’élévation et de tristesse dont la conclusion est que la grandeur ne se trouve que dans le renoncement.

Les nouvelles composant ce volume de Servitude et Grandeur militaires sont plus que de simples récits ; elles forment un corps d’ouvrage au-dessus duquel plane une même idée, et quels épisodes par momens ! Dans le Capitaine Renaud, c’est une porte qui s’entrebâille et vous donne jour sur l’admirable scène du pape et de Napoléon : Comediante ! tragediante ! Plus loin, c’est la noble figure peinte en pied de l’amiral Collingwood, un portrait d’histoire. On ne cesse de nous parler de documens humains ; en voici, je suppose, un qui marque, ce modeste héros, que son dévoûment à la patrie, le devoir enchaîne à son bord depuis quarante ans, prisonnier de la mer. « Quand un navire était las, il en montait un autre ; comme un cavalier impitoyable, il les usait et les tuait sous lui… Cet homme n’avait joui d’aucune richesse ; et tandis qu’on le nommait pair d’Angleterre, il aimait sa soupière d’étain comme un matelot. Puis, redescendu chez lui, il redevenait père de famille et écrivait à ses filles de ne pas devenir de belles dames, de lire, non des romans, mais l’histoire des voyages, des essais et Shakspeare tant qu’il leur plairait. « Quelquefois il sentait sa santé s’affaiblir, il demandait grâce à l’Angleterre, mais l’inexorable lui répondait : « Restez en mer, » et lui envoyait une dignité ou une médaille d’or pour chaque belle action ; sa poitrine en était surchargée ; il écrivait : « Depuis que j’ai quitté mon pays, je n’ai pas passé dix jours dans un port ; mes yeux s’affaiblissent ; quand je pourrai voir mes enfans, la mer m’aura rendu aveugle ; je gémis de ce que sur tant d’officiers il est si difficile de me trouver un remplaçant supérieur en habileté. » Et l’Angleterre lui répondait : « Vous resterez en mer. » Et il y resta jusqu’à sa mort. Se peut-il, je le demande, quelque chose de plus simplement beau que cette vie romaine ? Ce sont là les échappées ordinaires d’Alfred de Vigny dans ses nouvelles. Les autres conteurs, Nodier, Mérimée, Musset, ont aussi leurs zigzags, mais plus familiers et donnant davantage au pittoresque ; lui, ses écoles buissonnières sont des élévations, il recherche les grands exemples avec la curiosité d’un collectionneur d’anecdotes. Nous étions trois ou quatre qui connaissions ses goûts et nous plaisions à le faire profiter de nos lectures. Cette fois, ce fut l’auteur des Iambes qui prit les devans ; il venait de lire des mémoires publiés en Angleterre sur l’amiral Collingwood et n’eut rien de plus pressé que de porter le livre rue des Écuries-d’Artois. Vigny, qui préparait alors son nouveau roman, conçut aussitôt une telle admiration pour ce héros de Plutarque qu’il résolut de l’y introduire à tout prix et remania son plan à cette intention. Les nouvelles d’Alfred de Vigny survivront avec celles de Mérimée pour témoigner du degré de perfection où fut porté de notre temps l’art du récit. Laurette et Carmen, la Fille de Sedaine et l’Abbé Aubert autant de perles à placer côte à côte. De l’intérêt, du naturel, de l’émotion jusqu’à en pleurer, tout cela d’un style exquis, mais dans Servitude et Grandeur militaires l’idée est l’héroïne, l’idée abstraite est ajoutée au drame.

La traduction de l’Othello de Shakspeare nous serait un argument de plus en faveur de l’activité militante d’Alfred de Vigny ; il fut vraiment à cette heure l’initiateur par excellence, poussant les reconnaissances de tous les côtés, toujours le premier à se risquer et partout essuyant les plâtres. De Shakspeare et de son traducteur nous vinrent donc les premiers vers romantiques déclamés sur la scène française ; car, ne l’oublions pas, le succès du Maure de Venise remonte à 1829. Hernani n’est que de 1830. Quand nous disons succès, peut-être est-ce bien un peu forcer la note : le fait est que nous n’y étions pas ; mettons événement, cela vaudra mieux, le terme étant à double entente et pouvant également désigner un succès que des sifflets aigus traversent par intervalle et une chute coupée de bravos enthousiastes. Certaines scènes furent acclamées ; d’autres, où il était question du mouchoir donné par Othello à Desdemona provoquèrent des éclats de fou rire :

…… Prenez soin de ce mouchoir, madame,
Comme de la prunelle ardente de vos yeux.


Et le parterre de redoubler d’indignation et les honnêtes gens de hausser les épaules de pitié en murmurant qu’au Théâtre-Français, un mouchoir s’appelle un tissu. Quoi qu’il en soit, cette traduction, qui devançait alors son époque, le temps, en chemin, l’a rattrapée, et notre public d’aujourd’hui l’applaudirait pour ses hautes qualités d’exécution, tout comme il applaudit les vers d’Hernani, eux aussi jadis cause de scandale. Toutefois, comme en France rien ne se perd, j’ai la conviction que peu à peu s’y construira un monument pareil à celui que possède l’Allemagne : une traduction en vers et propre à la scène de toutes les pièces de Shakspeare. La première pierre en fut posée avec effort par l’Othello, elle restera où elle est. Les acteurs qui se sentiront assez forts pour ces rôles immortels sauront bien où trouver Hamlet, Macbeth, Roméo, Jules César et le roi Lear. Peu s’en fallut naguère que cette prédiction d’Alfred de Vigny dans sa préface fût accomplie, du moins en partie. Un jour, causant avec M. Perrin, nous le vîmes fort perplexe à ce sujet : « Voilà, nous dit-il, Mounet-Sully qui me demande à jouer Othello, et Sarah Bernhardt qui veut créer Desdemona. » Une pareille nouvelle ne pouvait que nous mettre la joie au cœur, et comme nous l’encouragions chaudement à cette entreprise : « Très bien ! poursuivit l’administrateur de la Comédie-Française, mais quelle traduction ? — N’avez-vous pas celle d’Alfred de Vigny ? — C’est qu’on m’en propose une nouvelle. — À merveille ! jouez la nouvelle. Mais tenez, voulez-vous que je vous le dise, vous ne jouerez ni l’une ni l’autre. — Et que ferai-je alors ? dit en souriant M. Perrin. — Vous suivrez les erremens de la maison, qui sont aussi un peu les vôtres… Vous reprendrez Zaïre. » Ce qui advint.

Moins homme de théâtre que théoricien, Alfred de Vigny ne procéda pourtant jamais sur ce terrain qu’en éclaireur. Le vrai tempérament dramatique de cette renaissance fut Alexandre Dumas, Dumas le Vieux, il vecchio, comme disent les Florentins du XVe siècle. De celui-là nous parlerons aussi tout à notre aise lorsque nous le retrouverons dans une prochaine étude. Quant à Vigny, son rôle est plus méditatif, plus à côté, mais quel chef vigilant ! quel critique ! Comme au plein de la moisson, il prévoit l’orage qui s’approche et comme il vous rappelle l’œil du maître de la fable ! Quatre mots sur Rachel dans le journal qui nous a servi de guide nous indiquent de loin l’ennemi.


IV

Arriver juste à point contre quelqu’un ou contre quelque chose, force énorme qui tient lieu de tout. La réaction antiromantique avait besoin d’une héroïne : Rachel parut. Un matin, on la vit sortir d’un feuilleton de Jules Janin comme une figurine de Tanagra qui jaillirait d’une tabatière à musique. Deux ans après, elle était Hermione, Camille, Roxane, Emilie, Monime ; elle était tout, excepté doña Sol, Marion Delorme, Desdemona, Juliette, Ophélie. Du génie à la façon des Malibran, des Marie Dorval, elle n’en eut jamais ; tout au plus son intelligence atteignait-elle la moyenne ordinaire. Vous frappiez et l’instrument sonnait creux et banal. On peut manquer d’orthographe et ne pas avoir mauvais ton ; Rachel dans ses billets manquait de tout ; point de culture et point d’esprit, sinon vulgaire ; fausse distinction de maintien, politesse jouée pour le monde des salons et qui ne demandait qu’à tourner au trivial aussitôt qu’elle se retrouvait au pays de bohème, sa vraie patrie. Peut-être à certains momens, la haute résonance donnait-elle ; ce devait être alors dans le secret du tête-à-tête, et cette note-là ne vibrait pas pour tout le monde.

Mais alors, comment s’expliquer l’immense effet sur le public ?

J’ai souvent cherché à m’entendre compte ; ne pouvant y réussir, j’attendis ma première rencontre avec un des principaux sociétaires, homme de goût et d’observation.

— Vous êtes d’accord avec moi, lui dis-je, après avoir posé la question, vous admettez, n’est-ce pas, que le génie faisait défaut et que toute conception d’un rôle lui venait de son professeur.

— Absolument ; vous pouvez même ajouter, toute interprétation : mouvement, gestes, intentions, intonation, c’était Samson qui réglait, dictait tout jusqu’aux inflexions de la voix, jusqu’aux moindres nuances. Point de Samson, point de Rachel, et personne mieux qu’elle-même ne le savait.

— Un perroquet alors ?

— J’y consens ; mais un perroquet dans la peau d’une tragédienne douée d’organes merveilleux pour rendre ensuite la leçon apprise. À ce mot-à-mot indispensable elle prêtait la résonance de sa voix, l’une des plus riches en modulations qui se puissent imaginer : l’ampleur du geste, la beauté du masque, l’harmonie dans la démarche et dans l’ajustement : le Patuit dea virgilien.

Ici, mon interlocuteur s’interrompit, puis, après une pause :

— Tenez, poursuivit-il, voulez-vous une preuve ; choisissons les imprécations de Camille. Vous vous souvenez du foudroyant effet que Rachel produisait dans ce morceau ? en bien ! si vous êtes curieux de voirie plâtre d’après lequel notre praticienne taillait son marbre, je vais vous le montrer.

Et il se mit à me réciter le morceau vers par vers en imitant le vieux Samson :

Rome, l’unique objet de mon ressentiment,
Rome à qui vient ton bras d’immoler mon amant…

Cette voix flûtée, fêlée, sénile, mesurant, martelant, accentuant et ponctuant des alexandrins de granit, vous eussiez dit un appel de clairons exécuté sur le mirliton : c’était à pouffer de rire. Alors, le prestidigitateur poussant à bout sa démonstration :

— Vous venez d’entendre le professeur, écoutez maintenant l’élève ; — et, comme il avait imité Samson, il imita Rachel en déclamant la scène avec cette suprême autorité que lui-même possède dans son art. Je ne suppose pas qu’on puisse goûter plus fin régal : vous saisissiez à la fois les deux versions, le petit souffle du vieux Samson animant cette grande figure de tragédienne géniale sans génie.

Sous quelques auspices que Rachel fût apparue, il reste certain que tôt ou tard elle se serait imposée au public, mais le succès eût-il été des plus complets, sa personnalité d’artiste n’aurait jamais atteint le degré d’autorité où nous la vîmes s’établir par ce seul fait d’être une force d’opposition. Mlle Mars a pendant un demi-siècle charmé, ravi, enchanté un auditoire de connaisseurs. Quelle fut son influence dans l’histoire du théâtre ? Absolument nulle. Vous passez à côté de son nom en vous disant ce qu’on se dit à propos de toutes les étoiles : Elle brilla, régna et s’éteignit ; tandis que dans Rachel s’incarne tout un mouvement de réaction : son influence sur l’art de cette période est indéniable ; ce qui ne veut point dire qu’elle n’ait pas été détestable, car c’est toujours une méchante action que se servir du passé pour enrayer les efforts du présent. Ces chefs-d’œuvre qu’elle remit en honneur parmi nous, on a le droit de supposer que, du vivant de leurs auteurs, elle les aurait négligés. Rachel était l’héroïne spéciale des batailles gagnées ; comme elle ne jouait pas d’original, comme elle avait besoin pour créer, d’avoir toute une collection de types à se faire commenter par le professeur, nous pouvons croire que, du temps de Corneille et de Racine, elle eût traité le Cid et Andromaque avec la même indifférence, sinon le même dédain, qu’elle eut pour les Burgraves. Talent de protestation et de haine, ses plus beaux rôles dans son répertoire de prédilection, — Hermione, Roxane, Athalie, Ériphile, — furent des rôles de protestation et de haine.

Restaurer Agamemnon sur le vieux trône de ses pères et barrer la voie aux romantiques, si les choses avaient dû s’en tenir là, il n’y aurait eu encore que demi-mal. Mais la querelle eut de bien autres conséquences, elle enfanta l’école des néo-classiques, et nous eûmes le ponsardisme. Racine et Corneille réclamant à grands cris des auxiliaires, on leur en chercha dans le présent : alors parurent les Virginie, les Messaline et cette mirifique Charlotte Corday, où Robespierre et Marat traduisent en alexandrins académiques les Moniteurs du temps, où Mme Roland offrant du vin de Bordeaux à ses convives parle aux domestiques ce langage :


Portez à Barbaroux cette coupe profonde,
Versez-y largement le vin de la Gironde,


et où Charlotte Corday, pesant, soupesant et calculant ses moindres pensées, toujours rêvant et monologuant, ne s’aperçoit pas une minute que son insoutenable phraséologie tue d’avance l’acte de fanatisme qu’elle va commettre et qui, pour avoir son excuse et son idéal, doit jaillir des plus secrètes sources du cœur.

Les romantiques eurent là un moment critique à traverser ; toutes leurs conquêtes leur furent disputées pied à pied et par quels adversaires, justes dieux ! des épigones de Casimir Delavigne, qui n’était qu’un dérivé des Arnault, des Lemercier et qui, dans Louis XI, son drame le plus lancé en audaces de tout genre, se fait un devoir de réintégrer au logis la bonne vieille périphrase.

Cependant, Rachel ne devait point tarder à toucher au mur de l’impasse. Ne pouvant toujours être Emilie, Eriphile, Phèdre ou Roxane, et forcée de renoncer à cette pacotille de tragédies telles quelles confectionnées à son intention d’après le canon de Racine et de Voltaire, elle n’eut un beau jour d’autre ressource que le drame, elle s’y essaya sans triomphe. Son succès dans Angelo ne dépassa guère la portée ordinaire ; plusieurs même jugèrent que sa sœur Rébecca lui damait le pion en jouant à côté d’elle Catarina. Entre temps, on avait appelé à son aide la Marie Stuart de Schiller remaniée, adultérée et sophistiquée par l’académicien Lebrun, mais sur ce domaine du théâtre étranger on allait trouver à qui parler. Adélaïde Ristori gardait la place ; elle était là chez elle comme Marie Dorval dans le drame moderne, et point ne céda. La situation devenait menaçante, il fallait se renouveler ou périr ; à qui s’adresser ? L’art classique et néo-classique n’en pouvait plus, le romantisme n’en voulait pas ; on eut recours à l’ouvrier de la dernière heure, à l’homme des suprêmes expédiens, on fit sortir le dieu de sa machine, et Rachel fut mise en possession d’Adrienne Lecouvreur. Buffon a prétendu que le génie, c’était la patience, — nous dirions, nous, le procédé. Une personnalité dramatique se prenant elle-même pour sujet et vivant sa propre existence devant le public, Scribe a passé son temps à reproduire ce motif. Après l’opéra comique, le drame. Comme la Sontag et comme Jennys Lind avaient fourni le sujet de l’Ambassadrice et de Jenny Bell, Rachel à son tour apportait son contingent, et l’enthousiasme ne connut pas de bornes lorsque la grande tragédienne du moment vint, sous les traits d’une grande tragédienne du passé, déclamer ses tirades favorites : éternelle routine du public qui ne sait applaudir jamais que les mêmes choses et sublime perspicacité d’Eugène Scribe qui sut indéfiniment le servir selon ses goûts ! Un autre se fût peut-être mis en avant, lui tout au contraire, il s’efface ; il se dit dans son admirable bon sens de bourgeois parisien : « Ma prose n’est rien ; ce qu’on veut, c’est entendre pour la centième fois les vers de Racine que tout le monde connaît. Encadrons ces vers. » Ces sortes d’ouvrages s’appelaient, sous l’ancien régime, des pièces à tiroir et contenaient tous les jeux de scène, tous les poncifs et tous les trucs. À ce titre, Adrienne Lecouvreur méritait de traverser les âges et les mers, et nous voyons aujourd’hui Mlle Sarah Bernhardt s’en faire, à l’instar de Rachel, un véritable champ de manœuvre aux applaudissemens de l’ancien et du nouveau monde.

J’ai souvent, à propos de Rachel, ouï prononcer le mot de Talma : tout parallèle de ce genre est impossible. On n’imagine pas des tendances plus opposées. Rachel n’avait que des instincts ; tout er elle était science infuse, et ce qu’elle ne possédait pas de nature, M. le professeur Samson le lui enseignait. Quel besoin avait-elle d’interroger les marbres ? n’était-elle pas elle-même une statue ? Le Louvre pouvait donc se passer de ses visites, comme Tite-Live et Tacite de sa fréquentation. Avec Talma, la théorie change : autres facultés, autre application, autres mœurs. Étude, réflexion, information, maturité, équilibre. Tandis que Rachel, force inconsciente au service du passé, bataille contre le présent, lui, du sein de ce passé classique qu’il réforme, entrevoit l’avenir, et son œil, à travers Ducis, devine Shakspeare[6].

Rachel, nature orageuse ! Talma, nature lumineuse !


V

La vraie gloire d’Alfred de Vigny est dans ses vers, et dût-on crier au paradoxe, j’entends insister sur ce point. Ses premiers poèmes remontent à 1814, c’est-à-dire à un moment d’absolu crépuscule, alors que l’étoile d’André Chénier se dérobait encore à l’horizon et que ni Lamartine ni Victor Hugo n’avaient paru. Sainte-Beuve, je le sais, conteste la date ; mais quel argument est le sien ? Il nous raconte que « cette fois, M. de Vigny s’est vieilli par coquetterie. » C’est, on le voit, s’en tirer à bon marché ; mais une épigramme de plus ne prouve rien contre l’assertion d’un galant homme. Nous connaissons maintenant Alfred de Vigny, et les caractères de cet ordre ne se complaisent point à des jeux d’équivoque. Celui dont l’existence entière fut un modèle de droiture n’antidate pas ses écrits, et quand il porte un témoignage, on y doit croire. Eh bien ! où la muse française en était-elle à ce moment de 1814 ? Elle en était aux épigones de Chateaubriand, aux dithyrambes de Soumet, de Guiraud, traduisant la prose des Martyrs en strophes abondantes et débordantes, aux élégies à périphrases. Un amant défaisant la chaussure de sa maîtresse, voulez-vous savoir comment cela se disait en langage du temps ? Écoutez ces vers de M. de Latouche :

Devant elle courbé, j’ai dénoué les lacs
Du satin possesseur de ses pieds délicats,
Et ma main frémissant d’amour et de victoire,
Descendait, déroulait sur la jambe d’ivoire
Ce blanc, ce fin tissu dont la trame à l’entour
Va serpenter en fleurs et s’entr’ouvrit au jour !

Enfin Malherbe vint : j’ai lâché le mot et ne le rétracte ; le Malherbe de la situation fut Alfred de Vigny, et voilà ce qui nous le rend cher. Les autres le dépasseront, qui en doute ? Lamartine aura l’expansion immense, Hugo l’autorité suprême du grand chef ; l’un sera le cygne, l’autre l’aigle[7], et lui ne montera qu’à leur suite dans la traînée lumineuse ; mais ni les Méditations ni les Harmonies, en supposant qu’il s’en soit inspiré, ni la Légende des siècles, ne nous empêcheront de reporter à l’initiateur le fier honneur qui lui appartient. Et puisque j’ai cité la Légende des siècles, ouvrez les Poèmes antiques et modernes et jetez un simple coup d’œil sur la distribution du volume et ses divers compartimens ; livre mystique, livre antique, livre moderne ; prenez ensuite la Légende des siècles, et vous embrasserez du premier regard la même ordonnance architecturale : d’Ève à Jésus, Décadence de Rome, le Cycle héroïque chrétien, presque les mêmes thèmes se faisant écho à cinquante années de distance : le Sacre de la femme répondant à la Fille de Jephté, Booz endormi à Moïse, les Lions d’Androclès concertant à travers un demi-siècle avec ces pièces exquises intitulées : le Bain d’une dame romaine, le Somnambule, la Dryade, et finalement Eviradnus et Aymerillot, ces épopées, répliquant aux ballades de la Neige et de Roland.

Cependant, la poésie et les événemens ont marché ; Hugo a survécu, réparant ses brèches, frappant à coups redoublés l’enclume du Titan, habile non moins que fort et maniant comme pas un les circonstances et les foules. Tout contribuait donc à le sacrer roi : son génie d’abord, puis sa longévité exceptionnelle, dont il n’aura cessé d’user pour le mieux du spirituel et du temporel de son gouvernement. Quoi qu’il en soit, le recueil des Poèmes antiques et modernes reste le livre générateur de la poésie du siècle ; les vers splendides y foisonnent ; il en est qu’on ne se lassera jamais de citer. Ceux-ci, par exemple, dans Eloa :

Sur la neige des monts, couronne des hameaux,
L’Espagnol a blessé l’aigle des Asturies
Dont le vol menaçait ses blanches bergeries.
Hérissé, l’oiseau part et fait pleuvoir du sang,
Monte aussi vite au ciel que l’éclair en descend


Le vers d’Alfred de Vigny a de ces coups d’aile surprenans, mais seulement par intervalles ; d’habitude il est plus discret, plus voilé. Avec Hugo, tout de premier mouvement, tout en surface, on ne discute pas, on est enlevé. Chez Vigny, tout en profondeur, il y a de quoi rêver ; son vers a des dessous, des mystères qu’il faut pénétrer pour en bien jouir.

D’où venez-vous, Pudeur, noble crainte, ô mystère
Qu’au temps de son enfance a vu naître la terre,
Rose du paradis, Pudeur, d’où venez-vous ?
………
Vous pouvez seule encor remplacer l’innocence,
Mais l’arbre défendu vous a donné naissance ;
Au charme des vertus votre charme est égal,
Mais vous êtes aussi le premier pas du mal.
D’un chaste vêtement votre sein se décore,
Eve avant le serpent n’en avait pas encore.
Et si le voile pur orne votre maintien,
C’est un voile toujours, et le crime à le sien.
Tout vous trouble, un regard blesse votre paupière,
Mais l’enfant ne craint rien et cherche la lumière.
Sous ce pouvoir nouveau la vierge fléchissait,
Elle tombait déjà, car elle rougissait.

Le volume des Destinées abonde en vers psychologiques de ce genre :


Toujours voir serpenter la vipère dorée,
Qui se traîne en sa fange et se croit ignorée,
Toujours ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr :
La femme, enfant malade et douze fois impur…


Ce qui n’empêche pas les cris superbes d’éclater, comme dans la Mort du loup :


Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C’est vous qui le savez, sublimes animaux,
A voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse,
Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse.


Et les grandes perspectives de s’ouvrir :


Une peur inconnue accable la nature,
L’orage tonne au loin, le bois va se courber.
De larges gouttes d’eau commencent à tomber,
Le combat se prépare et l’immense ravage,
Entre la nue ardente et la forêt sauvage.


Au seul point de vue de la forme, il aura des rencontres pleines d’intérêt :


Le soleil et le vent, dans ces bocages sombres,
Des feuilles sur son front faisaient flotter les ombres.


N’est-ce pas de l’André Chénier le plus pur, comme c’était tout à l’heure du Bernardin de Saint-Pierre ? Tournez quelques feuillets, et vous verrez le romantisme s’accentuer dans le poème de Roland, où le mouvement de la Légende des siècles est déjà pressenti et la note donnée :


Tranquilles cependant, Charlemagne et ses preux
Descendaient la montagne et se parlaient entre eux.
A l’horizon déjà, par leurs eaux signalées,
De Luz et d’Argelès se montraient les vallées.
....................


À ces vers, où le pittoresque abonde, et tout romantiques d’allure et de perfection, j’en opposerais volontiers quelques-uns de Racine, également admirables dans leur forme abstraite classique :


Ariane, ma sœur, de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !


Vers exquis à la fois et savans que Phèdre, oubliant Œnone et ses discours, exhale comme un soupir d’ineffable lassitude. Et celui-ci de Bérénice, d’une puissance de projection si étonnante et qui vous ouvre, en son laconisme, le double infini du cœur humain et de l’espace :


Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !


Terminons par ces vers d’Oreste dans Andromaque, merveille d’un art précieux sans doute, alambiqué, mais qu’un esprit sensible aux divins charmes de la ligne et du contour goûtera toujours avec délices :


… Ah ! madame ! est-il vrai qu’une fois,
Oreste, en vous cherchant, obéisse à vos lois ?


C’est rococo, oui, certes, mais que cette langue est de bonne compagnie et bien dans l’air du personnage tel qu’on le comprenait en un temps qui aimait à se représenter sous des masques grecs et romains le côté idéal de la vie et de la cour de Louis XIV !

Au sujet d’Alfred de Vigny et des revendications à exercer en sa faveur, peut-être même serait-il facile de pousser plus loin ; un curieux trouverait, par exemple, des rapports très caractéristiques entre son poème de la Frégate, et l’orientale intitulée Grenade. C’est le même procédé d’énumération ; les deux poètes passent en revue, celui-là les différens ports de France, celui-ci les principales villes d’Espagne, pour arriver, chacun de son côté, à couronner sa période par un trait résultant d’une combinaison identique. Je citerais de la sorte une foule de petits mérites dont jamais assez on n’a su gré à l’auteur des Poèmes antiques et modernes. Le premier en date, et par cela plus rapproché de nos classiques, n’a-t-il pas aussi renouvelé, romantisé l’invocation qui devint plus tard, sous Musset, un si fier cheval de bataille ? Rolla seul en contient vingt-trois, pas une de moins, nous les avons comptées.

On peut reprocher à la prose d’Alfred de Vigny certaine afféterie dont la nature même du noble écrivain n’était pas exempte et qu’il tenait aussi de son époque. M. Jourdain ne connaissait que deux manières de s’exprimer ; il y en avait alors trois : la prose, le vers et la prose poétique ; la prose qui servait à faire des articles de journaux et des brochures politiques, le vers qu’on employait à la confection des élégies, et la prose poétique à l’usage des romanciers ou des voyageurs en Palestine. C’est ce beau langage trop imagé, trop soutenu du côté de la distinction et de la perfection, qui, chez Alfred de Vigny, compromet souvent le prosateur ; en revanche, son vers procède librement : serré, nerveux, très personnel, sans maniérisme. Théophile Gautier, qui ne se gênait pas pour renommer Éloa comme le poème le plus achevé que nous possédions, accusait Vigny de ne donner parfois à la rime que le nécessaire : il aurait souhaité davantage. Nous ne pensons pas que ce soit avec raison. À se régler sur une poétique ayant cours aujourd’hui, bien rimer serait l’art suprême. Que dis-je ? bien rimer ne suffit plus ; il faut le mieux, le tour de force, l’impossible. En bon poète, prétendait Malherbe, n’est pas plus utile à l’état qu’un bon joueur de quilles. Au lieu de poète, mettez rimeur, et vous touchez le vrai. C’est, en effet, un pur casse-tête chinois : on jongle avec des assonances. Je ne nie point que la chose ait son charme, mais c’est un intérêt spécial, une virtuosité in minimis, dont tout poète doit avoir acquis le secret, de même que tout musicien doit savoir manier la modulation, et qui cesse de compter en dehors du sonnet, des arabesques et lorsqu’il s’agit d’aborder la grande poésie lyrique ou dramatique. Lamartine ne rime point ou rime mal et pourtant, récitez-vous certaines pages des Harmonies, certaines églogues virgiliennes de Jocelyn et dites si quelque chose manque à cette poésie enchanteresse, s’il est une seule des acquisitions de la muse actuelle que vous regrettiez de n’y point voir. Les véritables maîtres chevilleurs sont les classiques, et Musset, visant Hugo, touche Racine. Personne, en effet, à l’exception de Boileau, ne s’entend mieux que l’auteur d’Andromaque à piquer au bout de son hexamètre un participe présent en manière d’amorce pour piper la rime de l’alexandrin qui suit. Quant à Victor Hugo, ses chevilles à lui échappent à l’œil du simple lecteur ; il faut pour les découvrir l’investigation savante de l’initié, de l’adepte ; tant elles se rattachent étroitement à tout l’ensemble du morceau dont elles forment partie adhérente et inhérente. C’est de haut et de loin, à dix et quinze vers de distance, que le maître mesure son effet et le prépare ; il se dit qu’à tel endroit il aura besoin de telle rime, et ce mot pour lequel les naïfs comptent sur l’inspiration, ce mot décisif et résolutif, coup de marteau sur l’enclume sonore d’où va jaillir l’étincelle électrique, — il s’arrange de façon à l’amener à l’aide d’une série de vers incidens ayant leur intérêt particulier et déguisant sous le pittoresque et l’individualité apparente de leur désinvolture, le rôle d’auxiliaire que l’un d’eux, — le dernier, — est appelé à remplir. N’importe, le procédé, pour être merveilleusement appliqué, n’en trahit pas moins ses défauts à la longue. Avec Musset, la subjectivité de l’écrivain est bien autrement intéressante à étudier que les sujets qui l’occupent et dont il nous occupe ; chez Hugo, tout au contraire, la forme prédomine, et parfois il arrive que cette large et puissante forme sonne creux, le soleil a beau ne pas se montrer, la statue de Memnon chante encore, chante toujours, l’air continue à débiter des symphonies, mais ce ne sont là que rythmes vains et bruits perdus. Il semble alors que le poète n’obéisse qu’aux mots ; c’est l’assonance qui le mène à l’idée ; comme les musiciens auxquels un accord frappé au hasard sur le clavier procure un soupçon de mélodie. Hugo par momens, cesse de gouverner les mots, il en devient l’esclave. Si Victor Hugo n’avait mis tant d’artifice au service de sa force, où en serait-il ?

Musset, dès son premier essor, reconnaît l’obstacle et le brise.

Ah ! laissez-les couler, elles me sont bien chères,
Ces larmes que soulève un cœur encor blessé !
Ne les essuyez pas, laisses sur mes paupières
Le voile du passé.
Je ne viens point jeter un regret inutile
A l’écho de ces bois, témoins de mon bonheur.
Fière est cette forêt dans sa beauté tranquille,
Et fier aussi mon cœur.
Voyez, la lune monte à travers ces ombrages,
Ton regard tremble encor, belle reine des nuits ;
Mais du sombre horizon déjà tu te dégages
Et tu t’épanouis !
Ainsi, de cette terre humide encor de pluie,
Sortent sous tes rayons tous les parfums du jour.
Aussi calme, aussi pur de mon âme attendrie
Sort mon ancien amour.


De pareils vers ne se font pas ; ils jaillissent, la rime y devient ce qu’elle peut, n’importe. Chez Musset, elle est d’ordinaire mauvaise, souvent détestable, par exemple quand il affecte de ne pas rimer ; car, avec ce diable d’homme, il faut toujours s’attendre à quelque attitude. Un autre vous dirait : « J’ai réfléchi, j’ai essayé, et j’ai dû passer outre à cause du mouvement de mon inspiration, qui ne pouvait se faire à cette gêne. » Lui, point ; réfléchir à son art, il ne s’occupe que de cela, et personne n’en discutera plus à fond la science, seulement son dandysme s’oppose à ce qu’il l’avoue ; s’il ne rime pas, c’est de parti-pris, uniquement pour jouer un tour à ses bons amis les romantiques et taquiner Victor Hugo. En veut-on une preuve ? les Contes d’Espagne nous l’offriront. Tout le monde sait par cœur la chanson qui débute par ce couplet :

Avez-vous va dans Barcelone,
Une Andalouse au sein bruni,
Pâle comme un beau soir d’automne ?
C’est ma maîtresse, ma lionne,
La marquesa d’Amaëgui.


Dans l’origine, son amoureuse se nommait la marchesa d’Améoni, ce qui constituait une rime très sortable à « l’Andalouse au sein bruni ; » mais quand sonna l’heure de la défection, Améoni devint Amaëgui ; les deux vers ne rimaient plus guère ensemble, mais on avait affirmé ses nouveaux principes en narguant l’école et le maître sans avoir l’air de se prendre soi-même au sérieux, ce qui était le comble de la fashion.

Vous trouverez, mon cher, mes rimes bien mauvaises ;
Quant à ces choses-là, je suis un réformé ;
Je n’ai plus de système et j’aime mieux mes aises,
Mais j’ai toujours trouvé honteux de cheviller.
Je vois chez quelques-uns, en ce genre d’escrime,
Des rapports trop exacts avec un menuisier.


Cependant un art est un art ; il a ses règles et sa tablature qu’on ne doit transgresser ni fausser. Écrire en vers sans tenir aucun compte de la rime, c’est imiter les compositeurs italiens de la période rossinienne, n’en voulant qu’à la mélodie et dédaignant l’orchestre. Sur ce point, Musset ressemblerait beaucoup à Bellini ; tous les deux se chantent eux-mêmes à l’infini, tous les deux se répandent en soupirs, en cavatines ineffables : Costa diva, les Nuits, quels adagios ! mais en revanche, par momens, quelle pauvreté dans l’orchestre ! La Coupe et les Lèvres nous offre un spécimen de la langue que Musset eût parlée s’il avait écrit en vers pour le théâtre ; tout porte à croire qu’il eût alors employé l’alexandrin à rimes croisées adopté par Voltaire dans Tancrède et si favorable à l’ampleur du discours :

De tous les fils secrets qui font mouvoir la vie,
O toi, le plus subtil et le plus merveilleux,
Or, principe de tout, larme au soleil ravie !
Seul dieu toujours vivant parmi tant de faux dieux !
Laisse-moi t’admirer, parle-moi, viens me dire
Que l’honneur n’est qu’un mot, que la vertu n’est rien,
Que dès qu’on te possède on est homme de bien.
………
Que de gens cependant n’ont jamais vu qu’en songe
Ce que j’ai devant moi ! — Comme le cœur se plonge
Avec ravissement dans un monceau pareil !
Tout cela, c’est à moi : les sphères et les mondes,
Danseront des milliers de valses et de rondes
Avant qu’un coup semblable ait lieu sous le soleil[8].


C’est fier, élancé, cadencé ; il y a le rythme et le grand souffle, Vous me direz peut-être que, s’il y avait aussi la rime, la chose n’en vaudrait que mieux ; je vous l’accorde, à une condition pourtant : vous me citerez, soit dans le passé, soit dans le présent, les poètes capables de vous satisfaire au double point de vue de la rime riche, richissime, et du magnum spirare, du mouvement dramatique et de la curiosité du style dans le dialogue, et tenez, ne cherchons pas et nommons tout de suite Victor Hugo, car il n’y en a qu’un ; ses drames en vers sont tous écrits d’un art non moins savant que celui qu’il met à ciseler une chanson de quelques strophes, et avec cela, toujours et partout la démarche étoffée, la grande envergure, la puissance. Son dialogue a l’aisance d’un conte de Voltaire, et quand vous y regardez, c’est du contrepoint, et à chaque pas des bonnes fortunes pour les amateurs : dans Marion Delorme, dans le Roi s’amuse et dans Ruy Blas, des bouffées de lyrisme, des trouvailles de dialogue, jusqu’à des mots d’esprit ; lui que ses drames en prose nous montrent au contraire lourd, englué, pataugeant comme un oiseau du ciel qui marcherait sur de la vase, a dans Hernani et les Burgraves des coups de clairon à la Corneille, et quels vers ! A ne les considérer que par le seul côté de la main-d’œuvre, cela ressemble à du travail forgé par Vulcain.


VI

Ici le lecteur nous arrête et nous somme de répondre à la question posée par nous au début de cette étude : Qu’est-ce que le romantisme ?

« Il se passe plus de choses entre le ciel et la terre que votre sagesse ne se l’imagine, Horatio ! » Ce mot de Shakspeare dans Hamlet contient toute la philosophie du romantisme. A l’origine, poésie et religion ne font qu’un ; avec le temps et la critique, un nouveau principe se dégage qui participe des deux autres et passera d’abord pour avoir été conçu sous l’influence des démons : c’est le merveilleux. Il échappe à la réalité, et pourtant on le sent là près de soi ; on ne le comprend pas, et néanmoins on voudrait y toucher. En lui vont se rejoindre la poésie et la religion, mais revues, modifiées, réformées et sophistiquées par un long travail de culture. Avec l’écroulement du monde grec et romain, l’art s’enfuit de notre terre. Quel autre profit que la dévastation les barbares ont-ils retiré de ces temples et de ces chefs-d’œuvre dont ils s’emparaient ? Le beau ne se mire que dans le beau, et les peuples n’en avaient pas le premier sens, à peine en avaient-ils l’étonnement. Les muses s’étaient dispersées, et leurs œuvres restaient désormais incomprises. C’est alors que du vieil Orient, pays des miracles, sortit une religion de mysticisme et de surnaturalisme annonçant le règne de l’esprit et plaçant le but suprême dans un avenir céleste dont cette vie terrestre n’est que le symbole. Le dogme nouveau ne tarda pas à se répandre ; l’humilité, le renoncement, l’illuminisme en furent les premiers fruits. Bientôt, l’inséparable associé des destinées humaines, l’art, se mit de la partie. Patience ! poésie et religion vont se retrouver ensemble, il n’y aura que l’idéal de transformé : l’antiquité grecque invoquait Vénus-Uranie, le moyen âge a la Madone ; au lieu des divinités intermédiaires, des messagers de l’Olympe, apparaissent les anges et les séraphins, conception du génie oriental ; l’aigle de Zeus cède la place au chérubin prosterné devant l’Invisible ; et de cette union de l’idée religieuse orientale avec la poésie et l’art moderne naîtra ce que nous appelons le romantisme. À ce seul mot s’éveille en nous le pressentiment du surnaturel et de la vie nerveuse, deux choses que les Grecs ni les Romains n’ont connues[9]. Les abstractions philosophiques et les vérités mathématiques ne sont point tout, il y a aussi la vie et les individus ; d’autres civilisations ont existé qui ne ressemblaient point à la nôtre ; d’autres peuples, qui ne s’habillaient pas comme nous et qui pensaient, sentaient, agissaient différemment. A quoi bon tant s’acharner après l’indéchiffrable ? To be or not to be : oui, sans doute, c’est la question ; ce n’est pas toute la question. Laissant de côté « l’être en soi » qu’on ne peut connaître, occupons-nous des phénomènes. Et comme le moyen âge était par excellence le pays des visions, des sortilèges et du magnétisme, comme ses mœurs, ses vêtemens, ses superstitions promettaient d’inépuisables contrastes avec la monotonie bourgeoise et parlementaire du train quotidien, comme il tranchait par ses couleurs sur la grisaille moderne, on courut au moyen âge. Ce que le romantisme demande à l’histoire, c’est bien moins le spectacle d’un enchaînement organique que des impressions partielles et des sensations de dissonance. Or sur ce point jamais époque ne montra plus de richesses. Voltaire, qui avait l’instinct de tout, s’en est douté :

O l’heureux temps que celui de ces fables,
Des bons démons, des esprits familiers,
Des farfadets aux mortels secourables !
On écoutait tous ces faits admirables,
Dans son château près d’un large foyer…
On a banni les démons et les fées.
Sous la raison les grâces étouffées,
Livrent nos mœurs à l’insipidité ;
Le raisonneur tristement s’accrédite,
On court, hélas ! après la vérité :
Ah ! croyez-moi, l’erreur a son mérite.


Ne serait-ce pas curieux de rapprocher de ces jolis vers, faciles et coulans comme de la prose, cette pièce d’Alfred de Vigny, reproduisant le même thème en poésie :

Qu’il est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires,
Des histoires du temps passé,
Quand les branches d’arbre sont noires,
Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé !


Avouons-le cependant, il y avait dans tout cela bien du convenu et de l’étalage. Émigrations et conversions de fantaisie, toutes les écoles se ressemblent, et l’alexandrinisme qui florissait à Rome sous les Antonins, jouait alors son rôle sur les bords de la Seine. Les seuls naïfs étaient ceux qui manquaient de talent, les chefs n’obéissaient qu’à des amours de tête. Chateaubriand avait remis en vigueur l’oriflamme et « la foi de nos pères, » histoires de littérature où la religion de Bossuet et la tradition monarchique n’entraient pour rien. Lamartine inventait son christianisme lyrique à l’usage des salons, Hugo ne sortait plus des cathédrales, et Musset en proie à des élancemens de piétisme néo-païen, s’adonnait au péché pour mieux le maudire, soignant et dorlotant ses vices pour les mieux pleurer, et ne se lassant pas de prendre à partie Voltaire et de l’invectiver dans la langue de Candide ! Qu’est-ce que la foi quand il s’agit de question d’art et que peut-elle sans le génie ou le talent de l’artiste ? Parmi les épigones de Chateaubriand, on comptait nombre d’écrivains très sincèrement dévoués au trône et à l’autel, romanciers et poètes de bonne volonté, de vraie tendance : que sont devenus leurs ouvrages chargés de croyance et d’ennui, tandis que les cantiques de Lamartine et d’Alfred de Vigny, évangélistes bien mondains, ont traversé le temps ?

Tous s’affligeaient ; Jésus disait en vain : « Il dort. »
Et lui-même, en voyant le linceul et le mort,
Il pleura. — Larme sainte à l’amitié donnée,
Oh ! vous ne fûtes point aux vents abandonnée,
Des séraphins penchés l’urne de diamant,
Invisible aux mortels, vous reçut mollement,
Et comme une merveille au ciel même étonnante,
Aux pieds de l’Éternel vous porta rayonnante.


Vers charmans d’un merveilleux poème partout prôné, transcrit sur les albums, reproduit en illustrations, et qui pourtant au milieu de si brillans hommages, valut à son auteur une blessure d’amour-propre, dont vingt ans plus tard son cœur douloureux saignait encore. Un soir, chez la duchesse de R., devant une assemblée illustre où circulait d’avance un frémissement d’admiration, Alfred de Vigny s’apprêtait à lire son poème d’Éloa. Debout à la cheminée, l’air un peu penché, promenant sur l’auditoire un regard doux et magnétique, il venait de commencer, lorsque tout à coup une voix aiguë et zézayante perce le silence. On se retourne, on cherche des yeux le trouble-fête ; c’était le prince de X., qui du fond du salon interpellait la maîtresse de la maison en s’écriant de ce ton barbouillé propre aux races qui finissent : « Madame la duchesse, si vous nous faisiez donner des cartes, cela ne nous empêcherait pas d’entendre monsieur ! » Simple maladresse d’un sot qui, pas plus que cette larme divine, dans les vers que nous citions plus haut, ne fut abandonnée aux vents ! L’âme sensible du poète la recueillit précieusement et d’autant s’accrut le trésor de ses griefs, de ses amertumes. Qu’était-ce, après tout, que cette impertinence ? Un cri de caste inconscient et comme qui dirait rien ! Mais de combien de ces riens-là se compose une rancune devenue avec le temps indélébile et combien faut-il de rancunes pour faire une ces haines qui changent à certain jour les alliés en insurgés ? Ces sortes de boutades s’appelaient dans l’ancien régime des camouflets, et nous savons que Chateaubriand lui-même ne réussit pas toujours à les conjurer. Quant à Lamartine, lorsqu’il se détacha, il ne les comptait plus. Aussi, l’étonnement fut grand, au lendemain des journées de juillet, quand on vit tous ces aristocrates et néo-chrétiens de la veille passer à la révolution et à Voltaire. Nombre de gens crièrent au scandale. C’était en vérité prendre trop au sérieux le Pas d’armes du roi Jean, et les odes sur le Sacre de Charles X et sur la Naissance du duc de Bordeaux ! Mieux eût valu franchement reconnaître combien il était impossible à des esprits modernes de continuer à vivre en bonne intelligence avec les représentans d’un passé religieux et féodal qu’au demeurant nos romantiques français n’épousèrent jamais que de la main gauche et par pure prédilection d’artiste.

Sans aucun doute, le sentiment fut très complexe, et il n’y eut pas que de la littérature au fond de tout cela. C’était comme un souffle orageux de rénovation universelle qui secouait, troublait, précipitait des générations vaguement averties par leur instinct que les diverses formes de l’idéal humain n’étaient plus en harmonie et que, de toutes parts, en religion comme en poésie, en industrie comme en politique, une synthèse nouvelle était attendue. On en avait assez de l’ordre établi ; on voulait sortir de cette atmosphère étroite et renfermée, voir du pays et se retremper dans l’air du dehors. Si l’effort principal porta sur la littérature, c’est que, de ce côté seulement, le progrès n’avait rien amené et qu’en dépit des conquêtes de 89, les vieux préjugés restaient intacts ; une monarchie de neuf siècles avait pu s’écrouler, mais le règne des trois unités continuait à sévir en compagnie du vieil alexandrin, classique et symétrique à césure bien pondérée et des « mots nobles pouvant se dire devant des princes, » ainsi que l’exigeait Voltaire. Le mouvement fut donc révolutionnaire au premier chef, et comme tel panaché, entaché de contradictions et d’antithèses : des principes de morale équivoque, des paradoxes vigoureusement poussés, la crudité, la nudité dans la passion côte à côte avec le mysticisme, de la déclamation à chaque instant ; un art immense. A la période cynique de Voltaire, jetant à bas et niant tout idéal, devait succéder une période altérée d’idéal et de contemplation ; mais en attendant, les générations nouvelles tenaient à ne rien perdre des folles voies du vice, on voulait ceci sans renoncer à cela, et l’on ne trouva point mieux que d’idéaliser le dévergondage, les vices monstrueux et les jouissances colossales. Là se marque le trait de jonction du romantisme avec le saint-simonisme déjà incipient vers cette époque. Jusqu’alors, la charité privée et les institutions de bienfaisance avaient passé aux yeux des philanthropes pour des moyens efficaces de venir en aide aux classes déshéritées : le socialisme moderne inventa le droit à la jouissance, droit proportionnel en tous cas, mais que les romantiques, apologistes exclusifs de la passion, mesurèrent à l’envergure de leurs héros, d’où il advint que le génie eut d’emblée tous les droits et que l’homme de complexion moindre fut jeté par-dessus bord aux applaudissemens de la galerie. Ainsi s’explique cette ère de persécution contre « le bourgeois » qui date de la première représentation d’Hernani et que les derniers survivans de Théophile Gautier, de Gérard de Nerval et de Flaubert mènent encore. Car ce qu’il faut se garder d’oublier, c’est que, si Don Juan, — le Don Juan de Mozart, de Byron, d’Hoffmann, d’Alfred de Musset et de bien d’autres, — fut le héros par excellence de cette grande épopée romantique, c’est que, parmi les diverses créations de l’humain cerveau, il n’en existe pas une qui soit faite pour revendiquer de plus haut et à travers tout comme légitime ce droit à la jouissance. Romantisme et saint-simonisme avaient donc leurs raisons de rimer ensemble, et c’est un fait déjà intéressant, presque omineux, de voir sitôt après la révolution de juillet le Globe, organe de la jeune école littéraire passer aux mains des nouveaux réformateurs de la société. « Affranchissement de l’esprit, » disaient les uns ; « émancipation de la chair, » prêchaient les autres ; témoignant ainsi qu’en ce qui regarde les actes de l’existence, esprit et matière sont bien forcés de s’entendre pour marcher d’accord, sans quoi notre pauvre monde serait mort depuis longtemps, n’en déplaise aux intransigeans du naturalisme.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Où, de 1840 à 1848, Loève-Veimars exerça les fonctions de consul-général, imitant en cela son ami et confrère Beyle-Stendhal, qui également avait voulu représenter un tantinet la France en Italie ; car, depuis les prouesses élégantes de Lamartine à Florence, c’était le bel air parmi nos écrivains de qualité de sen aller à l’extérieur jouer au diplomate.
  2. Lettre au comte Edouard de La Grange ; 7 avril 1829.
  3. Si l’on aimait les parallèles, on trouverait pourtant que Sainte-Beuve remplit le rôle de Schlegel, et l’auteur du Tableau de la littérature française, des Consolations et de Volupté, — poète, à la fois critique et romancier, — fournirait au besoin, dans le cabinet d’un amateur de curiosités littéraires, un pendant à l’auteur du Cours de littérature ancienne et moderne, d’Alarcos et de Lucinde. Mais là s’arrêterait l’analogie ; car la levée de combat allemande, très riche en lieutenans et capitaines, n’eut pas de général en chef qui puisse être mis à côté de Victor Hugo, — Schiller et Goethe s’étant, de parti-pris, tenus à l’écart et souvent même montrés hostiles.
  4. Voyez la Revue du 15 décembre 1880.
  5. Le même ingénieux esthéticien, parlant de Lamartine, du mouvement et de la couleur de ses idées, écrira, toujours avec cette admirable frivolité d’observation : « On dirait que tout cela ne vient pas de lui et que c’est le temps qui le lui prête. » Devant de pareils jugemens, les bras vous tombent : le poète le plus doué des dons singuliers de la nature et de Dieu, Lamartine empruntent, tout à son temps ! ne serait-ce pas le cas de s’écrier avec Sainte-Beuve : « Il n’entend rien à la Grèce ! » et qu’il y a en toute chose un souffle printanier et sacré que le simple dilettante ne sent pas ?
  6. Un ouvrage publié vers 1863, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, renferme là-dessus d’intéressans détails, et notamment le récit d’un dîner où, par l’entremise du baron Taylor, le célèbre tragédien et Victor Hugo se rencontrèrent. La scène est caractéristique : Talma, vieilli, attristé, se répand en amertumes sur les misères de sa profession et l’impuissance des auteurs de son temps. Applaudi et traité presque en ami par l’empereur, il lui avait demandé la croix, et l’empereur n’avait pas osé la lui donner ; même dans son métier il n’était arrivé à rien, et jamais il n’avait eu un vrai rôle : « La tragédie, c’est beau, c’est noble, c’est grand ; j’aurais voulu autant de grandeur avec plus de réalité, un personnage qui eût la variété et le mouvement de la vie, qui ne fut pas tout d’une pièce, qui fût tragique et familier, un roi qui fût un homme. — M’avez-vous vu dans Charles VI ? J’ai fait de l’effet en disant : « Du pain ! je veux du pain ! » C’est que le roi n’était plus là dans une souffrance royale, il était dans une souffrance humaine. C’était tragique et c’était vrai, c’était un roi et c’était un mendiant. La vérité, voilà ce que j’ai cherché toute ma vie ; mais que voulez-vous ! je demande Shakspeare, on me donne Ducis ! A défaut de vérité dans la pièce, j’en ai mis dans le costume, j’ai joué Marius jambes nues ; personne ne sait ce que j’aurais été si j’avais trouvé l’auteur que je cherchais. Vous, monsieur Hugo, qui êtes jeune et hardi, vous devriez me faire un rôle… »
  7. « Je suis d’accord avec vous que Victor Hugo est l’aigle, nous disait un jour Lamartine, sur ce ton de plaisanterie familière qu’il prenait volontiers. — Vous me concédez que je suis le cygne ; mais notre ami Vigny, qu’en ferons-nous ? Parlez-vous même, voyons : nommez l’oiseau ! »
  8. Dumas s’est-il souvenu de cette scène en écrivant la Princesse de Bagdad ? Et quand cela serait, qui le lui reprocherait ? « Ah ! c’est vrai, le fameux million ! le tentateur de l’heure présente, le tabernacle du veau d’or ! — Eh bien ! voyons-le… C’est vraiment beau comme tout ce qui à une force. Il y a là l’ambition, l’espérance, le rêve, l’honneur et le déshonneur, la perte et le salut de centaines, de millions de créatures peut-être ! » J’éprouve un certain plaisir à détacher de la Princesse de Bagdad cette fière apostrophe. Chute, tant qu’on voudra ; mais des chutes pareilles, il n’y on a que pour les forts. Tomber au théâtre n’est rien, la grande affaire est de ne point déchoir et l’impression générale qui se dégage de la Princesse de Bagdad comme de la Femme de Claude, — deux chutes enviables ! — est, en laissant d’ailleurs subsister les critiques, — une impression d’accroissement dans la puissance.
  9. Ou du moins ne connaissaient-ils qu’un surnaturel de sacerdoce et tout superstitieux, un surnaturel d’état. Tacite est plein de miracles, de prédictions et d’apparitions ; le pieux et prudent Virgile n’ose pas prononcer le nom de Lucrèce et se borne à l’estimer heureux « d’avoir connu le fond des choses ; » Horace, au milieu des exorcismes qu’il lance contre Canidie, laisse voir la peur bleue que la terrible sorcière lui inspire, et son transport déclamatoire trahit son effroi. Mais tout cela n’a rien à faire avec les forces élémentaires, avec le sens caché, scientifique de la nature : magnétisme, somnambulisme et démonisme, dont Shakspeare seul avait eu le pressentiment.