Imprimerie Courvoisier (p. 5-10).

I


La réalisation des idées contenues dans les pages qu’on va lire, ne peut s’obtenir qu’au moyen d’un mouvement révolutionnaire.

Il ne manque pas de gens qui se disent socialistes, et qui prétendent que la transformation sociale doit s’opérer par degrés, sans brusques secousses ; l’idée d’une révolution qui se donnerait pour programme de changer du jour au lendemain les bases de l’ordre établi, est contraire à la nature même des choses, disent-ils ; le progrès lent et continu, voilà la loi du développement humain, loi que nous enseigne l’histoire et à laquelle des impatients, avides de coups de théâtre et de changements à vue, se flatteraient en vain de soustraire la société moderne.

Ceux qui raisonnent ainsi confondent deux choses très différentes.

Certes, ce n’est pas nous, matérialistes, qui méconnaîtrons cette grande vérité, la base même de notre théorie sur le développement des êtres animés : à savoir que les changements, dans la nature, ne s’opèrent point par brusques sauts, mais par un mouvement continu et presque insensible. Nous savons que ce n’est pas en un jour que l’homme est sorti de l’animalité, et que tout changement, tout progrès demande du temps pour s’accomplir.

Cette loi s’applique aujourd’hui même sous nos yeux : la société moderne subit une transformation lente ; des idées nouvelles s’infiltrent dans les masses, des besoins nouveaux réclament satisfaction, de nouveaux et puissants moyens d’action sont mis tous les jours à la disposition de l’humanité. Cette transformation s’accomplit peu à peu, c’est une évolution insensible et graduelle, tout-à-fait conforme à la théorie scientifique ; mais, chose dont ceux à qui nous répondons ici ne tiennent pas compte, l’évolution en question n’est pas libre ; elle rencontre une opposition souvent violente ; les intérêts anciens qui se trouvent lésés, la force de résistance qu’oppose l’ordre établi, mettent obstacle à l’expansion normale des idées nouvelles ; celles-ci ne peuvent se produire à la surface, elles sont refoulées, et leur opération, au lieu d’être complète, est forcément réduite à un travail de transformation intérieure, qui peut durer de longues années avant de devenir apparent. Extérieurement, rien ne semble changé ; la forme sociale est restée la même, les vieilles institutions sont debout ; mais il s’est produit, dans les régions intimes de l’être collectif, une fermentation, une désagrégation qui a altéré profondément les conditions mêmes de l’existence sociale, en sorte que la forme extérieure n’est plus l’expression vraie de la situation. Au bout d’un certain temps, la contradiction devenant toujours plus sensible entre les institutions sociales, qui se sont maintenues, et les besoins nouveaux, un conflit est inévitable : une révolution éclate.

Ainsi, l’œuvre de transformation a été bien réellement graduelle et progressive ; mais, gênée dans ses allures, elle n’a pu s’accomplir d’une façon régulière et modifier au fur et à mesure les organes sociaux ; elle reste forcément incomplète, jusqu’au jour où les forces nouvelles se trouvant, par une accumulation successive d’accroissements constants, en état de surmonter la résistance des forces anciennes, une crise se produit, et les obstacles sont emportés.

Ce n’est pas en un jour que le flot grossit au point de rompre la digue qui le contient ; l’eau monte par degrés, lentement ; mais une fois qu’elle a atteint le niveau voulu, la débâcle est subite, et la digue s’écroule en un clin d’œil.

Il y a donc deux faits successifs, dont le second est la conséquence nécessaire du premier : d’abord, la transformation lente des idées, des besoins, des moyens d’action au sein de la société ; puis, quand le moment est venu où cette transformation est assez avancée pour passer dans les faits d’une manière complète, il y a la crise brusque et décisive, la révolution, qui n’est que le dénouement d’une longue évolution, la manifestation subite d’un changement dès longtemps préparé et devenu inévitable.


Il ne viendra à l’esprit d’aucun homme sérieux d’indiquer à l’avance les voies et moyens par lesquels doit s’accomplir la révolution, prologue indispensable de la rénovation sociale. Une révolution est un fait naturel, et non l’acte d’une ou de plusieurs volontés individuelles : elle ne s’opère pas en vertu d’un plan préconçu, elle se produit sous l’impulsion incontrôlable de nécessités auxquelles nul ne peut commander.

Qu’on n’attende donc pas de nous l’indication d’un plan de campagne révolutionnaire ; nous laissons cet enfantillage à ceux qui croient encore à la possibilité et à l’efficacité d’une dictature personnelle pour accomplir l’œuvre de l’émancipation humaine.

Nous nous bornerons à indiquer brièvement quel est le caractère que nous désirons voir prendre à la révolution, pour éviter qu’elle ne retombe dans les errements du passé.

Ce caractère doit être avant tout négatif, destructif. Il ne s’agit pas d’améliorer certaines institutions du passé pour les adapter à une société nouvelle, mais de les supprimer. Ainsi, suppression radicale du gouvernement, de l’armée, des tribunaux, de l’église, de l’école, de la banque, et de tout ce qui s’y rattache.

En même temps, la révolution a un côté positif : c’est la prise de possession des instruments de travail et de tout le capital par les travailleurs.

Nous devons expliquer comment nous entendons cette prise de possession.


Parlons d’abord de la terre et des paysans.

Dans plusieurs pays, mais particulièrement en France, les bourgeois et les prêtres ont cherché à tromper et à effrayer les paysans, en leur disant que la révolution voulait leur prendre leurs terres.

C’est là un indigne mensonge des ennemis du peuple. La Révolution veut faire tout le contraire : elle veut prendre les terres des bourgeois, des nobles et des prêtres, pour les donner à ceux des paysans qui n’en ont pas.

Si une terre appartient à un paysan, et que ce paysan la cultive lui-même, la révolution n’y touchera pas. Au contraire, elle lui en garantira la libre possession, et l’affranchira de toutes les charges qui pesaient sur elle. Cette terre qui payait l’impôt au fisc, et qui était grevée de lourdes hypothèques, la révolution l’émancipera comme elle émancipe le travailleur : plus d’impôts, plus d’hypothèques ; la terre est redevenue libre comme l’homme !

Quant aux terres des bourgeois, des nobles, du clergé, aux terres que le pauvre peuple des campagnes a cultivées jusqu’à ce jour pour ses maîtres, celles-là la révolution les reprend à ceux qui les avaient volées, et elle les rend à leurs propriétaires légitimes, à ceux qui les cultivent.

Comment la révolution fera-t-elle pour enlever la terre à la bourgeoisie, aux exploiteurs, et pour la donner aux paysans ?

Jusqu’à présent, quand les bourgeois faisaient une révolution politique, quand ils exécutaient un de ces mouvements dont le résultat était seulement un changement de maîtres pour le peuple, ils avaient l’habitude de publier des décrets annonçant au pays la volonté du nouveau gouvernement ; le décret était affiché dans les communes, et le préfet, les tribunaux, le maire, les gendarmes, le faisaient exécuter.

La révolution vraiment populaire ne suivra pas cet exemple ; elle ne rédigera pas de décrets, elle ne réclamera pas les services de la police et de l’administration gouvernementale. Ce n’est pas avec des décrets, avec les paroles écrites sur du papier, qu’elle veut émanciper le peuple, mais avec des actes.

Ainsi, paysans, si des gens viennent vous dire :

« Qui vous a permis d’agir ? qui vous a donné le droit de prendre des terres ? attendez le décret du gouvernement révolutionnaire ! »

Regardez ces gens-là comme des imbéciles ou comme des traîtres : car la Révolution n’aura point de gouvernement, la Révolution ne rédigera point de décret.

Dès que le tocsin de la Révolution aura sonné, agissez, comme l’ont fait les paysans français en juillet 1789, sans attendre les ordres de personne. Prenez possession de vos terres, de ces terres que depuis tant de siècles vos ancêtres ont arrosées de leurs sueurs, et une fois que vous les tiendrez, ne les lâchez plus, et faites-vous tuer jusqu’au dernier avant de laisser reprendre par vos exploiteurs ce sol qui est à vous et que la révolution vous restitue.

Ce que nous disons aux paysans, nous le disons également aux ouvriers. La prise de possession immédiate des ateliers, des machines, des matières premières, des immeubles, de tout le capital en un mot, doit être exécutée directement par les travailleurs ; qu’ils n’attendent pas qu’un pouvoir quelconque vienne consacrer leurs droits par des décrets ; qu’ils les affirment eux-mêmes, et sur-le-champ, par des actes.

Ainsi, tandis que la Révolution jacobine tient le peuple en tutelle et substitue à sa volonté celle d’un gouvernement, la révolution telle que nous espérons la voir s’accomplir, n’est autre chose que l’exécution directe des volontés des groupes de travailleurs par les intéressés eux-mêmes.

Prenant pour point de départ le fait révolutionnaire, qui aura remis le capital entre les mains du travail qui l’a produit, nous allons maintenant exposer l’organisation qui, selon nous, doit spontanément éclore de la nécessité même des choses au sein de la société révolutionnée.