Idées républicaines, augmentées de remarques/Texte entier

IDÉES.

I.

Le pur deſpotiſme eſt le châtiment de la mauvaiſe conduite des hommes. Si une communauté d’hommes eſt maîtriſée par un ſeul ou par quelques-uns, c’eſt viſiblement parce que elle n’a eu ni le courage ni l’habileté de ſe gouverner elle-même.

REMARQUES.

I.

UN eſſain d’Auteurs ſortis du ſein d’une nouvelle Philoſophie, la gloire du XVIII. Siécle, s’empreſſe de tirer le genre humain des préjugés & des erreurs qui l’égarent. Raiſon nouvelle, nouvelles idées, nouvelle maniere de raiſonner, nouvelle application des termes, tout eſt neuf juſqu’au bon ſens : chaque production, chaque ouvrage eſt un nouveau raion de lumiere. Quel heureux préſage du changement ſalutaire qui va s’opérer dans l’Univers ?

M. D. Volt… qui depuis long-tems a dévoué ſa plume à ce bienfait commun, eſſaie par ſon début de nous détromper ſur l’origine & la cauſe des Gouvernements politiques régis par les Loix & ſoumis à l’autorité d’un ſeul où de pluſieurs, qu’il lui

II.

Une ſocieté d’hommes gouvernée arbitrairement, reſſemble parfaitement à une troupe de bœufs mis ou joug pour le ſervice du maître. Il ne les nourrit qu’afin qu’ils ſoient en état de le ſervir, il ne les panſe dans leurs maladies, qu’afin qu’ils lui ſoient, utiles en ſanté. Il les engraiſſe pour ſe nourrir de leur ſubſtance, & il ſe ſert de la peau des uns pour atteller les autres à la charrue.

II.

Le parallele d’hommes vivans ſous un Gouvernement arbitraire avec une troupe de bœufs attelés, a pu très-naturellement ſe préſenter dans l’eſprit d’un homme accoutumé à ſaluer ſes chevaux, lorſqu’il les va voir dans ſon écurie, & qui ne met point de différence entre les facultés de l’eſprit humain & l’adreſſe d’un chien de chaſſe[1].

Auroit-on beſoin d’obſerver que la comparaiſon dont ſe ſert M. D. V. n’eſt pas moins fauſſe qu’injurieuſe à l’humanité.

Un Gouvernement deſpotique ou arbitraire laiſſe aux ſujets la liberté de jouir de quelques avantages qui leur ſont propres ; l’Hiſtoire de l’Empire Turc en offre la preuve.

III.

Un peuple eſt ainſi ſubjugué, ou par un compatriote habile qui a profité de ſon imbécillité & de ſes diviſions ; ou par un voleur appellé Conquérant, qui eſt venu avec d’autres voleurs s’emparer de ſes terres, qui a tué ceux qui ont réſiſté & qui a fait ſes eſclaves des lâches auxquels il a laiſſé la vie.

III.

Quelques Peuples ont été ſubjugués par des Deſpotes à la faveur de leur imbécillité & de leurs diviſions, mais l’établiſſement primitif de l’Etat Monarchique que l’Auteur tache de rendre odieux, n’annonce rien de ſemblable. L’on inſiſteroit inutilement ſur le beſoin d’une autorité légitime, eſſentielle à la tranquillité des hommes. C’eſt une vérité très-connue. Diſons

IV.

Ce voleur qui méritoit la roue, s’eſt fait quelquefois dreſſer des autels. Le peuple aſſervi a vu dans les enfants du voleur, une race de Dieux ; ils ont regardé l’examen de leur autorité comme un blaſphême & le moindre effort pour la liberté comme un ſacrilege.

IV.

M. D. V. a bonne grace de condamner ce conquérant, ce voleur à la roue. J’ai lu quelque part une réflexion fort ſenſée, la voici : Un malheureux preſſé par l’indigence porte une main avide ſur la ſubſtance du riche ; on le juge indigne de vivre : Un philoſophe moderne conſacre ſon loiſir & ſes talents à détruire le principe des mœurs, à ravir aux hommes l’eſpérance d’une vie meilleure, à leur ôter tout ſentiment de Chriſtianiſme, ſeules reſſources capables d’adoucir les peines de celle-ci ; il vit tranquille.

Au ſurplus que pouvoit faire de mieux le peuple aſſervi, que de reſpecter dans la poſtérité du Conquérant qui les a ſoumis, une race de Dieux ? Les Livres Saints préſentent les Rois comme des Dieux placés ſur la terre au deſſus des autres mortels. Cette auguſte idée accoutume les hommes à vénérer ſur le front des Princes le caractere d’une autorité divine dans ſon principe, quelque fois uſurpée, conſentie par le peuple, légitimée par une poſſeſſion paiſible, étaiée enfin par le droit naturel.

V.

Le plus abſurde des Deſpotiſmes, le plus humiliant pour la nature humaine, le plus contradictoire, le plus funeſte, eſt celui des prêtres, & de tous les empires ſacerdotaux, le plus criminel eſt ſans contredit celui des prêtres de la religion chrétienne. C’eſt un outrage fait à notre Évangile, puiſque Jeſus dit en vingt endroits : il n’y aura parmi vous ni premier ni dernier ; mon Royaume n’eſt pas de ce monde ; le Fils de l’Homme n’eſt pas venu pour être ſervi, mais pour ſervir, &c.

V.

Voici certainement un Coq-à-l’âne des plus heureux ; l’on ne connoiſſoit pas encore ce talent à M. D. V. Quoi, les Prêtres, les Miniſtres de la Religion Chrétienne coupables d’un Deſpotiſme humiliant pour les hommes, contradictoire, funeſte, criminel ! riſum teneatis amici ; c’eſt la fable de celui qui voioit un animal dans la Lune. Si jamais Ecrivain a pris un ton de Deſpote dans la République des Lettres, c’eſt celui-ci. Ne voudroit-il pas nous faire paſſer pour des Hurons ou des Iroquois auxquels il prétend préſenter les Miniſtres du Sacerdoce

VI.

Lorſque notre Evêque, fait pour ſervir, & non pour être ſervi, fait pour ſoulager les pauvres, & non pour dévorer leur ſubſtance, fait pour catéchiſer, & non pour dominer, oſa dans des tems d’anarchie, s’intituler Prince de la ville dont il n’étoit que le paſteur ; il fut manifeſtement coupable de rebellion & de tirannie.

VI.

L’on ne devoit pas attendre qu’après avoir vomi ſon fiel & ſon amertume contre les Miniſtres de Jeſus-Chriſt, De Volt. épargnat un Evêque. L’Evêque de Geneve eſt un Tiran, les premiers ſont des Deſpotes, la différence n’eſt pas extrême, mais il étoit juſte que le Prélat eut une diſtinction marquée ; perſonne ne l’auroit ſi heureuſement trouvé que l’Auteur dans la qualité de Rebelle. Cependant comme l’on peut hardiment contredire M. D. V. ſans craindre de combatte la vérité, on lui ſoutient que les Evêques de Geneve ne furent jamais ni Tyrans, ni Rebelles. Le rebelle eſt celui qui refuſe d’obéir à ſon Souverain : le tiran abuſe de ſon autorité & mépriſe les Loix pour vexer ſes ſujets. A ces deux traits reconnoitra-t-on l’hiſtoire des Evêques de Geneve.

Cette ville ayant paſſé dans la dépendance de l’Empire, l’adminiſtration de ſon Gouvernement fut fixée au X. ſiecle par la conceſſion des Empereurs de la maniere qu’elle étoit exercée depuis quelque tems par l’Evêque. Il ne paroit pas que les Citoyens y euſſent quelque part marquée. Les Actes publics de ces tems là ne dépoſent qu’en faveur de l’autorité Epiſcopale. La juriſdiction temporelle de l’Evêque fut confirmée par une Bulle de l’Empereur Fréderic I. en faveur d’Ardutius. La ſouveraineté du Prélat n’altéroit point les franchiſes dont Geneve jouiſſoit en qualité de Ville Impériale. La maniere même dont ils en uſerent ſervit à étendre la liberté du Gouvernement. Ce fut l’éfet des événemens qui intéreſſoient les droits eſſentiels des Citoyens, & dont les Evêques ne vouloient pas prendre l’iſſue ſur eux ſeuls. L’on convoquoit le Conſeil général, plus nombreux alors qu’il n’eſt aujourd’hui, parce qu’il n’étoit pas Repréſentant ; & ces aſſemblées générales que les affaires de l’Etat rendoient plus fréquentes, partagerent inſenſiblement la juriſdiction temporelle entre l’Evêque & le Peuple, ou plûtôt elle leur devint commune, à quelques privileges près réſervés à l’Evêque qui lui conſervoient la qualité de Souverain ; & ſous l’harmonie de leur juriſdiction chacun vivoit content & par conſéquent heureux. La qualité de Prince s’allioit parfaitement avec les devoirs de Paſteur : le Paſteur paiſſoit ſes ouailles, & le Prince veilloit ſur le bien de ſes ſujets.

Au reſte nous verrons toujours avec ſatisfaction rapprocher du portrait d’un parfait Evêque tracé de la main de l’Auteur, les vertus qui caractériſent le reſpectable Prélat qui remplit le ſiege de l’Egliſe de Geneve.

VII.

Ainſi les Evêques de Rome qui avoient donné les premiers cet exemple fatal, rendirent à la fois & leur domination & leur ſecte odieuſe dans la moitié de l’Europe ; ainſi pluſieurs Evêques en Allemagne devinrent quelquefois les oppreſſeurs des peuples dont ils devoient être les peres.

VII.

La gradation conduit M. D. V. aux Papes Evêques de Rome. L’iniquité de ſa cenſure ne nous montre encore ici que des Rebelles & des Tirans ; un trait de lumiere puiſé dans les vraies ſources de l’hiſtoire ſuffira pour l’écarter.

Deux cauſes ont préparé les révolutions de Rome ſous le régne des Empereurs de Conſtantinople. La foibleſſe de l’Empire & la négligence des Empereurs. Dès le VIII. Siécle les Papes étoient devenus comme le rampart de l’Italie contre le progrès des armes des Lombards ; ils épuiſoient leurs richeſſes, expoſoient leur vie pour conſerver la capitale & les provinces ſous l’obéiſſance du Souverain. Mais enfin abandonné par les Empereurs & trop foible pour réſiſter plus long-tems à la fureur d’une Nation barbare le Pape Etienne III. de concert avec les Romains implora la protection de Pepin Roi de France[2]. Ce Prince paſſe en Italie, enleve aux uſurpateurs les Provinces & les Villes qu’ils avoient envahies. Maître de ces Etats par le droit des conquêtes il les cede à l’Egliſe Romaine par une donation ſolemnelle. Charlemagne qui mit fin au Royaume des Lombards confirma cette ceſſion & étendit le domaine des Souverains Pontifes[3].

Les Romains virent ſans jalouſie la puiſſance temporelle des Papes : ils s’y ſoumirent avec joye. Dans ſa formation ou dans ſes progrès l’on n’apperçoit aucun veſtige d’injuſtice ni de tirannie. Il n’eſt point de ſouveraineté qui ſe ſoit formée & augmentée par une voye plus douce, plus flatteuſe, plus honorable.

La ſouveraineté de quelques Evêques en Allemagne fut également l’effet de la conceſſion de l’Empereur Charlemagne. Ce fut de la part de ce Prince le trait d’une ſage politique : par ce moyen il ſut affermir l’Egliſe & l’Empire contre l’invaſion des nations infidelles. Ses Succeſſeurs uſerent de la même politique avec le même ſuccès. Il eſt vrai que quelques-uns de ces Prélats ont quelquefois opprimé leurs ſujets : l’Hiſtoire ne les a pas épargnés ; mais elle les reconnoît pour de légitimes Souverains. L’on a déja remarqué les erreurs de M. D. V. ſur l’Hiſtoire, l’on vient d’en obſerver de nouvelles ; toute la différence qu’on trouve entre les unes & les autres, c’eſt que les premieres ont été l’effet de l’ignorance ou de la mauvaiſe foi, celles-ci ont pour principe l’irréligion.

VIII.

Pourquoi eſt-il dans la nature de l’homme d’avoir plus d’horreur pour ceux qui nous ont ſubjugués par la fourberie, que pour ceux qui nous ont aſſervis par les armes ? C’eſt que du moins il y a eu du courage dans les tirans qui ont dompté les hommes ; il n’y a eu que de la lâcheté dans ceux qui les ont trompés. On hait la valeur des Conquérants, mais on l’eſtime ; on hait la fourberie, & on la mépriſe. La haine jointe au mépris, fait ſecouer tous les jougs poſſibles.

VIII.

Ne pourrions-nous point demander à notre tour pourquoi il eſt dans la nature de l’honnete homme d’éprouver plus de mépris, plus d’indignation & d’horreur pour celui qui paſſe ſa vie à préparer dans ſon cabinet les moiens de répandre dans les cœurs le poiſon de l’impiété & du libertinage, que pour un malheureux qui vit de vols & de rapines ? C’eſt que du moins les pertes que cauſent les déſordres d’un brigand, ne ſont pas irréparables. D’ailleurs l’on ſait qu’une occaſion dangereuſe ſuffit à un mauvais penchant ; que quelquefois la néceſſité le force : le coupable en eſt la victime ; on le plaint, on déplore ſon ſort. Dans un Ecrivain jaloux d’occuper une des premieres places dans le Temple de la Philoſophie moderne, l’on découvre une ſotte confiance qui prétend abuſer de la crédulité du lecteur ; de là le mépris : une orgueilleuſe affectation de préſenter des ſiſtêmes impies, mal concertés, comme une nouvelle lumiere née pour le bonheur de l’humanité, de là l’indignation : une paſſion dominante pour anéantir ce que l’homme a de plus précieux, l’innocence & la vertu, la foi & la Religion, de là l’horreur ; & l’on finit par regarder cet auteur comme un fleau, comme la peſte du genre humain.

IX.

Quand nous avons détruit dans notre ville une partie des ſuperſtitions papiſtes, comme l’adoration des cadavres, la taxe des péchés, l’outrage fait à Dieu de remettre pour de l’argent les peines dont Dieu menace les crimes, & tant d’autres inventions qui abrutiſſoient la nature humaine ; lorſqu’en briſant le joug de ces erreurs monſtrueuſes, nous avons renvoyé l’Evêque papiſte qui oſoit ſe dire notre Souverain, nous n’avons fait que r’entrer dans les droits de la raiſon & de la liberté dont on nous avoit dépouillés.

IX.

L’on voit bien que M. D. V. s’entend mieux à faire l’Acteur ſur un théatre, qu’à jouer un perſonnage dans un écrit. Il a voulu répréſenter ici le Proteſtant, mais ſa plume n’a ſu en imiter le ſtile. Les Proteſtans inſtruits & qui ne cherchent point à déguiſer les dogmes de la Foi Catholique, ſont revenus de ces fauſſes & groſſieres imputations que les Miniſtres de la réforme naiſſante n’ont emploiées que pour donner des prétextes à la ſéparation. Le Miniſtre Claude n’oſa s’en ſervir dans la conférence avec le célébre Boſſuet. Les perſonnes éclairées parmi les Proteſtans ſavent que nous n’adorons ni les Images, ni les Reliques, ni les Saints ; que l’Egliſe Catholique enſeigne que la vraie pénitence eſt le ſeul prix auquel eſt accordée la rémiſſion des péchés ; que la taxe des péchés c’eſt la meſure d’une pénitence proportionnée. Il étoit réſervé à la nouvelle Philoſophie de délivrer la nature humaine du prétendu abrutiſſement ſi humiliant auquel la Religion l’avoit livrée ; pour ajouter, s’il ſe peut, à la gloire de M. D. V. nous le reconnoîtrons avec le Public pour l’Oracle d’une ſi ſublime Philoſophie ; mais malheureuſement pour lui l’on trouve une grande oppoſition entre l’Oracle des Philoſophes & l’Oracle de la ſageſſe & de la raiſon.

X.

Nous avons repris le gouvernement municipal, tel à peu près qu’il l’étoit ſous les Romains, & il a été illuſtré & affermi par cette liberté de notre ſang. Nous n’avons point connu cette diſtinction odieuſe & humiliante de nobles & de roturiers, qui dans ſon origine ne ſignifie que Seigneurs & eſclaves. Nés tous égaux, nous ſommes demeurés tels : & nous avons donné les dignités, c’eſt-à-dire les fardeaux publiques, à ceux qui nous ont paru les plus propres à les ſoutenir.

X.

L’égalité eſt l’ame d’un Gouvernement populaire : plus il rapproche les rangs des Citoyens, moins il laiſſe d’ouverture à la jalouſie & aux diſſentions. Si malgré la ſageſſe de ſes diſpoſitions, les diviſions s’élevent, c’eſt que les meilleurs réglemens ne peuvent pourvoir à tous les cas. Les Loix laiſſent toujours quelque choſe à faire à ceux qui en ſont dépoſitaires. Le but que nous nous ſommes propoſé, ne nous permet pas d’aller plus loin ſur ce ſujet. Cependant nous obſerverons que la forme de l’adminiſtration de la République avant la révolution de 1535. différoit peu de celle qu’elle a pris après cet événement, & que ſous le régne des Evêques l’on ne voit point qu’il y ait eu des diſputes entre les différents ordres qui la compoſent, ou s’il en eſt arrivé, elles ne font pas de ſenſation dans l’hiſtoire. Alors comme aujourd’hui les Citoyens étoient libres, de plus ils étoient Catholiques. L’intérêt de la liberté, le bien du gouvernement réuniſſoit l’Evêque & les Citoyens dans le même point de vue, & l’on goutoit les doux fruits de la paix.

XI.

Nous avons inſtitué des prêtres, afin qu’ils fuſſent uniquement ce qu’ils doivent être, des précepteurs de morale pour nos enfans. Ces précepteurs doivent être payés & conſidérés, mais ils ne doivent prétendre ni juriſdiction, ni inſpection, ni honneurs ; ils ne doivent en aucun cas s’égaler à la Magiſtrature. Une aſſemblée eccléſiaſtique qui préſumeroit de faire mettre à genoux un Citoyen devant elle, joueroit le role d’un pedant qui corrige des enfants, ou d’un tiran qui punit des eſclaves.

XI.

L’on ne ſait à qui M. D. V. fait plus d’honneur, à Meſſrs. les Miniſtres de Geneve qu’il préſente comme des Précepteurs donnés aux enfants des Citoyens, ou aux Citoyens qu’il regarde comme exempts du beſoin de l’inſtruction. Ce qui ſe paſſa au Synode de Dordrecht & la pratique des Conſiſtoires Proteſtans ne s’accorde guere avec ce qui eſt dit dans le reſte de cette maxime.

XII.

C’eſt inſulter la raiſon & les Loix, de prononcer ces mots : gouvernement civil & eccléſiaſtique. Il faut dire, gouvernement civil, & réglements eccléſiaſtiques ; & aucun de ces réglements ne doit être fait que par la puiſſance civile.

XII.

M. D. V. eſt ſans doute bien blamable d’avoir pris la plume ſi tard pour vanger la raiſon & les loix de l’inſulte qu’on leur a faite en abuſant d’un terme. L’on eut été embarraſſé du choix d’une expreſſion plus analogue. Il a prit ſoin de nous tirer de peine ; & nous l’apprend, il faut dire &c. le ton eſt un peu pédanteſque ; qu’importe on doit lui en ſavoir gré.

Nous ne nous arrêterons pas à établir le dogme de la puiſſance & de la juriſdiction que Dieu a données à ſon Egliſe. Il y a deux puiſſances qui embraſſent le Gouvernement du monde, écrivoit le Pape Gelaze à l’Empereur Anaſtaſe, l’autorité ſacrée des Evêques, & l’autorité Roiale[4]. Ce n’eſt pas parceque l’on veut ou que l’on ne veut pas, que les choſes ſont vraies ou qu’elles ne le ſont pas. La maniere de penſer ne peut rien ſur leur exiſtence.

XIII.

Le gouvernement civil eſt la volonté de tous exécutée par un ſeul, ou par pluſieurs en vertu des loix que tous ont portées.

XIII.

Nous laiſſons à la ſagacité de l’Auteur le ſoin d’appliquer au Gouvernement Monarchique la définition qu’il donne du Gouvernement Civil.

XIV.

Les loix qui conſtituent les gouvernements, ſont toutes faites contre l’ambition : on a ſongé partout à élever une digue contre ce torrent qui inonderoit la terre. Ainſi dans les Républiques les premieres loix reglent les droits de chaque corps ; ainſi les Roix jurent à leur couronnement de conſerver les privileges de leurs ſujets. Il n’y a que le Roi de Dannemarck dans l’Europe, qui par la loi même ſoit au deſſus des loix. Les Etats aſſemblés en 1660. le déclarerent arbitre abſolu. Il ſemble qu’ils prévirent que le Dannemarck auroit des Roix ſages & juſtes, pendant plus d’un ſiecle. Peut-être dans la ſuite des ſiecles faudra t-il changer cette loi.

XIV.

Notre Philoſophe moderne devient tout à coup un impitoiable cenſeur ; guindé ſur le haut de ſa philoſophie il contemple le monde moral & il n’y apperçoit que de l’ambition. Les richeſſes, les plaiſirs, les honneurs ſont les trois grands objets des paſſions. La ſévérité de la morale de M. D. V. ne ſe déclare que contre la paſſion des honneurs ; celle-ci ſeule lui paroit illégitime. Un Philoſophe voluptueux, riche & qui jamais n’a eu de part aux honneurs, eſt très-recevable à déclamer contre la ſoif des ambitieux ; plus raiſonnable en cela que l’ingrat Seneque qui dans le ſein de l’opulence emploioit ſa Rhétorique à décrier les richeſſes. Ingratis ſervire nefas.

Tous les Etats ne ſont pas expoſés aux mêmes maux, ni les hommes affectés des mêmes paſſions ; il eſt donc ridicule de dire que le principal objet des loix ſoit de modérer l’ambition c’eſt même des paſſions celle qu’elles ont le moins conſidérée. Le deſſein des loix en réglant les droits des corps dans chaque état, a été de mettre les privileges & les avantages des particuliers à l’abri des injuſtices de la cupidité dont les déſordres ſont mille fois plus dangereux, parce qu’ils peuvent être plus fréquents.

XV.

Des Théologiens ont prétendu que les Papes avoient de droit divin le même pouvoir ſur toute la terre, que les Monarques Danois ont ſur un petit coin de terre. Mais ce ſont des Théologiens… l’univers les a ſifflés hautement, & le Capitole a murmuré tout bas, de voir le moine Hildebrand parler en maître dans le Sanctuaire des loix, où les Catons, les Scipions & les Cicerons parloient en citoyens.

XV.

Il eſt très-faux que des Théologiens aient prétendu que le Pape a un pouvoir deſpotique, comme l’avance l’Auteur. Quelques-uns à la vérité ont porté trop loin l’étendue de ſa puiſſance temporelle : leur opinion ne peut tirer à conſéquence. Nous nous en tenons ſur cet article aux belles paroles du Pape St. Celeſtin. Notre devoir eſt de former notre conduite ſur les régles & de ne pas nous élever au deſſus des régles. (I. Epiſt. ad Illir. Epiſc.)

Le ſtile de l’Ecrivain eſt ici tout brillant d’antitheſes ; ſes réflexions n’en ſont pas plus juſtes. Les entrepriſes de Gregoire VII., connu avant ſon exaltation ſous le nom d’Hildebrand, furent hautement blamées ; lui-même en marqua du regret avant ſa mort, il agiſſoit par de bons motifs, mais il n’étoit pas infaillible.

XVI.

Les loix qui concernent la juſtice diſtributive, la juriſprudence proprement dite, ont été partout inſuffiſantes, équivoques, incertaines : parce que les hommes qui ont été à la tête des Etats, ſe ſont toujours plus occupés de leur intérêt particulier que de l’intérêt public. Dans les douze grands tribunaux de France, il y a douze juriſprudences différentes. Ce qui eſt vrai en Arragon devient faux en Caſtille ; ce qui eſt juſte ſur les rives du Danube, eſt injuſte ſur les bords de l’Elbe. Les loix romaines elles-mêmes qu’on reclame aujourd’hui dans tous les tribunaux, ont été quelquefois contradictoires.

XVI.

Il eſt beau de voir M. D. V. parler en docteur ès droit & faire le Juriſconſulte. C’eſt bien l’hiſtoire du Jardinier qui vouloit ſe mêler du gouvernement. Il ne lui reſtoit plus qu’à dédier ſes Idées aux douze Parlements de France.

Les Arrêts du Sénat, dit le ſavant Cujas, les Interprétations des Juriſconſultes qui compoſent la meilleure partie du Droit Romain, forment une Juriſprudence fixe & certaine. S’il eſt entr’elles quelques contradictions, elles ne ſont qu’apparentes : l’on découvre ſans obſcurité le ſens qui doit prévaloir[5]. Cette autorité vaut bien celle de M. D. V.

XVII.

Lorſqu’une loi eſt obſcure, il faut que tous l’interprétent, parce que tous l’ont promulguée : à moins qu’ils n’ayent chargé pluſieurs expreſſément d’interpréter les loix.

XVII.

L’interprétation d’une loi obſcure appartient ſans doute au Légiſlateur : mais ſi tous ceux qui en ont autoriſé la promulgation doivent l’interpréter, quelle évidence en réſultera-t-il ? A quelle interprétation donnera-t-on la préférence. Si tous ne peuvent ſe réunir dans une explication certaine, chacun aura droit de donner ſon ſentiment. Ce ſera l’Evangile livré à la manie de chaque eſprit particulier.

XVIII.

Quand les tems ont ſenſiblement changé, il y a des loix qu’il faut changer. Ainſi lorſque Triptoleme apporta l’uſage de la charrue dans Athenes il fallut abolir la police du gland. Dans les tems où les académies n’étoient compoſées que de prêtres, & qu’eux ſeuls poſſédoient le jargon de la ſcience, il étoit convenable qu’eux ſeuls nommaſſent tous les profeſſeurs ; c’étoit la police du gland ; mais aujourd’hui que les laïques ſont éclairés, la puiſſance civile doit reprendre ſon droit de nommer à toutes les chaires.

XVIII.

Voici enfin une vérité qui échappe à l’auteur : il eſt des loix qu’il faut changer ou réformer ſelon le beſoin des tems, l’on en convient ; mais pourquoi ſi peu de juſteſſe dans l’application de cette maxime ? dans ces ſiécles ſtériles où les Eccléſiaſtiques étoient les ſeuls ſavants, il pouvoit être convenable qu’ils nommaſſent aux chaires ; cependant les fondateurs ou leurs ſucceſſeurs jouiſſoient de leur privilége de nomination, ainſi qu’il étoit juſte. Par conſéquent, les droits de la puiſſance civile n’ont pu être expoſés à aucune difficulté. C’eſt donc à pure perte que l’Auteur fait parade de ſon érudition.

XIX.

La loi qui permettroit d’empriſonner un Citoyen ſans information préalable, & ſans formalité juridique, ſeroit tolérable dans un tems de trouble & de guerre ; elle ſeroit torſionnaire & tirannique en tems de paix.

XIX.

Si cette loi s’étendoit indifféremment à tous les cas, l’Auteur auroit raiſon ; elle ne ſeroit pas même tolérable dans un tems de trouble. Mais il eſt des momens critiques où le motif de la ſureté de tous, & l’intérêt de la vindicte publique doivent l’emporter ſur les priviléges & ſur toute autre conſidération, L’ordonnance criminelle de France, de Savoye &c. autoriſe dans ces cas le prompt ſaiſiſſement du coupable.

XX.

Une loi ſomptuaire qui eſt bonne dans une République pauvre & deſtituée des arts, devient abſurde quand la ville eſt devenue induſtrieuſe & opulente. C’eſt priver les artiſtes du gain légitime qu’ils feroient avec les riches ; c’eſt priver ceux qui ont fait des fortunes du droit naturel d’en jouir, c’eſt étouffer toute induſtrie, c’eſt vexer à la fois les riches & les pauvres.

XX.

M. D. V. attaque ici la loi la plus ſage, la plus avantageuſe de la police établie par la République ; & il ne voit pas la contradiction où il tombe : il ſuppoſe qu’autrefois Geneve étoit pauvre ; il la préſente aujourd’hui comme une Ville riche & induſtrieuſe ; en quoi il dit vrai. Cependant la loi ſomptuaire y exiſte dans ſa vigueur : donc cette loi ne met aucun obſtacle au progrès des arts, ni à l’avancement du commerce ; donc elle ne prive point l’artiſte de ſon gain légitime, ni les gens de fortune de leur bonheur : avec elle ſubſiſte également l’induſtrie : elle ne fait ſouffrir ni les pauvres ni les riches.

XXI.

On ne doit pas plus régler les habits du riche que les haillons du pauvre. Tout deux également Citoyens doivent être également libres. Chacun s’habille, ſe nourrit, ſe loge comme il peut. Si vous défendez au riche de manger des gélinotes, vous volez le pauvre qui entretiendroit ſa famille du prix du gibier qu’il vendroit au riche. Si vous ne voulez pas que le riche orne ſa maiſon vous ruinerez cent artiſtes. Le Citoyen qui par ſon faſte humilie le pauvre, enrichit le pauvre par ce même faſte, beaucoup plus qu’il ne l’humilie. L’indigence doit travailler pour l’opulence, afin de s’égaler un jour à elle.

XXI.

Le Gouvernement de Geneve n’eſt pas le premier qui ait porté des loix ſomptuaires. L’exemple eſt ancien. Quelques peuples de la Grece gouvernés par eux-mêmes en avoient adopté de ſemblables ; la dépenſe des feſtins étoit réglée chez les Romains : ces ſortes de loix ſont le fruit d’une prévoyance ſage, & d’une profonde politique. La prodigalité du luxe annonce toujours la décadence d’un Etat. Une ancienne expérience ne montre que trop la vérité de cette maxime. Le luxe introduit dans les cœurs l’amour des délices, il énerve les forces d’un Etat, il lui ôte ſa vigueur, il amene l’oiſiveté, & il rend les hommes méconnoiſſables. Les mœurs Romaines perdirent plus par le commerce avec les Aſiatiques que la République n’avoit gagné par ſes victoires. Bien plus puiſſant que les armes dont Rome avoit triomphé le luxe n’y entra que pour lui ôter la liberté & l’Empire : ſœvior armis luxuria incubuit, victumque ulciſcitur orbem. (Horace.)

Diſons quelque choſe de plus précis : la liberté de la dépendance ne connoit guere de meſure. Elle devient un abîme qui engloutit les plus amples revenus : la vanité anime ſes efforts, l’ambition les ſoutient ; l’avarice, l’oppreſſion forment ſes reſſources ; tous moyens lui ſervent, juſqu’à ce qu’enfin ſuccombant ſous le poids des dettes & n’ayant plus d’expédients, des maiſons floriſſantes dont elle entretenoit l’éclat, s’écroulent & entraînent en périſſant la ruine de mille particuliers dont la bonne foi leur avoit aſſervi l’art, l’induſtrie & les talents. Ces chutes bruiantes ſont un déſordre dans l’Etat. En voici un autre plus nuiſible parce qu’il eſt plus univerſel ; c’eſt une diſproportion ſenſible entre les facultés & les beſoins de la vie que le luxe opere manifeſtement en hauſſant le prix des choſes néceſſaires, laquelle influe dans les conditions qui compoſent plus des deux tiers de l’Etat ; ce qui équivaut à un affoibliſſement preſque général des familles. Ce détail de malheurs eſt la meilleure apologie de la ſage politique de Geneve. La modération du Citoyen eſt certainement une des cauſes de cet air d’aiſance qu’on y apperçoit ; cette aiſance ne ſe ſoutient que par la vigilance & par l’occupation. Il eſt peu de ville où l’on voie plus de mouvement & d’activité. Le petit terrain qu’elle occupe ne lui permet pas de s’enrichir en biens fonds ; la contrainte de ſa ſituation ne ſert qu’à donner plus de vigueur à ſon commerce, en tournant toutes ſes vues de ce côté-là. Qu’on aboliſſe la loi ſomptuaire, qu’on donne libre carriere au penchant du luxe & des délices ; quelle funeſte émulation va s’emparer du cœur des Citoyens. L’on veut que l’indigence égale un jour l’opulence ; elle la paſſera : les méthamorphoſes ſi fréquentes ſous l’empire du luxe autoriſent la conjecture ; & l’artiſte enrichi renoncera bientôt à un travail auquel il eſt attaché par beſoin autant que par gout. Rien ne contribue tant à faire fleurir le commerce des Hollandois que leur frugalité : ils apportent toutes les épiceries des Indes, & ils en conſument le moins ; ils tirent de la Perſe la plus grande partie des ſoyes, & ils ne ſont vêtus que de draps.

Quel bonheur pour un Etat dans lequel regne une noble ſimplicité ! Quelle ſource d’avantages pour le citoyen ! Il eſt vraiment homme parce qu’il ne connoit pas les délices : riche, parce qu’il a moins de beſoins ; content, parce qu’il a moins d’inquiétudes.

Mais comment avec des mœurs ſi ſimples, ſi éloignés du gout de M. D. V. ſubſiſteront l’abondance du commerce, l’application des arts, de l’induſtrie, des talents ? comme elles ont fait juſqu’à préſent ; aux dépens de l’étranger. Il eſt étonnant que l’auteur oſe débiter ſes pernicieuſes maximes ſous les yeux de la République. Un Citoyen qui les auroit écrites, mériteroit d’être dégradé, & d’être puni comme traître envers ſa patrie : c’eſt un étranger, il doit être banni du commerce de la République, & en être déclaré ennemi.

XXII.

Une Loi Romaine qui eut dit à Lucullus, ne dépenſez rien, auroit dit en effet à Lucullus, devenez encore plus riche, afin que votre petit-fils puiſſe acheter la République.

XXII.

La ſageſſe des loix pourvoit à la conſervation d’un Etat ; elle ne peut être comptable des entrepriſes de l’ambition.

XXIII.

Les Loix ſomptuaires ne peuvent plaire qu’à l’indigent oiſif, orgueilleux & jaloux qui ne veut ni travailler ni ſouffrir que ceux qui ont travaillé jouiſſent.

XXIII.

Geneve contient en proportion moins de pareſſeux indigens que quelque Ville que ce ſoit des Etats voiſins. Ses habitants ſont moins expoſés aux malheureuſes influences du luxe, qui en détruiſant ſi facilement le crédit & les richeſſes, jette ſur le pavé un nombre d’ouvriers utiles. Les Loix ſomptuaires doivent donc être du gout de tout le monde par une ſuite du bienfait qui revient à tous.

XXIV.

Si une République s’eſt formée dans des guerres de religion, ſi dans ces troubles elle a écarté de ſon territoire les ſectes ennemies de la ſienne, elle s’eſt ſagement conduite ; parce qu’alors elle ſe regardoit comme un païs environné de peſtiferés, & qu’elle craignois qu’on ne lui apportât la peſte. Mais lorſque ces tems de vertige ſont paſſés, lorſque la tolérance eſt devenue le dogme dominant de tous les honnêtes gens de l’Europe, n’eſt-ce pas une barbarie ridicule de demander à un homme qui vient s’établir & apporter ſes richeſſes dans notre pays, Monſieur, de quelle religion êtes-vous ? l’or & l’argent, l’induſtrie, les talents ne ſont d’aucune religion.

XXIV.

Perſonne n’ignore les circonſtances & la maniere qui de Geneve catholique en ont fait une ville proteſtante[6]. C’eſt un malheur digne de nos regrets. Aujourd’hui une tolérance plus étendue, accordée par la République donneroit plus de facilité au commerce, & une liberté de conſcience mettroit bien des conſciences en ſureté.

XXV.

Dans une République digne de ce nom, la liberté de publier ſes penſées, eſt le droit naturel du Citoyen. Il peut ſe ſervir de ſa plume comme de ſa voix : il ne doit pas être plus défendu d’écrire que de parler, & les délits faits avec la plume doivent être punis comme les délits faits avec la parole. Telle eſt la loi d’Angleterre, pays monarchique ; mais où les hommes ſont plus libres qu’ailleurs, parce qu’ils ſont plus éclairés.

XXV.

Il n’eſt point d’auteur plus intéreſſé que M. D. V. à juſtifier la liberté d’écrire. Il ne pouvoit ſans doute lui donner un plus ſolide appui que le droit naturel, & conſéquemment l’on ne doit pas être ſurpris de la lui voir ériger en dogme de morale. Mais ſi la liberté de la plume doit être en raiſon de celle de la parole, comme l’Auteur le prétend, l’on ſera très-bien fondé à conclurre que la langue de M. D. V. eſt très-méchante, car ſa plume l’eſt furieuſement. Revenons à l’enſeignement de ce nouveau pédagogue de Républiques.

Dans tous les Etats il y a des eſprits inquiets, cenſeurs ardents, à qui la nouveauté plait, & à qui rien ne plait pas même leur propre tranquillité. Laiſſons les maîtres de publier leurs penſées, leurs ſentiments : que réſultera-t-il de cette dangereuſe liberté ? des factions qui diviſent, une fermentation qui ſe dilate & qui allume le feu de la diſcorde ; ainſi un Etat ſe remplit de troubles.

Il eſt faux qu’en Angleterre chacun ait la liberté d’écrire ce qui lui plait. Le fameux Wilkes eſt encore proſcrit pour ſon North-brithon ; un Medecin à Londres fut condamné, il n’y a que quelques années, au carquan & à trois ans de priſon pour ſes ouvrages : un Imprimeur ſubit la même peine pour en avoir imprimé de mauvais. Le nommé Cleveland Ecoſſois a été condamné ainſi que ſon Libraire Griffigt, à une amende pour avoir publié un livre contre les mœurs.

Les hommes, dit l’auteur, ſont plus libres en Angleterre, parce qu’ils y ſont plus éclairés. Au contraire juſqu’à préſent l’on a penſé qu’une liberté plus grande ſervoit à acquérir plus de lumieres. Ainſi les Anglois ſont des politiques plus éclairés que les François, parce qu’ils ont plus de liberté de s’inſtruire, de parler des intérêts du gouvernement. Mais nos nouveaux maîtres dont la gloire eſt d’être nés pour éclairer, réformer la raiſon, peuvent-ils décemment raiſonner comme le reſte des mortels.

XXVI.

De toutes les Républiques la plus petite ſembleroit devoir être la plus heureuſe, quand ſa liberté eſt aſſurée par ſa ſituation, & que l’intérêt de ſes voiſins eſt de la conſerver. Le mouvement ſemble devoir être plus facile & plus uniforme dans une petite machine que dans une grande, dont les reſſorts ſont plus compliqués ; & où les frottements plus violents interrompent le jeu de la machine. Mais comme l’orgueil entre dans toutes les têtes, comme la fureur de commander à ſes égaux eſt la paſſion dominante de l’eſprit humain, comme en ſe voyant de plus près on ſe peut haïr d’avantage, il arrive quelquefois qu’un petit Etat eſt plus troublé qu’un grand.

XXVI.

Ce n’étoit pas la peine à l’auteur de s’arrêter à étaler une penſée que tout le monde ſait. Il auroit pu ajouter aux moyens qui concourent à la conſervation d’une petite République, le reſpect & l’obſervation des loix fondamentales, dont l’objet eſt de prévenir toute innovation eſſentielle au gouvernement.

XXVII.

Quel eſt le remede à ce mal ? la raiſon qui ſe fait entendre à la fin quand les paſſions ſont laſſes de crier. Alors les deux partis relâchent un peu de leurs prétentions dans la crainte de pis. Mais il faut du tems.

XXVII.

Certainement la découverte eſt rare : mais ſi perſonne n’eſt chargé de préſenter le remede ; s’il faut attendre que les paſſions épuiſées ſoient réduites au ſilence, le mal aura le tems de faire bien du progrès, & de parvenir à un excès qui peut-être rendra le remede inutile.

XXVIII.

Dans une petite République le peuple ſemble devoir être plus écouté que dans une grande ; parce qu’il eſt plus aiſé de faire entendre raiſon à mille perſonnes aſſemblées qu’à quarante mille. Ainſi il y auroit eu beaucoup de danger à vouloir gouverner Veniſe, qui a ſi long-tems ſoutenu la guerre contre l’Empire Ottoman, comme saint-Marin, qui n’a jamais pu conquérir qu’un moulin qu’elle a été forcée de rendre.

XXVIII.

Ce n’eſt pas parce que le peuple d’une République eſt plus ou moins nombreux qu’il doit être plus ou moins écouté. Cela dépend de la forme du gouvernement. Le peuple Romain étoit plus nombreux que n’eſt celui de Veniſe ; cependant il tenoit ſes aſſemblées, & il étoit écouté.

XXIX.

Il paroît bien étrange que l’Auteur du Contract Social s’aviſe de dire que tout le peuple Anglois devroit ſiéger en Parlement, & qu’il ceſſe d’être libre quand ſon droit conſiſte à ſe faire repréſenter au Parlement par Députés. Voudroit-il que trois millions de Citoyens vinſſent donner leur voix à Weſtminſter ? Les paiſans de Suede comparoiſſent-ils autrement que par Députés ?

XXIX.

L’Auteur auroit du apprendre aux dépens de M. Rouſſeau qu’il n’eſt jamais permis d’écrire des choſes ridicules, fauſſes, bien moins des erreurs, & des impiétés.

XXX.

On dit dans ce même Contract Social que la Monarchie ne convient qu’aux Nations opulentes, l’Ariſtocratie aux Etats médiocres en richeſſes ainſi qu’en grandeur, la Démocratie aux Etats petits & pauvres.

Mais au quatorzieme ſiecle, au quinzieme & au commencement du ſeizieme, les Vénitiens étoient le ſeul peuple riche ; ils ont encore beaucoup d’opulence : cependant Veniſe n’a jamais été & ne ſera jamais une monarchie. La République Romaine fut très riche depuis les Scipions juſqu’à Céſar. Lucques eſt petite & peu riche, & eſt une Ariſtocratie. L’opulente & ingénieuſe Athènes étoit un état Démocratique.

Nous avons des Citoyens très-riches, & nous compoſons un gouvernement mêlé de Démocratie & d’Ariſtocratie ; Ainſi il faut ſe défier de toutes ces régles générales qui n’exiſtent que ſous la plume des Auteurs.

XXX.

Le partage que fait l’Auteur du Contract Social n’eſt pas une maxime de Légiſlateur. C’eſt le fruit d’une oiſeuſe ſpéculation, & il ne le donne que pour tel ; encore ne parle-t-il pas de la maniere que ſuppoſe M. D. V. M. R. avance que l’Ariſtocratie ne conviendroit qu’aux Etats médiocres en richeſſes, ainſi que la Démocratie aux Etats petits & pauvres ; il donne pour raiſon de cette diſtribution la différence des charges ; mais il ne dit pas qu’un Etat Démocratique ou Ariſtocratique ne puiſſe être riche. Les traits d’érudition de l’Auteur ſont donc mal appliqués.

XXXI.

Le même écrivain en parlant des différents ſyſtêmes de Gouvernement, s’exprime ainſi : „ L’un trouve beau qu’on ſoit craint de ſes voiſins, l’autre qu’on en ſoit ignoré. L’un eſt content que l’argent circule, l’autre exige que le peuple ait du pain. “

Tout cet article ſemble puérile & contradictoire ; car comment le même Etat qui pourroit ſe faire craindre pourroit-il être ignoré ? & comment le peuple peut-il avoir du pain ſans que l’argent circule ? La contradiction eſt manifeſte.

XXXI.

La contradiction que M. D. V. oppoſe ici à l’Auteur du Contract Social, n’eſt pas auſſi réelle que celle qu’on lui a reprochée. Ce n’eſt point le même ſyſtême de gouvernement qui cherche à ſe faire craindre & qui voudroit être ignoré ; qui veut que le peuple ait du pain & que l’argent circule. Ce ſont autant de plans différens ; l’Auteur du Contract demande quel eſt le meilleur.

XXXII.

A l’inſtant que le peuple eſt légitimement aſſemblé en Corps ſouverain, toute juriſdiction de gouvernement ceſſe, la puiſſance exécutrice eſt ſuſpendue &c. Cette propoſition du Contract Social ſeroit pernicieuſe, ſi elle n’étoit d’une fauſſeté & d’une abſurdité évidente. Lorſqu’en Angleterre le Parlement eſt aſſemblé, nulle juriſdiction n’eſt ſuſpendue ; & dans un petit Etat, ſi pendant l’aſſemblée du peuple, il ſe commet un meurtre, un vol, le criminel eſt, & doit être livré aux Officiers de la Juſtice. Autrement, une aſſemblée du peuple ſeroit une invitation ſolemnelle au crime.

XXXII.

Si l’Auteur avoit toujours occupé ſa plume auſſi bien qu’il le fait ici, il auroit épargné à ſa perſonne bien des reproches flétriſſans, à la ſociété bien des pertes & des malheurs qui ne ſe repareront point.

XXXIII.

Dans un Etat vraiment libre, les Citoyens font tout avec leurs bras, & rien avec de l’argent. Cette theſe du Contract Social n’eſt qu’extravagante. Il y a un pont à conſtruire, une rue à paver, faudra-t-il que les Magiſtrats, les négocians & les prêtres pavent la rue, & conſtruiſent ce pont ? L’Auteur ne voudroit pas aſſurément paſſer ſur un pont bâti par leurs mains ; cette idée eſt digne d’un précepteur qui ayant un jeune gentilhomme à élever lui fit apprendre le métier de menuiſier : mais tous les hommes ne doivent pas être manœuvres.

XXXIII.

L’Auteur a une vraie complaiſance à trouver du tort à M. R. Auſſi il ne l’épargne pas dans ſa cenſure ; reſte à ſavoir ſi elle eſt juſte.

La penſée de l’Auteur du Contract eſt que le travail & l’activité doivent faire dans un Etat libre ce que l’argent fait dans une Monarchie. Ce ſont les principales reſſources d’un Gouvernement populaire ; mais le travail eſt toujours proportionné à la condition. Si M. D. V. eſt équitable, il ne verra de l’extravagance que dans ſon commentaire.

XXXIV.

Les dépoſitaires de la puiſſance exécutrice ne ſont point les maîtres du peuple, mais ſes officiers ; il peut les établir & les deſtituer quand il lui plait ; il n’eſt point queſtion pour eux de contracter, mais d’obéir.

XXXIV.

Il y a ſans doute de l’excès dans les propoſitions de l’Auteur du Contract. Il étoit enivré de l’idée de la puiſſance primitive & indépendante qu’il reconnoit dans le peuple.

XXXV.

Il eſt vrai que les Magiſtrats ne ſont pas les maîtres du peuple ; ce ſont les loix qui ſont maîtreſſes ; mais le reſte eſt abſolument faux ; il l’eſt dans tous les Etats, il l’eſt chez nous ; nous avons le droit quand nous ſommes convoqués, de rejetter ou d’approuver les Magiſtrats & les loix (qu’on nous propoſe. Nous n’avons pas le droit de deſtituer les officiers de l’Etat quand il nous plait ; ce droit ſeroit le Code de l’Anarchie. Le Roi de France lui-même, quand il a donné des proviſions à un Magiſtrat, ne peut le déſtituer qu’en lui faiſant ſon procés. Le Roi d’Angleterre ne peut ôter une Pairie qu’il a donnée. L’Empereur ne peut deſtituer quand il lui plait un Prince qu’il a créé. On ne deſtitue les Magiſtrats amovibles qu’après le tems de leur exercice. Il n’eſt pas plus permis de caſſer un Magiſtrat par caprice, que d’empriſonner un Citoyen par fantaiſie.

XXXV.

Le droit de deſtituer des Officiers de l’Etat, des Magiſtrats ne marqueroit point une liberté Anarchique, mais bien un Deſpotiſme très-nuiſible au bien de l’Etat.

XXXVI.

C’eſt une erreur de prendre le Gouvernement de Veniſe pour une veritable Ariſtocratie ; la Nobleſſe y eſt peuple elle-même ; une multitude de Pauvres Barnabotes n’approcha jamais d’aucune Magiſtrature.Tout cela eſt d’une fauſſeté révoltante. Voila la première fois qu’on a dit que le gouvernement de Veniſe n’étoit pas entiérement Ariſtocratique. C’eſt une extravagance à la vérité, mais elle ſeroit ſévérement punie dans l’Etat Vénitien. Il eſt faux que les Sénateurs que l’auteur oſe appeller du terme mépriſant de Barnabotes, n’ayent jamais été Magiſtrats. Je lui en citerois plus de cinquante qui ont eu les emplois les plus importants.
Ce qu’il dit enſuite, que nos païſans repréſentent les habitant de Terre-Ferme de la République de Veniſe, n’eſt pas plus vrai. Parmi ces ſujets de Terre-Ferme il ſe trouve à Véronne, à Vincence, à Breſcia, & dans beaucoup d’autres Villes, des Seigneurs titrés, de la plus ancienne Nobleſſe, dont pluſieurs ont commandé les armées.
Tant d’ignorance jointe avec tant de préſomption, indigne tout homme inſtruit. Lorſque cette ignorance préſomptueuſe traîte avec tant d’outrages des Nobles Vénitiens, on demande quel eſt le Potentat qui s’eſt oublié ainſi ; quand on ſait enfin quel eſt l’auteur de ces inepties, on ſe contente de rire.

XXXVI.

L’Auteur du Contract eſt d’autant plus condamnable que le ſéjour qu’il a fait à Veniſe, l’a mis à portée de connoître & d’admirer l’économie de ſon gouvernement. C’eſt un chef d’œuvre d’Ariſtocratie qui n’a été élevé à ſa perfection que par progrès. Quant aux habitans de terre ferme, il ne les compare point mal à nos paiſans. La nobleſſe qui s’y trouve mêlée, n’a point de part aux charges du gouvernement ; mais il ne nie pas qu’il y en ait.

Cependant la patience échappe ici à M. D. V. il ſe met tout de bon en colere contre M. R. Celui-ci eſt un préſomptueux, un ignorant ; heureuſement ce ton ne ſe ſoutient pas, il finit par un ris mocqueur. M. D. V. n’a ſans doute jamais lu l’Art de ſe conoître ſoi-même.

XXXVII.

Ceux qui parviennent dans les Monarchies ne ſont le plus ſouvent que de petits brouillons, de petits fripons, de petits intrigants, à qui les petits talents qui font dans les Cours parvenir aux grandes places, ne ſervent qu’à montrer leur ineptie auſſi-tôt qu’ils ſont parvenus.

Cet amas indécent de petites antithèſes ciniques ne convient nullement à un livre ſur le gouvernement, qui doit être écrit avec la dignité de la ſageſſe. Quand un homme, quel qu’il ſoit, préſume aſſez de lui-même pour donner des leçons ſur l’adminiſtration publique, il doit paroître prudent & impartial comme les loix mêmes qu’il fait parler.

Nous avouons avec douleur que dans les Républiques comme dans les Monarchies, l’intrigue fait parvenir aux charges. Il y a eu des Verrès, des Milons, des Clodius, des Lépides à Rome ; mais nous ſommes forcés de convenir qu’aucune République moderne ne peut ſe vanter d’avoir produit des Miniſtres tels que les Oxenſtiern, les Sully, les Colbert, & les grands-hommes qui ont été choiſis par Eliſabeth d’Angleterre. N’inſultons ni les Monarchies ni les Républiques.

XXXVII.

L’on a mauvaiſe grace de ſe faire le Cenſeur d’autrui, quand on donne priſe ſur ſoi en tant de manieres. C’eſt un ancien proverbe que celui dont la maiſon eſt de verre, ne doit pas jetter des pierres dans le jardin de ſon voiſin.

XXXVIII.

Le Czar Pierre n’avoit pas le vrai génie. Quelques-unes des choſes qu’il fit étoient bien. La plupart étoient déplacées… Les Tartares ſujets de la Ruſſie deviendront bientôt ſes maîtres ; ces révolutions me paroißent infaillibles.

Il lui paroît infaillible que de miſérables hordes de Tartares qui ſont dans le dernier abaiſſement, ſubjugueront inceſſamment un Empire défendu par trois cent mille ſoldats qui ſont au rang des meilleures troupes de l’Europe. L’almanac du courier boiteux a-t-il jamais fait de telles prédictions ? La Cour de Petersbourg nous regardera comme de grands aſtrologues, ſi elle apprend qu’un de nos garçons horlogers a réglé l’heure à laquelle l’Empire Ruſſe doit être détruit.

XXXVIII.

La critique de M. D. V. n’eſt ici en défaut que parce qu’il penſe comme l’Auteur du Contract ſur le compte de Pierre le Grand. Auſſi l’on ne retrouve pas dans l’hiſtoire de ce Prince imprimée en 1759. & 1763. le génie, le ſtile, la maniere de l’Auteur de l’hiſtoire de Charles XII. L’Hiſtorien a craint de montrer un Héros ; il ne fait paroître qu’un réformateur de Monarchie. La puiſſance & la police de l’Empire Ruſſe atteſtent l’héroïſme de la ſageſſe & de la valeur du Czar Pierre, ils aſſurent à ſa mémoire le reſpect & la conſidération des fideles à venir.

XXXIX.

Si on ſe donnoit la peine de lire attentivement ce livre du Contract Social, il n’y a pas une page où l’on ne trouvât des erreurs ou des contradictions. Par exemple, dans le chapitre de la Religion civile, deux peuples étrangers l’un à l’autre, & preſque toujours ennemis, ne purent reconnoître un même Dieu ; deux armées ſe livrant bataille ne ſauroient obéir au même Chef. Ainſi des diviſions nationales réſulta le polithéiſme, & de là l’intolérance théologique & civile, qui naturellement eſt la même.

Autant de mots, autant d’erreurs ; les Grecs, les Romains, les peuples de la grande Grece reconnoiſſoient les mêmes Dieux en ſe faiſant la guerre ; ils adoroient également les Dieux majorum gentium. Jupiter, Junon, Mars, Minerve, Mercure &c. Les Chrétiens en ſe faiſant la guerre adorent le même Dieu. Le Polithéiſme des Grecs & des Romains ne réſulta point de leurs guerres ; ils étoient tous polithéiſtes, avant qu’ils euſſent rien à demêler enſemble, enfin il n’y eut jamais chez eux ni intolérance civile, ni intolérance théologique.

XXXIX.

Si l’Auteur infecte la ſociété de ſes mauvais écrits, du moins il la dédommage en tâchant de prévenir contre ceux de M. R. Mais quand on lit le jugement ſevere qu’il porte du Contrat Social (ouvrage ſans doute très-condamnable) tandis que la plûpart des ſiens ne ſont qu’un tiſſu d’erreurs, n’eſt-on point tenté de le taxer d’avoir double poids, double meſure ? Il y auroit néanmoins quelque injuſtice dans l’accuſation : ſes erreurs ne ſont pas toutes marquées au même coin. L’ignorance, la mauvaiſe foi, l’irréligion ce ſont les trois points du diſcours que nous ferons, lorſque le tems nous le permettra, ſur le principe des erreurs de M. D. V.

XL.

Une ſociété de vrais chrétiens ne ſeroit plus une ſociété d’hommes, &c. une telle aſſertion eſt bien bizarre. L’auteur veut-il dire que ce ſeroit une ſociété de bêtes, ou une ſociété d’Anges ? Bayle a traité fort au long la queſtion, ſi les chrétiens de la primitive Egliſe pouvoient être des philoſophes, des politiques & des guerriers ? Cette queſtion eſt aſſez oiſeuſe. Mais on veut enchérir ſur Bayle, on répéte ce qu’il a dit, & dans la crainte de n’être qu’un plagiaire on ſe ſert de termes hazardés, qui au fond ne ſignifient rien : car quels que ſoient les dogmes des nations, elles feront toujours la guerre.

On a brûlé ce livre chez nous. L’opération de le brûler a été auſſi oiſeuſe peut-être, que celle de le compoſer. Il y a des choſes qu’il faut qu’une adminiſtration ſage ignore. Si ce livre étoit dangéreux, il falloit le réfuter. Brûler un livre de raiſonnement, c’eſt dire : nous n’avons pas aſſez d’eſprit pour lui repondre. Ce ſont les livres d’injures qu’il faut brûler, & dont il faut punir ſévérement les auteurs, parce qu’une injure eſt un délit. Un mauvais raiſonnement n’eſt un délit que quand il eſt évidemment ſéditieux.

XL.

La flétriſſure du Contract Social étoit un hommage que le Gouvernement devoit à la vérité de la Réligion Chrétienne. Si ce genre de condamnation n’a pas été du gout de M. D. V. que ne s’eſt-il chargé de la réfutation, la choſe eut été rare, mais nous vivons dans un ſiécle de phénomenes. D’ailleurs ; elle n’étoit pas difficile ; les erreurs dont ce livre eſt rempli, ont été cent fois réfutées & proſcrites, parce que nos incrédules ne font que ſe copier. Tout ce qu’ils écrivent en ce genre a été dit par les Celſe, les Porphire, les Julien. Nos nouveaux Philoſophes n’ont pas la gloire de l’invention ; ils n’ont que celle d’être de parfaits diſciples de ces grands-hommes. Que M. D. V. ne ſe plaigne point, nous ne le ſéparons point de la compagnie ; ainſi il en ſera encore pour les frais de la critique.

XLI.

Un tribunal doit avoir des loix fixes pour le criminel comme pour le civil ; rien ne doit être arbitraire, & encore moins quand il s’agit de l’honneur & de la vie, que lorſqu’on ne plaide que pour de l’argent.

XLI.

Tout eſt vrai dans cette maxime. Chaque Etat doit avoir un Code civil, & un Code criminel.

XLII.

Un Code criminel eſt abſolument néceſſaire pour les Citoyens & pour le Magiſtrat. Les Citoyens alors n’auront jamais à ſe plaindre des jugements, & les Magiſtrats n’auront point à craindre d’encourir la haine ; car ce ne ſera pas leur volonté qui condamnera, ce ſera la loi. Il faut une puiſſance pour juger par cette loi ſeule, & une autre puiſſance pour faire grace.

XLII.

La puiſſance qui fait grace, eſt ordinairement ſupérieure à celle qui condamne. La premiere eſt la puiſſance primitive, puiſſance de légiſlation ; celle-ci n’eſt qu’une autorité communiquée.

XLIII.

A l’égard des finances, on ſait aſſez que c’eſt aux Citoyens à régler ce qu’ils croient devoir fournir pour les dépenſes de l’Etat ; on ſait aſſez que les contributions doivent être ménagées avec économie par ceux qui les adminiſtrent, & accordées avec nobleſſe dans les grandes occaſions. Il n’y a ſur cet article nul reproche à faire à notre République.

XLIII.

Nous enchériſſons avec plaiſir ſur l’éloge que l’Auteur fait de l’adminiſtration de la République. Il eſt peu de gouvernement où l’on ſache ſi bien concilier la nobleſſe de la dépenſe avec une ſage économie des finances.

XLIV.

Il n’y a jamais eu de Gouvernement parfait, parce que les hommes ont des paſſions : & s’ils n’avoient point de paſſions on n’auroit pas beſoin de gouvernement. Le plus tolérable de tous eſt ſans doute le Républicain, parce que c’eſt celui qui rapproche le plus les hommes de l’égalité naturelle. Tout pere de famille doit être le maître dans ſa maiſon, & non pas dans celle de ſon voiſin. Une ſociété étant compoſée de pluſieurs maiſons & de pluſieurs terreins qui leur ſont attachés, il eſt contradictoire qu’un ſeul homme ſoit le maître de ces maiſons & de ces terreins : & il eſt dans la nature que chaque maître ait ſa voix pour le bien de la ſociété.

XLIV.

L’Auteur ſe déclare pour le Gouvernement républicain ; il n’eſt pas le ſeul. Mais la préférence qu’il lui donne, eſt fondée ſur un motif qui ſerviroit à le rendre moins tolérable. Plus une forme d’adminiſtration tend à rendre les hommes égaux, plus elle eſt expoſée aux triſtes influences des paſſions.

L’Auteur prétend enſuite déſigner la nature du Gouvernement Monarchique par une contradiction qui n’exiſte que ſous ſa plume, & qu’il n’a pû avancer ſans ſe charger d’une fauſſeté. La ſociété eſt ſans doute compoſée de pluſieurs maiſons, de pluſieurs terreins qu’elles occupent ; mais en vertu du Gouvernement Monarchique un ſeul homme ne devient pas maître abſolu de ces maiſons, de ces terreins. Le premier Souverain d’une Monarchie c’eſt la Loi, le Roi en eſt le premier Sujet, & il régne par la Loi ; il reçoit l’autorité de Dieu ; il en uſe en Pere & non en Maître : celui-ci ſeroit un deſpote, le premier eſt un Prince digne de régner.

XLV.

Ceux qui n’ont ni terrain, ni maiſon dans cette ſociété doivent-ils y avoir leurs voix ? ils n’en ont pas plus le droit qu’un commis payé par des marchands n’en auroit à régler leur commerce. Mais ils peuvent être aſſociés ſoit pour avoir rendu des ſervices, ſoit pour avoir payé leur aſſociation.

XLV.

Et pourquoi non, s’ils ſont admis ou regardés comme membre de cette ſociété ?

XLVI.

Ce païs gouverné en commun doit être plus riche & plus peuplé que s’il étoit gouverné par un Maître ; car chacun dans une vraie République étant ſûr de la propriété de ſes biens, & de ſa perſonne, travaille pour ſoi-même avec confiance ; & en améliorant ſa condition, il améliore celle du public. Il peut arriver le contraire ſous un Maître. Un homme eſt quelquefois tout étonné d’entendre dire que ni ſa perſonne ni ſes biens ne lui appartiennent.

XLVI.

Les Loix de propriété ſont les mêmes dans tous les états parce que la conſidération de l’intérêt public a lieu dans tous les états.

La médiocrité des impôts dans un Pays gouverné par lui même, eſt peut-être l’avantage qui ſoutient le plus l’émulation. Les Sujets contens de leur ſituation ne vont point ailleurs tenter la fortune, tandis qu’ils tirent de leur travail une aiſance qui les rend heureux.

XLVII.

Une République Proteſtante doit être d’un douzieme plus riche, plus induſtrieuſe, plus peuplée qu’une Papiſte, en ſuppoſant le terrein égal & également bon, par la raiſon qu’il y a 30 fêtes dans un païs papiſte, qui compoſent trente jours d’oiſiveté & de débauches : & trente jours ſont la douzieme partie de l’année. Si dans ce païs papiſte il y a une douzieme de prêtres, d’apprentifs prêtres, de moines & de religieuſes, comme à Cologne, il eſt clair qu’un païs proteſtant de même étendue, doit être plus peuplé d’un douzieme.

XLVII.

Voilà M. D. V. devenu très-bon Calculateur : paſſons lui que trente jours de Fêtes ſoient pour quelques Artiſans trente jours de débauche : en fera-t-il une theſe générale ? le commerce en ſouffrira-t-il beaucoup ? ce qu’on ne peut acheter à Geneve le Dimanche, on va le chercher le Lundi. L’Auteur montre ici ſon zele pour la population. Mais en vérité nos prétendus ſages ſont ſinguliers : ils n’écrivent, ils ne parlent qu’en faveur de la population, & la plûpart d’entre eux ſont célibataires. L’on ſait bien qu’ils ne font pas profeſſion d’un rigoureux célibat ; il ne fait que leur épargner les embarras d’un engagement légitime. Mais enfin ſi l’intérêt de la population leur tient ſi fort au cœur, pourquoi leurs écrits empoiſonnés ne ſont-ils qu’une invitation publique au libertinage qui eſt le plus grand obſtacle de la population. Qu’ils répondent à ce reproche. Jupiter eſſe Pium ſtatuit quodcumque placeret. C’eſt le précis de leur doctrine, & la régle de leur conduite.

XLVIII.

Les Régiſtres de la Chambre des comptes des Païs-Bas, qui ſont actuellement a Lille, dépoſent que Philippe ſecond ne tiroit pas quatre-vingt mille écus des ſept Provinces-Unies : & par un relevé des revenus de la ſeule Province de Hollande fait en 1700. ſes revenus montoient à vingt-deux millions deux cent quarante & un mille trois cent trente-neuf florins, qui font en argent de France quarante-six millions ſept cent ſix mille huit cent onze livres dix-huit ſols. C’eſt à peu près ce que poſſédoit le Roi d’Eſpagne au commencement du ſiecle.

XLVIII.

L’obſervation de l’Auteur eſt judicieuſe : les Provinces-Unies ne rapportoient pas à l’Eſpagne 80000. écus par an, ce qui aujourd’hui fait à peine la centième partie du revenu de la ſeule Province de Hollande, la raiſon eſt toute ſimple. Au tems de Philippe II. à peine le Nouveau-Monde étoit-il connu. Depuis que les Hollandois ont ſécoué le joug de la domination Eſpagnole, ils ont formé des établiſſements, des comptoirs, fait des conquêtes en Amérique. Leurs impôts ſont en proportion du produit de leur commerce. Henri IV. n’avoit pas 20 millions de revenus ; Louis XV. en a plus de 360. Que conclurra M. D. V. que la France eſt aujourd’hui plus commerçante qu’elle ne l’étoit il y a 160 ans.

XLIX.

Que l’on compare ce que nous étions du tems de notre Evêque à ce que nous ſommes aujourd’hui. Nous couchions dans des galetas, nous mangions ſur des aſſiettes de bois dans nos cuiſines ; notre Evêque avoit ſeul de la vaiſſelle d’argent, & marchoit avec quarante chevaux dans ſon Dioceſe qu’il appelloit ſes Etats. Aujourd’hui nous avons des Citoyens qui ont trois fois ſon revenu, & nous poſſédons à la Ville & à la Campagne des maiſons beaucoup plus belles que celle qu’il appelloit ſon palais dont nous avons fait les priſons.

XLIX.

Les deux tiers de cette maxime ne ſont qu’une ſuite de fauſſetés. La derniere partie prouve ſeulement que les Villes ſe ſont enrichies dépuis que le commerce a acquis plus d’étendue.

L.

La moitié du terrein de la Suiſſe eſt compoſée de rochers & de précipices, l’autre eſt peu fertile ; mais quand des mains libres conduites enfin par des eſprits éclairés ont cultivé cette terre, elle eſt devenue floriſſante. Le païs du Pape au contraire, depuis Orviette juſqu’à Terracine, dans l’eſpace de plus de cent vingt milles de chemin, eſt inculte, inhabité & devenu malſain par la diſette : on peut y voyager une journée entiere ſans y trouver ni hommes ni animaux ; il y a plus de prêtres que de cultivateurs ; on n’y mange guere d’autre pain que du pain azime. C’eſt-là ce païs qui étoit couvert du tems des anciens Romains de villas opulentes, de maiſons ſuperbes, de moiſſons, de jardins & d’amphithéatres. Ajoutons encore à ce contraſte que ſix régiments Suiſſes s’empareroient en quinze jours de tout l’Etat du Pape. Qui auroit fait cette prédiction à Céſar, lorſqu’en paſſant il vint battre les Suiſſes au nombre de près de quatre cent mille, l’auroit bien étonné.

L.

Nous ſouhaiterions que la plume de l’Auteur eut la vertu de transformer la Suiſſe & de lui donner ce qu’elle n’a pas.

Les Helvétiens devenus libres en 1308. n’ont pu changer la nature de leur terroir. Jamais ſon produit n’a pu ſuffire à l’entretien des Habitans. Ainſi leur pays ne fait pas un contraſte bien marqué avec les Etats de l’Egliſe. Ceux-ci pourroient être mieux cultivés & plus peuplés ; l’on en convient. L’induſtrie & l’activité dépendent un peu du Climat.

L’Auteur fait honneur à Céſar lorſqu’il le fait battre une Armée de 400000. Suiſſes : les vieillards, les femmes & les enfans en faiſoient plus des trois quarts.

LI.

Il eſt peut-être utile qu’il y ait deux partis dans une République, parce que l’un veille ſur l’autre, & que les hommes ont beſoin de ſurveillants. Il n’eſt peut-être pas ſi honteux qu’on le croit, qu’une République ait beſoin de Médiateurs ; cela prouve à la vérité qu’il y a de l’opiniatreté des deux côtés, mais cela prouve auſſi qu’il y a de part & d’autre beaucoup d’eſprit, beaucoup de lumieres, une grande ſagacité à interpréter les Loix dans des ſens différents ; & c’eſt alors qu’il faut néceſſairement des arbitres qui éclairciſſent les loix conteſtées, qui les changent s’il eſt néceſſaire, & qui préviennent des changements nouveaux autant qu’il eſt poſſible. On a dit mille fois que l’autorité veut toujours croître, & le peuple toujours ſe plaindre ; qu’il ne faut ni céder à toutes ſes Répréſentations, ni les rejetter toutes ; qu’il faut un frein à l’autorité & à la liberté ; qu’on doit tenir la balance égale ; mais où eſt le point d’apui ? qui le fixera ? ce ſera le chef d’œuvre de la raiſon & de l’impartialité.

LI.

En vérité, MM. de Geneve, vous avés bien tort de vous donner tant de peines & de faire venir à grands frais des Médiateurs pour calmer vos diſſenſions. Vous avez à votre porte un homme inſtruit qui dans les profondeurs de ſa politique a trouvé qu’il eſt de votre intérêt que votre République demeure dans cet état de diſcorde qui la partage. Votre diviſion ne vous afflige que parce que vous méconnoiſſés votre bonheur, & le principe de votre sûreté. Les Licurgue, les Solon, les Charondas & tant d’autres en donnant des loix aux hommes, ſe ſont appliqués à leur inſpirer des ſentimens d’union & de paix : ç’a été le but de leur légiſlation. Avec toute la fineſſe de leurs vues ils ſe ſont trompés, & vous vous trompés après eux. Votre humanité, votre zele, votre amour de la Patrie cherchent à éteindre le feu qui la conſume ; au contraire ſi vous aimés votre bien, donnés à ce feu de l’aliment : vous craignés que de plus longues conteſtations ne deviennent pernicieuſes à la ſanté de l’Etat ; l’on vous dit qu’elles aſſurent ſa conſervation, & à vos familles le repos & la félicité. Euſſiéz-vous deviné, Mrs. qu’un ſi grand avantage dût naître d’un mal qui lui paroiſſoit ſi contraire. C’eſt le miel trouvé dans la gueule du lion. Convenons que nos nouveaux Philoſophes ont une ſagacité merveilleuſe, une pénétration d’eſprit qui découvre ce qu’il y a de plus caché dans les cauſes. Les ſiécles précédents ont-ils jamais rien produit qui approche du mérite de leur Licée ?

Cependant afin de bien connoître l’eſprit de l’auteur & la bonté de ſa maxime, eſſayons de la rapprocher de la fin de l’inſtitution politique. L’objet eſſentiel de la légiſlation eſt de former un corps de ſociété par la ſubordination des intérêts particuliers à l’intérêt public, & de lier ceux-là entr’eux par ce rapport commun. L’intérêt du corps eſt le centre auquel tous les autres viennent aboutir : l’intérêt particulier à ſon tour reçoit de l’intérêt commun un ſecours d’aſſiſtance, de force & de protection. Tel l’eſtomach dans le corps humain, il jouit ſeul du travail des membres qui lui ſont unis, & les membres reçoivent de lui des principes de vie qui les ſoutiennent. Voilà une image ſenſible des rapports & de l’harmonie qui forme l’unité du corps politique. La communication des rapports vient-elle à être altérée, les membres n’ont plus la même vigueur ; le corps n’a plus la même conſiſtance ; l’on n’y retrouve plus la conſtitution eſſentielle de la ſociété. La diviſion eſt donc pour elle un état de violence qui ne peut ſubſiſter ; ou la ſociété doit ſe détruire, ou la diviſion doit ceſſer. Auſſi les anciens Romains ne virent qu’avec frayeur les diviſions qui agitoient leur République ; aucun ne s’aviſa d’imaginer qu’il étoit de leur intérêt de fomenter la diſſenſion. Il eſt queſtion de ſavoir qui a tort du Peuple ou du Sénat, diſoit un de ces graves Romains dans la circonſtance critique de l’affaire des dettes ; lequel de ces deux ordres a violé le premier cette ſociété commune qui doit être entre les Citoyens d’une même République. Ces honnêtes gens aimoient & cherchoient la paix entre eux ; ils n’entendoient pas mieux la politique. Hélas ! pourquoi M. D. V. n’a t-il pas vecu de leur tems ?

LII.

Les exemples ſont trompeurs, les inductions qu’on en tire ſont ſouvent mal appliquées ; les citations pour faire valoir ces inductions ſont ſouvent fauſſes. La nature de l’honneur, dit Monteſquieu, (Liv. III. chap. 7.) eſt de demander des préférences, des diſtinctions. L’honneur eſt dont par la choſe même placée dans le Gouvernement Monarchique. L’auteur oublie que dans la République Romaine on demandoit le Conſulat, le triomphe, des ovations, des couronnes, des ſtatues. Il n’y a ſi petite République où l’on ne recherche les honneurs.

LII.

Si M. D. V. s’étoit contenté de dire que ſous un gouvernement monarchique les diſtinctions ſont plus multipliées & plus faciles à obtenir que dans tout autre état, il n’auroit point exclu les honneurs des Républiques, & ſa réflexion ſeroit juſte.

LIII.

Cet homme ſupérieur dans ſes penſées ingénieuſes & profondes, brillant d’une lumiere qui l’éblouit, n’a pu aſſervir ſon génie à l’ordre & à la méthode néceſſaires. Son grand feu empêche que les objets ne ſoient nets & diſtincts ; & quand il cite, il prend preſque toujours ſon imagination pour ſa mémoire. Il prétend que dans le teſtament attribué au Cardinal de Richelieu, il eſt dit (Liv. III. chap. 6.) que ſi dans le peuple il ſe trouve quelque malheureux honnête-homme, il ne faut point s’en ſervir, tant il eſt vrai que la vertu n’eſt pas le reſſort du Gouvernement Monarchique.

Le teſtament fauſſement attribué au Cardinal de Richelieu, dit préciſément tout le contraire. Voici ſes paroles au chap. 4. „ On peut dire hardiment que de deux perſonnes dont le mérite eſt égal, celle qui eſt la plus aiſée en ſes affaires eſt préférable à l’autre, étant certain qu’il faut qu’un pauvre Magiſtrat ait l’ame d’une trempe bien forte, ſi elle ne ſe laiſſe quelquefois amollir par la conſidération de ſes intérêts. Auſſi l’expérience nous apprend que les riches ſont moins ſujets à concuſſion que les autres, & que la pauvreté contraint un pauvre officier à être fort ſoigneux du revenu du ſac. “

LIII.

L’Auteur définit aſſez bien le caractere des penſées de M. D. M. elles ſont en effet ſi profondes que l’eſprit des Loix s’y perd, & que la lumiere de la raiſon ne peut y pénétrer.

LIV.

Monteſquieu, il faut l’avouer, ne cite pas mieux les auteurs Grecs que les Français. Il leur fait ſouvent dire à tous le contraire de ce qu’ils ont dit.

Il avance en parlant de la condition des femmes dans les divers Gouvernements, ou plûtôt en promettant d’en parler, que chez les Grecs, (Liv. VII. chap. 10.) l’amour n’avoit qu’une forme que l’ont n’oſe dire. Il n’héſite pas à prendre Plutarque même pour ſon garant. Il fait dire à Plutarque que les femmes n’ont aucune part au veritable amour. Il ne fait pas réflexion que Plutarque fait parler pluſieurs interlocuteurs ; il y a un Ptotogene qui déclame contre les femmes, mais Daphneus prend leur parti ; Plutarque décide pour Daphneus ; il fait un très-bel éloge de l’amour céleſte & de l’amour conjugal ; il finit par rapporter pluſieurs exemples de la fidélité & du courage des femmes. C’eſt même dans ce dialogue qu’on trouve l’hiſtoire de Camma & celle d’Eponime femme de Sabinus, dont les vertus ont ſervi de ſujet à des piéces de théatre.

Enfin il eſt clair que Monteſquieu dans l’Eſprit des Loix a calomnié l’eſprit de la Grece en prenant une objection que Plutarque réfute, pour une loi que Plutarque recommande.

LIV.

Le goût de l’Auteur devoit naturellement déterminer ſa critique à juſtifier Plutarque & à venger l’eſprit de la Grece ſur l’amour des femmes. Il eſt néanmoins certain qu’avant la Loi du mariage établie par Cecrops, l’amour conjugal n’étoit guere connu des Athéniens.

LV.

(Liv. III. chap. 9.) Les Cadis ont ſoutenu que le Grand Seigneur n’eſt point obligé de tenir ſa parole & ſon ſerment lorſqu’il borne par là ſon autorité.

Ricaut cité en cet endroit, dit ſeulement page 18. de l’édition d’Amſterdam 1671. Il y a même de ces gens-là qui ſoutiennent que le Grand Seigneur peut ſe diſpenſer des promeſſes qu’il a faites avec ſerment, quand pour les accomplir il faut donner des bornes à ſon autorité.

Ce diſcours eſt bien vague. Le Sultan des Turcs ne peut promettre qu’à ſes ſujets ou aux Puiſſances voiſines. Si ce ſont des promeſſes à ſes ſujets, il n’y a point de ſerment : ſi ce ſont des traités de paix, il faut qu’il les tienne comme les autres Princes, ou qu’il faſſe la guerre. L’Alcoran ne dit en aucun endroit qu’on peut violer ſon ſerment, & il dit en cent endroits qu’il faut le garder. Il ſe peut que pour entreprendre une guerre injuſte, comme elles le ſont preſque toutes, le Grand Turc aſſemblé un Conſeil de conſcience, comme ont fait pluſieurs Princes Chrétiens, afin de faire le mal en conſcience. Il ſe peut que quelques Docteurs Muſulmans ayent imité les Docteurs Catholiques qui ont dit qu’il ne faut garder la foi ni aux infideles, ni aux hérétiques. Mais il reſte à ſavoir ſi cette juriſprudence eſt celle des Turcs.

L’Auteur de l’eſprit des Loix donne cette prétendue déciſion des Cadis, comme une preuve du deſpotiſme du sultan. Il ſemble que ce ſeroit au contraire une preuve qu’il eſt ſoumis aux loix, puiſqu’il ſeroit obligé de conſulter les docteurs pour ſe mettre au deſſus des loix. Nous ſommes voiſins des Turcs, nous commerçons avec eux, & nous ne les connoiſſons pas. Le Comte de Marſigli qui a vécu vingt-cinq ans au milieu d’eux, dit qu’aucun auteur n’a donné une véritable connoiſſance ni de leur Empire, ni de leurs loix. Nous n’avons eu même aucune traduction tolérable de l’Alcoran avant celle que nous a donné Mr. Sale en 1734. Preſque tout ce qu’on a dit de leur Religion & de leur juriſprudence eſt faux, & les concluſions qu’on en tire tous les jours contre eux ſont trop peu fondées. On ne doit dans l’examen des loix citer que des loix reconnues.

LV.

L’erreur n’eſt pas des plus groſſieres. Au reſte ce que M. D. M. met ſur le compte des Cadis en général, Ricaut l’attribue aux Turcs ſans diſtinction[7].

Cet hiſtorien qui a long-tems vécu parmi ces infidéles ; qui s’eſt appliqué à en connoître le génie, les mœurs, l’hiſtoire, les principes de leur gouvernement, ne donne pas une grande idée de la bonne foi du Sultan dans l’obſervation des traités faits avec les Puiſſances.

LVI.

(Liv. 4. chap. 8.) Tout le bas commerce étoit infâme chez les Grecs. Je ne ſais pas ce que l’auteur entend par bas commerce ; mais je ſais que dans Athenes tous les Citoyens commerçoient, que Platon vendoit de l’huile, & que le pere du Démagogue Démoſthene étoit marchand de fer. La plupart des ouvriers étoient des étrangers ou des eſclaves. Il nous eſt important de remarquer que le négoce n’étoit point incompatible avec les dignités dans les Républiques de la Grece, excepté chez les Spartiates qui n’avoient aucun commerce.

LVI.

On voit bien chez les Grecs des Négocians élevés aux premieres magiſtratures ; mais leur commerce ceſſoit. Ce que leurs mœurs ou leurs grandes occupations ne comportoient pas, nos mœurs peuvent le permettre.

LVII.

J’ai oui ſouvent déplorer, dit-il Liv. IV. chap. 19. l’aveuglement du Conſeil de François I. qui rebuta Chriſtophe Colomb qui lui propoſoit les Indes. Vous remarquerez que François I. n’étoit pas né lorſque Colomb découvrit les Iſles de l’Amérique.

LVII.

Pour le coup l’on ne ſe plaindra pas de l’inexactitude de l’Auteur, la premiere découverte de Chriſtophe Colomb fut en 1492. & François I. nacquit en 1494.

LVIII.

Puiſqu’il s’agit ici de commerce, obſervons que l’Auteur condamne une ordonnance du Conſeil d’Eſpagne, qui défend d’employer l’or & l’argent en dorure. Un décret pareil, dit-il (ibidem) ſeroit ſemblable à celui que feroient les Etats de Hollande s’ils défendoient la conſommation de la canelle. Il ne ſonge pas que les Eſpagnols n’ayant point de manufactures auroient acheté les galons & étoffes de l’étranger, & que les Hollandois ne pouvoient acheter la canelle. Ce qui étoit très raiſonnable en Eſpagne eût été très ridicule en Hollande.

LVIII.

L’Auteur oublie ſans doute ce qu’il a écrit ci-deſſus (Max. XXI. XXII.) en faveur du luxe.

LIX.

C’eſt, ce me ſemble, encore un grand abus de citer les loix de Bantam, du Pégu, de Cochin, de Borneo, pour nous prouver des vérités qui n’ont pas beſoin de tels exemples. L’illuſtre auteur de l’Eſprit des Loix tombe ſouvent dans cette affectation : il nous dit qu’à Bantam le Roi prend toute la ſucceſſion d’un pere de famille, la maiſon, la femme & les enfans ; cela ſe trouve, dit-il, dans un recueil de voyages. Mais la choſe eſt impoſſible car en deux générations le Roi auroit toutes les maiſons & toutes les femmes en propriété. Un voyageur dit ſouvent des choſes qu’un homme qui écrit en légiſlateur ne doit jamais répéter.

LIX.

Il importoit beaucoup pour l’inſtruction du public que M. D. V. lui obſerva les citations inutiles des Loix de Bantam, du Pégu &c. faites par l’Auteur de l’Eſprit des Loix. Son exactitude va même juſqu’à condamner l’extrait de la relation d’un voiageur. Cette ſévérité de critique ſeroit intolérable, ſi du même trait de plume l’Auteur ne ſe hâtoit d’honorer les mânes de M. D. M. en l’élevant au ſublime rang des génies qui ont humaniſé les nations.

Qu’il y a peu de juſtice parmi les hommes ! perſonne de ſenſé n’a penſé à décerner à l’Auteur de l’Eſprit des Loix la dignité de législateur ; cet écrivain ne s’y ſeroit ſurement pas reconnu. M. D. M. plus équitable appréciateur du mérite la lui défere dans le Dictionnaire hiſtorial de ſes idées au mot Législateur.

LX.

Le même auteur prétend (Liv. XV. ch. 18) qu’au Tonquin tous les Magiſtrats & les principaux Officiers militaires ſont Eunuques, & que chez les Lamas (Liv. XVI. ch. 5.) la loi permet aux femmes d’avoir pluſieurs maris. Quand ces fables ſeroient vraies, qu’en réſulteroit-il ? nos Magiſtrats voudroient-ils être Eunuques, & n’être qu’en quatriemes ou en cinquièmes auprès de Meſdames les Conſeilleres.

LX.

L’Auteur de l’Eſprit des Loix n’avoit certainement pas en vue nos Conſeillers des Parlemens en rapportant ce qu’il dit des Magiſtrats Tonquinois, & de la Loi établie chez les Lamas. A quel propos M. D. V. prend-il donc de l’inquiétude.

LXI.

Il ne faut dans un ouvrage de légiſlation, ni conjectures hazardées, ni exemples tirés de peuples inconnus, ni ſaillies d’eſprit, ni digreſſions étrangeres au ſujet, Qu’importe à nos loix, à notre adminiſtration qu’il n’y ait de fleuve navigable en Perſe que le Cirus ? L’auteur ne devoit pas ſans doute omettre le Tigre, l’Euphrate, l’Araxe, le Phaſe, l’Oxus. Mais à quoi bon étaler une géographie ſi erronée, quand on ne doit nous parler que de nos intérêts ?

LXI.

Heureuſement que l’Auteur touchoit à la fin de ſes maximes, ſans quoi ſa mauvaiſe humeur alloit être épuiſé. Il en montre ici plus que par-tout ailleurs. Et certes M. D. M. avoit grand tort de ne ſavoir pas qu’il faiſoit des Loix, & notre écrivain a raiſon de dire qu’il étoit un mauvais géographe. L’ignorance de quelques fleuves navigables dans la Perſe eſt une faute qui ne ſe pardonne point dans l’important ouvrage de l’Eſprit des Loix.

LXII.

Pourquoi perdre ſon tems à ſe tromper ſur les prétendues flottes de Salomon envoyées d’Eſiongaber en Afrique, & ſur les chimériques voyages depuis la mer rouge juſqu’à celle de Bayonne, ſur les richeſſes encore plus chimériques de Sofala ? Quel rapport avoient toutes ces digreſſions erronées avec l’Eſprit des Loix ?

Je m’attendois à voir comment les Décrétales changerent toute la juriſprudence de l’ancien Code Romain, par quelles loix Charlemagne gouverna ſon Empire, & par quelle anarchie le gouvernement féodal le bouleverſa ; par quel art & par quelle audace Grégoire VII. & ſes ſucceſſeurs écraſerent les loix des Royaumes & des grands fiefs ſous l’anneau du pécheur & par quelles ſecouſſes on eſt parvenu à détruire la légiſlation Papale ; j’eſpérois voir l’origine des Baillages qui rendirent la juſtice preſque partout depuis les Othons & celles des tribunaux appellés Parlements ou Audiences, ou Bancs du Roi, ou Echiquiers. Je déſirois de connoître l’hiſtoire des loix ſous leſquelles nos peres & leurs enfants ont vécu, les motifs qui les ont établies, négligées, détruites, renouvellées. Je cherchois un fil dans ce labyrinthe ; le fil eſt caſſé preſque à chaque article. J’ai été trompé ; j’ai trouvé l’eſprit de l’auteur qui en a beaucoup, & rarement l’eſprit des Loix. Il ſautille plus qu’il ne marche ; il amuſe plus qu’il n’éclaire, il ſatiriſe quelquefois plus qu’il ne juge : & il faut ſouhaiter qu’un ſi beau génie eut toujours plus cherché à inſtruire qu’a étonner.

Ce livre défectueux eſt plein de choſes admirables dont on a fait de déteſtables copies. Des fanatiques l’ont inſulté par les endroits mêmes qui méritent les remerciments du genre humain.

LXII.

Pourquoi perdre ſon tems, dirons-nous à M. D. V. à charger un Auteur d’une erreur qu’il n’a pas faite, & à tomber ſoi-même dans le vice d’une critique erronnée ; Salomon n’avoit pas pluſieurs flottes, mais il en avoit une qu’il fit équiper à Aziongaber, port avantageux ſur les bords de la Mer rouge du tems d’Hiram Roi de Tyr. Elle fit le voiage d’Ophir, & en revint chargée d’or[8]. Que l’on place Ophir en Eſpagne, en Arménie ; qu’on en faſſe une Iſle, ou une Ville de terre-ferme. Qu’Ophir ſoit aujourd’hui Sophala Ville maritime d’Afrique, ainſi que le prétend le ſavant Huet, ou quelqu’autre port, c’eſt une matiere de critique dans laquelle par modeſtie l’Auteur pouvoit ne pas entrer.

Après une tirade contre les flottes, de Salomon, l’on ne s’attendoit pas à une fine ſaillie au ſujet des décrets des Papes. La chûte eſt ſavante ; & ce qui eſt plus ſingulier, c’eſt que l’on ne ſait ſi l’on doit prendre ici M. D. V. pour un Canoniſte, ou pour un Juris conſulte, tant il parle doctement du droit Romain ; & du droit Canon. Mais comme ceux qui ſe piquent d’être ſavans, ne méritent aucune indulgence ; l’on obſervera à l’Auteur que les Décrétales n’ont apporté aucun changement au droit Romain : ſa juriſprudence eſt ſuivie dans les pays du droit écrit ; à cela près que quelques déciſions des Souverains Pontifes ont été adoptées dans les Tribunaux civils, comme étant plus douces, plus conformes à l’équité. L’anneau du pécheur qui excite la bile de l’Auteur n’a point fait de mal : les loix des Royaumes exiſtent, ainſi que les grands fiefs. La légiſlation du Pape s’exerce dans ſes Etats : chaque Puiſſance eſt fixée dans les bornes qui lui ſont propres. Suit une Kirielle de reproches contre l’Auteur de l’eſprit des Loix. Il n’eſt qu’un eſprit ſautillant, ſatiriſant ; à meſure qu’on le lit, l’on appréhende pour l’ouvrage ; l’on craint que le dépit n’ait ſaiſi M. D. V. & ne le lui ait fait jetter au feu ; point du tout : ce livre plein de défauts eſt admirable ; apparemment par ſes défauts mêmes. Car enfin l’un a prouvé à l’Auteur de l’Eſprit des Loix que préſenter la religion comme une affaire de climat, c’eſt une extravagance : placer la probité en certains gouvernemens comme un reſſort néceſſaire, l’exclure des autres, c’eſt méconnoître le vrai principe de la conſtitution politique ; on lui a montré d’autres bévues auſſi groſſieres, qui à chaque page égareroient un lecteur ignorant ou inattentif. C’eſt néanmoins par ſemblables traits qu’un ouvrage plait à nos nouveaux Philoſophes, & qu’il captive leur admiration : nous en ſommes ſurpris, nous autres foibles humains, qui n’y voyons pas au-delà des bornes de nos petites lumieres. Mais il eſt conſéquent que ce qui eſt raiſon pour nous, ne le ſoit pas pour eux. Ne nous ſouviendrons-nous jamais que la ſageſſe moderne qui les éclaire, leur communique le privilege de penſer, de voir de raiſonner d’une maniere toute merveilleuſe, à laquelle il ne nous eſt pas permis d’atteindre. Auſſi ſous l’empire de cette nouvelle raiſon quelle force leur eſprit ne montre-t-il pas en combattant la raiſon de tous les ſiécles, & en déclarant la guerre au Ciel ? & quels prodiges ne lui fait-elle pas opérer ? prodiges de transformation, de converſion, de réſolution : l’eſprit eſt transformé en matiere ; l’homme eſt changé en une portion de terre organiſée : les bêtes prennent les qualités de l’eſprit ; la religion analiſée ne donne que le reſidu d’une influence phiſique. L’on diroit qu’un monde de nouveaux Etres ſort du cerveau de nos philoſophes modernes. Dieu & l’homme ſont les ſeuls qui perdent dans leurs opérations : mais la matiere eſt déifiée.

LXIII.

Malgré ſes défauts, cet ouvrage doit être toujours cher aux hommes, parce que l’auteur a dit ſincérement ce qu’il penſoit, au lieu que la plupart des écrivains de ſon pays, à commencer par le grand Boſſuet, ont dit ſouvent ce qu’ils ne penſoient pas. Il a partout fait ſouvenir les hommes qu’ils ſont libres, il préſente à la nature humaine ſes titres qu’elle a perdus dans la plus grande partie de la terre : il combat la ſuperſtition, il inſpire la morale.

LXIII.

L’Auteur a encore de la conſcience : après avoir dit du mal de M. D. M. & de ſon ouvrage, il eſt ſaiſi des remords. Il tâche de le dédommager en excitant en ſa ſaveur l’eſtime & la réconnoiſſance du genre humain ; motif d’eſtime, l’Auteur de l’eſprit des Loix dit ſincérement ce qu’il penſe : à ce prix le livre d’Eſcobar a droit à l’eſtime du public, car l’Auteur a certainement écrit comme il penſoit : motif de réconnoiſſance, par le ſecours de l’Eſprit des Loix la nature humaine a recouvré un titre primordial qu’elle n’avoit plus : au moyen de ce titre déciſif nous la verrons un jour intenter procès à tous les Monarques qui ont prétendu l’aſſujettir & l’Univers ne formera plus qu’une Démocratie. Autre motif de réconnoiſſance, l’Eſprit des Loix inſpire la morale, ſans doute celle des vices ; car on n’y trouve pas une leçon de vertu ; il apprend à combattre la ſuperſtition, & de plus à mépriſer tout ſentiment de religion & de piété. Chez les Romains un homme dévoué de la ſorte au bien public eût été envoyé à l’Amphitéatre.

Nous livrons à un ſilence de mépris la criminelle audace de l’auteur qui charge la mémoire de l’illuſtre Boſſuet d’une indigne duplicité. Elle trouve ſon apologie dans la gloire de ſon propre nom gravé dans les annales de l’Egliſe, immortaliſé par des monuments qui ont fait de ce grand homme l’Oracle de ſon ſiecle, & l’ont mis de niveau avec les SS. PP. ; mais quand le lion fut mort les mouches vinrent piquer.

LXIV.

Sera-ce par des livres qui détruiſent la ſuperſtition & qui rendent la vertu aimable, qu’on parviendra à rendre les hommes meilleurs ? Oui, ſi les jeunes gens liſent ces livres avec attention, ils ſeront préſervés de toute eſpece de fanatiſme ; ils ſentiront que la paix eſt le fruit de la tolérance & le véritable but de toute ſocieté.

LXIV.

L’Auteur vient de toucher la ſociété par ſon intérêt le plus vif, l’inſtruction de la jeuneſſe. Elle lui a une obligation infinie de lui déſigner les livres les plus propres à cet objet. Il eſſaie même de lui donner de l’émulation en marquant le précieux bien qu’elle doit tirer de la lecture de ces ouvrages ſalutaires qui contiennent l’eſprit & les plus pures maximes de la philoſophie moderne. Par le ſecours d’une éducation puiſée dans de ſi bonnes ſources la ſuperſtition ſera détruite, la vertu des jeunes gens deviendra aimable, le fanatiſme n’aura plus d’accès à leur eſprit, ils tolereront tout & ils jouiront paix. O peres fortunés ! vous refuſeriez-vous au bonheur de voir dans la perſonne de ceux qui vous doivent le jour, des Citoyens formés des mains d’une ſageſſe nouvelle, & que vos ayeux ont eu le malheur de ne connoître pas ?

Cependant arrêtons-nous un moment pour connoître mieux les principes d’une éducation calquée ſur les maximes d’une Philoſophie ſi exaltée, & nous pourrons diſcerner la qualité des fruits qu’on doit en attendre. Comme ces Maîtres modernes ont changé le ſens des termes, afin d’éviter toute mépriſe, prenons en main leur Dictionnaire : l’on y voit que Religion & Superſtition ſont des mots ſynonimes, qui ſignifient indifféremment tout culte extérieur d’adoration rendu à l’Etre ſuprême[9] : que la Tolérance eſt le ſupport réciproque de toutes ſortes de foibleſſes & d’erreurs[10]. Qu’eſt-ce que vertu ? C’eſt, ſelon eux, bienfaiſance envers le prochain ; & parce que l’idée de bienfaiſance eſt ſuſceptible d’une certaine étendue, ils la reſtreignent à l’aumone faite à l’indigent, à la profeſſion de dire la vérité, aux ſecours de conſolation & d’inſtruction donnés à l’ignorant & l’affligé[11]. C’eſt-à-dire donc que nos jeunes-gens inſtruits à l’école de nos prétendus Sages, ſeroient vertueux & pourroient être à la fois impudiques, fornicateurs, adulteres, ivrognes, raviſſeurs &c. Voila ſans doute un genre de vertu des plus aimables ! C’eſt-à-dire que nos jeunes-gens ne ſeroient ni ſuperſtitieux ni fanatiques, parce que leurs paſſions vivroient ſans contrainte, & qu’ils auroient la liberté de choiſir entre les différents ſyſtêmes d’impiété, Pirroniſme, Matérialiſme, Déiſme &c. C’eſt-à-dire qu’ils verroient de ſang froid les vices & les égaremens de leurs ſemblables afin de pouvoir compter ſur une indulgence réciproque. De tels éleves ſeroient dignes de tels maîtres ; mais formeroient-ils une ſociété d’hommes ? Un Citoyen d’Athènes rencontrant un jour Ariſtipe ſur les bords de la mer, le pria de donner des leçons de ſageſſe à ſes deux fils ; très volontiers, répondit le Philoſophe ; l’Athénien lui ayant demandé de quelle Secte il étoit, vous allez le ſavoir, lui dit-il : regarder la volupté comme le ſouverain bien ; vivre ſelon les plaiſirs de la nature ; ne point gêner les paſſions des autres ; voila l’abrégé de ma Philoſophie. Comment ? malheureux, repartit le Citoyen tout en colere, veux-tu donner à ma maiſon & à la République des hommes ſans honneur, ſans vertu. Ariſtipe n’eut que le tems de ſe ſauver pour éviter le péril d’être jetté dans la mer.

LXV.

La tolérance eſt auſſi néceſſaire en politique qu’en religion ; c’eſt l’orgueil ſeul qui eſt intolérant. C’eſt lui qui révolte les eſprits en voulant les forcer à penſer comme nous ; c’eſt la ſource ſecrette de toutes les diviſions.

LXV.

La tolérance peut être une loi de politique, elle ne peut jamais devenir une loi de religion La vérité eſt une ; c’eſt un point indiviſible qui ne peut ſe trouver dans le oui & le non. La vraie religion ne peut donc recevoir à la fois la vérité & l’erreur ; elle eſt à cet égard auſſi ſevere que la pureté de la morale qui n’admet point d’exception ni de mélange dans ſes dogmes. Afin de prévenir les conſéquences outrées qu’on pourroit tirer diſtinguons deux ſortes d’intolérance, l’intolérance privée, l’intolérance publique. La premiere fixe invariablement la croyance du fidele & ne regarde que lui ſeul. Celle-ci revêtue d’une autorité légitime ne permet le libre exercice que d’une religion dans l’Etat, ou elle donne l’excluſion à celle qu’il lui plait ; ainſi en Angleterre, en Hollande toute eſpece de religion y eſt autoriſée, à l’exception de la Catholique, l’intolérance du particulier ne doit ſervir qu’à lui ſeul ; elle eſt une barriere néceſſaire à la conſervation de ſa foi ; mais elle ne doit point l’animer contre quiconque ne penſe pas comme lui. La religion réprouve un zele d’aigreur & d’amertume. Le Catholique éclairé pratique la tolérance envers les autres, & réſerve l’intolérance pour lui-même : il eſt jaloux de ſa religion & laiſſe les autres penſer comme il leur plait. Lorſque l’intolérance ſe trouve réunie à l’autorité, elle en uſe avec équité, avec modération ; ſi on ſe livre à des excès, l’on s’écarte des vrais principes ; l’on manque à la religion & à l’humanité. L’intolérance qui inſpire un zele de perſécution eſt condamnable & condamnée par toutes les loix. L’amour de la vérité s’inſinue par la voye de la douce perſuaſion, la ſeule qui lui ſoit analogue : les cœurs ſe ferment à la force & à la violence : venons aux Docteurs de la nouvelle ſapience.

Ils demandent la tolérance, perſonne n’en parle plus hautement ; mais qu’elle ſorte de tolérance exigent-ils ? & leur démarche eſt-elle juſte ?

Si l’on en juge par cet air d’intérêt qu’ils prennent, ne diroit-on pas que le bien général de l’humanité, la paix & la félicité de la ſociété civile, ſont le grand mobile du zele qui les anime ? Leurs vues ne ſont pas ſi déſintéreſſées qu’elles paroiſſent.

La Religion eſt un témoin irréprochable & incomode qui s’éleve contre leur maniere de vivre & de penſer ; ils ne peuvent l’aimer, ils cherchent à la détruire ; intérêt de haine : un ſyſtême accrédité, quel qu’il ſoit, fait voltiger leur nom dans les cercles des beaux eſprits, & leur fait des partiſans ; intérêt de vanité. Or comment donner quelque ſuccès à ce double intérêt, ſi ce n’eſt en ſortant des ténébres dans leſquelles ils périroient avec leur impiété ; le point eſſentiel pour eux eſt donc la liberté de ſe produire par leurs ouvrages, & d’être lus. Ne cherchons point ailleurs l’objet réel de la tolérance qu’ils affectent de reclamer pour le bonheur du genre humain, & ſous le voile de laquelle ils travaillent inſenſiblement à ſubſtituer leur nom à celui de Dieu même & à ériger ſur les ruines de la Religion un temple à la Philoſophie moderne.

Cette tolérance eſt-elle légitime, doit-elle leur être accordée ? cette queſtion eſt aſſès décidée par ce qui a été dit : le droit eſt clair contre nos Philoſophes ; mais le fait eſt pour eux : Londre, Paris, Geneve, la Hollande entiere montrent une émulation à la faveur de laquelle il n’eſt point de ſi mauvaiſe production qui ne voie le jour, & qui ne ſe répande avec une facilité admirable. Déja nos Caffés ſont devenus preſque autant de petites Académies dans leſquelles on lit, on dévore ; chacun fournit ſon contingent d’érudition & le petit maître qui ſe mêle de raiſonner ſe croit en droit de partager avec l’auteur le mérite d’avoir compoſé ce qu’il vient de lire : il s’en eſtime un dégré de plus. Ce genre de bibliomanie a paſſé juſqu’aux Dames ; les livres bleus ſe Uſent à la ruelle de leurs lits, ils ſe trouvent ſur leurs toilettes : ſi par malheur l’ouvrage eſt trop ſavant, on le laiſſe : s’il ne fait qu’amuſer aux dépens de la Religion & de la vertu, il eſt lu ; & l’on eſt en état de rendre compte à la converſation de la brochure du jour.

Après cela nos Auteurs mécréans ont-ils bonne grace de ſe plaindre ? on leur accorde plus qu’ils ne demandent. C’eſt à la ſociété à ſe plaindre : & prenant en main ſes intérêts, demandons par quelle fatalité il arrive que dans une Ville auſſi policée que Geneve, l’on ferme les yeux ſur la licence de la Preſſe & ſur la facile diffuſion des livres empoiſonnés qui en ſortent. L’on condamneroit un Marchand qui diſtribueroit indifféremment du poiſon préparé. Cependant des deux commerces quel ſeroit le plus dangéreux, le plus funeſte.

Nos prétendus ſages doivent-ils donc être exclus de toute eſpece de tolérance ? Nous ne le penſons pas : ils ſont hommes, qu’ils vivent parmi les hommes ; le vice de leurs opinions ne doit pas les dépouiller des droits eſſentiels de la ſociété ; mais qu’ils le renferment dans leur perſonne, & qu’ils reſpectent dans les autres les ſentiments que la religion & la vertu inſpirent. C’eſt à cette condition ſeule qu’ils peuvent être admis à la tolérance : l’eſprit d’incrédulité forme leur ſphere : qu’ils ſachent qu’il ne leur eſt pas permis de l’étendre s’ils le font, les loix divines & humaines s’élevent contre leur attentat ; ils méritent l’animadverſion des Magiſtrats, & de devenir l’horreur du genre humain. Qu’un téméraire laiſſe échapper quelque parole indiſcrette contre le gouvernement, contre la perſonne ſacrée du Prince, auſſitôt il eſt puni, il diſparoît : Dieu ſouverain maître de l’Univers eſt le ſeul contre qui l’on peut impunément parler & écrire.

LXVI.

La politeſſe, la circonſpection, l’indulgence, affermiſſent l’union entre les amis, & dans les familles ; elles feront le même effet dans un petit Etat, qui eſt une grande famille.

LXVI.

C’eſt aſſurément bien mal connoitre les hommes que de prétendre que l’indulgence, la circonſpection, la politeſſe ſont des liens aſſez forts pour former un corps de ſocieté. Ces qualités leur ſont utiles, néceſſaires même ſi l’on veut, mais elles n’affectent que les dehors : elles feront du citoyen un homme agréable, attentif aux égards, indifférent ſur les défauts d’autrui, un homme de démonſtration ; mais de là quelle diſtance au ſujet fidele, au ſolide ami, à l’homme de probité.

La religion & l’intérêt ſont les deux reſſorts du cœur humain : qu’on ôte la religion, les paſſions de l’homme forment ſon intérêt dominant : ſon cœur en devient la proye, ſa probité en eſt le jouet ; ſa raiſon montre le mal, elle ne peut le guérir : dans cet état de liberté de quoi ne ſont-elles pas capables, dès qu’elles ſont ſûres de l’impunité, ou qu’elles peuvent ſe dérober à la lumiere.

La religion ſeule eſt le ſalut de la ſociété comme celui de l’homme : elle ſeule eſt le préſervatif de

  1. Dict. Phil. Art. Ame,
  2. Anaſt Bibl. Concil. Gall. tom. 2.
  3. Conc. VII. œcum. tom. 8. Cons. lab.
  4. Gel. Epiſt. X.
  5. Epiſt. ad Paulum Defoix,
  6. V. l’Hiſt. de Spont.
  7. Ric. Tabl. de l’Emp. Ott. pag 4. Edit. de la Haie.
  8. L. 3. des R. chap. 9.
  9. Dict. de V. pag. 335.
  10. Ibid. pag. 338.
  11. Ibid. pag. 342.